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Mois : décembre 2018

ARBRES

Arbres est une histoire de l’Arbre et des arbres. Elle commence par les Origines puis voyage à travers le monde des arbres et les arbres du monde, sans précision géographique et temporelle. Le film raconte les grandes différences et les petites similitudes entre l’Arbre et l’Homme avec l’idée prégnante que l’arbre est au règne végétal ce que l’homme est au règne animal, son représentant ultime. Arbres est un parcours dans une autre échelle de l’espace et du temps où l’on rencontre des arbres qui communiquent, des arbres qui marchent, des arbres timides ou des arbres fous… Arbres renverse quelques idées reçues en partant du constat que l’on voit toujours l’animal qui court sur une branche mais jamais l’arbre sur lequel il se déplace. Arbres se situe dans un monde entre-deux où le merveilleux s’échappe du savoir scientifique et où le savoir scientifique se change en conte par la magie du cinématographe.

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Vous pouvez télécharger le dossier de presse complet et le texte intégral de la voix off ICI

Dossier de presse

Pour leur troisième film, après Pêcheurs à cheval (1993) et Par devant notaire (1999), Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil ont parcouru 140 000 kilomètres, plus de trois fois le tour de la Terre, pour filmer les arbres du monde. Inspiré de propos du botaniste Francis Hallé, Arbres se veut un « essai poétique à fondement scientifique » où la réalité des arbres est aussi un appel à la fiction. Les cinéastes livrent ici des extraits de leur journal de repérage et présentent leur casting sous forme de planches botaniques où le texte du film côtoie leurs propres réflexions cinématographiques. Patrick Leboutte

Eloge de l’arbre par FRANCIS HALLÉ

 » Il y a quelques années, dans un avion, j’ai sympathisé avec un industriel travaillant à Téhéran. Il m’a dit ceci qui ne m’a plus jamais quitté : « Toutes les activités humaines engendrent le doute ; qui que vous soyez, ingénieur ou saltimbanque, charcutier ou archevêque, un jour viendra où vous vous poserez la question de savoir si votre activité professionnelle est véritablement utile. Une seule exception : planter des arbres. » L’arbre met à l’abri du doute comme il met à l’abri du soleil ? Mériterait-il que l’on s’intéresse à lui ? Silencieux comme il l’est, l’arbre a mis longtemps à retenir notre attention autrement que comme source de matières premières pour l’industrie. Mais, depuis quelques dizaines d’années, ça y est, l’arbre intéresse : il intéresse les sportifs qui apprennent à y grimper, il intéresse les « accrobranchés », nouveaux barons perchés qui ont appris à y vivre, il intéresse les historiens qui y voient des archives où ils peuvent lire les climats d’époques révolues et les philosophes qui y trouvent la source de nos mythes et le modèle selon lequel la pensée humaine a pris naissance ; il intéresse les artistes qui ne cessent de lui consacrer des expositions et des manifestations — graphisme, musique, littérature et poésie, sculpture et peinture ; il intéresse les industriels qui commencent à comprendre son rôle d’usine d’épuration, il intéresse les scientifiques qui y reconnaissent un modèle biologique d’une altérité totale, aussi différent du modèle animal que pourrait l’être une forme vivante venue d’une autre planète ; même les forestiers, instruits par les tempêtes récentes, comprennent que le rôle écologique de l’arbre ne s’arrête pas avec sa vie et qu’après sa mort, il reste extraordinairement utile. Quelle joie de voir que les cinéastes s’intéressent eux aussi aux arbres, à la richesse intellectuelle, esthétique et poétique qu’ils représentent pour qui décide que le tilleul du square et le platane de l’avenue ne suffisent plus et qu’il faut aller voir les arbres du vaste monde, l’arbre géant, quasiment immortel, l’arbre souterrain et l’arbre sous-marin, l’arbre sans branche et l’arbre sans feuille, l’arbre qui marche, l’arbre qui chante, l’arbre qui ressemble à une forêt ; voilà une autre entreprise qui paraît être au-dessus du doute : apporter au public une image enrichie de ce qu’est l’arbre, cet être hors du commun, avec qui nous devons apprendre à vivre.  » ( Montpellier, 23 décembre 2001)

Cinergie.be

Arbre, mon semblable, mon frère

Filmer un arbre qui marche, un autre qui chante, un troisième qui défie le temps ou donne la mort ou connaît la folie. Filmer un arbre, des arbres, sans vouloir filmer la forêt, en gardant la diversité de chacun comme autant de petites histoires, comme autant de récits singuliers d’un pays où l’arbre et l’homme ne font qu’un, où entre l’homme et l’arbre il n’y a pas de frontière mais une permanence de sujet, une complicité d’égaux.

Projet insensé, rêve d’illuminé car filmer ainsi des arbres, c’est filmer un lieu d’utopie que nous côtoyons quotidiennement et dont l’évidente réalité nous aveugle bien souvent. C’est filmer, derrière cette cécité de l’humain, cette vie des arbres qui est déjà, encore et toujours la nôtre. Et ce pari fabuleux, Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil viennent de le réussir avec leur dernier film : Arbres. Se voulant une transposition poétique d’observations scientifiques, Arbres voyage, d’arbre en arbre, le monde des arbres en nous livrant comme au gré d’une rêverie éveillée des informations sur chacun d’eux, sortes de fausses fiches signalétiques qui vont du conte traditionnel aux dernières découvertes des botanistes en passant par des anecdotes qui ont la saveur des souvenirs d’enfance.

Somptueusement filmé, Arbres trouve à chaque fois l’image juste face à la multiplicité de son sujet. Pour chaque arbre, Bruneau et Roudil ont cherché et trouvé une approche qui est comme une façon de raconter l’arbre, un regard qui en prolonge la présence, un mouvement et un rythme qui en sont l’expression plus que l’immobilité, la parole plus que le mystère. Cela nous donne une invention cinématographique qui, de l’effleurement à la caresse, nous fait pénétrer dans un rapport personnel avec chaque arbre en particulier. Mais la finesse, la sensibilité du travail de Bruneau et Roudil ne s’arrête pas là.

Cette pertinence dans l’image, nous la retrouvons dans leur art du montage qui amplifie et prolonge l’émotion d’un instant et tisse, d’arbre en arbre, la ramure comme l’enracinement d’une fiction qui nous englobe totalement. Et cette émotion, nous la retrouvons également dans leur traitement de la bande sonore du film, qui déploie pour chaque arbre une mosaïque de bruits naturels qui devient progressivement comme une musique polyphonique. Et nous sommes alors pris, comme envoûtés, par cette histoire dont les mille et unes facettes nous rendent manifestes ces multiples paroles des arbres de même que cette communauté de vie qui, du végétal à l’animal humain, nous lie et nous relie. Poétiques, scientifiques, ces fictions nées du monde des arbres nous sont rendues aussi par un commentaire très écrit auquel Michel Bouquet prête sa façon de dire, étrange et comme désincarnée.

Et c’est là peut-être la seule réserve à notre enthousiasme : ce commentaire s’impose parfois plus qu’il ne se propose, à l’égal d’une musique qui vient à de rares moments appuyer une partition sonore qui n’en a guère besoin, créant ainsi un effet d’artifice qui diminue alors la portée du film. Pourtant, loin de ces remarques, le film de Bruneau et Roudil est passionnant et innove dans cette façon de faire du cinéma dit de nature, proposant à lui seul une nouvelle approche de la diversité du monde.

À PEINE J’OUVRE LES YEUX

Tunis, été 2010, quelques mois avant la Révolution, Farah 18 ans passe son bac et sa famille l’imagine déjà médecin… mais elle ne voit pas les choses de la même manière.
Elle chante au sein d¹un groupe de rock engagé. Elle vibre, s’enivre, découvre l’amour et sa ville de nuit contre la volonté d’Hayet, sa mère, qui connaît la Tunisie et ses interdits.

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Le Monde – Jacques Mandelbaum

La réalisatrice Leyla Bouzid signe un premier long-métrage plein de promesses.

Bon sang ne saurait mentir. Mensongère dans la plupart des cas, qu’il s’agisse de noblesse ou de show-business, la formule sied à quelques-uns et unes. C’est le cas de Leyla Bouzid, fille d’un cinéaste précieux en la personne du Tunisien Nouri Bouzid, laquelle signe un premier long-métrage plein de promesses. Venue étudier en France à l’âge de 18 ans, la jeune femme est aujourd’hui diplômée de la Femis, et a déjà collaboré avec Abdellatif Kechiche sur La Vie d’Adèle.

Première surprise, alors qu’elle tourne dans son pays, la réalisatrice évite le film d’urgence attendu, qui se serait confronté au séisme de la révolution et à l’immense défi démocratique qui se joue actuellement en Tunisie. Il y aurait eu du panache à le faire, il n’y a pas pour autant de honte à s’y soustraire. Leyla Bouzid a visiblement préféré ne pas s’infliger à elle-même cette pression, et a fait le petit pas de côté qui lui permet, in fine, d’aborder une situation qui vaut aujourd’hui aussi bien qu’hier.

Tous les amateurs de cinéma arabe, et particulièrement maghrébin, en connaissent par cœur le motif : éprouver la liberté et aussi bien l’aliénation d’une société à l’aune du statut réel accordé à la femme. Mais, quitte à remettre le motif sur le métier, elle parvient à composer un des ouvrages les plus pertinents en la matière. Le film se déroule dans un passé plus que proche : en 2010, à la veille du « printemps arabe », sous le régime défunt du président Ben Ali.

Farah, bac en poche, est une jeune fille de son temps, qui rêve d’amour, de musique, de liberté. Son rêve va se fracasser sur la réalité de son pays, insoupçonnée par cette enfant de la bourgeoisie, fille d’un père ingénieur et d’une mère infirmière. Membre d’un groupe de folk-rock artistiquement et politiquement engagé, dénonçant l’immobilisme réactionnaire de la société tunisienne et l’étouffement de sa jeunesse, la jeune fille goûte jusqu’à l’ivresse à l’exaltation de la création, de la révolte, de la libre disposition sentimentale et sexuelle d’elle-même. Filant le parfait amour avec le compositeur du groupe, elle va rapidement se heurter à la peur panique qu’inspire son comportement à sa mère, Hayet, une femme d’expérience qui pressent à quels dangers s’expose, dans une société aussi policière, sa fille et lui arrache la promesse de commencer, à côté de sa vocation de chanteuse, des études de médecine.

Approche réaliste et immersive

Cette mise au premier plan de la lutte entre la mère et la fille témoigne de la subtilité du film, qui évite ainsi tout manichéisme et toute démonstration militante. Car si le cœur des spectateurs va comme il se doit à la fille, qui brandit l’étendard de l’émancipation, contre la mère qui paraît avoir intériorisé jusqu’à la paranoïa les interdits de la société tunisienne, leur esprit devra tôt ou tard se rendre à la raison de la mère, et la requalifier ipso facto comme personnage positif. Une peinture sans concession des hommes, détenteurs du véritable pouvoir, soutient ce sombre tableau, sous le signe de l’absence (le père), du contrôle (l’ex-compagnon de la mère) ou de l’oppression la plus humiliante (la police).

Filmé en caméra portée et en décor réel, le film privilégie une approche réaliste et immersive, et joue sa meilleure carte dans l’attention qui a été manifestement portée à la crédibilité de la musique et des musiciens. Longuement filmées, les chansons du film font entendre une musique superbe (un mélange de traditionnel tunisien et de rock alternatif composé par Khyam Allami), des paroles imagées et percutantes, et une interprète convaincante en la personne de la pétulante Baya Medhaffar, qui interprète le rôle principal. Cette jeune actrice passerait ainsi pour une vraie chanteuse, quand la chanteuse Ghalia Benali, qui interprète sa mère, passerait pour une véritable actrice. Il faut y voir davantage qu’une malice quant à la conception du cinéma de Leyla Bouzid.

Critikat

La tête contre les murs, par Clément Graminiès (extrait)

[…] Plutôt que de tenter le portrait générationnel impossible à constituer dans un pays aussi protéiforme que la Tunisie, Leyla Bouzid a préféré parler du milieu qu’elle connaissait : elle-même fille du réalisateur Nouri Bouzid, issue d’un milieu aisé, laïc et progressiste dans un pays où règnent en maître la corruption et la pression religieuse, la jeune réalisatrice se sentait probablement trop loin des difficultés rencontrées par les laissés-pour-compte du régime pour oser prétendre à devenir un de leurs porte-paroles dans un contexte politique aussi chaloupé. Sorte de versant tunisien du film iranien Les Chats persans, À peine j’ouvre les yeux va préférer s’intéresser à la culture alternative et au discours contestataire portés par une jeunesse aisée et cultivée. Pour cela, Leyla Bouzid structure entièrement son récit autour de Farah, dix-huit ans; au moment des derniers mois de la dictature, et brillante lycéenne à qui ses parents prédisent des études de médecines qui feront toute la fierté de la famille. Sauf que la jeune femme, chanteuse dans un groupe de musique qui égrène les clubs de Tunis avec ses textes contestataires, rêve plutôt d’une carrière artistique, intimement convaincue que le changement ne peut venir que dans le refus du compromis. Déterminée à la limite de l’inconscience, Farah affirme une liberté qui inquiète son père pourtant tolérant et sa mère revenue de ses années de rébellion. Complètement rivée à Farah, la caméra enregistre chaque moment clé susceptible de contribuer à sa pleine affirmation : chanteuse, amoureuse, sensuelle, rebelle, égoïste et insoumise, la jeune femme assume pleinement son caractère changeant, peu préoccupée par les règles de bienséance. Le danger pour la réalisatrice aurait été de faire du personnage un monstre narcissique détenteur d’une certaine vérité et prenant l’ascendant sur son entourage : pourtant le récit ne fait jamais abstraction des rapports de classe tronqués qui régissent autant les relations que Farah entretient avec ses camarades qu’avec la bonne de la famille qu’elle rend complice de ses mensonges au risque de lui faire perdre sa place. Mais c’est peut-être parce qu’elle est assume cette inconscience de classe, qu’elle ne tient aucun discours politique à proprement parlé, que Farah ne symbolise rien d’autre qu’elle-même. Si son parcours fait bien évidemment écho à un désir de liberté et d’affirmation de soi, c’est par le prisme du regard que ce personnage jette sur son environnement sclérosé par la peur que le film trouve sa touchante singularité.

LONG STORY SHORT

« Ce que c’est de vivre avec des ressources limitées » : avec pudeur mais bien en face, la centaine d’interviewés que Natalie Bookchin a filmés en Californie dans des soupes populaires, des foyers ou des centres d’alphabétisation racontent la pauvreté aux États-Unis, les façons de vivre avec et, peut-être, de s’en sortir.

Grand prix du Cinéma du Réel 2016

Site de la réalisatrice Natalie Bookchin

« Au lieu de contrer la frontalité des adresses face-caméra en creusant une profondeur psychologique ou narrative, la réalisatrice fait le choix formel inverse, surprenant : élaborés en partie par les participants eux-mêmes puis montés par sujet et parfois présentés simultanément en split screen, les entretiens convergent de temps en temps jusqu’à une phrase prononcée en un chœur que seul le montage révèle, avant de bifurquer à nouveau en des formulations différentes. À chaque histoire singulière se substitue par moments cette montée d’une voix collective, soudain puissante, à l’encontre d’une représentation de la pauvreté comme exception. L’articulation entre individu et collectif met aussi au jour la façon dont s’articulent dans le système classe, race, violence urbaine et drogue. Le dispositif d’enregistrement individuel et le montage quasi-viral de Long Story Short, inédits sur grand écran, matérialisent une tension déchirante entre l’isolement social et la promesse d’une solidarité.  » (Charlotte Garson)

« Le dispositif passionnant de Long Story Short installe un dialogue qui n’existe que par le montage des images. Certains récits se recoupent, les voix posées l’une sur l’autre disent la même chose comme dans une sorte de chœur antique transposé dans des centres d’accueil de Californie.

L’une des forces de Long Story Short est que la réalisatrice ne perd jamais de vue l’intimité, la personnalité des gens à qui elle s’adresse. Ces mêmes personnes qui, pourtant, se sentent parfaitement invisibles. L’accumulation des portraits à l’image pourrait les fondre dans une masse indistincte : pourtant, chaque voix ici compte. En creux, Long Story Short raconte ce qu’un homme désigne comme l’american nightmare, tandis qu’une femme explique en quoi l’argent est devenu la nouvelle forme d’esclavage dans le pays. Il n’y a jamais de condescendance ou de bienveillance toute molle dans le regard de Bookchin, et celle-ci parvient à trouver le ton juste pour laisser de la place aux aspirations de ses interlocuteurs et à ce qu’ils aiment dans la vie. Même si l’on est persuadé ici que cette situation indigne tue l’âme à petit feu. » (Nicolas Bardot)

Entretien avec Natalie Bookchin

Quel a été le point de départ de Long Story Short ?

J’ai débuté Long Story Short à la suite de la grande crise économique de 2008. Je voulais parler de l’absence de perspectives pour ceux qui ont été le plus sévèrement touchés par la crise et par des conditions qui sont de pire en pire après vingt ans de politique néolibérale très dure. A la suite de la récession, les médias et les politiciens américains ont commencé à parler de l’économie, de la disparité grandissante des revenus, mais leurs conversations concernaient essentiellement les classes moyennes en difficulté. On s’est à peine préoccupé de la pauvreté, et quand cela a été le cas, ceux qui vivent vraiment dans la pauvreté ont toujours été inaudibles.

Pendant ce temps, les bavardages sur les réseaux sociaux ont enflé. Sur ces plateformes, les non-experts – des gens ordinaires – parlaient directement à de nombreuses personnes, racontant leur propre version de la crise économique. Mais les réseaux sociaux sont des endroits où les gens présentent la meilleure version d’eux-mêmes, et les points de vue à la première personne, en matière de pauvreté, sont restés tout aussi inexistants.

Dans Long Story Short, je voulais créer un espace dans lequel les gens vivant dans la pauvreté donneraient leur propre définition et analyse des situations auxquelles ils sont confrontés. Cela inclue une interrogation sur les termes eux-mêmes – comme « pauvre » ou « pauvreté » – et sur la façon dont ces termes, mais aussi l’expérience même de vivre dans des conditions aussi précaires, peuvent être rejetés, modifiés ou au contraire réappropriés.

Comment avez-vous choisi les intervenants qui ont participé au film ?

En fait j’ai inclus tous ceux qui ont participé. Il n’y a que quelques cas où, lorsque la qualité d’image ou sonore était insuffisante, les entretiens n’ont pas été intégrés. Au lieu de s’intéresser à un unique héros extraordinaire, je voulais présenter une multiplicité des points de vue, et suggérer le potentiel illimité de telles archives où, pour chaque voix entendue, il reste des centaines de milliers qui ne le sont pas.

La façon dont Long Story Short est tourné rappelle les vlogs. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix esthétique ?

Le vlog est associé davantage aux micro-productions qu’à des productions plus amples. Le fait qu’il soit lié aux réseaux sociaux et que son esthétique fasse amateur le rend accessible et familier. La forme suggère la facilité avec laquelle ces images peuvent être produites et peuvent voyager d’écran en écran. J’ai choisi de travailler sur cette esthétique afin de faire un lien entre les outils et l’esthétique de la consommation collaborative sur internet et la pauvreté. A mesure qu’internet s’est développé, le fossé entre les riches et les pauvres s’est creusé. J’ai décidé d’utiliser ces mêmes formes pour souligner et amplifier les voix de ceux qui en ont été dépossédés. Je trouve cette image non-officielle, au cadre peu rigoureux, assez belle dans son imperfection. J’adore les détails qui n’ont pas été pensés, ce qui donne le sentiment d’une vie qui s’étend au-delà du cadre. J’aime les hésitations, les toux et ces autres traces d’être humains qui se sont assis devant la caméra.

Chaque personne a sa propre voix distincte dans Long Story Short, mais le film ressemble aussi parfois à un chœur. Comment avez-vous travaillé sur cet équilibre ?

Trouver cet équilibre entre les individus et le choeur était peut-être l’un des premiers défis à mes yeux : s’assurer que chaque individu reste visible et audible dans toute sa singularité, même au sein d’un groupe. En même temps, je voulais combiner des fragments de voix et de visages pour suggérer quelque chose de plus grand et comparable à la société que des voix seules.

Mon rôle en faisant ce film était d’écouter attentivement. Cette écoute se matérialise par mon montage qui devait rendre compte du grand nombre de narrations collectées. J’ai monté ces histoires à la façon d’une composition musicale, en m’attachant au rythme, aux contrastes entre les formes, les tons et les sujets ; en identifiant les intervenants comme des solistes, des duos, des trios, des chœurs. Parfois l’un d’eux s’adresse à la caméra tandis que les autres restent en retrait sur l’écran, jetant un coup d’œil à celui qui est en train de parler ou au spectateur, témoins de ce que les autres ont à dire tout en rappelant leur présence à ceux qui regardent l’écran – ajoutant un mot, parfois un geste, un regard, un hochement de tête en signe de solidarité.

Quelqu’un, à un moment du film, évoque l’american nightmare. Avez-vous le sentiment qu’il y a un cauchemar américain qui se déroule actuellement dans votre pays ?

C’était un moment puissant pour moi quand l’un des interlocuteurs – Alfredo Garcia – a parlé de ce « cauchemar américain » pour décrire ses conditions de vie. Le cauchemar de l’inégalité structurelle existe dans le monde entier, mais le « rêve américain » est l’esprit fondateur des États-Unis : il implique que tous les Américains ont droit à la liberté, une vie meilleure et la promesse de pouvoir progresser sur l’échelle sociale. Mais comme l’a dit un jour l’humoriste américain George Carlin : « La raison pour laquelle ils appellent ça le rêve américain est qu’il faut dormir pour y croire ».

Habituellement, vos œuvres sont montrées dans des musées. Long Story Short vient de remporter la compétition du Festival Cinéma du Réel dédiée à des films de cinéma. Faites-vous une différence entre vos installations visibles dans un musée et une œuvre comme Long Story Short qui est incluse dans une compétition de films ?

La forme véritable de mon travail, c’est l’installation dans laquelle le public peut aller et venir ; et c’est tout à fait différent de la forme offerte par une salle de cinéma. J’adore travailler dans cet entre-deux, lancer un défi au spectateur quant à ses attentes dans ces différents lieux, et voir comment l’on ressent l’œuvre différemment selon l’environnement.

Quels sont vos cinéastes favoris ?

De la même manière que je n’ai pas de sujet favori, je n’ai pas nécessairement de réalisateur préféré. Différentes œuvres peuvent avoir une résonance différente en moi selon les moments. Ces jours-ci, je pense beaucoup à Chantal Akerman, James Benning et ses films des années 80 comme Landscape Suicide, le film Gloria de Sebastian Lelio, les montages de Hito Steyerl dans ses récentes vidéos ou l’utilisation des images d’archives dans Grosse fatigue de l’artiste française Camille Henrot.

Entretien réalisé le 18 avril 2016.

par Nicolas Bardot