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Mois : février 2019

BELINDA

Belinda a 9 ans. Elle aime la neige, la glace pour glisser, plus encore sa soeur avec qui elle vit en foyer. On les sépare.

Belinda a 15 ans. Pas du genre à vouloir travailler dans un magasin de chaussures, en mécanique à la rigueur.

Belinda a 23 ans. Elle aime de toutes ses forces Thierry, ses yeux bleus, son accent des Vosges. Elle veut se marier pour n’en être jamais séparée. Coûte que coûte.

Ardente, déterminée, Bélinda déploie toute son énergie à imposer ses convictions, son désir de liberté et sa rage de vivre.

https://www.youtube.com/embed/9txidxLnZbY?feature=oembed

Le Monde – Jacques Mandelbaum

Voici vingt ans que Marie Dumora tourne à l’Est, entre Alsace et Lorraine. Colmar, Mulhouse, Forbach, par là. Elle filme des enfants, des Manouches, des Yéniches, des ferrailleurs, des êtres en déshérence, marginalisés, mais ô combien vivants. D’un film à l’autre, des personnages reviennent et se croisent, entraînent souvent le désir du tournage suivant, tout un système d’échos se construit, y compris à des années de distance. On ne connaît pas très bien cette œuvre, qui tourne plus souvent dans les festivals qu’elle n’est distribuée en salles. C’est dommage, se dit-on, en découvrant Belinda.

Sacré morceau que ce brin de fille, d’une famille yéniche sédentarisée, qui se jette tête la première dans le mur de la vie pour y trouver quelque chose qui s’apparenterait, denrée plutôt rare pour elle, au bonheur. Déjà filmée à plusieurs reprises par la réalisatrice, qui avait consacré un film à sa sœur Sabrina (Je voudrais aimer personne, sorti en salles en 2008), Belinda apparaît ici à trois âges. 9, 15 et 23 ans. […]

Admirable est ce film de Marie Dumora, ainsi fait que les informations y sont dispendieuses, les commentaires absents, la narration erratique, écartelée entre l’attente filandreuse du quotidien et les méchants coups de Trafalgar du destin. On ne sait pas très bien, au demeurant, comment qualifier ce film, dans quel cadre le ranger. Documentaire si l’on veut, mais plus sûrement essai climatique, geste d’accompagnement et d’amour. Belinda se rattache à ce titre à une famille de films épidermiques, tournés à l’arraché autour d’enfants et d’adolescents forcés à conquérir seuls leur place dans le monde. Nous, les enfants du XXe siècle (1994) de Vitali Kanevski, ­Demi-tarif (2003), d’Isild Le Besco, ­Tarnation (2003), de Jonathan Caouette, Pauline s’arrache (2015), d’Emilie Brisavoine. Autant d’approches affectées par une tendre brutalité, autant de personnages et de films inoubliables.

Le Blog documentaire : Après cette quinzaine d’années passées à filmer Belinda et sa famille, quel statut avez-vous auprès d’elle ? Une grande sœur ? Une confidente ? Ou plus simplement une amie ?

Marie Dumora : Je n’ai pas filmé la famille de Belinda continuellement pendant 15 ans. J’ai fait six films dont trois avec Belinda et les siens, mais tous dans la même région, sur le même territoire. De film en film, je me suis constituée une sorte de territoire de cinéma, le personnage d’un film m’amenant vers l’autre comme un fil d’Ariane. J’ai donc filmé Belinda et sa sœur Sabrina ainsi qu’Antony, un garçon formidable dans Avec ou sans toi. J’ai décidé alors de faire une trilogie en continuant avec « le film des garçons » Emmenez-moi avec Anthony, l’enfant devenu adolescent et préparant avec trois autres garçons des C.A.P. qu’ils rataient tous d’ailleurs avec la plus grande élégance. J’ai ensuite retrouvé Sabrina, la sœur de Belinda pour le film des filles, si j’ose dire : Je voudrais aimer personne. Le documentaire est construit autour du baptême de l’enfant de Sabrina, Nicolas. Lors du tournage, nous avons rencontré, dans une fête foraine, un garçon manouche qui, à la fin de la séquence, repartait chez ses cousins, à la manufacture, de l’autre côté des rails. Je suis donc partie à la manufacture, de l’autre côté des rails, tourner La place. J’ai découvert ce monde, de l’autre côté des rails et, sans mauvais jeu de mots, juste à côté des rails d’ailleurs, comme souvent les endroits où l’on confine les gitans. J’ai appelé ce film La place, dans le sens de la « place forte », protégée de l’extérieur, où une minorité se bat d’une certaine manière pour défendre ses valeurs, son identité en somme. Malgré toutes les difficultés que l’on peut facilement se représenter, il y avait la une force vitale, une gaîté, une vigueur, une sorte de résistance qui s’ignore aux difficultés matérielles très impressionnantes. J’ai trouvé un groupe de personnes avec des valeurs très fortes ; le sens de la parole donnée, la solidarité, l’entraide, un goût ou un sens inné de la beauté, de l’élégance, une façon de vivre avec et dans la nature d’une grande évidence. Les femmes et les hommes de La place faisaient d’une certaine manière corps avec ce territoire, avec cet espace. Ils soignaient les caravanes, les maisons de bois ou de ciment avec goût, les mobylettes, comme les hommes de l’Ouest soignaient leurs chevaux. Au passage, je suis extrêmement admirative de la façon dont Anthony Mann dans L’homme de la plaine, filme magistralement les hommes pris dans leur cadre au sens littéral. C’est puissamment juste et émouvant. Pour en revenir aux hommes de La place, cela peut sembler un peu idéaliste ou romanesque, mais je crois que quelque chose là-bas de l’humain et, au risque de schématiser, du sacré, ne s’est pas perdu en route.

J’ai ensuite tourné Forbach forever, dans le quartier manouche de Forbach donc (et grâce à un musicien qu’on m’a fait écouter pendant le tournage de La place). Il y avait là, aux confins de Forbach, trois rues ; la rue des Jonquilles, la rue des Pâquerettes et la rue Grappelli. C’est un endroit extraordinaire, une sorte de paradis perdu (avec aussi bien sûr ses difficultés) où l’on joue de la musique, jour et surtout nuit. J’y ai rencontré quatre garçons formidables : Rovelo, Pipi, Balou et Coucou, qui travaillent la journée, font la ferraille et, le soir, chantent a capella des standards de musique américaine extrêmement sophistiqués des années 40 pour faire un disque. Il y avait aussi Samson Schmidt, fils de Dorado, qui s’inscrit dans la lignée « aristocratique », si j’ose dire, de l’héritage de Django Reinhardt. J’ai filmé Samson à New-York, où il se produisait au Birdland (Di Caprio, entre autres, venaient l’applaudir) puis qui retournait à Forbach, dans cette communauté qui nourrit cette musique d’excellence justement – d’où le titre.

Je suis retournée voir Belinda que j’ai retrouvée avec bonheur et nous avons décidé de faire ce film. Il ne m’appartient pas de dire ce que je représente pour elle, cela lui appartient, mais il est certain que Belinda et les siens comptent beaucoup pour moi.

Le rôle de la musique m’est apparu essentiel, dans sa dimension à la fois tragique et sublime. S’en dégage la sensation d’une destinée à laquelle on n’échappe pas, comme si vous filmiez ce quelque chose qui nous dépasse, qui s’impose à nous… C’est ce qu’exprime Belinda pour vous à travers ce film ?

C’est vrai que dans chacun de mes films, la musique compte beaucoup et très souvent dès le tournage. Il y a pour chaque film deux ou trois morceaux que j’écoute en boucle et qui sont à la fin dans le film ou pas, cela dépend. Ici, en l’occurrence, il y avait And more again, la chanson du génial Arthur Lee de Love, un peu comme une chanson d’amour qu’on pourrait fredonner intérieurement lorsqu’on est amoureux. La chanson d’Haris Alexiou, une immense interprète grecque, extrêmement connue et aimée de tous là-bas, était déjà dans la séquence du baptême de Je voudrais aimer personne depuis le pied de l’immeuble et sur le travelling comme une voix, une musique qui protège et accompagne la famille qui marche vers l’église. Il y avait aussi celle de Karen Dalton, dans le travelling en voiture un peu mélancolique de Avec ou sans toi, où Belinda rentrait au foyer, séparée de sa sœur. Et puis Adamo à la fin, Tombe la neige, tellement sensible… J’avais beaucoup hésité avec La nuit d’ailleurs. Il y a eu aussi deux morceaux beaucoup écoutés et qui n’ont pas trouvé leur place : un de Nirvana et un de Scott Walker. Il y a les morceaux qui surgissent du tournage à proprement parler, que les gens écoutent. J’aime beaucoup quand la musique est in, cela évidemment donne toujours une couleur, quelque chose à la scène. L’interaction est toujours fructueuse et peu importent ensuite les problèmes de montage. Il y donc pour Belinda les deux registres : les musiques in, dont parfois d’ailleurs je favorise la venue, et les trois autres qui soutiennent des moments narratifs cruciaux, des charnières.

Il y a donc des échos ou des correspondances entre l’histoire telle que je la raconte, la filme, et ce qui se passe réellement dans la scène. Déterminer ce qui est de l’ordre de la destinée, du fatum, est une question bien trop vaste. Ce qui est remarquable toutefois, c’est que Belinda, dans le cadre pour le moins contraignant qui lui est imparti, déploie un courage et une énergie hors du commun. Elle vit jusqu’au bout ce qu’elle a décide de vivre (ici, le mariage avec cet homme absent), ne se plaint jamais et fait montre d’une rage de vivre et d’un courage d’autant plus poignant qu’ils s’ignorent.

La place de la caméra, vous en avez parlé dans un entretien au moment de la sortie du film précédent sur Sabrina, la sœur de Belinda : s’approcher des personnages, être présent en tant qu’équipe de tournage et non se prétendre invisible… Comment cela s’est décidé ? C’était une position théorique mise en pratique ? Dès les premiers tournages, vous avez adopté cette technique ? Ou elle est venue au fur et à mesure ?

Non, j’ai toujours filmé comme ça, dans tous mes films depuis le premier. C’est intuitif et c’est ma place au tournage, dans l’espace de la scène. Je n’ai jamais changé de focale d’un film a l’autre, ou exceptionnellement, pour des questions de manque de recul, sur quelques très rares plans seulement. Ce n’est pas une recette de cuisine, ça ne marche pas pour tout le monde et partout ! Chacun doit trouver la bonne manière de se positionner, sa place. Ce qui est certain, c’est qu’en faisant le choix de cette focale (50 ou 35 mm), qui restitue ce que l’œil humain perçoit, et en étant accompagnée d’une ingénieure du son qui perche tout, je suis extrêmement encombrante au tournage, m’éloignant, m’approchant parfois au plus près.

Comment se déroulait le tournage ? Vous débarquiez un peu à l’improviste ou c’était préparé ?

Je n’arrive jamais à l’improviste, même lorsque je ne tourne pas, un peu de manière générale d’ailleurs. Je m’annonce ou plutôt, nous convenons de rendez-vous qui conviennent à peu près. Ensuite, on prévoit et puis on s’adapte. Il y a de la mise en scène et puis des choses qui échappent complètement, ce qui est formidable d’ailleurs, quand cela advient et que l’on est prêt.

Qu’est ce qu’on vous a dit de plus beau à propos de vos films ?

Peut-être ce qu’a dit une femme gitane que je ne connaissais pas, lors d’une projection de La place : que j’avais réussi à faire sentir, à donner l’idée de la pluie qui tombait sur une caravane dans un champ.

Comment le film est-il reçu en Alsace ? Est-ce qu’il fait changer le regard porté sur la communauté yéniche ?

Je n’ai pas le recul nécessaire pour analyser cela. Mais l’idée quand on fait un film grâce, au départ, à une rencontre est de construire des passerelles entre des mondes qui ne se rencontrent jamais. Autant dans le documentaire que dans la fiction d’ailleurs. En entrant dans le monde de quelqu’un d’autre, on peut trouver des échos avec une histoire qui n’est pas la sienne. Il a été projeté récemment en avant-première à Strasbourg. C’est impossible pour moi de dire que cela change la perception des Yéniches. La projection a été très émouvante : Belinda était là, de même que son mari, tous les frères et sœurs présents dans la scène du baptême (ils avaient alors 1 ou 2 ans et là, 15), ainsi que l’ancien directeur de la Nichée, Monsieur Gersheimer, qui avait pris une chambre en ville pour l’occasion, son meilleur costume et sa profonde intelligence de cœur. Il y a eu beaucoup de questions bienveillantes et respectueuses. Tout le monde est reparti dans un sentiment de très grande fraternité et d’intimité.

C’est impossible pour moi de dire que cela change la perception des Yéniches. D’ailleurs, je précise que je n’ai pas eu la sensation de faire un film sur les Yéniches. C’est d’abord un film sur une destinée individuelle, sur une personne. Ce n’est pas un film ethnologique mais j’espère, oui, que les gens peuvent en sortir rassemblés par quelque chose d’universel qui circule (le lien, l’amour, l’engagement, les obstacles, la vie en somme). Bien sûr, tout le monde ne peut y adhérer. On verra bien.

Propos recueillis par Nicolas Bole

Le Monde – Mathieu Macheret

Les ricochets de Marie Dumora

« Je suis très mal à l’aise avec l’autobiographie », nous prévient, par mesure de précaution, Marie Dumora, réalisatrice du très beau portrait documentaire Belinda. C’est un même refus de la typologie sociale, des grilles déformantes, que l’on perçoit chez elle et au cœur de ses films. Au fil de la conversation, elle ne laisse affleurer de son parcours personnel que ses rencontres avec d’autres, ceux qu’elle a filmés, ou avec les œuvres qui l’ont nourrie. Elle le reconnaît : « Les dates, dans ma tête, c’est un foutoir. »

Un jeu de piste se dessine alors : enfance et adolescence passées dans un « petit coin perdu » de la banlieue parisienne (Yvelines), études de lettres modernes et de philosophie, le tout traversé grâce à la lecture et au cinéma, mais aussi à l’univers coloré des fêtes foraines, comme seules bouées de sauvetage.

« J’ai découvert le cinéma toute seule. Je prenais le vélo et le RER pour aller au Balzac, sur les Champs-Elysées, puis je revenais chez moi comme si de rien n’était. Il y avait aussi un très vague ciné-club, dans ma banlieue, de ceux qui, sans le savoir, vous sauvent la vie. »

S’ouvre alors un panthéon personnel sous la forme d’un autoportrait éparpillé, où se dressent les héroïnes fougueuses et fugueuses, comme Mouchette (1967), de Robert Bresson, ou Wanda (1970), de Barbara Loden, des films de Maurice Pialat, les « univers romanesques » de William Faulkner (le cycle de Yoknapatawpha), de Marcel Proust, de Charles Dickens, ou encore Les Sept Samouraïs (1954), d’Akira Kurosawa, qui l’ont « beaucoup aidée à traverser les épreuves les plus rudes, comme partir en tournage par exemple ». Un vade-mecum de combativité et de refus qui en dit certainement plus long que tous les récits de soi.

Si l’œuvre de Marie Dumora se construit dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour de Colmar, en Alsace, ses débuts eurent lieu sur un territoire encore plus restreint :

« J’emmenais jouer mon premier enfant au bac à sable, en bas de chez moi. Je regardais les autres parents tout autour et je trouvais ça incroyablement drôle. J’ai commencé à les ­filmer et ça a donné une petite comédie documentaire [Le Square Burq est impec, 1997], improvisée dans 10 m2 de sable, à travers une tempête d’enfants. »

Cercles concentriques de clans

Quatre ans plus tard, son premier long-métrage, Avec ou sans toi (2001), inaugure une entreprise documentaire depuis ininterrompue. Partie filmer entre les murs de La Nichée, foyer pour enfants en difficulté d’Algolsheim, en Alsace, la réalisatrice « repère immédiatement deux sœurs, Sabrina et Belinda, qui boudaient dans un coin », et se lie à elles. La suite se construit par ricochets, d’abord dans le sillage d’un autre garçon du foyer (Emmenez-moi, 2005), puis de retour auprès de Sabrina (Je voudrais aimer personne, 2010), retrouvée à l’âge de 16 ans, au moment du baptême de son premier enfant : « Elle avait un petit côté Antigone, avec ses grandes bottes blanches et son petit visage de madone. »

Lire aussi Cannes 2017 : « Belinda », les trois âges d’une icône combative et cabossée

Ainsi, à chaque fois, un film en entraîne un autre, conduisant la réalisatrice dans les cercles concentriques de clans et de communautés en marge de la société civile : La Place (2011), autour du pasteur évangéliste Ramuncho (« un physique entre Marlon Brando et Jean Yanne »), puis Forbach Forever (2015, en attente de distribution), sur une fratrie manouche de ferrailleurs musiciens. « Après celui-là, raconte Marie Dumora, je suis revenue voir Belinda. Enfant, elle me faisait penser à Paulette Goddard ; adulte, elle avait quelque chose de Silvana Mangano. » Au cours de ces retrouvailles, les souvenirs se bousculent :

« On a revu avec ma monteuse les images de Belinda issues des films précédents. Leur intégration s’est imposée pour donner au film son découpage en trois temps. »

2001, 2010, 2017. Enfance, adolescence, maturité. Trois âges à travers lesquels Belinda, issue d’une famille yéniche, grandit sous nos yeux. Marie Dumora la décrit d’ailleurs comme un personnage en construction : « Belinda a un côté guerrier, elle se pare avant d’affronter la vie, avec tous les artifices nécessaires, son rouge à lèvres, ses chaussures. C’est une reine. Elle ne lâche rien. » Avant d’enfoncer le clou : « C’est quand même au cinéma que les gens peuvent enfin exister comme des héros. »

Mathieu Macheret – 9 janvier 2018

LES BIENHEUREUX

Alger, quelques années après la guerre civile. Amal et Samir ont décidé de fêter leur vingtième anniversaire de mariage au restaurant. Pendant leur trajet, tous deux évoquent leur Algérie : Amal, à travers la perte des illusions, Samir par la nécessité de s’en accommoder. Au même moment, Fahim, leur fils, et ses amis, Feriel et Reda, errent dans une Algérie qui se referme peu à peu sur elle-même.

Dossier de presse

Note d’intention de Sofia Djama
Je ne saurais pas mettre en image la guerre civile qui nous a frappés. Je ne saurais même pas définir précisément la date de son commencement ou de sa fin. On a même du mal avec le mot « guerre civile », on dit « tragédie nationale » ou « décennie noire », et quand on prononce le mot « guerre », on le dit du bout des lèvres, timidement, comme si on avait peur d’en débattre, peur de se souvenir de nos morts. Pourtant, elle est dans la mémoire de tous, elle nous a tous touchés d’une manière ou d’une autre, elle n’a épargné aucun d’entre nous, quelle qu’ait été notre appartenance sociale.

J’ai eu envie de mettre en images cet état d’après-guerre, observer la manière dont ce conflit a construit notre perception, comment il a transformé nos espérances, influé sur notre sens des priorités encore aujourd’hui. Montrer cette après-guerre dont on ne parle pas.

https://player.vimeo.com/video/244068899?dnt=1&app_id=122963

Dans le film, cela prend corps à travers plusieurs protagonistes, de différentes générations et origines sociales. Il y a d’abord le couple bourgeois formé par Nadia Kaci et Sami Bouajila, d’anciens quatre-vingt-huitards, des militants qui ont participé en octobre 1988 aux émeutes qui ont conduit à la fin du parti unique et à l’ouverture démocratique. Ils sont néanmoins revenus de leurs illusions, après un conflit qui semble s’être conclu par la victoire du conservatisme religieux (islamisme). Il y a aussi leur fils, Fahim, jeune adulte plus ancré dans le présent et dans sa ville, Alger, dans laquelle il erre avec ses amis étudiants, Reda et Feriel, avant de rejoindre des jeunes d’un tout autre milieu social, dans un quartier populaire, où l’humour, mais aussi l’alcool et le shit, aident à tuer l’ennui. Le tout dresse le portrait d’un pays figé dans un immobilisme déconcertant.

Pour moi, Alger reste pourtant le personnage central du film, d’où ces moments de déambulation, ces plans de rues folles, ces immeubles qui écrasent les personnages par un trop-plein d’Histoire, cette cacophonie sonore, le Taqwacore (une espèce de punk muslim hyper connecté au présent) à la rencontre de Léo Ferré ou de Fela Kuti qui incarne une certaine Algérie qui pue la naphtaline.

Alger n’est pas qu’une géographie, elle est le centre d’attraction et de répulsion de chacun d’entre nous ; on doit la quitter, mais on voudrait tellement y rester. Kateb Yacine aurait dit qu’être Algérien est un dur métier…

ENTRETIEN AVEC SOFIA DJAMA

Quelle a été la genèse des Bienheureux ?

Au départ, il y a une nouvelle, Un verre de trop, que j’ai écrite sur quelques personnages dans Alger, « ville étranglée ». En partant de mon propre objet littéraire, j’avais donc, en l’adaptant, tout loisir de lui être totalement infidèle ! J’ai écrit le scénario en deux ans et demi, en ajoutant des protagonistes. A l’époque, je voyageais beaucoup avec mon court-métrage, Mollement, un samedi matin. Il y a dans ce court quelque chose de très revendicateur, de nerveux, mais certaines réactions violentes de spectateurs algériens me donnaient l’impression que je n’avais pas le droit d’exprimer ma colère. J’attache une importance absolue à ce que les Algérois, en particulier, pensent de mes films. Et puis, je me suis libérée de ce malaise : j’allais raconter ce que je voulais avec Les Bienheureux et comme je le voulais puisque de toute manière, chaque film, en Algérie, est attendu au tournant : les Algériens y voient l’occasion, rare dans notre pays qui produit peu de films, de se voir, et ils ont tendance à ne pas y retrouver « leur » Algérie. Mais il n’y a pas qu’UNE Algérie. Ce pays est multiple, et ce sont justement cette richesse et cette diversité qu’il faut respecter pour l’apaiser.

Les Bienheureux raconte une nuit vécue par un couple de quadragénaires et trois adolescents à Alger. Etait-ce pour vous une manière de faire une sorte d’état des lieux ?

Je voulais deux points de vue générationnels pour montrer les conséquences de la bigoterie et de la politique sur l’intimité des gens. Résignation pour les uns, cynisme pour les autres… Il y a les adultes qui avaient vingt ans en octobre 1988 lors du soulèvement populaire et celui de leurs enfants âgés de vingt ans en 2008 (ma génération), période à laquelle se déroule l’histoire, quelques années, donc, après la guerre civile. Amal et Samir, les parents, veulent fêter leur vingtième anniversaire de mariage au restaurant. Mais cette nuit-là va les forcer à rompre avec ce rituel : ils vont devoir faire face à l’échec socio-politique dont ils sont en partie responsables en tant qu’ex-militants. Amal a perdu ses illusions, elle est prête à tout pour changer le destin de leur fils, Fahim, et elle commence à mépriser Samir qui continue à se voiler la face. Au même moment, Fahim et ses amis, Feriel et Reda, errent dans une Algérie différente, sous tension, mais dans laquelle ils trouvent des espaces de liberté, car, contrairement à leurs aînés, ils continuent de rêver en créant leurs propres codes, en vivant avec leur société et en essayant de s’y frayer un chemin sans la juger. En une nuit, je les confronte tous à des contretemps permanents : barrages de police, impossibilité de se garer, de trouver un tatoueur, un restaurant…

Mais vous ne les filmez pas pareil…

J’avais envie d’illustrer la rigidité des adultes et leurs empêchements en les filmant dans des cadres précis et toujours enfermés : dans des voitures, dans des vérandas, ou regardant la ville de haut, par le prisme de balcons. Les plans séquences, eux, représentent la vérité d’une situation : la danse entre Samir (Sami Bouajila) et Amal (Nadia Kaci), le couple de quadragénaires, et le moment où elle lui échappe pour aller sur la véranda, traduit la rupture entre eux… J’ai attaqué le tournage avec cette scène de l’apéro et je n’en menais pas large ! Elle est importante car elle est l’occasion d’un règlement de compte entre ceux qui ont quitté l’Algérie pour la France, ceux qui regrettent de ne pas être partis, ceux qui s’aveuglent et ceux qui composent avec cynisme comme le journaliste joué par le merveilleux Faouzi Bensaïdi.

A travers les déambulations de Nadia Kaci dans la ville, je voulais aussi rendre hommage à Nahla de Farouk Beloufa : un film monumental de 1979 où une chanteuse déambule dans Beyrouth sous le regard d’un journaliste algérien. C’est le seul film algérien tourné à Beyrouth ! Felouk Belouka n’a plus touché une caméra, depuis. Quelle tristesse.

Il y a une tension constante dans votre film.

Parce qu’il n’y aucune sérénité dans cette ville ! Alger est une ville constamment au bord de la crise. Tout peut se passer à tout moment. Un instant joyeux peut basculer en affrontement, en dispute. A cause d’une insolence, d’un moment de liberté, de la décision d’un policier de vous arrêter ou pas… La violence est devenue banale. Elle explose, soudain, mais le lendemain, la vie reprend comme avant, comme si de rien n’était : la ville a repris ses droits… Cette nuit que je filme a seulement mis chacun des personnages face à sa vérité. Feriel, l’étudiante, a appris à ne plus cacher sa cicatrice de victime du massacre de Bentalha. Samir a enfin compris que sa femme ne partage plus sa vision de l’Algérie. Vont-ils partir ? Je veux croire qu’ils vont tout de même rester.

Si l’on vous dit que votre mise en scène des personnages dans la ville évoque … Sidney Lumet ?

L’un des films qui m’a le plus marquée est 7 h 58 ce samedi-là ! J’ai été fascinée par la vitalité de ses plans, son sens de la rupture. Quand j’ai découvert que le cinéaste qui avait filmé ça avait quatre-vingt ans, je n’en revenais pas !

Comme il le fait avec New York, Alger est un personnage en soi ?

Je voulais un film urbain ! C’est la ville où j’ai grandi et dans laquelle j’ai beaucoup erré avant de bien la connaître et d’y trouver ma place. Son esthétique est si particulière : une lumière oppressante, un urbanisme stalinien qui écrase ses habitants, les vestiges d’une architecture coloniale haussmannienne, mais aussi mauresque, art déco, moderniste école Le Corbusier, bref une confusion architecturale qui incarne parfaitement la relation tumultueuse de l’Algérie avec son Histoire ! Et je voulais que cette esthétique articule et rythme ma narration noctambule.

En fait, j’expliquais à mon équipe technique que, pour moi, Alger est comme un vieux vinyle un peu rayé qui saute régulièrement mais continue de tourner….

Sans Patricia Ruelle, ma décoratrice, jamais je n’aurais réussi : elle a une vraie connaissance de l’Algérie, a visité beaucoup d’intérieurs et connaissait tous les milieux que je décris. La vérité du film lui doit beaucoup. Comme à Jean Umansky d’ailleurs, mon ingénieur son, car Alger est une ville particulièrement bruyante et il a su capter à la fois sa cacophonie constante et son silence, la nuit venue, où les sons les plus ténus, soudain, résonnent étrangement.

Tous les acteurs sont incroyablement naturels. Comment les avez-vous dirigés ?

J’ai beaucoup répété avec eux, car il y a beaucoup de non-professionnels dans le casting. Avec les comédiens adultes professionnels, Sami Bouajila et Nadia Kaci, nous faisions des Italiennes pour qu’ils puissent être le plus à l’aise possible au moment de tourner. Le personnage interprété par Sami est un quatre-vingt-huitard, l’équivalent des soixante-huitards français. Il est l’héritier d’un système communiste à la Russe, d’une société cultivée et urbaine. Il a lu Tolstoï et connaît Léo Ferré par coeur. Il entonne l’Affiche Rouge, alors que depuis longtemps le texte ne fait plus sens pour l’Algérie, que le monde a changé. Cette nostalgie révèle cruellement les petits arrangements avec le système et la trahison des idéaux qu’il a lui-même consentis.

Sami m’a donné des choses merveilleuses : il est formidable dans le rôle. Les jeunes, eux, sont un mélange de jeunes professionnels et d’amateurs, comme le personnage du tatoueur qui est incarné par un copain à moi, à qui j’ai demandé de rameuter deux potes à lui, dont l’un est étudiant et l’autre plombier. Nous avons fait beaucoup de séances d’improvisations pour qu’ils comprennent les enjeux de leurs personnages et qu’ils réécrivent, à leur manière, leurs répliques. Puis, sur la séquence dans le squat, je les ai laissés faire et je les encourageais à dire des gros mots ! Ils m’ont tellement étonnée, comme lorsque l’un d’entre eux, soudain, lance une vanne inspirée de Petit Papa Noël de Tino Rossi ! Il faudrait que je les crédite au générique comme co-auteurs des dialogues !

C’est quoi, ce squat ?

A Alger, cela s’appelle un « diki » … une cave, un lieu discret, un petit squat, où les jeunes s’inventent un espace de liberté et se permettent tout ce qu’ils ne peuvent pas faire dans leur famille ou en public. Ils boivent de la bière, fument du shit, baisent, ou simplement écoutent du rai, du chai, ou du taqwacore, une musique punk à la sauce muslim : un truc déroutant qui prétend faire la synthèse entre piété musulmane et idéologie no future. Le mot lui-même est d’ailleurs un mot valise formé du mot arabe « taqwa », la piété, et « core » de hardcore. Elle était vraiment toute petite, cette cave ! Mais avec l’aide de Pierre Aïm, nous avons trouvé immédiatement les bons axes de caméra.

Vos personnages féminins incarnent la révolte … Et la lucidité.

Amal, la mère, l’est même un peu trop car elle y met encore de l’idéologie. La jeune Feriel elle, l’est de manière plus cynique : elle connait les règles et est prête à les accepter pour trouver son propre espace de liberté. Elle est plus mature que les garçons de son âge : elle a une maison à entretenir parce que sa mère est morte et que son père est dépressif, elle a ses études et un frère chiant et elle zigzague entre tout ça en « négociant » avec la bigoterie : elle paye son frère pour qu’il la laisse sortir.

Etes-vous particulièrement fière du Prix d’interprétation que Lyna Khoudri, qui joue Feriel, a décroché au Festival de Venise dans la compétition Orizzonti ? Et la voilà, aussi, dans la pré-liste des nommés dans la catégorie Espoirs des Césars…

Quand je l’ai vue arriver au casting, ce fut comme une évidence. Feriel, c’était elle ! Voluptueuse, frondeuse. Avec des blessures, elle aussi. Je suis particulièrement heureuse qu’elle ait eu ce prix : elle est jeune, elle porte le film, elle est l’avenir. Je suis déjà en train d’écrire un nouveau film pour elle.

On sent, dans votre film, une forte inspiration autobiographique.

J’étais collégienne, lycéenne, puis jeune universitaire pendant la décennie noire que j’ai vécue de façon irréelle. En 1994, ma famille s’est posé la question du départ : pour la première fois, on me demande mon avis : « Que penses-tu de la France ? ». Je ne voulais pas partir et cela tombait bien, car mes parents ne se voyaient pas en train de recommencer leur vie ailleurs. Quand j’avais 20 ans, dans les bars, je fréquentais des journalistes de quarante ans qui avaient assisté à l’assassinat de certains de leurs amis par les islamistes. Ils allaient à la morgue reconnaître leurs cadavres. Ils avaient dû quitter leurs femmes et leurs enfants, de peur d’être suivis par des terroristes chez eux, et ils devaient changer d’adresse tout le temps. Paradoxalement, ce furent aussi mes plus belles années. Nous fêtions chaque jour le désir de vivre qui était en chacun de nous, nous allions à la plage, en randonnée, nous organisions des soirées, des concerts… Nous étions déjà blasés et insouciants alors que la violence nous était quotidienne : en 1997, j’allais à la fac, et le matin du 23 septembre, je me suis réveillée en apprenant le massacre de Bentalha. Même si on ne le voit pas de ses propres yeux, comment sortir indemne d’une telle horreur ?

J’avais commencé à écrire sur la guerre elle-même mais c’était trop dur. J’ai lâché prise. Avec ce film que je situe en 2008, je prends de la distance et je raconte les conséquences. A la fin de la guerre civile, en 2000, il y a eu un grand soulagement, un appétit de vivre énorme et désordonné de la part de la jeunesse, et puis très vite s’est instaurée une chape de plomb.

C’est cette implication personnelle qui vous donne autant de tendresse pour tous les personnages quelles que soient leurs vues différentes sur l’Algérie ?

On disait à mon père que l’Algérie était fichue, qu’elle était devenue un pays de fous et que la montée des islamistes n’était pas un hasard. Ils ont profité d’un terrain pétri d’archaïsme et on les a laissés faire. Les discussions politiques à la maison étaient d’une grande violence. Mais comment faire comprendre cela à un homme né en 1930, à ce combattant du FLN qui s’est retrouvé, en 1961, à Paris, au bord de la Seine, à se faire tabasser et à voir certains de ses amis être balancés à la Seine par les flics de Papon. Je ne l’ai appris qu’en 2013… Les hommes, en Algérie, ne parlent pas quand ils ont vu l’horreur.

Il est venu se réinstaller en 1974 dans une Algérie indépendante, avec ma mère, qui est française, qui militait au Parti Communiste, et qui l’a suivi. Voir, vingt ans plus tard, son pays retomber dans un bain de sang était inadmissible pour un ancien combattant comme mon père.

Donc je comprends parfaitement que le personnage incarné par Sami Bouajila refuse de regarder la vérité en face. Avec son épouse, ils font partie de cette génération qui est descendue dans la rue en octobre 88 pour faire tomber un système autoritaire et avec un rêve de démocratie, de multipartisme et un projet de société où le vivre ensemble était possible. Et ils ont gagné ! Mais ça n’a marché qu’un an. Aux élections de février 91, ce fut le raz de marée du FIS (Le Front islamique du salut)… Puis la guerre civile.

Il y a quelque temps, dans les escaliers de la mairie d’Alger, je me suis arrêtée devant la plaque commémorative de l’assassinat d’un journaliste qui est le père d’un copain à moi. Cela m’a fait du bien de voir que son nom était écrit quelque part. Qu’il reste des traces pour l’Histoire. Une vieille dame est passée à côté de moi et elle a dit : « Les gens oublient. » Je ne veux pas que l’Algérie oublie, et c’est aussi pour cela que j’ai fait ce film.

Télérama – Entretien avec Sofia Djama (extraits)
Propos recueillis par Jacques Morice
Quelle est l’origine du film ?
Une nouvelle que j’ai écrite autour de personnages à Alger, dans l’après-guerre civile. Une période proche d’un état de sidération, survenue après des événements qu’on saisit mal, parce qu’ils n’ont pas été vraiment nommés ou du bout des lèvres. A l’époque, le gouvernement parlait de « terrorisme résiduel ». Encore aujourd’hui, on a du mal à parler de « guerre », on dit plutôt « tragédie nationale », sans vraiment savoir avec exactitude quand tout a commencé et quand s’est achevé. Cette guerre nous a tous touchés, d’une manière ou d’une autre. Pour Feriel, le personnage que joue la jeune Lyna Khoudri, je me suis inspirée d’une étudiante qui était avec moi à la fac et qui a été égorgée. Elle était un symbole fort. Au début de la guerre, je vivais en Kabylie, dans une région épargnée, à Béjaïa. Je suis arrivée à Alger au moment des derniers attentats. L’horreur, je ne pouvais pas la raconter directement, et je ne me sentais pas légitime pour le faire. J’ai donc décalé les choses, en situant l’action en 2008, à un moment où la bigoterie est revenue. Et j’ai tenu à montrer plusieurs points de vue, de générations différentes. Avec, d’un côté, un couple d’intellectuels bourgeois, des anciens militants qui ont participé aux émeutes d’octobre 1988, que j’appelle des « quatre-vingt-huitards » ; de l’autre, des jeunes, deux garçons et une fille.

On vous sent plus proche des jeunes…

Il n’y a pas un personnage que je n’aime pas. Mais c’est vrai que je suis plus en adhésion avec la jeunesse, spontanée. Le couple de quatre-vingt-huitards est un peu enfermé dans la nostalgie, des références qui sentent la naphtaline. Ils représentent l’arrière-garde, au même titre que les féministes en Algérie, souvent communistes. Celles-ci ont été très courageuses pendant la guerre civile. Mais aujourd’hui, elles sont prisonnières de vieux schémas idéologiques et sont obnubilées par le hijab [le voile islamique, ndlr]. Pour moi, le combat à mener est ailleurs. Il y a plein de filles qui portent le hijab et qui sont dans une dynamique incroyable de progrès.

Les Bienheureux est assez critique sur le climat politique en Algérie. N’avez-vous pas subi de censure ?

Pas vraiment. Même si l’argent du film était français, la logistique était pourtant algérienne. La mairie d’Alger m’a fourni deux salles de cinéma, pour pouvoir répéter et rassembler des éléments de la décoration. J’ai pu tourner dans la plupart des lieux gratuitement et je n’ai pas non plus été tracassée à la douane pour faire passer le matériel, comme cela arrive souvent aux cinéastes, qui peuvent attendre des jours et des jours. On m’a demandé parfois de revoir certains passages du scénario, mais j’ai tenu bon. Les autorités m’ont juste embêtée pour des choses techniques, qui paraissent secondaires. Par exemple, pour la scène du barrage policier, je n’ai pas pu obtenir d’autorisation, soi-disant parce que le dispositif n’était pas conforme à la réalité. Sinon, j’ai bénéficié d’une relative liberté, qui témoigne aussi de la schizophrénie du pays. L’Etat algérien joue une politique d’équilibriste, en donnant des gages à tout le monde, aux islamistes comme aux progressistes. Cette tactique rejoint une forme de populisme ou de clientélisme. Malgré tout, il se produit des choses étonnantes. En ce moment, par exemple, il y a une ministre de l’Education nationale exceptionnelle, Nouria Benghabrit-Remaoun. Elle se bat en mettant en place des réformes très positives, tout en se heurtant à une levée de boucliers des islamistes. Et pour cause : c’est l’Education nationale qui a produit les bigots. Après une période courte, au début des années 2000, d’appétit de vivre décuplé, de frénésie dans l’alcool et le sexe, une chape de plomb s’est peu à peu installée, de manière insidieuse. Ma génération a grandi dans un système universitaire qui était infiltré d’islamistes.

Vivez-vous toujours là-bas ?

Depuis quatre ans, je fais des allers-retours entre la France et l’Algérie. Ce qui m’a amenée en France est la réalisation d’un court métrage qui a pas mal circulé, Mollement, un samedi matin, sur un violeur qui a des problèmes d’érection ! Je l’ai tourné en Algérie, où les autorités m’en voulaient un peu, car j’y tourne par moments en dérision le commissariat où la victime, qui se dit « demi-victime », va porter plainte.

Les Bienheureux, c’est aussi une peinture en même temps qu’une exploration d’Alger…

A Alger, on est en pleine confusion architecturale, entre l’urbanisme stalinien, les vestiges de l’architecture coloniale, le mélange d’art mauresque et d’Art déco ! La topographie de la ville résonne directement avec l’évolution et la vérité intime de chacun des personnages. C’était essentiel pour moi. Le couple de parents est bloqué, sans cesse confronté à une impasse, même lorsqu’il sort de la ville pour trouver un restaurant. Les jeunes, eux, circulent plus librement, bougent et s’arrêtent dans des lieux qu’ils s’approprient.

Quelle est la musique qu’écoute Reda, le jeune croyant ?

Du « taqwacore », un courant musical bourré d’énergie qui mêle le punk hardcore et la foi musulmane (« taqwa ») ! J’aime beaucoup ce brassage, qui résume bien Reda. Ce personnage réinvente la religion à sa manière, lui donne du sens en tant qu’individu. Il dit « je » en se détachant de l’orthodoxie lourde. Il va jusqu’à traiter d’autres gars de « salafistes post-modernes ». Même si je suis moi-même agnostique, j’ai beaucoup de respect pour ceux qui défendent une vision personnelle de leur croyance.

Il y a un personnage secondaire, discret, qu’on aime beaucoup, c’est celui du flic…

Je tenais à ce que son lien avec Feriel reste ambigu, qu’on ne sache pas très bien s’ils sont amoureux ou non l’un de l’autre. Ce personnage n’est pas très caractérisé, mais je le vois comme un mentor. Les deux s’ennuient ensemble, chacun avec sa douleur. Ce qui les lie surtout, c’est le massacre de Bentalha [nuit d’horreur en 1997 au sud d’Alger, pendant laquelle près de quatre cents personnes ont été assassinées à l’arme blanche ou avec des armes à feu, ndlr]. Il y a une douceur miraculeuse entre eux.

LE RÊVE DE GABRIEL

En 1948, quatre familles belges, nombreuses et fortunées, vendent tous leurs biens et embarquent sur de grands navires à destination de l’autre hémisphère, jusqu’en Patagonie chilienne. Un voyage en principe sans retour, à la poursuite d’une autre vie, voulue par un homme qui n’a, en apparence du moins, rien d’un révolutionnaire : Gabriel de Halleux.

Voici une histoire épique et vraie, racontée par une conteuse-brodeuse d’archives, de témoignages et de paysages grandioses.

Le film questionne l’acharnement d’un chef de famille à vivre son rêve et le mystère des forces de séduction de cet endroit lointain, âpre et venteux.

Le Rêve de Gabriel est la « matrice » des « épopées authentiques » en tant que genre. Il a émerveillé des milliers de spectateurs et reste toujours aussi actuel. Peut-être parce qu’il traite d’une question universelle qui ne vieillit pas : comment réinventer sa vie ?

De Gabriel, j’ai appris deux choses :
Un : Quand je m’ennuie, c’est signe que je ne suis pas sur mon chemin. C’est un avertissement à changer.
Deux : Quand ma route est dure et difficile, quand les autres ne comprennent pas où je vais ni pourquoi j’y vais, ça ne veut pas dire que je me trompe.
Anne Lévy-Morelle

Préface d’Anne Lévy-Morelle

Techniquement parlant, Le Rêve de Gabriel est un documentaire : sans acteurs, à base de recherches, d’archives et de témoignages. Pourtant, je n’ai pas l’impression que l’appellation « documentaire » soit complètement satisfaisante. Le film raconte une histoire, en respectant les traditions dramaturgiques des conteurs de tous les temps, depuis Les Mille et une nuit jusqu’à Hollywood. La plupart des documentaires ne font pas ça, ou alors de façon bien plus minimaliste. […] J’ai décidé d’ajouter un nom dans le formulaires des festivals : épopée authentique.

Faire éclore cette épopée authentique sur les écrans a été une longue et passionnante aventure. Je ne pense pas seulement à l’émotion de la cinéaste qui a vu se concrétiser son premier long métrage : un film, c’est aussi une aventure collective, portée per une équipe. Or, du producteur à l’ingénieur du son, tous ont été marqués par le fait de marcher sur les traces de Gabriel. Il y a eu un « avant-Gabriel » et un « après-Gabriel » dans nos vies, et ceci dépasse largement la personnalité même de Gabriel, par un phénomène que je ne m’explique pas bien. Nous étions à l’origine une équipe de professionnels partis en Patagonie rendre compte de l’aventure hasardeuse d’une colonie belge partie s’installer sur les terres impossibles… et nous sommes peu à peu devenus assez « patagons » pour rêver à notre tour, tous ensemble, d’un hectare de désert ou de marécages, un hectare symbolique situé dans cet improbable coin du monde. […] Mais cet hectare symbolique, aucun de nous n’y a renoncé, je crois, et à y regarder de plus près, c’est dans la tête et dans le cœur que nous le portons, où que nous soyons.

Car la Patagonie, prise au sens le plus large, c’est un espace mental : le vent y devient le souffle vital, cette force qui tire et pousse à ne pas se contenter de ce qui est sous notre nez, à ne pas oublier de partir à la conquête de ce que veut notre nature profonde.

Cette Patagonie-là est toujours bien plus proche que nous ne l’imaginons. On peut, non seulement y passer le week-end, mais y bâtir toute sa vie : c’est l’endroit en nous d’où vient cette voix, la voix qui nous rappelle que « l’impossible », c’est juste la première petite ruelle à gauche après le « possible », et puis toujours tout droit…

Et si nous avons le courage d’y aller, au bout de quelques kilomètres, ça devient une grande avenue !

Ceci reste vrai quel que soit notre âge, notre sexe, la couleur de notre peau, le nombre de nos diplômes et les conditions matérielles que la vie nous offres au départ : Oui, nous pouvons faire de notre vie ce que nous aimerions qu’elle soit.

Le prix de ce rêve-là est souvent élevé, mais jamais inaccessible.

Dossier de presse

Entretien avec Anne Lévy-Morelle

On n’invente pas une histoire comme celle de Gabriel.

Ce sont des histoires tellement invraisemblables que, bien entendu, on ne peut pas que se cogner à elles au travers des rencontres de la vie, et les transposer dans une forme accessible au public.

Cette forme-ci passe par le choix de raconter la vérité : tous les témoignages sont authentiques, et tout ce que je raconte dans le film est absolument véridique… Tout en organisant cette vérité, et ce n’était pas un pari facile, mais je crois que ça marche bien, de façon à ce qu’elle respecte une structure dramaturgique classique : comme dans n’importe quel film, il y a un début, un milieu, une fin, de l’attente exacerbée de “savoir”, des moments pour (sou)rire, d’autres pour pleurer ou en tout cas, ravaler une grosse boule dans la gorge, rien de tout ça n’est laissé au hasard.

Certains spectateurs pensent avoir vu le compte-rendu d’un échec cuisant, d’autres y voient au contraire le récit d’une réussite patente. Je suis très contente que cet espace d’interprétation personnelle existe.

Cela veut dire que le film n’est pas figé autour d’un dogme, qu’il rend un peu de la complexité ondoyante de la vie, et donc, c’est bien, je le vois comme un compliment.

Pour moi, c’est important qu’on puisse voir Le Rêve de Gabriel et y trouver différentes choses, selon ce qu’on attend qu’un film vous apporte.

Certains y verront avant tout une aventure, avec un grand “A”, une sortie de western véridique, la conquête des grands espaces et tout ça, des mythes très puissants, très masculins, très beaux.

D’autres y distingueront –et je sais que ça marche parce que j’ai reçu des témoignages à ce sujets, des lettres et des coups de fil- aussi autre chose en filigrane derrière : le résultat d’une démarche de connaissance presque initiatique, un film sur “l’autre”, aussi avec un grand “A”, sur l’“inconnaissable”, la part inaccessible de l’autre, qui qu’il soit.

Gabriel, je ne sais toujours pas pourquoi il était parti en définitive !

J’ai bien une idée là-dessus, mais à un moment donné, j’ai du affronter le fait que ça ne serait jamais autre chose que mon idée, que je n’aurais pas accès à Gabriel, qu’il avait emporté le mystère de son existence dans la tombe et que là, je ne pouvais pas aller, parce que dans les rêves des autres, on ne peut pas aller.

Mais de me cogner là-dessus, en fait, je ne le vois pas comme un échec ni même une limite, parce que ça m’a ouvert toute une autre vision, et que j’espère avoir fléché le parcours pour les spectateurs, et les laisser aux aussi avec les ailes déployées à la fin du générique.

Beaucoup m’ont dit que ça marche effectivement et aucune récompense au monde n’est supérieure à mes yeux à celle-là : recevoir un signe que le film a fait prendre conscience à une série de spectateurs qu’ils sont libre, libres de construire leur vie comme ils l’entendent, même si, évidemment, il y a un prix à payer pour ça, des difficultés, une certaine douleur éventuellement.

Dans l’ensemble, la famille de Gabriel aime ce film. En tout cas, ils le respectent tel qu’il est, en se rendant bien compte qu’il n’est pas “objectif” (je ne vois pas l’intérêt qu’il y a réduire les gens et leur trajectoire à des “objets”), mais qu’il est honnête, faisant la différence autant que possible entre les faits et les sentiments, et puis aussi entre leurs sentiments et les impressions de la cinéaste.

L’un d’eux m’a dit : « Tu as ouvert une fenêtre, et maintenant, le vent de la Patagonie s’est mis à souffler. »

Tous sont évidemment bouleversés par le film, et c’est normal. Je trouve qu’ils ont vraiment été courageux de participer au film comme ils l’ont fait, avec tant d’ouverture et de générosité.

Je crois qu’ensemble, nous avons trouvé un bon équilibre, donné un point de vue intime, authentique, sans tomber dans de la divulgation malsaine de choses qui doivent rester privées.

À ce niveau-là, le documentaire est vraiment passionnant.

Et il a aussi l’avantage d’être moins vorace sur le plan budgétaire, même si le film a quand même demandé des moyens importants, cela reste dérisoire en regard du cout “standard” d’un long métrage.

Par contre, nous allons voir si notre ambition de faire un film qui soit aussi un long métrage à grand spectacle, et qui rencontre le public dans des salles de cinéma, comme “Batman” (allons-y carrément !) est couronnée de succès. Là, nous n’avons encore rien prouvé du tout, tout reste à faire ! Et cela dépend aussi de vous, maintenant…

Discours de Thierry de Coster, producteur du Rêve de Gabriel lors de sa première projection publique :

Ce film raconte une aventure humaine bouleversante, profondément bouleversante. Et ça fait du bien d’être bouleversés dans notre quotidien !

Cela fait du bien d’aller de l’autre coté de la terre, et de penser à l’envers.

On a tous été touchés et contaminés, on a tous eu, dans l’équipe, un peu cette fièvre patagone, et derrière cette histoire, il y a une première lecture, l’aventure, qui est très belle, bien sûr… Mais, derrière cette histoire, il y a beaucoup de questions, beaucoup d’émotions, beaucoup de choses qui nous ont fait nous-mêmes changer, changer de vie.

Et pour Anne, certainement, qui a travaillé plus de trois ans dans cette aventure, plus de trois ans de sa vie… la première fois qu’elle m’a parlé de ce projet, c’était en novembre 93.

Deux mois après, j’ai faite pari un peu fou avec elle d’en faire un grand film. Nous étions deux petits débutants, chacun dans notre domaine, et on s’est accrochés l’un et l’autre en se disant qu’on arriverait à faire… à faire parvenir le bateau de l’autre coté de la rive !

Et… je peux vous dire que ça a été long, très long, mais très vite nous avons été aidés.

Par le Centre Bruxellois de l’Audiovisuel –le CBA- d’abord, qui a permis que Anne parte assez rapidement en Patagonie chilienne, seule avec un sac de trente kilos sur le dos, et un enregistreur de qualité professionnelle. Six semaines seule sur les traces de la colonie belge en Patagonie, dont elle a ramené une cinquantaine d’heures d’interviews, beaucoup de photos, énormément d’émotion, elle nous a raconté cette histoire : l’équipe de base était déjà là : Rémon Fromont, Jean-Jacques Quinet, et les autre. Et on a senti que le film était en train de naitre, ça nous a donné une énergie formidable pour nous mettre en route

Après cela, il a fallu trouver la manière de raconter ce film. Et là, on s’est dit que c’était vraiment difficile à faire : il y avait beaucoup de monde… Il fallait faire un choix qui nous permette d’avoir une narration cohérente, structurée. On a décidé de définir un personnage principal, et Gabriel de Halleux s’est imposé d’évidence.

Vous comprendrez très bien en voyant le film.

Alors Anne a écrit. Elle a écrit pendant des mois et des mois, seule. De temps en temps, je venais voir ce qu’elle faisait au dessus de son épaule et… je l’engueulais parce que j’aimais beaucoup le projet, et… donc on se bousculait l’un l’autre pour que ça avance.

Et puis elle a sorti un dossier magnifique qui a permis de trouver un financement tout à fait honorable à ce film.

À un mois de notre départ au Chili, certains anciens de la colonie étaient très inquiets de ce que nous allions faire, ils se sont dit : « mais qu’est-ce qu’on va faire de notre histoire ? » Il y avait une inquiétude… qu’on se moque d’eux, qu’on dénigre les uns ou les autres.

Et là, la famille Halleux a été tout à fait déterminante et plus spécialement Marie-Antoinette, l’épouse de Gabriel, qui s’est affirmée clairement en notre faveur. Elle nous a offert sa confiance, totale. Elle l’a même affirmée physiquement, à l’aéroport de Santiago, cette jeune femme de… environ 87 ans, est venue nous accueillir, avec sa canne et entourée de ses filles.

Et cette femme génère une énergie incroyable ! Et peut-être que, même si le film s’appelle Le Rêve de Gabriel, le véritable personnage principal est Marie-Antoinette. Parce que sans les femmes, cette aventure n’aurait pas été possible. Elles ont assuré la baraque, et ça n’a pas été facile, d’assurer les rêves des homme !

Ce film est un film de femme, personnellement, ça me touche beaucoup.

Avec toute la famille Halleux derrière, nous, le tournage a été fantastique, et je crois que l’équipe, Jean-Jacques, Rémon, Bernard, Victoria, n’oublieront jamais les semaines passées sur les chemins de Patagonie, c’était fort, c’était bon !

Et puis, on est rentrés, il a fallu monter ce film. On a reçu des archives de la famille, et là, je dois souligner la qualité exceptionnelle des films de Paul de Smet d’Olbecke, des films en 16 mm, mais nous en avions reçu d’autres aussi, en 9,5 et en 8mm, des supports de différentes… vraiment tolus les supports !

Il a fallu gérer un travail d’archives assez énorme : il y avait sept heures en out. Il y avait énormément de photos aussi, et puis du courrier : depuis 1931 jusqu’à 1985, que nous avons dépouillé, détail !

Et là-dedans, Anne assurait son rôle de capitaine de manière formidable, de nouveau.

Alors, même si elles ne sont pas venues avec nous là-bas, Emmanuelle Dupuis et Gervaise Demeure ont été prises par la fièvre patagone, elles ont monté ce film avec beaucoup d’enthousiasme.

Ivan Georgiev, aussi, le jeune compositeur, qui a à peine trente ans et qui nous a fait 28 morceaux de musique splendide.

Et puis… et puis et puis et puis, bien sur tout ça n’a pas couté zéro franc zéro centime : je remercie tous les partenaires qui nous ont fait confiance, sans aller voir les films qu’on avait faits avant, qui ont mis sur nous nous, sur l’énergie, l’envie, le désir de raconter une belle histoire. Vous les découvrirez au générique, mais je voudrais remercier tout particulièrement la société Kladaradatsch !, et Sam Cerulus parce que c’esst une maison de production flamande, privée, qui a pris beaucoup de risques dans ce film et que, dans le contexte de crise communautaire que nous vivons, je trouve leur apport tout à fait exceptionnel.

Cinergie.be – Jean-Michel Vlaeminckx
Le film mélange habilement les interviews des protagonistes qui ont survécu à l’aventure (en Belgique et en Patagonie) et les home movies en noir et blanc et en couleur tournés sur le vif, dans un perpétuel va-et-vient fictionnel. Anne Lévy-Morelle a dédié son film  » à ceux qui réinventent leur vie « . Les de Halleux ont eu cette audace, ce courage et leur aventure vient de susciter une aventure cinématographique fascinante et cruelle comme un conte, le compte d’une histoire vécue.