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Mois : juin 2019

L’ÎLE AU TRÉSOR

Un été sur une île de loisirs en région parisienne.

Terrain d’aventures, de drague et de transgression pour les uns, lieu de refuge et d’évasion pour les autres. De sa plage payante à ses recoins cachés, l’exploration d’un royaume de l’enfance, en résonance avec les tumultes du monde.

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Dossier de presse

Entretien avec Guillaume Brac

Comment et pourquoi décidez-vous de filmer cette île de loisirs de Cergy-Pontoise ?

C’est un lieu qui fait partie de mon enfance, auquel restent associés encore aujourd’hui des souvenirs très précis. On n’habitait pas très loin, mes parents nous y emmenaient de temps en temps avec mes frères et soeurs, c’était une sortie du weekend. Bien des années plus tard, j’ai découvert L’Ami de mon amie d’Eric Rohmer, et j’ai ressenti une émotion très spéciale en retrouvant dans un film important pour moi un décor de ma propre vie. D’un seul coup, ce lieu a pris une sorte d’aura un peu mythique, et ça m’a donné envie d’y retourner. La première fois, c’était un dimanche de septembre, il faisait très beau, il y avait une joie, une vitalité, ces fumées de barbecue sculptées par les rayons du soleil, cette foule mélangée avec toutes ces cultures qui se côtoyaient, j’ai été à la fois fasciné et très touché… Ça a rejoint une réflexion personnelle sur les cloisonnements sociaux. J’ai grandi dans un milieu privilégié dans lequel j’aurais pu rester enfermé, coupé de tout un pan du monde. Je crois que, sans en avoir conscience, je me suis mis à faire des films pour essayer de gommer certaines frontières, chercher une forme de dénominateur commun entre les hommes. Il vient dans ce lieu des gens très différents, qui tous n’ont pas eu, loin s’en faut, la même enfance, les mêmes chances. Mais tous sont réunis par une communauté d’émotions et de sentiments, ceux qu’éveille une journée d’été, une journée de vacances. Durant cette période de l’année, des rencontres entre des mondes différents deviennent possibles, qui ne l’étaient pas le reste de l’année. C’est déjà un peu ce que racontait Un monde sans femmes.

Il y a aussi cette idée de filmer un lieu, un territoire…

J’ai toujours besoin de partir d’un lieu, ça a été le commencement de chacun de mes films. Circonscrire un territoire, puis l’explorer, rencontrer les gens qui y vivent, construire avec eux des « ponts émotionnels », c’est ce qui me passionne le plus. Avec l’idée que ces petits mondes, qui existent déjà très fortement par eux-mêmes, finissent par raconter un monde plus vaste. J’avais jusque-là beaucoup filmé la province, et je ressentais la nécessité de filmer la banlieue parisienne. Avec la question d’un côté de ma légitimité à le faire, et de l’autre, cette question du cliché qu’il faut sans cesse déjouer. Mon parti pris a été de filmer la banlieue, tout en la laissant dans le hors champ.

Avec L’Île au trésor, vous signez votre 2ème documentaire après un moyen métrage, Le Repos des braves. Mais votre cinéma entretenait déjà un rapport très singulier avec le réel, un désir de capter la vie, de faire en sorte qu’elle puisse circuler librement y compris dans le contexte assez cadenassé d’un tournage de fiction. Comment mettez-vous en regard ces deux démarches ?

Ma démarche en fiction était en effet déjà très empreinte de documentaire : partir d’un lieu et d’acteurs, ou plus exactement de personnes, car j’ai essentiellement filmé des acteurs que je connaissais très bien, avec qui il existait déjà une forme d’intimité qui imprégnait tout le film. Dans Tonnerre ou Un monde sans femmes, il y a aussi des scènes qui sont presque des blocs documentaires, des espèces de trouées dans la fiction, où tout d’un coup un interprète non-professionnel se raconte, offre un fragment de son existence à la caméra. Ce sont des moments qui avaient été particulièrement émouvants pour moi au tournage et qui confirmaient un désir fort de captation du réel. Pour autant, en documentaire, je ne suis pas dans le fantasme d’un réel brut, saisi de façon objective. Je cherche des points de rencontre, des gens qui vont me toucher et souvent provoquer un effet miroir au-delà des différences d’âges et de milieu. L’Ile au trésor raconte évidemment cet endroit de façon très subjective à travers les gens que j’ai eu envie de filmer, puis de garder au montage. Et puis en fiction comme en documentaire, j’ai ce rapport à l’accident, à l’imprévu. J’ai tendance à faire en sorte que les choses ne se passent pas comme prévu. C’est plus fort que moi et d’ailleurs souvent assez épuisant, mais ça ne m’intéresse pas que la journée se déroule en filmant scrupuleusement ce qui est écrit, le découpage… J’ai toujours ce besoin de questionner ce qui a été fixé, de le bouleverser, de le remettre en jeu, en fonction de ce que je ressens ce jour-là, dans ce lieu-là. Je crois qu’avec ce film, j’ai eu envie de me jeter encore plus dans le vide, de me laisser vraiment surprendre, de laisser la possibilité à tout d’advenir. C’est assez vertigineux et j’ai connu de grands moments d’angoisse, mais aussi des moments d’épiphanie qui font tout oublier, face à une personne ou une situation que je n’aurais jamais pu imaginer ou écrire !

C’est toute la beauté de l’inattendu… Il y a pour autant une écriture documentaire qui s’élabore au fur et à mesure, au fil des repérages notamment. Comment avez-vous procédé ?

C’est un projet que je nourrissais depuis plusieurs années en prenant des notes, en allant passer régulièrement des après-midis sur place. De temps à autre, je voyais un film qui faisait écho à ce sentiment que j’avais envie de capter là-bas. Les Hommes le dimanche de Robert Siodmak et Edgar George Ulmer, avec tous ces gens réunis au bord d’un lac des environs de Berlin, qui, le temps d’une journée d’été, oublient le travail, le quotidien. Avec ce sentiment enivrant que durant quelques heures tout devient possible… L’As de pique de Milos Forman, avec ses scènes de baignade à la fois burlesques et sensuelles, à la lisière de la ville. Ce cher mois d’Août de Miguel Gomes. Les films de Rozier évidemment, qui sont des jalons importants dans ma cinéphilie et qui racontent tous une parenthèse, une échappée hors du quotidien… Et puis sont arrivés à l’été 2016 les Contes de juillet, un diptyque, né d’un atelier avec des jeunes comédiens du Conservatoire, dont j’ai choisi de tourner la première partie sur cette île de loisirs. Avec l’idée d’arpenter ce lieu, de le filmer une première fois, pour l’apprivoiser un peu plus, me l’approprier. Enfin, au printemps 2017, j’ai fait de nombreux repérages tout seul, durant lesquels je me contentais le plus souvent d’observer, d’écouter. Je pouvais rester une heure au même endroit, à capter des bribes de discussion, emmagasiner des impressions, des sensations. J’ai aussi rencontré beaucoup d’employés, jeunes et moins jeunes, avec lesquels s’est installée une complicité, qui m’a été très précieuse par la suite.

Comment ont-ils accueilli votre démarche et comment s’est déroulé le tournage à proprement parler ?

Avant toute chose, j’ai eu beaucoup de chance, car le directeur de l’île de loisirs s’est avéré être un grand cinéphile, fan de Capra notamment ! Je lui ai montré mes films précédents, qui l’ont touché notamment dans leur rapport au lieu et aux gens. Il a tout de suite compris ce que je venais chercher et m’a fait confiance en me laissant une liberté totale. Durant les repérages, j’avais déjà noué des liens avec un certain nombre d’employés. La plupart ont accepté que je les filme. Quelques-uns se méfiaient, ce qui est normal. Il m’a fallu faire un peu de pédagogie, expliquer que ma démarche n’était pas de l’ordre de l’enquête ou de l’investigation journalistique. Que je ne recherchais pas le grinçant ou le croustillant, mais quelque chose d’à la fois plus simple et plus profond, de l’humain, des fragments de vie, des moments en apparence légers, mais qui peuvent en dire beaucoup. Le tournage a duré deux mois, presque en continu. Nicolas Anthomé, mon producteur, qui m’a fait confiance lui aussi, alors même que le projet était très peu écrit, et donc pas évident du tout à financer, a tout de suite eu l’intuition qu’il faudrait tourner le plus longtemps possible. Que c’est seulement ainsi que je trouverais une méthode, que ma mise en scène s’affinerait, et que m’apparaîtrait progressivement le cœur du film. On était quatre, Martin Rit à l’image, Nicolas Joly au son, Fatima Kaci, une jeune étudiante en cinéma de Paris 8, qui cumulait les casquettes d’assistante mise en scène et de régisseuse, et moi-même. On vivait sur place. Le film n’était pas écrit, j’avais simplement établi des listes de scènes que j’avais envie d’attraper ou d’essayer de provoquer. Des situations que j’avais observées durant mes repérages, comme les intrusions sur la plage, les sauts du pont, les tentatives de drague… Ou que l’on m’avait racontées. Mais beaucoup de séquences et de personnages sont nés de rencontres fortuites, lors de tours à vélo sur l’île de loisirs. Comme Patrick par exemple, le professeur à la retraite. Ou Joelson et son petit frère Michael, rencontrés un soir par Fatima, alors qu’ils étaient venus tout seuls sur l’île. On devait jongler avec tout un tas de contraintes, la météo, les moments d’affluence, les congés des employés et surtout ce renouvellement permanent, avec cet aspect un peu déchirant de tomber sur des gens qu’on ne va plus jamais réussir à revoir. Pour ne pas avoir de regrets, il y a beaucoup de gens qu’on filmait directement, dès la première rencontre.

Le mouvement du film donne à sentir ce chemin que vous avez parcouru : l’exploration de ce lieu dans lequel on rentre de plus en plus profondément, qui se laisse arpenter, domestiquer et qui en retour se confie, s’épanche. De ce lieu finissent par émaner des récits plus denses et plus intimes, comme si l’espace se dépliait…

Il y a eu un énorme travail de montage avec ma monteuse Karen Benainous pour donner un sens à toute cette matière, faire émerger ce qui comptait vraiment à mes yeux, me touchait, trouver un ton, un rythme, et surtout dessiner ce mouvement souterrain du film, qui emporte le spectateur, presque sans qu’il s’en rende compte. L’amener du foisonnement, de la légèreté du début, à quelque chose de plus mélancolique, de plus existentiel. Et on était effectivement assez obsédés avec Karen par la géographie du lieu, avec cette envie que le film commence dans les endroits les plus évidents, comme la baignade, et s’éloigne progressivement du centre, qu’on explore les recoins plus cachés.

Comme celui où pique-nique la famille afghane ?

Cette rencontre a eu lieu au tout début du tournage, le deuxième jour. Ils étaient en train de s’installer dans cet endroit assez idyllique, loin de la foule. Il y avait un petit côté Partie de campagne, avec l’eau juste derrière, les tâches d’ombre. J’ai eu envie de saisir quelque chose tout de suite. Je leur ai demandé s’il était possible de faire simplement quelques plans d’eux, les préparatifs du barbecue, l’arrivée du reste de la famille, et très généreusement, ils ont accepté. A un moment donné j’ai entendu une phrase du petit garçon qui demandait “ Papa, c’est vrai que quand on avait 13-14 ans en Afghanistan et qu’on avait des poils de barbe, on était envoyés à la guerre ? ”. Le père a acquiescé et puis il a croisé mon regard, j’aurais aimé rebondir, mais j’ai senti que c’était déplacé, que ce n’était pas le moment, qu’ils n’avaient pas envie d’évoquer ça, qu’ils cherchaient plutôt à donner la vision d’une famille heureuse. Leur récit, on ne l’a filmé qu’un mois et demi plus tard : j’ai attendu tout l’été qu’ils reviennent et, quand je les ai revus, alors que je commençais à mieux comprendre ce qu’allait être le film, je leur ai expliqué qu’on avait filmé de très beaux plans d’eux, qui racontaient quelque chose d’une joie de l’été, d’être ensemble, mais qu’il manquait comme le contrechamp de ces images-là. Ils ont compris ma démarche et ont accepté de me raconter ce difficile parcours, ce qui les avait menés jusqu’ici avec beaucoup de simplicité, de douceur et de pudeur.

Il y a quelque chose de très politique dans cette parole. Tout comme dans celle du veilleur de nuit…

A l’origine, il ne s’agissait pas particulièrement de recueillir une parole politique, c’est venu petit à petit, presque naturellement. Au départ, c’était plus la démarche même du film qui pouvait avoir quelque chose de politique, le fait de filmer à la même hauteur,sans distinction, des gens avec des parcours extrêmement différents, venant de milieux extrêmement différents, face à la question des vacances, des loisirs, de l’été, des souvenirs, de la séduction, de la solitude… Des émotions universelles. Je pense à cette séquence toute simple de balle au prisonnier avec cette famille philippine : les voir dans ce contexte, celui d’un temps à eux, dans un de ces rares moments de détente, de liberté, avec cette joie incroyablement communicative des enfants, était assez bouleversant. Ce qui est terrible dans la vie de tous les jours c’est qu’on croise une infinité de destins, dont on ne sait strictement rien. Notre façon de vivre fait qu’on n’a pas la curiosité, la générosité, le temps, l’envie de connaître l’autre. Tout à coup, avec ce dispositif de tournage, toutes les rencontres devenaient possibles.

On rencontre aussi des personnages comme Patrick ou Jérémy pour lesquels l’Île représente une terre de liberté.

Oui, ces deux personnages entretiennent un rapport très fort à ce lieu, mais plus encore à la jeunesse. Jeunesse passée pour Patrick, qui ressurgit à travers l’évocation de ses sorties pédagogiques avec ses élèves et surtout de sa rencontre troublante avec cette jeune fille de 20 ans. Jeunesse en train de se vivre – et de se finir – pour Jérémy, l’Adonis blond des pédalos. C’est un personnage qui incarne presque à lui tout seul la dimension la plus solaire du film, qui l’irrigue de sa vitalité, de sa soif de rencontres et d’expériences. Il est bien plus qu’un séducteur. C’est quelqu’un qui a une pureté, un rapport aux autres et à la vie d’une simplicité et d’une spontanéité, déconcertantes. Il y a quelque chose chez lui d’un Peter Pan, avec cette peur de grandir et de quitter ce monde de l’enfance. Cette île est vraiment son territoire. Comme elle est le territoire du film. J’irais presque jusqu’à dire que son personnage incarne le film et plus largement mon cinéma, cette articulation entre la légèreté, la comédie, le rapport aux jeux de séduction, et quelque chose de plus douloureux, de plus mélancolique, qui n’émerge que petit à petit.

En effet, si les trésors que recèle cette île sont ces rencontres et, à travers elles, cette communauté humaine qui se dessine, le film est aussi teinté d’une forme de nostalgie de l’enfance, comme le bien le plus précieux, avec une alternance de vitalité absolue et de mélancolie…

Pour des raisons intimes, mon rapport au cinéma est étroitement lié à cette idée de garder une trace, de contrer la disparition, l’oubli, la mort. Avec cette obsession qui en découle, de saisir des fragments de vie, des moments de joie et d’insouciance, dont on sait qu’ils sont éphémères. La mélancolie du film tient à ça, à cette idée que les choses ont nécessairement une fin, que la jeunesse ne dure pas éternellement, qu’une journée d’été est déjà presque terminée à peine après avoir commencé. C’est un sentiment d’adulte, les enfants n’en ont heureusement pas conscience, ce qui rend leur vitalité d’autant plus précieuse. Pendant tout le tournage, j’étais fasciné par les enfants, à tel point que Martin et Nicolas me disaient souvent d’arrêter de les filmer, qu’on en avait suffisamment – on en a d’ailleurs beaucoup retiré au fil des versions de montage – mais je ne pouvais pas me lasser de les regarder ! Il y avait des raisons émotionnelles à cela, mais aussi des raisons purement cinématographiques : j’ai toujours été fasciné par la façon dont la vie vient animer ou remplir un cadre de cinéma. Et la quintessence de ça, c’est des enfants sur une plage, avec ce foisonnement, cette multiplicité d’actions simultanées, qui font qu’on pourrait revoir un plan cent fois et remarquer à chaque fois des détails différents.

Peut-on parler un peu plus de votre façon justement de cadrer le réel ?

Il y a quelque chose, dont je me suis aperçu au montage : on a tourné beaucoup de plans que je qualifierais de “plans Lumière”, assez primitifs, fixes, larges, dans lesquels la vie s’installe et se déploie. Comme celui du pont au début, avec ces adolescents qui sautent et tous les enfants des centres de loisirs, qui applaudissent et crient joyeusement. Avec la musique très enlevée et un peu naïve deYongjin Jeong, ça m’évoque presque une scène de cinéma muet. Durant le tournage, j’étais obsédé par la question de l’échelle des plans, je demandais tout le temps à Martin Rit des plans larges, des plans réunissant plusieurs personnages, plusieurs actions. Au final, il n’y a quasiment aucun gros plan dans le film. Et une grande majorité de plans fixes, laissant au spectateur une liberté de regard, que je trouve très importante. Cette façon de tourner représentait une difficulté supplémentaire. Dans un contexte documentaire aussi foisonnant, il n’était pas toujours simple de poser la caméra, de composer un cadre. Mais je sentais que c’était ce que je voulais, cadrer la vie… Et puis il y avait l’idée que les personnages principaux du film sont ce lieu et cette saison, et que ce qui est beau c’est de voir comment chacun s’inscrit dans l’espace et dans ce moment particulier.

La musique de Yongjin Jeong est à la fois joyeuse et mélancolique, avec quelque chose de très enfantin, comment en êtes-vous venu à travailler avec lui ?

Pour moi, le travail sur la musique ne va jamais de soi. C’est à chaque fois le fruit d’un long tâtonnement, d’une longue réflexion, pour trouver la musique qu’appelle le film. Pour L’Île au trésor, je sentais confusément qu’il fallait quelque chose de très simple – en apparence du moins, car faire simple est souvent ce qu’il y a de plus compliqué – comme une petite ritournelle, qui reviendrait de façon entêtante et se graverait dans la tête du spectateur. Dans mon idée, la musique devait relier les personnages, tout en racontant la course du temps, ce passage du jour à la nuit, la mort d’une journée d’été et la naissance d’une autre. J’aimais aussi beaucoup l’idée de travailler avec un compositeur étranger, comme pour rester fidèle à la dimension universelle du lieu. J’avais également l’impression que mon film, dans sa forme comme dans sa sensibilité, entretenait des liens discrets avec le cinéma asiatique. C’est ce qui m’a conduit à Yongjin Jeong, dont j’adore le travail sur les films de Hong Sangsoo. Il a un vrai sens de la mélodie. Ce qui est très touchant, c’est que lorsque Yongjin a découvert le film sans sous-titres, donc sans comprendre ce qui se disait, il y a tout de même retrouvé plein de choses liées à sa propre mélancolie de l’enfance, de l’été. Ça m’a beaucoup rassuré et je crois que sa musique ajoute vraiment une couleur universelle au film.

Le film s’ouvre sur un véritable abordage et se termine par l’assaut d’une colline qui ne sont pas sans évoquer Stevenson avec cette idée que tout fait histoire, que tout est aventure et spectaculaire à échelle d’enfant. C’est un film qui dit beaucoup aussi sur l’initiation, sur l’apprentissage, sur le contournement de l’interdit.

Le titre du film, évidemment emprunté à Stevenson, s’est en effet imposé à moi pour toutes ces raisons. L’Île au trésor, le livre, est d’ailleurs à la fois une quête, un récit d’apprentissage et l’histoire d’une mutinerie, d’un défi lancé à l’autorité. Ça a été très troublant pour moi, vers le milieu du montage, de constater qu’il y avait des correspondances souterraines entre tous les témoignages, tous les personnages que le film « acceptait de garder ». Le rapport à l’enfance, bien sûr, on l’a dit. Mais aussi celui à la liberté, à l’autorité, à l’insoumission, à la transgression, omniprésent jusqu’au récit de Bayo, le veilleur de nuit, qui raconte ce cri de révolte, cette parole libre et insolente qui lui a coûté si cher. Progressivement, presque inconsciemment, ce rapport à la liberté et à la règle est devenu le coeur du film. Au départ, j’avais abordé ce lieu comme un espace de liberté. Mais je me suis vite aperçu que même là, il y avait énormément d’interdits et de règles, que cette base de loisirs était faite à l’image de notre société. Au début du tournage, j’avais d’ailleurs un rapport assez adolescent à cette idée de la règle, qui me poussait naturellement à me placer du côté des fraudeurs, et me mettait un peu en porte-à-faux vis-à-vis de la direction – heureusement très bienveillante ! Ce qui devrait être un lieu de liberté ne l’est pas, mais est-ce qu’il pourrait en être autrement ? Pour autant, il n’est pas interdit d’en rire. Il y a au fond quelque chose d’assez drôle et d’un peu absurde dans ce petit jeu du chat et de la souris auxquels se livrent jour après jour les jeunes et les agents de sécurité – qui faisaient d’ailleurs souvent les mêmes bêtises quelques années auparavant – autour des points stratégiques que sont la plage payante, le pont… C’est pour cela que j’aime particulièrement cette scène où Michael et Joëlson s’arrêtent devant le grand panneau des interdictions et les énumèrent une à une, avec leur innocence d’enfants, les tournant en dérision sans s’en apercevoir, par la même occasion.

Vous revenez d’ailleurs régulièrement au directeur et à son adjoint…

Dans ce lieu que je filme un peu comme une vaste cour d’école – je parlais souvent à Karen, ma monteuse, de Zéro de conduite -, il fallait une figure de l’autorité, comme un proviseur, tentant comme il peut de maintenir un semblant d’ordre. Pour autant, je trouve qu’il y a quelque chose de plutôt très sympathique chez eux, et d’assez comique aussi. De toute façon, je ne suis pas capable de filmer des gens pour qui je n’éprouve pas de sympathie. Pour moi, Nicolas et Fabien sont un peu « les speakers de l’été », les seuls à rester enfermés dans leur bureau, quand la totalité du film se déroule en extérieur. Ils font aussi partie des très nombreux duos de personnages qui traversent le film.

Vous parliez de jeu, il y a un autre jeu très intéressant dans votre film, c’est celui qui se met en place entre vous et ceux que vous filmez, entre le réel et ce qui ressemble à des embryons de fiction… Pouvez-vous nous parler de ce « pacte » que vous passez avec vos personnages ?

Il y a en effet dans le film plusieurs registres documentaires qui s’entremêlent, entre la captation et certaines situations que je peux mettre ou plutôt remettre en scène après y avoir assisté sans caméra. Assez paradoxalement, je me suis rendu compte que j’obtenais souvent des choses beaucoup plus justes en provoquant certaines situations, plutôt qu’en espérant un peu naïvement, avec des principes trop rigides, que les choses arrivent toute seules, comme par miracle, devant la caméra. C’est souvent lorsqu’il y avait un pacte équilibré, clair, ludique, avec les gens que je filmais que de très belles scènes m’ont été données. Certaines situations, de drague notamment, se trouvaient à la lisière de la fiction, parce que je les provoquais. Mais très vite, le documentaire revenait au galop et quelque chose se jouait devant la caméra, à travers les mots, les gestes, les regards, et même les sentiments, d’absolument réel. Quand Reda regarde partir la jeune Emma, qui vient de lui donner son snap, il y a de l’amour dans ses yeux et dans ses mots. Il est vraiment tombé amoureux d’elle. Il veut vraiment avoir des enfants avec elle !

C’est la fameuse scène du flyboard ! Quand vous parliez du réel qui revient au galop, il y a aussi cette séquence du saut depuis les pylônes, un pur moment de vie, de sensation forte, d’existence.

C’est une situation que j’ai aidée au départ, là encore. Mais du côté de Jérémy comme de celui de Lisa, chacun s’est mis à y croire, et il s’est vraiment passé quelque chose, je ne parle pas en dehors du film, ça ne me regarde évidemment pas, mais devant la caméra. Je trouve très troublant ce moment où ils sont sur le pylône et où ils sautent, cette irruption de l’imprévu au cœur d’une journée d’été, qui bouleverse le cours ordinaire des choses. Lisa était venue faire un tour de pédalo avec sa copine et elle se retrouve à sauter, pour la première fois de sa vie, de 10 mètres de haut, main dans la main avec un beau jeune homme. D’une certaine façon, c’est Jérémy qui a écrit et mis en scène cette situation, c’est son idée, son rituel, son terrain de jeu. Une fois passé le moment de la rencontre, je ne suis plus intervenu. Un moment comme celui-ci, résume presque à lui tout seul la magie précieuse et éphémère de l’été.

■ Entretien mené par Elsa Charbit

IL SE PASSE QUELQUE CHOSE

Un road movie féminin, humaniste et social à la rencontre d’une Provence hors des sentiers battus.

Avignon. Irma, qui ne trouve plus sa place dans le monde, croise sur sa route Dolorès une femme libre et décomplexée en mission pour rédiger un guide touristique gay-friendly. L’improbable duo se lance sur les routes. Au lieu de la Provence pittoresque et sexy attendue, elles découvrent une humanité chaleureuse qui lutte pour exister. Pour chacune d’elle, c’est un voyage initiatique.

https://player.vimeo.com/video/281266572?dnt=1&app_id=122963

« Il se passe quelque chose est un film sur l’amitié et une fenêtre ouverte sur la beauté du monde. Deux femmes se rencontrent par hasard au bord d’une route. L’une est très libre, heureuse de vivre, mais il lui manque quelque chose d’indéfinissable. L’autre voudrait quitter la vie, parce qu’elle ne parvient pas à surmonter le deuil de l’homme qu’elle a aimé. Entre elles, se tisse un lien. De la confiance qu’elles se témoignent, naît peu à peu leur confiance dans le monde qu’elles parcourent. Il y a des rencontres avec des gens généreux et fraternels. Il y a aussi des cheminées d’usine au milieu des champs d’oliviers, des ronds–points incongrus fichés au cœur de la campagne, des horizons illimités. Nous sommes dans les Bouches–du–Rhône, en Camargue, au bord de l’eau, entre la mer et les bras du fleuve. C’est le territoire de la réalisatrice, son territoire intime, dont elle sait capter la lumière douce, rendre la majesté étrange, entre plages nichées à l’ombre des hauts–fourneaux et nature souveraine, raconter la vie des habitants surtout, qu’elle filme dans des rôles inspirés de leurs propres histoires. Pour filmer, il faut aimer. De cette vérité, la réalisatrice fait un acte de cinéma. Parce que nous voyons le monde à travers les yeux des deux héroïnes, que leur amitié rend à la vie, ce que nous voyons est ennobli, magnifié par leur regard. Il se passe quelque chose de politique. Car voir à travers le prisme de l’amitié, révéler l’humanité des gens, n’est–ce pas aller à la source même de l’engagement.
Mathieu Lis, cinéaste, membre de l’ACID

Dossier de presse

NOTES SUR LE FILM

De l’écriture au tournage

Il y a quelques années, alors que je filmais des groupes de parole, je découvrais avec un certain étonnement que le malaise que j’éprouvais vis à vis de la société actuelle – pour le dire vite, le monde capitaliste ultra individualiste et libéral – était largement partagé. Par les exclus, ce qui paraît peu étonnant, mais aussi par les inclus (la façade de bien–être se lézardait très vite dès qu’on grattait un peu). Au final, une question collective sourdait de ces rencontres: « quelle place pour l’humain aujourd’hui? ». C’était décidé, elle serait la question centrale de mon film, et Irma, une femme qui ne trouve plus sa place dans le monde, en serait le vecteur. L’idée fut très vite d’opposer ce personnage perdu à son contraire, une femme hyper–adaptée à la modernité, travaillant dans le tourisme, pointe avancée du nouveau monde, figure ultime de la colonisation du vivant. Ainsi Irma et Dolorès étaient nées. Un scénario vit le jour, nourri du réel dont j’aime bien m’inspirer. La fabrication d’un long–métrage n’étant pas un long fleuve tranquille, les années ont passé. Il y a un an, j’ai décidé de remanier le scénario et de confronter mes 2 personnages (dont je gardais la trajectoire et le background) au réel. Au lieu de rencontres pré–écrites, Irma et Dolorès iraient au devant des humains d’aujourd’hui. Une fois cette décision prise, nous avons circonscrit notre terrain de jeu : un tout petit territoire à l’ouest de l’étang de Berre qui nous permettait d’explorer tout à la fois un bout de Camargue (Port St–Louis du Rhône), une terre agricole (la plaine de la Crau, ses vergers, ses bergers), une énorme zone industrielle et portuaire (Fos, Port de Bouc, Martigues) et son monde ouvrier et populaire, une zone ultra aménagée (Istres, ses ronds–points et ses pavillons)… Sur quelques dizaines de km se tenait devant nous un petit cœur du monde. Tous yeux et toutes oreilles ouvertes, nous l’avons exploré pendant un mois (avec Luis Bértolo), ouverts aux rencontres, aux hasards, à tout ce qui pouvait aussi résonner avec les thématiques du film. De cette récolte, de nouveaux personnages sont apparus (Dora et sa « Réparation », l’équipe E.S.P.R.I qui cherche à filmer l’invisible), des personnages se sont transformés, une thématique nouvelle est apparue, celle de la migration. Quasi tous ceux que nous rencontrions venaient d’ailleurs. Je pris rendez–vous avec certains des derniers venus, les demandeurs d’asile du CADA de Miramas. Ce jour là, en face de moi 15 personnes venues d’horizons divers, et le sentiment très fort de me retrouver face à un échantillon de l’humanité… Il fallait évidemment s’emparer de cela. Le film est une trame construite autour de ces réalités multiples traversées qu’il met en écho les unes avec les autres pour qu’elles dessinent une image du monde d’aujourd’hui. Il est né de ces rencontres, de ces énergies partagées et des visions qu’elles ont produites en moi.

L’enjeu du film, la rencontre

Le pari du film est celui des rencontres. Certaines totalement documentaires, comme celle du karaoké où j’avais décidé qu’Irma parlerait publiquement de son suicide – la réaction spontanée des gens, d’une humanité immense, a surpassé de loin mes espérances. D’autres plus construites, comme celle avec Serge, qui tenait un rôle dans le film que je lui demandais d’investir à sa manière. Avec les non–professionnels nous n’avons pas répété, juste testé le fait d’être devant une caméra ou cherché à connaître leurs talents. Nous avons travaillé un lien d’où est né une confiance mutuelle, une confiance aussi dans ce que nous étions capables d’inventer ensemble ici et maintenant. Après le mois d’exploration, je suis partie écrire, puis revenue leur proposer des rôles, pour eux. Pendant le tournage, mes indications de texte ont été minimales, elles donnaient surtout l’enjeu de la séquence ou la thématique que je souhaitais déployer (comme dans la scène en voiture entre Jean et Irma, l’idée d’une nouvelle vie et celle de la lutte). L’exercice a été sensiblement le même avec les comédiennes : hormis les scènes entre elles, tirées du scénario, je leur ai demandé d’incarner leur personnage au beau milieu du réel, de laisser venir les choses, de ne pas en avoir peur. C’est donc à un magnifique lâcher-prise de leur part que nous assistons. Le film peut donc se voir à certains endroits comme leur portrait face à des personnes que ma proposition transforme en acteur pour l’occasion.

L’intime et le collectif

Comment habitons nous le monde? Quelles rencontres sont possibles aujourd’hui? Les 100 minutes du film explorent cela. Au cours de ce voyage qu’on pourrait dire initiatique, le réel se densifie, on quitte un monde lisse, menacé de vacuité (l’Avignon touristique, les zones pavillonnaires, le village des marques – faux village provençal et centre commercial à ciel ouvert) et l’on rentre peu à peu dans un monde où l’homme est encore au monde… Un monde peuplé d’humains, d’usines, où la nature bien qu’abimée et sans cesse menacée montre encore toute sa puissance. Le film devient polyphonique. L’histoire de Dolorès et d’Irma nous laisse entrevoir d’autres histoires toutes aussi riches. La communauté humaine existe, je l’ai rencontrée. La vie court et la joie aussi. Elles nous indiquent le chemin de la lutte à venir. Bien au delà des slogans, celle pour la beauté et la vie.

La comédie et le discours

Le pari du film est celui de la légèreté et de la vie. Le duo des deux personnages construits sur le modèle de la comédie, un duo auguste et clown blanc, lunaire et solaire… Plutôt que d’assener un discours critique qui risquerait d’enfermer le réel, j’ai choisi le mode interrogatif et fait le pari du surgissement. Les choses sont montrées, notamment la multitude d’invisibles, si souvent fantasmés et si rarement vus, et c’est au spectateur de faire son chemin avec ça. Les outils de la modernité sont mis à l’épreuve du réel. Gps, téléphone portable, google trad… Qu’est–ce que rencontrer l’autre? Est–ce que communiquer suffit? La scène de la rencontre avec le berger donne lieu a un moment de vérité. La comédie est là, elle nous interroge dans nos pratiques et nos certitudes. A nous de jouer.
Anne Alix – avril 2017

À LA RECHERCHE DES FORÊTS BRÛLÉES

Pierre Thoretton, photographe, a pour projet de photographier les vestiges des feux qui ravagent chaque année la Californie. Mais les forêts brûlées sont introuvables, et les problèmes techniques liés à la prise de vue avec une chambre s’accumulent. Que faire quand rien ne se passe comme prévu ? Non sans humour, le photographe ajuste son projet aux contingences du moment présent. Au-delà du travail qui prend forme au fil de la route et des paysages, le portrait d’un homme s’esquisse, à contre-courant de son époque.

De la Californie à l’Arizona en passant par l’Utah et le Nevada, À la recherche des forêts brûlées interroge notre rapport à l’image, le processus de création artistique et le choix de continuer à faire de la photographie argentique dans un monde numérique.

Note d’intention de la réalisatrice

Au départ, il s’agissait juste de documenter la réalisation d’un travail photographique, avec les forêts brûlées comme ligne de mire et garde-fou. Mais très vite la beauté des paysages a imposé autre chose. Le besoin de conserver des traces, pour après. Le désir de fouiller le présent. Un homme lutte contre les obstacles qui l’empêchent d’atteindre son but. Spectacle universel. Mais qui est-il, lui ? Qu’est-ce qui l’a mené à choisir cet étrange sujet ? Il a fallu des milliers de kilomètres et de nombreuses discussions pour comprendre. La réalité prend rarement la forme des rêves dans lesquels on l’a esquissée. Pourtant ce sont eux qui portent l’avenir, car ce sont eux qui poussent à l’action. Qu’importe si l’explication émerge a posteriori, si elle est autre que celle qu’on attendait. Le sens se donne. Le temps se prend. Au fond le film se résume à cela : une ode à la durée dans un monde d’immédiateté.

Pierre Thoretton

Assistant d’artistes comme Pier Paolo Calzolari et Franz West à la fin des années 1980, Pierre Thoretton mène une carrière de vidéaste, peintre et photographe jusque dans les années 2000. Il se tourne ensuite vers la production (Les Films de Pierre) et la réalisation avec le documentaire L’Amour fou (2006), qui remporte notamment le prix Fipresci de Toronto.