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Mois : octobre 2019

LOUISE WIMMER

Insoumise et révoltée, Louise Wimmer a tout perdu.

Armée de sa voiture et de la voix de Nina Simone, elle va tout faire pour reconquérir sa vie.

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Entretien avec Cyril Mennegun

De quelle façon vous êtes-vous intéressé au cinéma, au point par la suite d’avoir eu envie d’en faire ?

Dans ma ville natale, Belfort, j’étais en total refus de la vie qui m’attendait, en me demandant par goût du défi ce qui serait pour moi le plus intéressant, le plus improbable aussi. Le cinéma s’est imposé, quoi de plus inaccessible ? Je voyais ce monde réservé à un milieu social autre que le mien, avant de réviser mon jugement par la suite. Mon premier rapport avec le cinéma, les plateaux de tournage, ça a été l’émission télévisée Cinéma Cinémas. Je me souviens d’un reportage sur Pialat au travail, qui m’avait fasciné, et d’un autre avec John Cassavetes et Gena Rowlands. J’ai écrit un premier projet de court-métrage, en 1998, cherché de l’argent, une équipe. C’était l’histoire toute simple d’un rendez-vous amoureux manqué. Ce film a marqué ma rencontre avec Thomas Letellier, qui signe aujourd’hui l’image de Louise Wimmer.

Qu’avez-vous fait entre votre premier court métrage en 1998 et Louise Wimmer ?

J’ai réalisé un premier documentaire, en 2001, et j’en ai enchaîné plusieurs pour France 5 et Arte. Puis j’ai rencontré mon producteur, Bruno Nahon, qui m’a accompagné sur Tahar l’étudiant et Le Journal de Dominique. L’envie de fiction était bel et bien là depuis toujours mais sans la confiance de Bruno, je n’aurais peut-être jamais franchi le pas.

Quelle est la genèse du personnage de Louise Wimmer ?

A l’origine du personnage, il y a une femme que j’ai rencontrée pour un documentaire. Il y a également un peu de ma mère, de ma tante, qui ont été des “femmes de”, qui ont eu de l’argent, et ont tout perdu du jour au lendemain, quand le mari les a quittées. A l’approche de la cinquantaine, elles se sont retrouvées sans statut, sans argent, sans possibilité de rebondir. Beaucoup de gens se battent et font tout pour sauver les apparences, alors qu’ils vivent des situations extrêmement graves sans aide aucune, car ils sont invisibles. Comme Louise Wimmer, ils sont dans l’impossibilité de dire qu’ils ont besoin d’aide. Cela me vient de ces femmes avec qui j’ai grandi. Elles avaient une fierté sauvage poussée à outrance. Une fierté qui pouvait devenir un piège pour elles car à un moment donné, s’il est nécessaire de demander de l’aide et qu’on ne le fait pas, il faut une sacrée force pour tenir le coup. J’ai passé mon enfance et mon adolescence à les observer, à me laisser influencer par leur beauté, leur héroïsme quotidien, alors Louise c’est un peu moi aussi.

Il y a une belle scène dans Louise Wimmer, quand elle fait le ménage chez une personne et revêt une robe noire, se maquille. On imagine alors la femme qu’elle était auparavant.

J’ai voulu faire de ce personnage de femme une héroïne de cinéma à part entière, avec ses multiples visages : celui d’une personne détruite par l’expérience de la vie, et celui de la femme qu’elle est encore au fond d’elle même, capable de séduire, d’aimer, de se battre. Cette facilité qu’ont les femmes à porter des masques, à revêtir des apparences, à se transformer, me fascine. C’est toujours la même femme, mais plus le même personnage. En cheminant vers ce long-métrage, avec tout ce qu’il faut traverser pour faire un premier film, il m’a d’abord fallu trouver l’actrice pour qui écrire… Je voulais qu’elle soit grande, rousse et approche de la cinquantaine. J’ai cherché un peu partout, jusqu’au jour où, en regardant un téléfilm, je suis tombé sur une femme dans une voiture qui éclatait de rire. J’ai enregistré la suite pour avoir le générique et retrouver son nom. Je suis entré en contact avec son agent, et le lendemain j’étais à Roubaix pour la rencontrer. En la voyant venir de loin, j’ai eu la certitude immédiate que c’était elle et aucune autre.

Corinne Masiero est formidable et en même temps elle n’appelle pas la compassion. Elle tient tête, elle se bat. C’est un choix de votre part ?

Plus qu’un choix, c’est pour moi un acte fort. Je ne voulais pas que Louise appelle à la compassion, mais que le film rende hommage à sa force, sa fierté autant qu’à ses fragilités qui affleurent petit à petit dans la narration. Louise doit aussi beaucoup à une autre femme, Valérie Brégaint, la monteuse du film qui s’est beaucoup investie dans ce projet, encore une belle rencontre. Et puis comme dans la vie, il arrive que l’on rencontre quelqu’un qui nous fait une drôle d’impression, désagréable parfois, puis on se met à l’aimer pour finalement ne jamais l’oublier. Louise, c’est ça, une rencontre. Quant à Corinne, c’est un petit miracle, un coup du sort, je voulais une actrice, grande, rousse et balaise, j’ai cherché et un jour je suis tombé sur cette magicienne, envouté immédiatement, j’avais ma Louise. L’écriture du scénario pouvait commencer, car j’ai écrit Louise pour elle. J’avais bien entendu la trame, mais j’avais besoin d’un visage, d’un corps pour écrire.

En voyant Louise Wimmer, j’ai pensé à Laurent Cantet et à L’Emploi du temps où le personnage, pour d’autres raisons, passe ses journées dans sa voiture. La voiture est le second personnage de votre film.

L’Emploi du temps est un film crucial dans mon parcours et si cela se voit alors tant mieux. Je crois que je ne pourrai jamais oublier les détails de ce film, le visage d’Aurélien Recoing, l’échange de regards entre lui et son réalisateur et cette voiture qui nous embarque vers un destin. Pour Louise, la voiture permet de fuir, de se rendre sur son lieu de travail et pour elle, de se loger. Le véhicule de Louise Wimmer est une extension de sa personne. Certes un refuge, un symbole de sa galère, mais aussi une métaphore : comme Louise cette voiture est grande, solide, un peu abîmée mais toujours très classe.

La voiture est associée à la nuit. Le plan où Louise Wimmer avance entre deux poids lourds pour siphonner de l’essence pourrait venir d’un film d’horreur. La scène de nuit où deux types rôdent autour de sa voiture fait peur aussi.

Je ne sors pas du point de vue de l’intérieur de la voiture et ne montre pas ces hommes autrement. On est avec Louise Wimmer et on vit le monde à partir de ce qu’elle entend et voit. J’ai tourné des choses plus explicites, que j’ai supprimées au montage, préférant suggérer, susciter le hors-champ sonore. Louise est intelligente, toujours dans la lumière, ne stationne pas dans des lieux exposés au danger. Elle a pour habitude de se garer la nuit dans des rues résidentielles, sauf ce jour-là, où on peut supposer, même si le film ne l’explique pas, qu’elle n’avait pas assez de carburant pour aller où elle a l’habitude d’aller.

Louise Wimmer affronte les gens en les regardant dans les yeux. Elle leur fait toujours face, sans se dérober.

Elle a des yeux qui disent : « je t’emmerde. » Cela provient de Corinne, de la violence magnifique qu’elle a à l’intérieur d’elle-même, de ses propres expériences de vie, et d’une volonté de ma part de suivre un personnage qui ne se soumet pas. Elle toise, elle affronte car si on baisse les yeux, ce qui vient en face, on ne le voit pas.

Quand elle démarre sa voiture, cela enclenche toujours la même chanson, qui fonctionne comme un gag à répétition. D’où est venue cette idée ?

C’était au tout départ du projet. Tout simplement parce que j’ai connu une personne qui avait un CD coincé, qui démarrait toujours en même temps que sa voiture. Ça me rendait fou tout en m’amusant beaucoup. Je ne voulais pas de musique originale sans vouloir pour autant d’un film où elle serait absente et comme j’avais envie de faire venir de la musique contre l’avis du personnage, cette histoire de CD coincé était idéale. Et quand elle en aura ras le bol, il n’y aura plus de musique dans le film. Quant à Nina Simone, elle était présente elle aussi très tôt. C’est un exemple de femme qui n’a jamais baissé les yeux ni courbé l’échine, à la fois sublime et monstrueuse, une méchante femme, une drôle de voix, avec de la douleur en elle. Donc pas étonnant que Louise aime ça. Cela convenait à la nuit. C’est Thomas Letellier, mon chef-opérateur, qui m’a suggéré cette chanson, Sinner Man.

Et la chanson finale ?

Je ne voulais pas de chanson française, car on interprète tout de suite les paroles en fonction de la situation et celle choisie, Days of Pearly Spencer de David McWilliams colle avec le rêve américain à deux balles des tours HLM, le côté Eldorado. Là, on se laisse emporter par la musique et si on comprend un peu les paroles, tant mieux. Après le hasard fait bien les choses, quand on entend Milk white skin, on découvre le visage de Louise et pour la première fois un sourire qui l’irradie… On partage alors sa joie tout en réalisant que ce n’est pas le paradis non plus, ce que la musique suggère avec les images en contre-plongée sur les tours d’habitation. Accéder à un logement décent est un rêve avec la certitude de ne plus être seul. Ce qui persiste de beau dans ces quartiers, ce sont les personnes qui y vivent. Ces barres de béton racontent bien des choses et sont pour Louise la promesse d’un nouveau départ. Rivée au sol, sur quatre pneus, elle va vivre au 15ème étage et voir la vie autrement, comme un aigle.

Après Louise Wimmer, vers quelle direction souhaitez-vous aller ?

Je termine le scénario de mon prochain film Insight. Je l’écris sur mesure pour Tahar Rahim et pour Alexandre Guansé qui sera la découverte du film. J’ai filmé Tahar dans un docufiction, Tahar l’étudiant (2005), et entretemps il est devenu cet acteur incroyable. Il voulait devenir acteur, et moi, cinéaste. J’ai commencé à penser ce projet pour lui bien avant Louise Wimmer et Tahar a décroché le rôle de Malik dans le film de Jacques Audiard quand j’obtenais l’Avance sur recettes pour le mien. Dans la vie aussi il y a des hasards magiques.

Propos recueillis par Charles Tesson

Critikat – Fabien Reyre

Femme femme

On n’est pas près d’oublier son nom : Louise Wimmer. Et, par la même occasion, ceux du réalisateur (Cyril Mennegun) et de l’actrice (Corinne Masiero) qui, en une heure et vingt minutes, donnent vie à l’un des plus beaux personnages du cinéma français de ces dernières années. Louise Wimmer : une femme a priori banale, qui roule dans la nuit en écoutant en boucle « Sinnerman », la célèbre chanson de Nina Simone. Clope après clope, d’un petit boulot à un bar PMU qui fait crédit, Louise semble foncer à toute allure, enivrée par le rythme obsédant du chef d’œuvre de la chanteuse soul. Louise est une battante. Elle est fière, elle n’a peur de rien, en apparence. Louise ne demande qu’une chose : avoir un logement.

Une femme sans influence

Cyril Mennegun vient du documentaire : on le devine aisément, à regarder la précision avec laquelle il dépeint le quotidien de son personnage, toujours à la bonne distance, avec une empathie qui ne sombre jamais dans le pathos. Héroïne de son temps, Louise Wimmer donne un visage aux anonymes brisés par les gros mots que les journaux ressassent froidement, jusqu’à l’écœurement : crise, récession, précarité… Mais c’est par le truchement de la fiction que le cinéaste parvient à rendre vivante cette victime collatérale de l’impitoyable machine économique. Pour autant, jamais la question politique n’est ouvertement posée : infiniment plus que le récit indigné d’une vie en déséquilibre, Louise Wimmer est, surtout, un magnifique portrait de femme. Le jeune cinéaste ne lâche pas son actrice une seconde, faisant de Louise un personnage non seulement d’une densité rare, mais également d’une belle sensualité. Le film évite de nombreux écueils, ne se limitant jamais au constat froid et compatissant de la descente aux enfers d’une quinquagénaire : il est, au contraire, débordant d’espoir et de vie, d’humour et de plaisir. Qui est Louise Wimmer ? Une femme tour à tour arrogante et bornée, touchante et admirable, pathétique et grandiose. Comme un Cassavetes revu et corrigé par Laurent Cantet, Cyril Mennegun appréhende le désordre social par le biais de l’éternel féminin : une grande crinière rousse et un corps étonnant, lourd et gracieux à la fois, en guise de Marianne moderne, pas du tout investie par une quelconque mission, sinon celle, si contemporaine, de sauver sa peau du marasme global.

Il faut, pour cela, une actrice, une vraie, une grande, et celle révélée par Cyril Mennegun est un ravissement. Corinne Masiero brûle littéralement l’écran de son physique presque androgyne, faisant de cette Louise un corps en perpétuel mouvement, qui ne doit jamais s’arrêter pour ne pas mourir. La voiture, élément clé du film, est le prolongement de Louise : elle y dort, elle en a besoin pour travailler, elle l’utilise pour rouler à toute allure et oublier ses malheurs. Elle est le lien qui l’unit à une vie sociale, à la générosité de ceux qui veulent bien lui donner un coup de main pour ne pas qu’elle sombre. Louise est un mystère, et Corinne Masiero réussit parfaitement à lui donner chair sans jamais la dévoiler tout à fait : le résultat, vertigineux, embarque le spectateur vers des sommets de sentiments contradictoires. Quand, à la fin, un rayon de lumière éclaire l’écran et le visage de Louise/Corinne, Cyril Mennegun réussit un petit miracle : faire couler des larmes de joie sur nos visages ébahis.

Le Monde – Thomas Sotinel

Un captivant portrait cinématographique, qui révèle progressivement son sujet, jusqu’à en faire un objet d’admiration.

Voici Louise Wimmer. Vous allez passer quatre-vingts minutes avec elle. C’est long pour une première rencontre, il faut une bonne raison pour lui consacrer tout ce temps, la voici : Louise Wimmer est une héroïne. Arc-boutée contre la fatalité, elle incarne la volonté de prendre son destin en main. Louise est d’autant plus héroïque qu’elle est ordinaire. Ce qui l’est moins c’est l’image qu’en donnent Cyril Mennegun et Corinne Masiero, le réalisateur et l’interprète du long-métrage qui porte le nom de cette femme à la fois du et hors du commun. Louise Wimmer, le film, est un captivant portrait cinématographique, qui révèle progressivement son sujet, jusqu’à en faire un objet d’admiration.

Pourtant, admirable n’est pas le premier adjectif qui vient à l’esprit quand on rencontre Louise. C’est une femme de haute stature, mise sans apprêt, qui ne parle pas beaucoup. Mais à qui parler, pourquoi et comment s’habiller mieux ou se maquiller quand on habite dans sa voiture, quand on passe les heures à courir de l’hôtel où l’on fait les chambres aux villas que l’on balaie ? Louise vit au bord du gouffre et le film de Cyril Mennegun, documentariste qui réalise ici sa première fiction, ressemble d’abord à la peinture d’une situation sociale, d’une précarité montrée ici dans sa forme la plus extrême.

Si Louise Wimmer s’en tenait à ce seul propos, ce serait un film méritoire, un « cri d’alarme » ou un « implacable réquisitoire ». Or, c’est bien plus que ça et c’est à ce moment que la tâche du critique de cinéma se complique.

Car dans ce bloc de misère, le réalisateur et la comédienne sculptent peu à peu un personnage d’une grande complexité. Ce n’est pas que Louise se mette à déclamer de grandes tirades. Jamais le film ne se départ de l’observation des comportements. Simplement, au fil des séquences, on apprend deux ou trois choses sur Mme Wimmer. On devine bien qu’elle est tombée de haut, un peu au moins, puisqu’elle vit dans un break Volvo, et pas dans une Twingo. A 50 ans, elle a eu le temps de vivre, d’aimer, d’ailleurs les lambeaux de cette vie sont rassemblés dans le box d’un parking dont elle peine à payer le loyer.

Mais le reste de Louise, les détails de ce passé et les escarmouches incessantes de la campagne qu’elle mène pour s’assurer un avenir, il faut les découvrir au fil de ce beau film. D’observateur plein de commisération, on passe peu à peu dans la peau d’un partisan passionné : on se demande si la voiture va démarrer, ce matin-là, avec autant d’angoisse que l’on se demandait si Cary Grant et Eva Marie Saint arriveraient à escalader le nez de Thomas Jefferson dans La Mort aux trousses.

Un film de guerre

Cette empathie qui va croissant tient d’abord à la manière dont Cyril Mennegun mène son récit, découpé en blocs assez brefs qui prennent tout juste le temps de dessiner une situation, d’en définir les enjeux et de mettre en scène la stratégie qu’adopte l’héroïne pour y faire face. Jamais le metteur en scène ne s’attarde, tenant ainsi les tentations et les pièges du mélodrame à l’écart.

Finalement, Louise Wimmer est un film de guerre. Corinne Masiero, avec son mélange de brutalité et d’élégance, repart sans cesse à l’assaut. Elle alterne les coups de main (il faut découvrir au fur et à mesure ces situations impossibles que fait surgir la misère, et les trésors d’astuce et de persévérance qu’il faut pour les conjurer) et les affrontements à terrain découvert, avec les membres de sa famille, ses interlocuteurs de l’administration, les agents du maintien de l’ordre.

Ces personnages restent d’une certaine façon à la périphérie de la vie de Louise, elle est engloutie dans la solitude et la misère. Pourtant, le film fait leur place à ces seconds rôles, tous interprétés avec une grande rigueur (Anne Benoît en patronne de café est parfaite, par exemple : elle n’a pas un grand coeur, elle a un coeur qui fait ce qu’il peut) si bien que le monde dans lequel se débat Louise Wimmer reste humain, malléable quand même malgré son extrême dureté pour les faibles. Quant à savoir si Louise aura prise sur lui, il faut passer quatre-vingts minutes avec elle pour le découvrir.

CHARLES PATHÉ ET LÉON GAUMONT – PREMIERS GÉANTS DU CINÉMA

Pathé et Gaumont : deux signatures qui traversent le XXème siècle et brillent encore dans nos salles obscures. Mais qui se souvient que, derrière ces deux noms, se cache l’aventure extraordinaire de deux hommes qui ont révélé au monde la magie du cinéma, l’ont fait vivre pour tous et bien au delà de nos frontières ? En à peine vingt ans, Charles Pathé et Léon Gaumont vont édifier les bases sur lesquelles le cinéma continue de s’épanouir aujourd’hui.

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Télérama – Nicolas Didier

D’un côté, Charles Pathé, brillant homme d’affaires. De l’autre, Léon Gaumont, inventeur visionnaire. Avec les frères Lumière (qui cessent la réalisation en 1900) et le magicien Georges Méliès (qui, ruiné, ­arrête en 1913), ces deux-là ont quasiment inventé le cinéma (français). Grâce à leur ­rivalité, celui-ci a connu un développement spectaculaire à partir de 1895, passant peu à peu du phénomène de foire au divertissement à grande échelle.

Dense et captivant, le documentaire tire admirablement parti des écrits des industriels (correspondance, Mémoires) et s’appuie sur des archives renversantes, puisées dans leurs catalogues respectifs. Avec une précision d’horloger, il passe en revue les innovations techniques successives. Comme les « phonoscènes » de Gaumont, inventées en 1902, soit vingt-cinq ans avant Le Chanteur de jazz — officiellement le premier film parlant de l’histoire —, produit par Warner.

Pendant que Charles fait peindre ses pellicules à la main, Léon travaille d’arrache-pied à son « Gaumontcolor », qu’il présente en 1913. Les deux pionniers se frottent à tous les genres (vues documentaires, westerns, comédies burlesques). Et se concurrencent même sur le serial, l’ancêtre de la série télé : Pathé sort Les Mystères de New York (1914), Gaumont réplique avec Les Vampires (réalisé par Louis Feuillade en 1915). De cet antagonisme ­légendaire sont nés un respect mutuel, puis une solide amitié à la fin de leur vie. En 2001, comme un symbole, les deux sociétés ont regroupé leurs salles au sein d’une filiale commune.

Le Monde – Alain Constant

Leurs noms sont mondialement célèbres, et depuis longtemps. Mais qui se souvient que derrière Pathé il y a un Charles, et derrière Gaumont un Léon ? Deux hommes issus de milieux modestes, nés à quelques mois d’intervalle (Pathé en 1863, Gaumont en 1864), aux caractères différents mais devenus inventeurs visionnaires et ayant permis, au même titre que les frères Lumière ou Georges Méliès, de donner au cinéma français naissant un rayonnement exceptionnel.

Bénéficiant d’images d’archives époustouflantes, ce documentaire s’appuie également sur de nombreux écrits des deux hommes. Jacques Bonnaffé prête sa voix à Charles Pathé, Eric Caravaca la sienne à Léon Gaumont, ce qui ajoute une touche de classe et d’élégance à ce film. Et à travers les succès et mésaventures des deux hommes, qui furent longtemps féroces rivaux, avant de devenir proches lors de leur retraite sur la Côte d’Azur, c’est aussi une histoire culturelle et industrielle de la France qui se dessine.

Charles Pathé n’a donc pas repris la charcuterie familiale de Vin­cennes. Léon Gaumont est sorti de son milieu social peu favorisé (père cocher, mère femme de chambre) pour entamer de brillantes études et devenir un ingénieur de haut niveau. A partir du milieu des années 1890, les deux hommes vont, chacun de leur côté, inventer, apprivoiser des procédés techniques, bâtir des ateliers consacrés au cinéma. Charles Pathé a le sens des affaires, Léon Gaumont un talent d’ingénieur qui lui permettra d’inventer avant l’heure le cinéma parlant en couleur.

Fascination pour l’Amérique
Phonoscènes de Gaumont, vues animées de Pathé, les inventions se succèdent. De l’attraction de foire aux immenses salles de projection, la concurrence des deux hommes va profiter à l’ensemble de l’industrie cinématographique française. Et les saynètes muettes et grivoises des débuts vont, petit à petit, laisser place à des œuvres plus élaborées, du burlesque de Max Linder aux séries à succès comme Fantômas. Sans oublier d’étonnants westerns à la française tournés en Camargue.

Alors que Charles Pathé choisit le coq comme emblème, Léon Gaumont mise sur la marguerite. Chez Pathé, le bon goût est celui du public, chez Gaumont, on se veut plus sélectif, plus bourgeois en quelque sorte. Mais les deux hommes ont en commun un attrait pour l’innovation et une fascination pour l’Amérique, où les deux sociétés réussiront de belles affaires. C’est aux Etats-Unis que Pathé découvrira le feuilleton policier à épisodes (le serial), genre aussi lucratif que populaire qu’il adaptera pour le public français avec Les Mystères de New York (1914). Jamais en retard d’un combat, Gaumont répliquera dans la foulée avec Les Vampires, réalisé par le talentueux Louis Feuillade en 1915.

Mais la Grande Guerre va décimer les rangs des ouvriers de Gaumont et Pathé. Désormais, les Américains, avec William Fox, Jack Warner ou Samuel Goldwyn, investissent des sommes folles sur des films, modernisent l’industrie, bâtissent des temples consacrés au cinéma. Pathé et Gaumont tentent de résister, misent sur des films d’auteur, des réalisateurs de talent (Abel Gance, Marcel L’Herbier). Mais le cinéma américain, plus commercial, envahit tout.

Fatigués, Charles Pathé et Léon Gaumont partent sur la Riviera profiter d’une retraite bien méritée. Les rivaux deviennent amis, jusqu’à la fin de leur vie. Comme un clin d’œil à l’histoire, les responsables de Gaumont et de Pathé décideront, en décembre 2000, de regrouper leurs salles.

LE TEMPS DES FORÊTS

Symbole aux yeux des urbains d’une nature authentique, la forêt française vit une phase d’industrialisation sans précédent. Mécanisation lourde, monocultures, engrais et pesticides, la gestion forestière suit à vitesse accélérée le modèle agricole intensif. Du Limousin aux Landes, du Morvan aux Vosges, Le Temps des forêts propose un voyage au cœur de la sylviculture industrielle et de ses alternatives. Forêt vivante ou désert boisé, les choix d’aujourd’hui dessineront le paysage de demain.

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Entretien avec François-Xavier Drouet

Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux forêts ?

Je suis arrivé il y a dix ans sur le plateau de Millevaches en Limousin, une zone boisée à 70 %. Je ne connaissais alors rien aux forêts. Ces grands massifs de résineux m’évoquaient le Canada et me semblaient tout ce qu’il y a de plus naturel. J’ai vite compris que ces monocultures n’avaient rien de spontané et que la biodiversité sous ces conifères était très pauvre. Au détour de chemins, j’ai découvert des dizaines d’hectares coupés à blanc, des paysages saccagés, des sols et des rivières dévastés par les machines… Quelques semaines après, on replantait sur ces champs de ruines des petits sapins gavés d’engrais et de pesticides. En faisant ce film, j’ai voulu comprendre ce système que personne ne semblait questionner, comme s’il était le seul modèle possible pour produire du bois. Comme le dit un intervenant dans le film, on a tendance à penser la menace qui pèse sur la forêt en termes de déforestation. Le problème qui se pose en France est plutôt celui de la « malforestation ». Quelle forêt voulons-nous pour demain? Un champ d’arbres artificiel ou un espace naturel vivant ?C’est la question que pose ​Le Temps des forêts​.

Comment les forestiers vivent-ils ces bouleversements ?

Tous témoignent d’un changement brutal du travail en forêt depuis la fin des années 1990. Même dans des régions de tradition forestière, comme l’Alsace et la Lorraine, on voit s’imposer ces formes de sylviculture ultra-simplifiées, calquées sur le modèle agricole productiviste, où le forestier n’est plus qu’un récolteur de bois. Ce n’est souvent pas la conception qu’ils ont de leur métier. Cette pression génère chez ceux qui résistent une grande souffrance éthique, dont la face visible est la vague de suicides qui secoue l’ONF depuis les années 2000. Beaucoup ont pourtant du mal à exprimer leurs doutes publiquement. Il y a une forme d’omerta en forêt. L’ONF verrouille sa communication, imposant aux agents un devoir de réserve. La filière bois est aussi un monde presque exclusivement masculin, assez brutal, où il n’est pas bien vu de critiquer ou de montrer sa sensibilité. On est vite taxé de doux rêveur ou, pire, d’écologiste !

Un mot sur la forme du film ?

C’est un film de paroles, où les mots interagissent avec le paysage. J’ai voulu m’éloigner de l’esthétique traditionnelle des documentaires naturalistes qui montrent souvent une forêt mythifiée, sublimée, un peu carte postale, qui n’est pas vraiment celle que l’on rencontre au quotidien. Le cœur du film n’est pas la forêt, mais ceux qui la travaillent et le rapport qu’ils entretiennent avec le vivant : la collaboration pour certains, l’opposition pour d’autres. J’ai filmé à hauteur d’homme, en tâchant d’inscrire les personnages dans leur milieu, de montrer les logiques de chacun, sans juger. J’espère qu’au terme de ce film, le spectateur ne regardera plus la forêt de la même manière et qu’il saura lire les contradictions qui la traversent.

Comment s’est passé le tournage ?

La filière bois est très soucieuse de son image et n’aime pas que l’on s’intéresse à elle. Personne n’a accepté que je filme un épandage de pesticides en forêt par exemple. Il faut un peu forcer les portes pour accéder à certains chantiers, rentrer dans des usines, obtenir des entretiens… L’industrie investit énormément en communication pour verdir son image, en mettant en avant la replantation. Dans l’imaginaire urbain, planter un arbre, c’est un acte positif. Mais planter une monoculture à la place d’une forêt vivante et naturelle qu’on a rasée au bulldozer, c’est tout autre chose.

Qu’en est-il de la forêt publique ?

Elle ne représente qu’un quart de la forêt française, mais plus d’un tiers du bois commercialisé. Les réformes menées depuis 2002 ont bouleversé le métier de l’agent ONF, à qui l’on demande de privilégier la vente du bois au détriment des autres fonctions de la forêt : écologiques, récréatives, paysagères… Depuis longtemps déjà, des projets de privatisation traînent sur les bureaux des ministères et les grands groupes sont à l’affût. Le film montre des agents très mobilisés pour défendre leur statut de fonctionnaires assermentés, garant pour eux d’une certaine autonomie. Ils auront besoin du soutien de tous pour y parvenir.

Des alternatives existent-elles ?

Oui et depuis longtemps ! Le film montre qu’on peut tout à fait produire du bois et satisfaire nos besoins sans saccager l’éco-système. Il est absurde d’opposer économie et écologie. C’est au contraire en s’appuyant sur les dynamiques naturelles qu’on obtient les meilleurs rendements à long terme. Mais ce n’est pas cette logique qui est défendue par les politiques forestières, qui visent à adapter la forêt aux besoins de la grande industrie. La forêt française est à la croisée des chemins et les propriétaires ont une lourde responsabilité sur son devenir. Ceux qui ne possèdent pas de forêt peuvent participer en achetant des parts d’un groupement forestier citoyen, comme celui que j’ai filmé dans le Morvan. Il faut aussi développer les circuits courts, de l’arbre à la poutre, sur le modèle de l’agriculture paysanne. Les choix que nous faisons aujourd’hui auront des répercussions à l’échelle du siècle. J’espère que le film donnera l’envie à chacun d’agir sur le cours des choses.

DOSSIER PEDAGOGIQUE (extrait)

Etat des forêts, brève histoire de l’enrésinement

L’histoire des relations entre les hommes et la forêt est une longue histoire. Si la forêt n’a pas besoin des hommes pour vivre, ces derniers par contre ont toujours eu recours à ses services. Pour y trouver refuge, pour s’en nourrir, pour se chauffer, pour y pratiquer les rituels… Pendant le Moyen-Âge, la forêt fut une réserve de chasse pour les seigneurs et une ressource en bois pour les communautés paysannes, mais aussi le lieu où aller faire paître les porcs pour la glandée. Pour les bâtisseurs et les charpentiers, la forêt constituait un immense réservoir de bois d’œuvre, et pour la proto-industrie (les forges, les charbonnières) une source d’énergie que l’on pensait illimitée. Au XIXe siècle, les mines et les chemins de fer, en plein essor, eurent un besoin gigantesque en bois d’étayage et de traverses. Au même moment, les poètes et les peintres méditaient devant les paysages forestiers, préfigurant ce que le tourisme vert allait devenir un siècle plus tard, lorsque les citadins en mal de nature iront se ressourcer dans les parcs naturels. Aujourd’hui, les forêts continuent d’offrir de nombreux services aux hommes, mais bien des dangers pèsent sur elles : déforestation massive pour la plantation de palmiers à huile (dont on connaît les effets désastreux de la culture dans les pays du sud), transformation en biomasse-énergie, poursuite de l’enrésinement pour les besoins de l’industrie, financiarisation dans les bourses au carbone.

L’exploitation intensive des forêts ne date pas d’hier. Déjà dans l’Antiquité, le philosophe grec Platon s’indignait au vu des étendues pelées qui entouraient Athènes, massivement déboisées pour les besoins de la marine. L’empire romain, quant à lui, a défriché d’énormes surfaces de forêts pour ses cultures et l’extension de ses colonies. Au Moyen-âge, la croissance démographique ainsi que l’intense défrichement pour les cultures ont contribué à faire reculer les forêts. C’est de cette époque que datent les premiers conflits entre les populations locales (attachées aux droits d’usage sur les bois), les pouvoirs seigneuriaux et les administrations des eaux et forêts, réglementant de plus en plus ces droits coutumiers, voire les interdisant. Le mot « foresta », dès le XIIe siècle, désignait d’ailleurs une étendue boisée soustraite de l’usage commun par ordre d’un seigneur, afin d’y installer son territoire de chasse ou de fournir aux abbayes un espace de vie retiré du monde.Mais c’est bien autour du XVIIe siècle que les besoins en charbon de bois pour le fonctionnement des forges et des verreries commencèrent à impacter, de manière industrielle, les milieux forestiers. C’est l’époque où l’État, inquiet de l’appauvrissement du domaine forestier français, prend des mesures drastiques afin de préserver cette ressource essentielle à son économie, notamment pour les taxes qu’il ponctionne sur les étendues forestière mais aussi, bien évidemment, pour sa marine de guerre et de commerce dont les arsenaux exigeaient du bois de qualité pour la construction des navires. C’est en 1669 que, sous l’impulsion de Colbert, naît la première ordonnance qui réglemente les ressources sylvicoles, notamment en restreignant la pratique du pâturage en forêt et le défrichement. Dans l’Allier par exemple, la forêt domaniale de Tronçais et ses chênes centenaires demeurent un emblème du colbertisme. À l’époque des Lumières, au XVIIIe siècle, les massifs forestiers n’étaient plus laissés dans les mains de la Providence, mais chaque parcelle cartographiée constituait le produit d’un encadrement humain. Dans l’esprit des élites de l’époque, le milieu forestier (à l’instar de l’agriculture) était admiré lorsqu’il était exploité méthodiquement et qu’il pourvoyait des richesses économiques. Comme le note l’historienne Martine Chalvet : « Les notables de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe affichaient une prédilection pour les campagnes exploitées et bien délimitées, suivant en cela les principes de régularité et de symétrie que l’on retrouvait dans les jardins à la française. Avec de telles considérations, ils critiquaient sévèrement les landes, les marais et les maquis comme les reliquats d’une nature brute improductive et désordonnée. À l’instar des fleurs, des céréales ou des arbres fruitiers, les essences forestières pouvaient être cultivées. » Une histoire de la forêt, Seuil, 2011, p.118.

Dans la première moitié du XIXe siècle, les forêts sont devenues un potentiel économique à exploiter. Les spécialistes de cette nouvelle science qu’était alors la sylviculture se devaient de gérer ce potentiel de manière cohérente et efficace. Sur le modèle allemand, l’École Nationale des Eaux et Forêts est créée à Nancy en 1824. En sortant de cet enseignement scientifique à la sylviculture, le forestier français n’avait plus seulement la fonction d’agent chargé de la police des bois ou de l’approvisionnement des arsenaux, mais la fonction d’administrateur, formé aux mathématiques et à la botanique. Mais contrairement au modèle allemand de la régénération artificielle (coupe rase suivie de plantation homogène de semis) l’école française tenta, à ses débuts en tout cas, de privilégier la régénération naturelle, c’est-à-dire en privilégiant la restauration spontanée du couvert forestier à partir des rejets de souches et des graines présentes dans le sol.

Néanmoins, à l’heure de la première révolution industrielle, dans la première moitié du XIXe siècle, il fallait privilégier la croissance rapide des futaies. La nouvelle industrie, la construction navale et urbaine, nécessitaient des longs fûts, de la résine et du liège. Il fallait du bois standardisé pour les poteaux télégraphiques, les coffrages, la pâte à papier. L’exploitation de la forêt pour les besoins domestiques, artisanaux ou industriels a donc contribué largement à une première phase dans la diminution de la diversité des essences de bois. Le monde agricole fut, dans son ensemble, assez rétif à la transformation des taillis en futaies, aménagement qui suspendait les coupes pendant trente ou quarante ans et donc suspendait aussi les revenus qui pouvaient être tirés de ces coupes de bois. Les riches propriétaires terriens, quant à eux, défendaient les méthodes de modernisation des forêts pour la production de bois d’œuvre et de gemme (production de résine pour les distilleries de térébenthine) permettant de répondre à la demande croissante des industries et des villes. En 1827, aidé de l’arsenal juridique du Code forestier, l’Administration des Eaux et Forêts décide de restaurer la forêt française en futaie en y réglementant l’accès, l’aménagement et les usages des forêts. Tous ces aménagements ne se déroulèrent pas sans conflits avec les populations rurales qui avaient un besoin vital de bois pour leur nourriture, mais aussi de branchages, de perches et de grumes, ainsi que de sous-bois pour faire paître leur bêtes.

Pour multiplier la production ligneuse en fonction de l’économie et de ses besoins grandissants (charbonnages, chemins de fer), les services des administrations forestières procédèrent donc à la plantation d’essences résineuses, notamment le pin sylvestre, l’épicéa, le mélèze. Petit à petit, le bois comme source d’énergie (charbon de bois), fut remplacé par le charbon de terre (issu de l’extraction minière).Historiquement, ce sont des voyageurs naturalistes qui ont ramené ces essences lors de leurs expéditions au XVIIIe et XIXe siècles. Par exemple le thuya vient d’Amérique du Nord, le Douglas vient de la côte Ouest américaine, le pin blanc vient de l’Est de l’Amérique du Nord. Ils sont introduits en Europe autour des années 1840-1850. À cette époque, les autorités forestières décident de boiser les landes, les anciennes zones de pacage, les zones marécageuses. Leur choix se porta d’abord sur le pin sylvestre, ensuite l’épicéa, enfin le Douglas pour des raisons de facilité de multiplication des semis et leur rentabilité. L’exemple le plus connu est celui du massif landais en Gascogne planté de pins maritimes sur plus d’un million d’hectares, ce qui en fait aujourd’hui une des plus grandes forêts plantées d’Europe. La plantation en résineux fut largement, dès le milieu du XIXe siècle, un choix économique. L’essor du monde industriel, alors en pleine expansion, avait un grand besoin de bois : pour l’étayage des mines, pour les traverses de chemins de fer, pour la pâte à papier, etc. Dans ce cadre, les résineux pouvaient fournir une rentabilité qui correspondait aux besoins des industries puisque leur productivité est deux fois supérieure au moins à celle des feuillus et la rotation de leur coupe est plus courte.

De la fin du XIXe jusqu’aux années 1930, les forestiers s’attelèrent également à une grande entreprise de reboisement et de protection des versants montagneux afin de lutter contre l’érosion et les dangers liés aux crues. Le reboisement du Mont Ventoux dans le Vaucluse par du peuplement mixte (résineux et feuillus) et du Mont Aigoual en Lozère par du peuplement mélangé (différentes essences réunies) constitue un exemple de sylviculture de protection afin de maintenir les terres. Classé réserve de biosphère en 1990 par l’Unesco, le massif du Mont Ventoux comprend actuellement 950 espèces. Mais après la crise de 1930 et les deux guerres mondiales, une optique non plus de protection forestière mais de « production de bois » vit le jour sur l’ensemble du territoire français. Les grands acteurs de la « filière bois » (syndicats de producteurs, négociants, gouvernement, grands propriétaires) entendaient se structurer autour de la reconstruction urbaine et la croissance économique (construction, ameublement, cellulose, etc.). Dans le cadre du plan Marshall et de la montée en puissance d’une économie libérale, l’Administration des Eaux et Forêts devait réformer sa planification forestière en privilégiant une politique productiviste, à coups d’exonérations fiscales, de subventions, d’aides et de prêts. Les forestiers devinrent alors inféodés aux industriels.

L’enrésinement commença à être systématiquement pratiqué dans les années 1950 par un plan gouvernemental ambitieux, avec l’aide de l’Administration des Eaux et Forêts mais sous tutelle de la Cour des Comptes et du Ministère de l’Agriculture : c’est le FFN, Fonds Forestier National (voir encadré 2), créé en septembre 1946. Une logique d’intensification de l’exploitation forestière se met alors en place avec des méthodes de gestions issues directement du monde agricole : mécanisation, emploi d’insecticides et d’engrais,intensification des cultures, multiplication des routes d’accès, etc. Les essences de résineux ont été choisies principalement pour leur croissance rapide, leur tronc régulier, leur résistance au froid. Les conditions de l’après-guerre exigeaient en effet de disposer de suffisamment de bois pour la reconstruction du pays et pour la production papetière dont la consommation explose alors. À la fin de la deuxième guerre mondiale, le FFN s’est donc constitué dans le but de financer rapidement les boisements et reboisements des terrains, notamment les terres agricoles abandonnées des particuliers, et de mettre en place des actions de gestion des forêts auprès des communes. La régénération naturelle des forêts était considérée comme « trop longue » et de « mauvaise qualité » par rapport aux attentes économiques de l’État. Les plantations massives de résineux furent alors déclarées « d’intérêt national ». Le FFN aura été effectif de 1946 à 1999, remplacé depuis par d’autres dispositifs d’État. Comme le dit bien Philippe Canal, forestier dans la Nièvre et secrétaire général de SNUPFEN-Solidaires (premier syndicat à l’ONF) : « À la sortie de la deuxième guerre mondiale, le FFN tente de pallier au manque de bois en France et met en place une taxe sur le sciage de bois, qui servira en retour à financer la plantation de résineux à croissance rapide. D’une part, on va planter des résineux là où il y avait des pâtures comme dans le Limousin ou les Landes, mais petit à petit les feuillus existants vont être remplacés par des résineux comme dans le Morvan, avec une tendance générale à la réduction de l’âge d’exploitation des arbres qui vont être coupés de plus en plus jeunes. L’enrésinement massif en France date plus ou moins des années 1950. »

Pour comprendre la politique forestière en France, il est un acteur incontournable qu’il faut citer. C’est l’ONF (Office National des Forêts), créé au début des années 1960 sous l’impulsion d’Edgard Pisani. Cet ancien préfet, et ministre de l’Agriculture (1961-1966), a contribué à faire entrer l’agriculture française dans le productivisme et l’exportation et a participé à la mise en place de la Politique Agricole Commune (PAC). C’est dans ce cadre politique qu’il inspire la loi du 23 décembre 1964, instaurant la création, par décret en janvier 1966, de l’ONF comme établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). L’Office succédera en partie à l’Administration des Eaux et Forêts, et va devoir s’auto-financer, essentiellement par la vente de bois et la location de lots de chasse et de pêche. L’office sera également chargé de distribuer les aides du FFN pour encourager la création artificielle de peuplements dans le domaine public et privé. Dans cette nouvelle organisation, dont les objectifs sont focalisés autour de la filière bois (plus qu’autour des prérogatives de préservation), l’ancien corps des Eaux et Forêts fut intégré au nouveau corps des IGREF (Ingénieurs du Génie Rural et des Eaux et Forêts) et formés à l’Ecole nationale du génie rural, des eaux et des forêt (ENGREF), école membre d’AgroParisTech. Cette institution a elle-même été réformée en 2009 avec la création d’un nouveau corps d’ingénieurs au spectre d’action très large allant du climat à l’énergie, en passant par l’aménagement du territoire, le logement, la mise en valeur agricole et forestière, ainsi que l’agro-industrie. Ce nouveau corps de hauts fonctionnaires, c’est celui des ingénieurs des Ponts, des Eaux et des Forêts (IPEF) résultat de la fusion des corps d’ingénieur des Ponts et Chaussée et celui d’ingénieur du Génie Rural, des Eaux et des Forêts.

Avec cette évolution historique de l’administration forestière vers des structures gouvernementales de plus en plus intégrées aux grands corps d’État, les forestiers ont gagné dans l’extension de leurs compétences, mais il ont perdu, par cette évolution même, leur spécificité et une partie de leur pouvoir en tant qu’agents de terrain. Il est évident que le rôle historique de l’ONF a été « d’intégrer les plantations et leur exploitation au sein d’une filière bois rentable. Pour atteindre cet objectif, il fallait enrayer la multiplication des petites opérations de reboisements dispersées et mettre en place une exploitation organisée et productive grâce à des reboisements industriels liés à un traitement des matériaux ligneux en aval de la coupe. (…) Elle prétendait mettre sur pied une véritable sylviculture industrielle, comparable en termes de progrès et de modernisation à l’agriculture française dans le cadre de la PAC. (…) Outil économique de la nation, la forêt devait être gérée comme un champ de petits pois et de tomates avec un souci constant de productivité et de rentabilité. » Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Seuil, 2011, pp.229-230.

Cette politique d’enrésinement fut critiquée non seulement par les populations rurales dont les traditions agro-sylvo-pastorales ont toujours été liées à la forêt, mais aussi dans les années 1970, avec la naissance des mouvements écologistes. Les effets négatifs de l’enrésinement devinrent ainsi une grande question politique de l’aménagement du territoire. De plus en plus de voix commencèrent à s’élever contre la pratique de l’enrésinement qui génère des effets négatifs sur le milieu forestier : diminution de la biodiversité, acidification des sols, sensibilité accrue aux incendies. Aujourd’hui, dans certaines régions comme les Landes ou le Massif Central, il faudrait même parler de « ligniculture » plutôt que de sylviculture. La ligniculture pourrait être définie comme la culture d’essences d’arbres en vue d’obtenir le maximum de bois dans un minimum de temps, en s’appuyant sur des interventions de type agricole (travail du sol, plantation mono-spécifique, sélection génétique, etc.). Comparées aux futaies irrégulières de feuillus, les plantations sombres, trop denses et monotones de Douglas, de pins ou d’épicéa deviennent de plus en plus décriées par tout un chacun, non seulement à cause des conséquences nuisibles de leur exploitation industrielle mais aussi à cause de leur « laideur », entachant les paysages par des lignes de résineux à l’infini. Sans parler de l’effet paysager de leurs coupes rases, perçues comme de grandes « plaies ouvertes» au milieu des collines.

Mais, au sein même de l’ONF, des conflits existent de longue date entre la direction, qui entend continuer sa politique productiviste, et des acteurs de terrain qui dénoncent une logique mercantile compromettant l’avenir des forêts. Ces acteurs de terrains essaient de se structurer, entre forestiers, acteurs locaux de la filière, collectifs citoyens, propriétaires, bûcherons, et de tenter de défendre une certaine sylviculture, avec des méthodes respectueuses des écosystèmes. Par exemple, dans une lettre ouverte aux Sénateurs datée d’avril 2014, le collectif SOS Forêts France (voir encadré), affirmait son refus, au vue de l’orientation trop économique de la loi d’avenir sur les forêts votée au Sénat « d’une industrialisation intensive des forêts basée sur une rentabilité maximale à court terme, la mise en place d’une politique de gestion des forêts favorisant partout la monoculture de résineux, l’utilisation abondante de pesticides, les coupes rases… ». Des choix qui ne sont pas sans rappeler ceux faits en agriculture avec les conséquences désastreuses qu’on connaît.

Pour SOS Forêts France, d’autres pistes de développement économique existent : la relocalisation dans les territoires et le développement de petites unités de production d’énergie, prioritairement orientées vers la production de chaleur, proches de la ressource.

Pour la plupart des acteurs de terrain, le constat est le même : la foresterie est passée, en l’espace d’un demi siècle, de l’entretien de la multifonctionnalité des forêts (liant production de bois, biodiversité et valeur paysagère) à leur exploitation purement économique comme usine à bois. Au niveau des politiques gouvernementales, la logique semble identique. Dans le programme national de la forêt et du bois 2016-2026, établi par le Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, sont convoquées les notions de « développement durable » et de « respect des usages diversifiés » des forêts… Mais derrière ces mots publicitaires, les acteurs de terrain et les collectifs de citoyen s’inquiètent du tournant pris par ce programme, dont l’esprit peut être résumé par ces lignes : « Les défis à relever pour améliorer la compétitivité de la filière bois sont largement partagés par l’amont et l’aval de la filière : investir en forêt pour faire baisser les coûts d’exploitation, mettre en gestion des parcelles peu ou non gérées et reconstituer les peuplements, accélérer la modernisation des exploitations forestières et des scieries afin qu’elles puissent innover et approvisionner les marchés dans des conditions performantes et concurrentielles. » Programme national de la forêt et du bois 2016-2026, p.9

L’objectif de ce programme est la mobilisation supplémentaire de plus de douze millions de mètres cubes de bois à horizon 2026. Selon l’avis des forestiers de terrain, des différentes associations de protection des forêts, ainsi que pour l’Autorité environnementale (qui a renvoyé un avis négatif concernant les justifications environnementales de ce programme), cette mobilisation supplémentaire ne sera pas supportable pour les écosystèmes forestiers. D’autant plus que les chiffres annoncés sur le « potentiel des ressources forestières »ont été surestimés de 20%, sans tenir compte des possibilités techniques d’accès à la ressource.

Pour résumer les dangers actuels qui pèsent sur les forêts, on pourrait dire que sur les plans industriel et politique, la stratégie générale est d’organiser le secteur des scieries en un nombre limité de très grosses unités, d’assouplir la réglementation en matière de gestion forestière et d’inciter fiscalement à la mobilisation de la ressource en bois plus qu’à la protection de la biodiversité. Cette stratégie insiste de plus en plus sur la dynamisation de la récolte, le raccourcissement des cycles forestiers et le reboisement intensif en résineux, et elle veut faire de la biomasse-énergie le nouvel eldorado des industriels, qui consiste à faire de l’électricité avec du bois déchiqueté, ou la fabrication de pellets (voir encadré).

Conjointement à cette stratégie, la forêt en libre évolution et mature est souvent présentée par les tenants de la biomasse-énergie comme une « friche dangereuse », tant économiquement qu’au regard des changements climatiques, puisque selon eux elle produit mal et elle stocke moins bien le CO2, contrairement à de jeunes plantations. Sur ce point, Pierre Athanaze (Vice-Président de l’ONG Forêts Sauvages et Président de l’ONG Nature Re-wilding France) estime que les décideurs n’ont pas compris les recherches récentes sur la fixation du CO2 par les écosystèmes forestiers. « En effet, on considérait encore dans les années 1990 que les flux de dioxyde de carbone dans une forêt naturelle s’équilibraient, entre absorption par photosynthèse et émission par respiration. Toutefois, une étude internationale parue dans la revue Nature en 2008 a démontré que la plupart des forêts anciennes les moins perturbées par l’homme continuent à absorber plus de carbone atmosphérique qu’elles n’en rejettent.

Cette étude démontre également que la déforestation, mais aussi le remplacement de telles forêts par des boisements de production – paradoxalement qualifiés de puits de carbone – libère dans l’atmosphère un énorme stock de carbone. Le stock de carbone séquestré dans les sols en particulier est souvent négligé, alors qu’il augmente considérablement avec la maturité des forêts. Les arbres eux-mêmes ont un rythme d’absorption de dioxyde de carbone qui augmente avec leur âge. L’ensemble de ces données scientifiques contredit l’affirmation qu’une forêt jeune est plus efficace sur ce point, affirmation colportée au départ par les industries de la biomasse mais hélas de plus en plus reprise parmi les décideurs et même les forestiers de métier. » Actes des assises nationales de la forêt, initiées par le collectif SOS Forêt, octobre 2015, Gardanne, p.15.

Les forestiers sont de plus en plus inquiets sur la question de la financiarisation des services de la forêt, notamment grâce aux « crédits carbone » qui permettent à un porteur de projet industriel, dans le cadre du Protocole de Kyoto, d’acheter ou de vendre des droits à polluer. Le piégeage du carbone par les arbres devient en fait un droit à polluer, et la forêt se trouve réduite à un outil financier pour capturer le carbone atmosphérique. Dans le secteur de la biomasse-énergie, de plus en plus de forestiers et de citoyens dénoncent une « transition énergétique » menée dans une logique purement spéculative, dont on fait porter finalement le poids sur les forêts. Les gros acteurs industriels pèsent de plus en plus lourd dans cette financiarisation de la nature. Le cas de la centrale électrique à bois biomasse de Gardanne mise en place par le géant allemand de l’énergie EON est en ce sens exemplaire des dérives de « l’électricité verte » (voir encadré).

Face à l’incertitude sur l’avenir des forêts, on peut avancer deux scénarios possibles. Le scénario des traders du bois, des ministères, des financiers et de la direction de l’ONF est un scénario qui promeut un système sylvicole consistant d’abord à récolter les arbres de plus en plus jeunes, monospécifiques et aux dimensions standardisés pour les seuls besoins des industriels. L’autre scénario est porté par la société civile, les collectifs et les forestiers de terrain et préconise au contraire de prolonger autant que possible la durée de vie des arbres et de conserver un maximum de mélanges d’essences. Ce qui contribue à augmenter la résilience des massifs forestiers, c’est-à-dire les capacités qu’ils ont de s’adapter aux variations du climat et aux perturbations de l’ensemble de l’écosystème. Les études scientifiques les plus récentes valident le fait que la plus grande partie des réponses au changement climatique se trouve dans les forêts elles-mêmes. Il est donc préconisé d’y conserver au maximum l’ancienneté, la variété et la complexité fonctionnelle qui offrent en effet les meilleures possibilités d’adaptation.

Comme le résume parfaitement le SNUPFEN-Solidaires dans un rapport d’orientation : « Ce sont bien deux visions du monde qui ici se font face. L’une, brutale, expéditive et tellement sûre d’elle-même, l’autre plus prudente, humble et qui fait place à l’observation et à l’accompagnement des processus naturels. La première extrait la ressource ligneuse (exploitation de type minier), la seconde met en avant, en proposant de l’adapter, la tâche du forestier (sylviculture). De ce rapport à la nature découle très directement le rapport des hommes entre eux. »

Pour tenter de limiter l’enrésinement et la malforestation, les acteurs du deuxième scénario ont une approche qui intègre la forêt dans la notion de « bien commun », c’est-à-dire qui vise à dépasser le seul droit de propriété pour aller vers le droit d’usage (les services écosystémiques fournis par la forêt à tout un chacun). Car chaque type de sol, chaque parcelle, chaque forêt représente un enjeu primordial pour les sociétés humaines, puisqu’elle joue un rôle important dans la qualité de l’eau, dans la régulation du régime des eaux d’écoulement, dans le stockage de CO2… La protection des sols forestiers est essentielle puisqu’un sol préservé porte des arbres en meilleure santé, qu’il est plus accueillant pour la biodiversité souterraine, qu’il stocke plus d’eau, plus accessible pour les végétaux qui en auront de plus en plus besoin.

Pour être pleinement multifonctionnelle (production de bois, préservation de la biodiversité, qualité paysagère), la gestion forestière doit reconnaître que toutes les sylvicultures ne se valent pas d’un point de vue environnemental et social. Elle doit intégrer les résultats de la recherche et ce que les acteurs de terrain et les collectifs citoyens ont appris de leur expérience commune. Récolter des peuplements toujours plus jeunes (et les rémanents d’exploitation) a un effet néfaste sur la fertilité et la vie des sols. Augmenter de ce fait la fréquence des mises à nu des sols libère également plus de CO2 qui était contenu dans ces sols. Aussi, contrairement aux résineux, les arbres à feuilles caduques, sous nos latitudes, résistent mieux au changement climatique, car ils préservent mieux les réserves en eau du sol, notamment en hiver (pas d’évapotranspiration, pas d’interception des eaux de pluie). Il y a en tout cas beaucoup de choses à apprendre des arbres et de leurs écosystèmes. Il devient de plus en plus évident que la malforestation et des décennies d’enrésinement, de coupes rases, de maltraitance des sols, de sur-mécanisation dans la gestion forestière ont aboutit à des aberrations environnementales, mais aussi à une incompréhension de la vie des forêts. Face à cela, des alternatives concrètes se mettent en place, portées par des acteurs qui ont une autre vision de la sylviculture et une autre vision du monde.