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Mois : février 2020

SIBEL

Sibel, 25 ans, vit avec son père et sa sœur dans un village isolé des montagnes de la mer noire en Turquie. Sibel est muette mais communique grâce à la langue sifflée ancestrale de la région.

Rejetée par les autres habitants, elle traque sans relâche un loup qui rôderait dans la forêt voisine, objet de fantasmes et de craintes des femmes du village.

C’est là que sa route croise un fugitif. Blessé, menaçant et vulnérable, il pose, pour la première fois, un regard neuf sur elle.

Dossier de presse

Entretien avec Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti

SIBEL est votre troisième long-métrage après Noor (2014) et Ningen (2015). Quel est le secret de votre collaboration ?

Le fait qu’on soit un couple dans la vie ! Au fil des quinze dernières années, nous avons vraiment appris à travailler ensemble. Nous disons toujours que si l’un n’est pas là, l’autre ne peut pas faire de film. Nous avons une façon de fonctionner qui repose sur le partage, quels que soient les projets et les pays que nous investissons. A force de collaborations, nous sommes devenus pleinement conscients de nos forces, et de nos faiblesses… Et comme nous sommes ensemble, le travail ne s’arrête jamais. A quatre heures du matin, on peut se réveiller pour une idée et se la raconter. Il existe entre nous une espèce de flux tendu. On confronte régulièrement nos regards et nos points de vue.

Vos idées de longs-métrages naissent donc de discussions nocturnes ?

Ils émanent le plus souvent d’explorations aléatoires de lieux, soit très urbains, comme pour Ningen, soit de cadres sauvages, comme l’Himalaya dans Noor ou les montagnes de la Mer Noire pour Sibel. Par ailleurs, nous sommes très sensibles au Go-en, une notion japonaise caractérisant la rencontre fortuite. Elle est à la base de notre cinéma, au centre duquel des personnages se croisent alors que rien ne les y prédestinait. Nous nous efforçons d’être sensibles aux autres, à l’altérité. Nous fonctionnons au coup de coeur pour une rencontre. Jusqu’à récemment, nous avons toujours travaillé avec des personnes qui nous inspirent par leur passé, leur langage, leur trajectoire et nous les avons fait jouer leur propre rôle. L’idée étant d’adapter leur parcours avec un langage de cinéma qui est le nôtre, et d’écrire une histoire pour eux. Cette fois-ci, sur Sibel, nous avons fait appel pour la première fois à des acteurs professionnels, mais que nous avons profondément ancrés dans une réalité précise, et mêlés à de nombreux non-professionnels.

Avant la fiction, vous avez fait vos armes dans le documentaire. Quels enseignements en tirez-vous et comment cette expérience nourrit-elle votre cinéma ?

Quand on s’inspire de la vraie vie des gens et qu’on la retranscrit à l’écran, on se rend compte qu’il y a des choses qu’on ne saurait inventer, à l’instar de dialogues frappants ou de situations particulières. Notre parcours dans le documentaire nous a aidés à saisir cela afin de conférer de l’authenticité à un propos, à un récit, à un personnage. Le documentaire implique une certaine responsabilité. Il se veut en effet une représentation de la réalité mais elle change constamment de texture selon le placement de la caméra. Certains ont pu qualifier nos films de « docu-fictions », mais nous aimons à parler plutôt de « fictions sincères ».

D’où vous est venue l’idée de mettre en scène Sibel ?

En 2003, nous avions acheté le livre Les langages de l’humanité, un pavé de 2 000 pages d’une érudition à couper le souffle. Un paragraphe anecdotique y mentionnait l’existence d’un petit village au nord-est de la Turquie où les habitants parlaient une langue sifflée. Cela nous avait marqués parce que nous travaillons souvent sur les langues et les possibilités de communication. Alors que nous voyagions dans la région de la Mer Noire en Turquie en 2014, la langue sifflée est revenue à notre esprit, et nous avons cherché le village en question. Nous voulions aller à la découverte de cette langue, savoir si elle existait vraiment, et étions animés par une curiosité d’ordre quasi ethnographique. Nous avons découvert Kusköy – qui signifie village des oiseaux. Nous craignions un peu que ça ne soit que du folklore, que seuls quelques vieux parlent cette langue. Ça n’a pas été le cas. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas une langue éteinte. Les adultes la maîtrisent tous parfaitement. Mais bien sûr, la génération biberonnée aux téléphones portables la comprend moins bien. Alors les villageois ont commencé à l’enseigner à l’école, donc les enfants la pratiquent. Et dès que les smartphones ne captent plus en montagne, ça commence à siffler. Le son se diffuse beaucoup mieux ainsi La langue sifflée n’est pas un code comme le Morse mais une véritable retranscription en syllabes et en sons de la langue turque. Dès lors, on peut tout dire. Absolument tout. Pendant ce premier voyage, nous nous sommes retrouvés un jour face à une jeune femme du village, dont nous avons eu l’impression, sur le moment, qu’elle était muette et qu’elle ne parlait qu’avec la langue sifflée. Elle a subitement disparu dans la nature. C’est elle qui nous a inspiré le personnage de Sibel. Nous avons par la suite passé du temps au café du village, qui est le centre du monde. Une seule route s’y déploie. Voir la vie s’y dérouler donne des dizaines d’idées de fictions par minute. On a construit graduellement le personnage de Sibel et notre histoire en écoutant les villageois, en nous nourrissant de leur vécu. Nous sommes revenus de nombreuses fois à Kusköy pour creuser le récit. Nous avons façonné Sibel comme un personnage de fiction, car notre envie était de faire l’expérience, pour notre 10e film ensemble, de diriger une vraie actrice.

Comment s’est passée la phase d’écriture ?

A partir de la première rencontre avec cette fille ‘muette’, nous avons passé beaucoup de temps sur place pour nous inspirer de la vie des gens. C’est l’étape majeure. Nous avons par exemple dormi chez le maire du village, qui nous a toujours réservé un accueil incroyable, dans la maison qui a servi de décor au film. Nous dormions dans la pièce qui est la chambre de Sibel dans le film ! Les habitants nous ont parlé de leur passé de manière très enthousiaste. C’est par exemple ainsi que nous avons glané le mythe du Rocher de la Mariée, très important dans le film. Ils étaient à l’aise mais se demandaient pourquoi nous prenions autant de temps avant de filmer ! Ils sont en effet habitués aux caméras parce que plusieurs documentaires et études filmées ont été réalisés là-bas, qui s’intéressaient uniquement à la langue sifflée. Dont un reportage français des années 60, avec des villageois scannés aux rayons X pour analyser ledit langage. C’est ce qu’on voit au début du film.

Pourquoi avoir débuté par ces images ?

C’est un choix de montage. A chaque fois qu’on présentait le projet de Sibel, à des collaborateurs, des amis, ou la première fois à nos producteurs, Marie Legrand et Rani Massalha – qui ont fait un travail colossal sur le film -, on leur montrait un bout du documentaire en question afin qu’ils aient une idée précise du sujet. Ils étaient tous étonnés. On a fini par se rendre à l’évidence : cette vidéo serait, tout compte fait, une parfaite introduction au long-métrage. Et pour cause, ces images nous mettent immédiatement dans un état d’esprit permettant d’entrer de plain-pied au cœur du projet artistique. Dès l’entame, Sibel est abordée de manière très organique et sensorielle.

C’était l’approche que vous aviez en tête ?

Tout à fait. Après avoir observé les femmes du village évoluer dans cette région difficile, notre volonté était que Sibel soit dans le physique, l’immédiateté, le geste, la respiration… Nous espérions des expressions faciales marquées… L’actrice Damla Sönmez a beaucoup travaillé pour aller dans cette direction. Sa respiration donne le tempo, elle dirige presque la caméra et emporte le film. Le but est que le spectateur cohabite avec ce personnage physique qui avance, qui se meut et qui se définit toujours dans le geste.

Qui est Sibel ? Comment la décririez-vous ?

Elle n’est pas l’apanage de la société turque. Il existe des Sibel partout dans le monde, ces femmes confinées à un cadre, la société leur inflige des limites. Mais la trajectoire de Sibel est celle d’une forme d’affranchissement. Du fait de son handicap, elle n’est pas polluée par ce qu’on impose quotidiennement à la gent féminine. Elle a été élevée de manière plus libre et indépendante par son père. Au village, on la laisse tranquille car les règles sociales ne s’appliquent pas à son profil. Elle se développe autrement, avec une acuité dans sa vision du monde à la recherche d’une force intérieure originelle et primitive. La quête de son identité s’incarne dans cette quête de la bête sauvage, du fameux loup.

Son mutisme l’oblige à parler le langage sifflé. De quelle manière avez-vous appréhendé cette difficulté ?

Il ne fallait pas siffler n’importe comment. Tous les dialogues sifflés du film sont réels. Bien en amont du tournage, un professeur de langue sifflée du village a pris sous son aile Damla (qui ne savait pas siffler quand on l’a rencontrée !) pour lui enseigner la langue. Et sur le plateau, il faisait office de consultant et veillait à la cohérence du langage. Pour lui, ce film est une bénédiction car il met en lumière un langage qu’il utilise quotidiennement et dont il refuse la disparition. Il s’impliquait donc chaque jour avec nous, à l’instar de très nombreux villageois qui nous ont apporté un accueil et une aide considérables. Mais d’autres devaient continuer à travailler aux champs, certains ignorant même que nous tournions. Il arrivait que Sibel siffle le mot « papa » pendant une prise et, la seconde d’après, on entendait quelqu’un répondre au loin : « Quoi ? Qu’est-ce que tu veux ? »

Sibel est clairement traitée comme un paria du fait de son handicap…

Oui… Elle veut remédier à cette solitude en essayant d’être acceptée, de s’intégrer à la communauté, de montrer aux autres qu’elle vaut la peine d’être aimée. Elle sait qu’il y a quelque chose en elle, qui sommeille et qui s’efforce de sortir, mais elle ne sait pas encore où regarder. L’exclusion est d’ailleurs l’un des thèmes centraux du film… Nous avons fait plusieurs films sur la marge, sur ces gens de la périphérie, dont la place au sein du groupe n’est pas acquise. On saisit mieux le pouls d’une société quand on comprend ceux qu’elle exclut. Nous pensons que le handicap de Sibel devient un avantage. Elle est hors de la caste. Les mamans n’ont pas envie de lui donner leurs fils en mariage. Tandis que les jeunes femmes de son âge ont déjà deux enfants, elle est complètement libre.

Parlez-nous de son côté sauvage et de vos inspirations pour bâtir ses contours… On pense à Princesse Mononoké…

Etant particulièrement sensibles à la culture japonaise et ayant vécu au Japon quelques années pendant la fabrication de NINGEN, l’animation japonaise est en nous, c’est certain. Mais, même si nous l’adorons, nous n’avons pas pensé à un film précis en fabriquant le film. Il y avait toutefois des références un peu plus conscientes. Nous pouvons citer le personnage de Mia dans Fish Tank d’Andrea Arnold, Rosetta des frères Dardenne, qui nous avait saisis à l’époque, ou encore Winter’s Bone avec Jennifer Lawrence. Ce sont de grandes héroïnes qui amènent du cinéma avec elles, et nous y avons été sensibles.

J’imagine que cela a été difficile de trouver l’actrice qui incarne Sibel… Comment avez-vous procédé ?

Comme nous l’avons mentionné plus tôt, nous voulions pour ce film mesurer les automatismes et la force de proposition des comédiens de métier. Et nous n’avons pas été déçus ! Pour Sibel, dès que nous avons commencé à travailler avec notre co-scénariste Ramata Sy, qui a par ailleurs su tirer le meilleur de nous-mêmes, nous avons eu besoin d’un visage pour écrire : nous avons trop l’habitude de connaître ceux dont on va raconter l’histoire. Du coup, alors que nous étions de passage à Istanbul, nous avons demandé à rencontrer l’actrice Damla Sönmez, que nous avions remarquée dans un film. C’était plus de deux ans avant le tournage. Elle s’est enthousiasmée pour le projet. Elle est allée plusieurs fois au village, elle a dormi là-bas, elle voulait vraiment ce rôle. Depuis toujours, ce qui est primordial pour nous, c’est l’envie des gens avec qui nous travaillons et Damla nous a comblés à ce niveau. Elle s’est préparée pendant des mois. A trois heures du matin, elle nous envoyait des vidéos d’elle en train de siffler !

Sibel a perdu sa mère et vit avec son père, qui est le chef du village. Qu’illustre ce personnage pour vous ?

Selon nous, il est intuitivement moderne. Il a des idées claires. Une autre personne aurait choisi une nouvelle femme, aurait eu d’autres enfants, etc… Mais sa fierté, bien qu’il adore sa cadette, c’est sa fille aînée Sibel. Avec elle, il est en équilibre, ils se font confiance, quoi que le village dise. C’était primordial de commencer le film par cette relation stable, pérenne. La représentation du père dans ces régions peut être misérabiliste ou extrême. Mais les pères n’y sont pas tous des hommes violents, autoritaires et avares en affection à l’égard de leurs enfants. Et là où le personnage du père devient très singulier pour nous, c’est quand sa stabilité est ébranlée, et la façon dont il se complexifie. Par son arc, nous nous sommes intéressés à l’effet que le patriarcat peut aussi avoir sur les hommes.

Sibel évoque aussi et surtout l’interdit. Personne n’ose sortir du village à cause du loup que Sibel pourchasse sans relâche. Que symbolise-t-il ?

Le loup est une menace, surtout pour les femmes. Elle est brandie par les hommes comme pour mettre une barrière entre le village et ce qu’il y a par-delà. Il ne faut pas en sortir. Sibel traque ce loup. Elle veut essayer de faire quelque chose pour avoir la reconnaissance sociale. Elle cherche aussi à localiser sa peur et à s’en libérer tout en libérant les autres. Derrière l’idée du loup, il y a évidemment aussi la métaphore et l’imagerie du conte. Nous aimons raconter des histoires populaires liées à des mythologies locales. Sibel chasse, elle est sauvage. Ce qu’elle cherche peut être partout, y compris en elle-même. Le loup, c’est encore la figure protectrice élevant Romulus et Remus, et aussi Asena, la louve originelle dont descendaient les tribus turques, dans la pensée chamanique antérieure à l’Islam. En définitive, le loup est ici une métaphore protéiforme, on peut y voir ou y projeter beaucoup de choses. Dans la forêt, Sibel rencontre un certain Ali, jugé comme étant terroriste. Qu’est-ce qu’implique ce hasard ? Il provoque dans le village une peur classique : celle de l’étranger, de celui qui est inconnu. Et nous pensons que ce sentiment se vit bien au-delà des frontières turques aujourd’hui, en Europe et ailleurs. Dans la Turquie actuelle, comme Ali erre dans la forêt, il est immédiatement assimilé à un terroriste. Sibel est comme lui, à la marge. Cette rencontre nous intéresse car tous deux sont exclus. Ils se comprennent mieux qu’ils ne le pensent. Entre eux naît une compréhension basique, animale, primitive… Comme le père, Ali n’interfère pas dans les libertés de Sibel, ne la domine ni ne plaque sur elle des clichés inhérents à la femme. Nous pensons qu’il est de notre devoir de mettre en scène des personnages éloignés de représentations sommaires ou unidirectionnelles. A la télévision et au cinéma, il y a souvent une carence dans la peinture de ce genre de personnages dans ces régions. Entre Sibel et Ali, la tension sexuelle monte… Il y a quelque chose de l’ordre de l’éveil, de la renaissance, de la reprise du pouvoir, du destin et de la compréhension du corps… Sibel a grandi dans un village où personne n’a voulu d’elle. Elle savait qu’elle n’aurait pas la même vie que les autres, qu’elle n’aurait pas d’enfants, etc… Tous les gens de son village ont toujours posé un regard vide sur elle. Elle-même se voit comme quelqu’un de neutre, elle l’a intégré. Et là, tout à coup, Ali, surgi de nulle part, pose un autre regard sur elle et c’est ce qui la surprend. Personne ne l’a jamais regardée comme ça, comme quelqu’un de normal, et surtout comme une femme. La présence d’Ali lui offre une possibilité de normalité. Elle est acceptée comme elle est. Par conséquent, elle se découvre au gré du film comme une personne sexuée et embrasse sa féminité dans tous les sens du terme. Dans un village où le statut marital est important, Sibel détonne, contrairement à sa soeur, ultra jeune, que tout le monde veut vite marier. C’est une héroïne hors cadre, qui fait bouger les lignes.

C’est votre vision du féminisme ?

Sibel incarne une sorte de révolution, elle détonne là où tous les destins sont clé en main. Le mot féminisme est compliqué de par les connotations qu’il charrie. Aujourd’hui, ce mot est selon nous un peu vidé de son sens car rempli d’autres. Il faut trouver un terme différent. Nous pouvons dire que Sibel devient spontanément et intuitivement féminine. C’est un personnage exclu, à la marge, handicapé, qui se réapproprie son existence et qui se révèle grâce à quelqu’un d’extérieur. Cette force qu’elle tire de sa relation, elle va la rediriger vers son village pour changer l’ordre des choses, et tenter de relancer ce qui manque encore aujourd’hui : la solidarité féminine.

Etait-ce important pour vous de rappeler le poids des traditions et de tous ces codes d’honneur que l’on retrouve en Turquie ?

Disons que c’est le statisme qui peut effrayer. Il y a 500 ans, ce village était pareil, sans les voitures et les téléphones portables. Les femmes se réveillent toujours à la même heure, travaillent dans les mêmes champs et dans les mêmes conditions. Ce statisme est difficile à briser. Et si on ne respecte pas les règles, si on déroge à cette quotidienneté linéaire, on devient comme le personnage de Narin, qui a perdu la tête, ou comme Sibel. A ce propos, le personnage de Narin est très important. Il s’agit d’une dame prise pour une folle et qui pourtant, a une vision sûrement plus juste que les autres… Le fait qu’elle dû faire sa vie loin du village et qu’elle fréquente Sibel, ça dit des choses sur elle. Nous sommes très sensibles à ce personnage. Nous y tenons. C’est elle qui a essayé de casser les codes avant Sibel. Narin a fait son choix et le destin lui est tombé dessus. Mais elle a osé le faire. Son courage est grand.

Il n’y a aucune musique dans le film. Pourquoi ?

Nous concevons rarement nos films, au départ, avec de la musique. Cette question intervient seulement en fin de processus. Sur Sibel, comme ça avait été le cas sur Noor, nous pensions qu’il y en aurait. Mais cette fois-ci, la table de montage l’a constamment repoussée. Nous n’avions jamais rien vécu de tel. Le film n’a purement et simplement pas voulu de musique. Il arrive que l’oeuvre soit plus forte que vous, ça a été le cas ici. Pour le générique de fin, en guise de compensation, nous avons toutefois fait un choix marqué de musique, féminin et radical, qui continue de faire exister le personnage de Sibel, différemment, au-delà du film.

Votre mise en scène est, malgré de belles métaphores, très précise et cartésienne. Il n’y a pas de fioritures…

Nous avons choisi de travailler avec des comédiens pour être, entre autres, plus concentrés sur la mise en scène, aux côtés d’une équipe technique un peu plus grosse que d’habitude, qui a été magnifique de travail et d’abnégation, et ceci à tous les postes. Avec notre chef-opérateur, Eric Devin, qui a été exceptionnel, nous avons opté pour plusieurs plans séquences stimulants. Ils se sont imposés à nous à cause des rituels du village, de tous ces gestes systématiques qui se font de la même façon. Ce procédé filmique aide à retranscrire ça, à recréer le rituel, la langueur, en plus d’apporter du cinéma. Plus tard, nous avons travaillé avec une monteuse formidable, Véronique Lange, pour obtenir un montage au cordeau car c’est inhérent à la nature du projet : en l’occurrence, dresser le portrait d’un personnage qui est de tous les plans. Nous devions donc être collés à son corps, son visage et sa respiration pendant 95 minutes. Les choix se font en conséquence. Et c’est la meilleure façon de communiquer l’énergie de Sibel au spectateur.

Propos recueillis par Mehdi Omaïs

Télérama – Guillemette Odicino

Quel film captivant ! Venu du documentaire, le couple franco-turc Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti a su impliquer la population dans un conte forestier qui prend, de plus en plus violemment, les contours d’un suspense politique sur le courage obstiné d’une jeune femme, et son émancipation — sociale, sexuelle — dans une société patriarcale. Où la toxicité suprême est de rendre les femmes agressives entre elles, tant elles sont déchirées entre la fierté d’être données en mariage et leur instinct caché d’indépendance.

Le mouvement du film est cons­tant : les réalisateurs s’arriment à leur héroïne, quand elle rejoint l’homme, le déserteur, dans cette forêt qu’elle connaît comme sa poche. Ou lorsqu’elle marche, le menton insolemment levé, dans les rues du village, où tout le monde chuchote sur son passage. Jusqu’à la maison familiale, où elle remplit les tâches domestiques pour son père, veuf et écartelé entre son statut traditionnel et son amour filial — cette figure masculine, naturellement libérale, est magnifique. Cœur haletant d’une mise en scène où la nature et les couleurs éclatent de toutes parts, Sibel avance, le visage tour à tour terreux et barré de rouge à lèvres hâtivement effacé, qui laisse sur sa joue comme une peinture de guerre. Dans le rôle, Damla Sönmez, déjà star en son pays, et qui a mis six mois à apprendre la langue sifflée, est renversante : la plus belle des héroïnes pour faire entendre, très loin, le mot « liberté ».

EN ÉQUILIBRE

Depuis quinze ans, Victor et Kati sillonnent les routes de France et d’Europe avec leur compagnie de cirque. La poussière et la sueur sont leur quotidien. Victor est porteur, Kati voltigeuse : ils forment un duo de main à main et sont aussi un couple dans la vie. Ils font tout ensemble et ne se quittent jamais. Même quand la fusion tourne à l’étouffement, il faut malgré tout entrer en piste… L’arrivée d’un enfant va bouleverser leur équilibre.

Tënk

Être en couple nécessite de sérieux talents d’acrobate

« En équilibre » suit le travail de Viktor et Kati, acrobates de leur métier, justement. Un travail qui consiste à se tenir par la main, par la taille, à se faire virevolter, à se sauver des chutes, et beaucoup à s’étreindre. Leur spectacle, auquel on aimerait assister, paraît sublime, mettant en scène, précisément, un homme et une femme dans leurs diverses interactions, douces ou rudes. Mais c’est évidemment tout le reste qui compte : les répétitions, les répits, des mots plus hauts que d’autres, des doutes… tout ce qui se cache dans l’intimité. Et pour mettre tout cela en lumière, le film a bénéficié d’un heureux événement dramaturgique : la grossesse de Kati. Grâce à celle-ci se révèle à l’écran quelque chose de fort, quelque chose de ce qui attache deux êtres l’un à l’autre, un beau lien.

Le Blog documentaire – Valentin Hénault

C’est l’histoire d’un couple de circassiens : Victor et Kati. Victor est un doux colosse à l’accent du sud, immense, à la voix tendre. Kati est finlandaise, fine et nerveuse, d’une blondeur nordique. Leur vie est faite de voyages et de travail, toujours main dans la main. De la France à la Finlande, ils installent leurs camions et leurs chapiteaux, se produisant le soir sur la scène obscure, chargée de magie enfantine, du cirque. Ils travaillent d’arrache-pied à un nouveau spectacle, une création originale dont ils seraient les seuls acteurs.

Victor et Kati vivent ensemble, s’entraînent ensemble et présentent leur spectacle ensemble. Il y a entre eux une complicité étrange, faite d’accords corporels, à force de se toucher et de se sentir, comme si des liens invisibles les réunissaient. Ils se parlent tendrement, sans concession, et l’on sent à chaque instant qu’ils dépendent l’un de l’autre. Cette alchimie si subtile, on la perçoit, sans pouvoir dire à quoi elle tient, dans les jeux de regard, dans une certaine façon d’être et de parler à fleur de peau.

En regardant le film, on se dit quelque chose qu’on avait peut-être oublié : que l’amour entre deux personnes est possible, qu’il est souhaitable. On voudrait, nous aussi, trimbaler nos chapiteaux de banlieue en banlieue, et, à l’ombre des barres d’immeubles aux couleurs passées, enchaîner les acrobaties. Vivre dans la pratique de la grâce.

Ce couple si étrangement lié, pourquoi le désunir ? Pourquoi les filmer seuls, s’ils existent l’un pour l’autre ? La caméra virtuose et sensible de Pascal Auffray ne s’y trompe pas et ne les sépare jamais. On aurait pu être tenté de savoir ce que Kati vit et pense quand Victor n’est pas là, de s’approcher des techniciens du cirque ou de mieux connaître la famille de Victor et son regard sur cette belle-fille voltigeuse et scandinave. Mais non, c’est dans une bulle d’amour qu’on aurait pu croire asphyxiante que le film prend vie. Les deux réalisateurs, Antarès Bassis et Pascal Auffray, ne filment que le tête-à-tête.

Car Victor et Kati ne sont pas un simple couple fusionnel, dont on observerait l’histoire de loin. Ils forment à eux seuls une petite métaphore de l’amour rêvé, oscillant entre les crises et les moments de grâce. Le cirque y est pour beaucoup : Kati est voltigeuse, Victor est porteur. Et ce jeu d’équilibrisme qu’ils tentent de porter à la perfection répète et extériorise, en un mot rend visible un autre jeu, celui des sentiments sur la corde raide. Un funambulisme émotionnel qui resterait, sans le cirque, hors de portée de la caméra.

Ce jeu « en équilibre » de l’amour et sa précarité, ne pouvait se traduire que par une caméra à l’épaule, ennemie du plan fixe. Il y a dans le film une recherche de l’harmonie en mouvement, de l’harmonie changeante, qui ne verse jamais dans l’ostentation. Ainsi cette scène d’ouverture, dans la montagne, où Kati et Victor chahutent et batifolent. Au son d’une reprise suave, signée Sophie Hunger, du Vent nous portera. La musique, envoûtante, vous entraîne dans un univers de tendresse, teinté de mélancolie. Victor et Kati se tiennent par la main, jouent à cache-cache, s’embrassent et se bousculent. On retrouve dans cette scène quelque chose de la caméra participante chère à Jean Rouch, sauf que, loin de viser la transe, cette caméra recherche la complicité et les lignes obliques de l’équilibrisme.

A aucun moment, en se plongeant dans cette intimité si précieuse, le spectateur ne peut se sentir voyeur. Et l’on ne sent aucune gêne de la part du couple. Cet amour sans mièvrerie, cette intimité sans s’immiscer tiennent en partie à l’économie de parole. Lors des douleurs les plus vives, lors des joies les plus secrètes, les mots s’effacent. On ne verra la peur de Kati, son angoisse de se voir voler Victor, que sur son visage inquiet. On ne verra leur joie commune que par des paroles et des gestes de soulagement. Il n’y a aucune emphase.

Un scénario de fiction banal : un couple, à la scène comme à la ville, s’aime d’un amour sans nuage. Mais elle tombe enceinte, elle ne peut plus travailler avec lui. Une autre, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, la remplace. A partir de ce point précis, on s’attend à un couple déchiré, à une suite ininterrompue d’épreuves et de violences, à des trahisons. Un happy end, si l’on veut, mais pas avant une bonne dose de calvaire.

Mais il faudra que le documentaire s’empare des histoires d’amour pour mettre fin à ces scénarios prévisibles, à ce genre exténué et surchargé de clichés qu’est le cinéma romantique. Dans En équilibre, le réel est moins sensationnel. Mais on n’y perd rien. Il n’y aura pas de vrai déchirement, juste des épreuves. Le temps passe et apporte des changements. Des enfants naissent, les adultes vieillissent. Et ce qui avait commencé comme une parfaite romance continue sur une note qu’aucune fiction n’aurait pu se permettre d’offrir. Un amour qui tient sans trop s’ébranler, un amour qui ne se délite pas.

En fiction, ce serait niais. En documentaire, c’est beau et compliqué.

France 3 régions

Ils se sont connus il y a 15 ans au CNAC (conservatoire nationale des arts du cirque), et depuis, ils ne se quittent plus. En couple sur scène comme à la ville, ils sont tous les deux artistes de cirque.

Kati arrivait d’Helsinki, Victor de Toulouse. Il y a dix ans, ils ont fondé le cirque Aïtal. Lui est porteur, elle est voltigeuse. Ils ne se quittent jamais, toujours en équilibre, sur la piste comme dans la vie.

La rencontre des deux réalisateurs il y a cinq ans avec Victor et Kati les a plongés dans l’univers du cirque moderne ; un univers exigeant, physiquement et artistiquement. Leur discipline – le main à main – repose entièrement sur la symbiose et la confiance absolue entre les partenaires.

Victor et Kati forment un couple fusionnel et mystérieux, sans cesse tiraillé entre désir artistique et sportif et désir d’intimité.

KYOTO LA FLUIDITÉ

Une capitale de mille ans
Une rivière-fleuve aux rives recouvertes d’herbe et de terre
Des montagnes-forêts intangibles

Kyoto, ville musée ? Certes, avec ses myriades de temples et de jardins. Ville moderne ? Absolument, avec ses grandes artères et ses transports en commun d’une efficacité imparable. Mais surtout ville vivante, ville vibrante où la nature est très présente et imprime à tous les habitants la marque envoûtante de la fluidité.

Note d’intention

OSHIMA Nagisa m’a dit un jour : « quand tu ne comprends pas quelque chose, fais-en un film. Ton film te donnera la réponse ».

KUROSAWA Akira me disait que la chaleur moite de l’univers de Garcia Marquez était intransmissible en film. Il me parlait de la difficulté de mettre en images des sensations diffuses.

IMAMURA Shohei me parlait de la vie grouillante des ruelles de Shinjuku dans l’après-guerre où les trafics en tous genres nourrissaient les Japonais qui avaient perdu leurs repères.

Vivre à Kyoto quatre mois m’a incitée à faire un film me permettant de rendre à ces trois maîtres un hommage invisible mais mûrement ressenti.

Kyoto suscite une impression forte sur les visiteurs qui ont choisi d’y vivre comme tant de ses habitants, à vélo, à pied ou en bus, dans une maison japonaise traditionnelle sans climatisation, au ras du jardin dans une fusion quasi-totale avec la nature. Dans une maison de ce type sans réelle cloison séparant le dedans du dehors, on part loin des contraintes de la vie en ville, on se sent devenir une partie de nature. On se glisse dans la fluidité d’une foule qui passe d’un lieu à l’autre avec une urbanité aimable faite d’instants de grâce où l’espace et le temps retrouvent une connivence perdue.

Même la mobilité est différente tant dans les rues que sur les trottoirs, dans la gare gigantesque et très moderne ou dans les temples et jardins de pierres ou de mousses. Tout glisse, tout roule sans heurt, les humains comme les véhicules se frôlent sans encombres, sans préséance, dans le respect de l’autre, de règles simples comme le cours de l’eau, comme le cours du temps.

A Kyoto, on ne regarde pas. On exerce son regard à voir sans regarder. Et l’on découvre une ville imprégnée de la fluidité de cette rivière-fleuve, la Kamogawa, qui n’a jamais été bordée de quais de pierres, dont les berges n’ont même pas été recouvertes de goudron pour y faire des pistes cyclables, où l’on côtoie hérons et canards quand on la traverse à gué sur de grosses tortues de granit, où les enfants qui y jouent ne sont pas honnis par les pêcheurs en bottes hautes pratiquant leur savoir faire à titre privé ou professionnel. Ce rapport à la rivière est resté inchangé depuis plus de mille deux cents ans alors que Kyoto a été une capitale pendant mille ans.

Il en est de même pour le moutonnement de collines boisées qui, depuis ses origines, encercle la ville sur trois côtés, la câlinant comme un berceau, la désignant comme un refuge. En plus d’être une source d’inspiration formidable car ces montagnes de l’est, du nord et de l’ouest donnent un cadre clair où la liberté de chacun peut s’exprimer, la présence de ces forêts montagneuses est protectrice et rassurante car elle annonce et accompagne le rythme des saisons. De quelque endroit où l’on soit dans cette ville à la topographie heureuse, on aperçoit une montagne facilement reconnaissable, ce qui permet de toujours retrouver son chemin dans le lacis des petites rues orthogonales. Et ces repères éloignés deviennent des signes proches facilitant la circulation fluide des codes de cette capitale culturelle crépitante de création.

Traduire en images et en sons la fluidité de cette ville, miroir d’une nature qui l’entoure et la baigne, fut mon défi. Alors que, dans nos villes, la nature est appelée à la rescousse au service de l’humain, à Kyoto les humains et la nature sont les deux faces indissociables d’une ville très attachante. Coexister avec une nature intacte n’est pas, au Japon, un choix mais une nécessité induite par l’imprévisibilité et la violence des aléas climatiques où typhons, tsunami et tremblements de terre rappellent à l’humain sa dépendance irrémédiable vis à vis de la nature, son appartenance à un ordre qui le transcende. Imprudent, impudent de tenter de s’en préserver par des barrières aléatoires aussi dérisoires que chimériques. Il vaut mieux vivre avec, vivre dedans et s’en inspirer pour maintenir une ville en perpétuel devenir durable.

Catherine CADOU