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Mois : novembre 2022

LES RENDEZ-VOUS DU SAMEDI

Romanesque et lumineux, ce poème visuel tourné en 16mm mêle le récit léger de rencontres amoureuses à Paris dans un contexte de manifestations des Gilets jaunes. Fiction, réalité et dystopie se mêlent avec humour et nostalgie.

Bande annonce

Télérama – Michel Bezbakh

« Les Rendez-vous du samedi » : chez Antonin Peretjatko, la poésie est politique.

Rare et inédit : voilà qui colle parfaitement au nouveau film d’Antonin Peretjatko. Cette perle de cinquante minutes, que le cinéaste a entièrement tournée lui-même avec sa caméra 16 mm, mélange le grain de la pellicule, la 3D, le split screen, des airs de Vivaldi, Prokofiev, Liszt, Saint-Saëns, des bruitages cartoonesques, un narrateur qui cite Prévert, Cocteau, Aragon, des images d’une grande violence, des images d’une grande douceur. […]

Un homme, qu’on imagine tenir la caméra, commente des images (impressionnantes) tournées pendant le mouvement des Gilets jaunes et la crise du Covid. Dans le premier espace-temps, il rencontre des jolies filles au sommet de la tour Eiffel et des policiers moins sympas sur les pavés. Dans le second, il tente de communiquer avec les autres en grimpant sur les toits de Paris. « Révolté, ou amoureux, je pourchasse un fantôme qui m’échappe perpétuellement. »

Shellac

Tous les samedis, Pierre Bolex retrouve Sophie à la tour Eiffel. Sur les toits de Paris, il fait la connaissance de Domino, puis de Valentina et Héloïse. Tout en se laissant entraîner par sa passion pour les femmes qu’il rencontre, le narrateur affronte notre accablante réalité, le mouvement des Gilets jaunes puis le confinement causé par la crise sanitaire. Antonin Perejatko montre qu’il y a de l’art dans la révolte. Il pose un œil d’artiste sur le monde, sur ses violences et sa beauté et nous invite au rêve, ce vieux moteur de toutes les luttes.

Les bruits des feux d’artifices s’élançant dans le ciel font désormais place aux explosions des tirs de lanceurs de balles de défense. Alors qu’horizontalité et verticalité s’affrontent, pour échapper à la violence et aux lois de la rue, les personnages n’ont d’autres solutions que celle de s’élever sur les plus hauts lieux de la capitale.

Depuis son point de hauteur, Domino, invite le spectateur à observer le reflet de la réalité. Si elle communique en morse grâce au soleil et à un miroir, elle regarde également la ville au travers de ses jumelles. Dès lors, grâce à un procédé de diplopie, l’écran de cinéma se divise, nous montrant plusieurs plans en simultané – la question de la vue étant non sans rappeler les manifestants l’ayant perdue (ou partiellement perdue) à la suite d’affrontements avec des CRS. Les images apparaissent, disparaissent, se répondent, se baladent et se remplacent.

Nous avons ici à nouveau rendez-vous avec l’un des sujets chers au cinéma de Peretjatko (dans ses courts et longs-métrages, qu’il s’agisse de documentaires ou de fictions) : la révolution française, le soulèvement du peuple. Nous retrouvions déjà dans French Kiss (2006) et dans La fille du 14 juillet (2013) des images de Chirac, Sarkozy et Hollande filmés à l’occasion des défilés de fêtes nationales mais aussi la présence de violences de rue et policières, de guillotines, etc. Pour citer Max Gallo : « Un évènement de l’ampleur de la révolution française n’est jamais terminé ». En prenant la suite de Jean-Luc Godard ou Chris Marker, Peretjatko continue de dépeindre avec justesse, sarcasme et humour l’éveil de la liberté (comme l’écrivait Hugo).

Dans Les rendez-vous du Samedi, le réalisateur nous invite à un nouveau type de rencontre. Celle d’un cinéma où réel et fiction s’entremêlent dans différentes dimensions. Celle d’une œuvre en marge des circuits de distribution et d’exploitation, pour qui, semble-t-il, la nature du format (un moyen-métrage de 53min) et le sujet contesté, empêchent le partage de la singularité du contenu d’un poète en sons et images des temps modernes. Mais comme le formule lui-même le cinéaste « dans l’existence seuls les rêves ne s’évaporent pas » …

FID Marseille – Claire Lasolle

Les Rendez-vous du samedi tisse deux temps qui semblent étrangers l’un à l’autre : Les Gilets Jaunes et le temps suspendu des confinements successifs, pour mieux les inscrire dans une continuité politique. Alors, à l’insouciance schizophrénique et amnésique, surjouée et bouffonne, répondent un retour en images et un geste de cinéaste qui, parti filmé caméra 35 mm au poing ces rendez-vous du samedi, dangereux et plus enfiévrés que des retrouvailles amoureuses, use moins de la pellicule pour sa valeur esthétique que pour nous dire avec ferveur : « j’y étais ».

SANKARA N’EST PAS MORT

Au Burkina Faso, après l’insurrection populaire d’octobre 2014, Bikontine, un jeune poète, décide de partir à la rencontre de ses concitoyens le long de l’unique voie ferrée du pays. Du Sud au Nord, de villes en villages, d’espoirs en désillusions, il met à l’épreuve son rôle de poète face aux réalités d’une société en pleine transformation et révèle en chemin l’héritage politique toujours vivace d’un ancien président : Thomas Sankara.

Bande annonce

Dossier de presse

Entretien avec Lucie Viver

Quelle a été la genèse de Sankara n’est pas mort, qui est votre premier film ?

Je suis allée au Burkina Faso pour la première fois en 2012, à l’invitation d’une amie institutrice. Ce voyage m’a profondément marquée, au niveau personnel, humain mais aussi politique. À ce moment-là, la colère grondait contre le président Blaise Compaoré, qui était au pouvoir depuis 25 ans. Et j’entendais partout parler de Thomas Sankara, une référence incontournable bien que censurée par le pouvoir. C’est aussi lors de ce séjour que j’ai rencontré Bikontine, un jeune poète. Je suis alors rentrée en France sans projet de film. Mais deux ans plus tard, en octobre 2014, l’insurrection a éclaté. Les Burkinabè sont descendus très nombreux dans la rue et ont chassé Blaise Compaoré. Cette révolution pacifique a vraiment été un déclic pour moi. Comme tous les Burkinabè, comme Bikontine, j’étais à la fois folle d’enthousiasme et aussi un peu inquiète pour la suite. J’ai donc eu envie de parler de l’« après », de l’avenir de ce pays au destin politique singulier.

Même si votre film n’est pas un biopic sur Thomas Sankara, pouvez-vous rappeler son legs politique ?

En premier point, je dirais que c’est son combat anti-impérialiste : le Burkina devait être économiquement indépendant et prendre son destin en main, ne pas compter sur le FMI ou les grandes puissances. C’est ce que les Burkinabè ont principalement retenu de lui. Il y avait aussi son engagement très fort pour plus de justice sociale, avec la scolarisation des enfants et l’accès pour tous aux soins et au logement par exemple. Sankara était également précurseur en matière d’écologie et de féminisme. C’est aussi son comportement exemplaire en tant que chef de l’État qui a beaucoup frappé les esprits. Par exemple, il a lutté avec fermeté contre la corruption et réduit drastiquement les frais de fonctionnement de l’État. Lui-même ne roulait qu’en Renault 5 ou à vélo ! Tout était cohérent entre ses discours, ses actes et sa personnalité : il a fait preuve d’une réelle intégrité. D’ailleurs, dernier exemple pour bien comprendre le projet politique de Thomas Sankara : c’est lui qui a proposé de renommer le pays. La Haute-Volta est devenue le Burkina Faso, en associant deux mots issus des deux principales langues locales et qui signifient littéralement « pays des hommes intègres ». Les Burkinabè sont évidemment très fiers de ça et, en quelque sorte, ils essayent d’être à la hauteur de cette appellation.

Pouvez-vous en dire plus sur Bikontine, poète et personnage principal du film ?

À partir du moment où ce désir de film a germé avec l’insurrection de 2014, il était fondamental pour moi de partir de l’expérience de Bikontine, ce jeune artiste burkinabè. Lorsque je le rencontre en 2012, Bikontine est un trentenaire enthousiaste, à l’esprit bouillonnant, plutôt anticonformiste, qui se présente comme conteur et autodidacte. Nous sympathisons assez naturellement autour de discussions interminables sur toutes sortes de sujets. Et puis un jour, il me dévoile ses carnets de poésie, qu’il ne fait lire à personne à part quelques amis très proches. Je trouve ses poèmes tout de suite très beaux, très originaux, d’une grande sincérité. Mais j’apprends aussi que Bikontine est tenté par l’émigration, a priori vers l’Europe. « Si Blaise Compaoré est réélu, je quitte le pays », me confie-t-il. Je suis surprise : comment cet homme aussi attaché à son pays et à sa culture peut-il projeter de « partir à l’Aventure » comme on dit en Afrique de l’Ouest ? Je suis surprise et pourtant je sais bien que cette contradiction mine une grande partie de la jeunesse burkinabè et africaine. Avec l’insurrection et le départ de Blaise Compaoré, je comprends donc qu’une immense vague d’espoir vient soudainement changer la donne. C’est là que j’ai décidé de faire le film, afin de saisir cette période de basculement pour le Burkina. Mais ce qui me paraissait vraiment intéressant, c’était de le faire à travers les yeux de Bikontine, à partir de ses propres questionnements : que va devenir mon pays ? dois-je partir ou rester ? et si je reste, quel est mon rôle en tant que poète ? Ce voyage-portrait du Burkina se développe donc à partir des doutes personnels et de la sensibilité de ce jeune poète qui cherche sa place dans la société et qui va s’affirmer en tant qu’artiste au fur et à mesure du film. Bikontine, ses poèmes et ce projet de film sont tout à fait indissociables.

Comment se passe un tournage itinérant auBurkina Faso ?

Je dois d’abord préciser que j’ai assuré seule l’image et le son du film, ce que je n’avais jamais fait auparavant. J’ai donc dû tout apprendre « sur le tas » en quelque sorte. Le fait de filmer, de cadrer, a été une révélation pour moi. L’action de filmer me mettait dans une attention totale à ce qui se passait, autant physique que mentale. Et j’espère que le film restitue cette expérience sensorielle très intense. L’équipe de tournage, c’était donc Bikontine et moi seulement. La modestie de cette « équipée » a facilité notre immersion dans les villages et nos prises de contacts avec les Burkinabè. Je me rappelle que nous formions un drôle de duo. Imaginez-vous un type avec des carnets de poésie, et une Blanche avec une caméra… Quand nous débarquions quelque part, nous suscitions beaucoup de curiosité et aussi beaucoup de sympathie pour le grand périple que nous étions en train de faire. Et puis, il a aussi fallu adapter notre planning à celui du train qui ne circule qu’une fois tous les deux ou trois jours !

Saviez-vous en amont quelles personnes vous alliez rencontrer et filmer ?

Avec Bikontine, nous avions repéré certaines étapes. Je connaissais un peu la situation des villages et villes où nous allions tourner mais je ne savais pas encore à qui nous allions parler. Le tournage a duré trois mois, c’était vraiment très important pour moi de prendre le temps. À chaque fois que nous arrivions dans un nouveau village, nous passions du temps avec les habitants avant de sortir la caméra. C’est ce temps-là, passé à observer, écouter, partager le quotidien des villageois qui permettait de rencontrer nos « personnages ». Et aussi de choisir quel sujet Bikontine allait aborder avec chacun. Dans le film, on entend toutes sortes de gens, de statuts socio-économiques très différents, le plus souvent de condition modeste. Cela faisait partie de mes toutes premières intentions : la volonté de faire entendre cette parole-là, très digne, très belle, parfois très drôle aussi. Les mots du médecin par exemple sont magnifiques. C’est un homme brillant qui a pourtant choisi de rester travailler « au village », par conviction, loin des facilités de la vie urbaine.

Il y a cette séquence dans un centre de planning familial : s’agit-il d’un possible héritage du féminisme de Sankara ?

Il existe une archive de Thomas Sankara que j’aime beaucoup dans laquelle il dénonce le fait que si une jeune fille tombe enceinte, on va l’exclure du lycée, alors que le garçon qui l’a mise enceinte, lui, ne sera pas exclu. Il fait rire toute l’assemblée des villageois avec cet exemple. Ce n’est qu’une anecdote bien sûr, mais elle s’inscrit dans un véritable effort de Sankara pour sensibiliser ses concitoyens au problème des inégalités homme-femme. Et cette impulsion-là se retrouve encore certainement dans la politique menée par le gouvernement actuel. D’ailleurs, en tant que femme et réalisatrice, j’ai veillé à ce que les femmes soient bien présentes dans le film. Alors même que,pendant le tournage, ce n’était pas toujours évident de les aborder. Elles sont en effet un peu moins présentes que les hommes dans l’espace public, elles sont souvent plus occupées à diverses tâches et sont aussi plus réservées par rapport à la caméra. Ce qui rend leur parole et leur présence dans le film d’autant plus précieuses. Mais les femmes sont aussi convoquées autrement, grâce à la poésie, notamment dans le dernier poème de Bikontine et aussi dans le poème de Camara Laye, « À ma mère », que Bikontine tente de réciter de mémoire avec un jeune déscolarisé. C’est une séquence que j’aime beaucoup car elle commence sur un mode comique et s’achève sur une vraie émotion partagée.

Quand avez-vous su que le film serait structuré autour de la voie ferrée, comme un road movie, voire un western ?

Assez tôt. Il n’y a qu’une seule voie ferrée au Burkina, qui dessine une grande diagonale de 600 kilomètres à travers le pays : c’est devenu la colonne vertébrale du film. Le train traverse les grandes villes, mais aussi de nombreux villages, des paysages très divers, peuplés d’ethnies différentes. Il part du sud-ouest, relativement luxuriant, et progresse vers le nord-est sahélien, plus désertique. Cette évolution vers un paysage de plus en plus aride et dépouillé m’intéressait pour suggérer l’impasse politique dans laquelle se trouve le pays ainsi que l’isolement du poète qui se retrouve de plus en plus face à lui-même. Mais au delà de cette trajectoire géographique et métaphorique, la voie ferrée permet aussi d’évoquer deux périodes marquantes de l’histoire du pays : d’abord, l’époque coloniale – la plus grande partie de la voie ferrée a été construite pendant la colonisation française – mais aussi la Révolution de Thomas Sankara. Car c’est lui qui a décidé de prolonger le chemin de fer au-delà de Ouagadougou vers Kaya, et cette partie-là a été construite par les Burkinabè eux-mêmes. Ils y sont parvenus sans aucune aide extérieure, ni de la Banque Mondiale, ni du FMI. C’est ce que l’on appelle la « Bataille du Rail ». Les Burkinabè y sont très attachés. Le film essaie ainsi de rendre hommage à ce projet collectif réussi. Malheureusement, la section Ouagadougou-Kaya a été fermée en 1995 : le train n’y passe plus. Et aujourd’hui,les rails construits par les Burkinabè tombent en ruine… Quant au western, j’avoue que ce n’était pas une référence pour moi au moment où je faisais le film. Toutefois, c’est vrai que l’on peut y repérer certaines caractéristiques : l’homme seul qui parcourt un territoire, l’importance du train, mais aussi la présence des chercheurs d’or, la problématique du développement, ou encore la question des valeurs partagées par les citoyens d’un même pays.

Les nombreux paysages traversés dans le film racontent-ils aussi les différentes zones économiques du pays : l’agriculture, l’industrie, l’administration, etc. ?

Oui, tout à fait. D’autant que je me suis rendu compte pendant le tournage que ce qui m’intéressait en particulier, c’était les situations de travail. Je filme donc très souvent des personnes en train de travailler. Visuellement, le travail raconte tout de suite qui est la personne filmée, mais révèle aussi plus globalement l’état de la société. On voit donc par exemple un médecin, une institutrice avec sa classe, mais aussi des coupeurs de canne à sucre, des balayeuses de rue… et même des cantonniers qui creusent une tranchée pour la société française Orange.

À la fin de la voie ferrée et du film, on voit des rails suspendus dans le vide, puis la butée de la fin de la ligne au milieu de nulle part…

Oui ! Ces décors sont impressionnants : ils m’ont beaucoup inspirée et m’ont permis de créer avec Bikontine des images poétiques qui laissent libre cours à l’interprétation. Par exemple, les rails qui s’arrêtent brusquement au milieu de nulle part rappellent que les travaux de construction de la voie ferrée ont été interrompus peu après la mort de Thomas Sankara. Cet arrêt brutal évoque donc la disparition d’un héros national et questionne la pérennité de son héritage. Mais cette voie ferrée qui échoue au milieu de nulle part suggère aussi en quelque sorte l’immense déception qui a suivi l’insurrection, et au-delà, la question de l’avenir incertain du Burkina. Aussi, dans le plan où Bikontine fait le funambule sur les rails au-dessus du vide, on peut y percevoir l’équilibre précaire dans lequel se trouve la société burkinabè. Mais on peut tout aussi bien y lire la détermination du poète, et celle de la jeunesse burkinabè, à franchir tous les obstacles qui se dressent sur son chemin… La voie ferrée s’arrête à la lisière du nord du pays, zone frontalière du Niger et du Mali, qui est aujourd’hui l’objet d’attaques terroristes meurtrières récurrentes. Le projet de voie ferrée lancé par Sankara devait justement relier cette région de l’extrême nord du Burkina à la capitale, et favoriser les échanges commerciaux, économiques, culturels… Ce grand projet ayant été stoppé, cette région a été délaissée. C’est aujourd’hui une zone sous équipée,en déficit d’infrastructures. L’État central paraît un peu éloigné et le sentiment d’abandon se développe, ce qui facilite sans doute le recrutement des jeunes hommes par les groupes djihadistes présents dans la zone.

Aviez-vous beaucoup de matière au montage ?

Énormément. Nous avons dû couper de nombreux personnages et situations. Avec le monteur du film, Nicolas Milteau, l’une de nos préoccupations principales était de trouver la bonne articulation entre la trajectoire personnelle du poète et le portrait du pays. Que ce soit au moment du tournage, du montage, ou du mixage avec Dominique Vieillard, j’avais vraiment à cœur que le film ne dresse pas un portrait analytique du Burkina mais propose plutôt une expérience sensible et ouverte qui laisse une large place à la réflexion et à l’imagination du spectateur.

Comment s’est passée la collaboration avec Rodolphe Burger pour la musique ?

L’envie de musique est venue au moment du montage. Je me suis d’abord posé la question d’aller vers des instruments traditionnels ouest africains, mais je me méfiais d’une musique redondante.J’imaginais plutôt une musique un peu décalée, quelque chose qui évoque cet Ailleurs occidental qui obsède tant Bikontine. C’est le monteur du film qui a pensé à Rodolphe Burger, un compositeur et guitariste que j’aime beaucoup. Nous avons d’abord travaillé à partir de morceaux préexistants de Rodolphe et ça marchait vraiment bien, autant pour l’aspect roadmovie que pour le personnage du poète inquiet. Je me suis donc décidée à le contacter. Puis un jour, il est venu en salle de montage, il a regardé le film, et ça lui a plu. Il a ensuite composé très vite, en s’inspirant des pistes que nous avions déjà esquissées. Au final, la musique de Rodolphe est plutôt douce, mélancolique, mais elle se fait aussi parfois rugueuse, voire violente, comme animée d’une rage plus ou moins contenue. Je crois que cet alliage paradoxal de délicatesse et de révolte exprime bien à la fois le dilemme du poète et les contradictions de la société burkinabè. Au montage son et au mixage, nous avons ensuite cherché à faire dialoguer la guitare de Rodolphe avec les poèmes off de Bikontine, et l’ensemble finit par constituer tout au long du film une sorte de carnet de bord du poète voyageur.

Après avoir tourné ce film, passé de nombreux mois au Burkina, quel sens donnez-vous à ce titre, Sankara n’est pas mort ?

Cela signifie simplement que son esprit est toujours vivace, que l’espoir n’est pas mort. Même si la situation reste difficile au Burkina, ce que Sankara a planté est toujours là. Les Burkinabè parlent spontanément de lui, de ses idées, de ses actions et ce qu’ils en disent montre à quel point son héritage est toujours présent, et incroyablement pertinent, trente ans plus tard. Les Burkinabè sont réellement animés par son esprit combattif et indépendant, par cette conscience que « malgré le peu qu’on a, on peut s’en sortir nous-mêmes ». Et bien qu’il ait été censuré pendant trente ans, cet héritage s’est transmis de génération en génération, jusqu’aux jeunes d’aujourd’hui qui n’ont pas connu son époque.

ARBRES

Arbres est une histoire de l’Arbre et des arbres. Elle commence par les Origines puis voyage à travers le monde des arbres et les arbres du monde, sans précision géographique et temporelle. Le film raconte les grandes différences et les petites similitudes entre l’Arbre et l’Homme avec l’idée prégnante que l’arbre est au règne végétal ce que l’homme est au règne animal, son représentant ultime. Arbres est un parcours dans une autre échelle de l’espace et du temps où l’on rencontre des arbres qui communiquent, des arbres qui marchent, des arbres timides ou des arbres fous… Arbres renverse quelques idées reçues en partant du constat que l’on voit toujours l’animal qui court sur une branche mais jamais l’arbre sur lequel il se déplace. Arbres se situe dans un monde entre-deux où le merveilleux s’échappe du savoir scientifique et où le savoir scientifique se change en conte par la magie du cinématographe.

Dossier de presse

Pour leur troisième film, après Pêcheurs à cheval (1993) et Par devant notaire (1999), Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil ont parcouru 140 000 kilomètres, plus de trois fois le tour de la Terre, pour filmer les arbres du monde. Inspiré de propos du botaniste Francis Hallé, Arbres se veut un « essai poétique à fondement scientifique » où la réalité des arbres est aussi un appel à la fiction. Les cinéastes livrent ici des extraits de leur journal de repérage et présentent leur casting sous forme de planches botaniques où le texte du film côtoie leurs propres réflexions cinématographiques. Patrick Leboutte

Le baobab, Adensonia digitata

Mot arabe. Arbre d’Afrique tropicale, à tronc énorme, beau et difforme. Arbre à palabres, arbre sacré, arbre au tronc creux dans lequel on enterrait jadis les griots.

PROLOGUE.

Ouest de Madagascar, près de Morondava, allée des baobabs. Mythe de création de l’arbre, inspiré d’une légende originaire du Kenya.

VOIX OFF.

Il était une fois une source et un petit étang, lisse comme un miroir. Ici, il y a très longtemps, se tenait le baobab. Le baobab se tenait auprès de l’eau et dressait sa cîme vers le ciel. Il voyait les autres arbres qui avaient des chevelures feuillues, de tendres écorces, des troncs élancés : tous étincelaient de couleurs ! Le baobab voyait tout cela dans le miroir et il était malheureux car ses branches et ses feuilles à lui étaient… toutes petites ! Son tronc était gros, son écorce, terne et ridée. On aurait dit la peau d’un vieil éléphant ! Aussi le baobab invoqua Dieu et se plaignit à lui. Mais Dieu avait créé le baobab et était satisfait de son oeuvre car le baobab était différent de tous les autres arbres. Et Dieu aimait la diversité. Il aimait l’hippopotame, beau à ses yeux. Il aimait le cri de l’hyène, agréable à ses oreilles. De même, il aimait le baobab qui n’était pas semblable aux autres. Mais comme le baobab ne cessait ni de se regarder dans le miroir ni d’élever vers Dieu ses plaintes, Dieu se mit en colère, descendit, saisit le baobab, le souleva et le replanta à l’envers. Ainsi, l’arbre, ne se voyant plus, ne se plaignait plus. Tout était rentré dans l’ordre…

S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Il est possible que le baobab soit aux arbres ce que l’australopithèque est au genre humain. Pourtant, pour les Malgaches, il est devenu un élément de décor qu’ils ne regardent plus, un simple arbre d’alignement au bord de la route. Ils sont même un peu surpris de voir tant d’étrangers fréquenter leurs allées en quête de clichés exotiques, un peu comme si une armée de touristes coréens débarquait en Provence pour photographier les platanes. Cette incapacité universelle à regarder ce qui nous est trop familier nous a toujours questionnés. Nous voulions souligner ce contraste entre la beauté du baobab et l’indifférence de ceux qui vivent et déambulent à leurs pieds, dans un trafic incessant : zébus tirant un chariot, hommes rentrant avec leur hache posée sur l’épaule, camions transportant des travailleurs de la saline voisine, enfants poussant un vieux cerceau de métal, jeunes femmes portant leur bébé. Il y a là tellement de mouvement que nous avons décidé de ne pas en rajouter. Des plans fixes s’imposaient : les gens passent et vaquent à leurs activités quotidiennes, l’arbre reste. Il veille sur le monde comme un aïeul, même si personne ne le voit. »

Le séquoia, Sequoiadendron giganteum

Arbre conifère, condamné à l’immobilité à perpétuité, dans l’État de Californie. Du nom de See-Quayah, chef indien cherokee, célèbre pour avoir normalisé par un alphabet la langue vernaculaire de son peuple. Sa longévité, symbole d’éternité, inspira Alfred Hitchcock (Vertigo) et Chris Marker (la Jetée).

SÉQUENCE 3. Redwood National Park.

VOIX OFF. L’histoire des arbres est liée à l’origine du monde. L’origine des hommes est liée à l’histoire des arbres. Pour beaucoup de peuples de la forêt, l’arbre est notre ancêtre. Comment ne pas le croire quand des yeux d’enfant pénètrent une forêt d’arbres géants sans visage ? Séquoias : arbres à la peau rouge et au nom de chef indien, arbres géants dont la puissance engendre le mystère :: 32 mètres de circonférence, 112 mètres de haut, 1 400 mètres cubes, 5 500 tonnes et près de 3 000 ans. Il ne s’agit pas là d’arbres plus grands, mais d’arbres totalement autres et comme venus d’ailleurs, d’un autre espace, d’un autre temps.

S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Le problème est technique. Le séquoia est tout en hauteur, le cadre de cinéma est en largeur, le premier n’entre pas dans le second. Il est impossible de filmer un séquoia en entier. Dès lors, comment rendre compte de son gigantisme, de cette alliance étonnante entre l’espace et le temps, l’immensité et la longévité ? Nous avons d’abord pensé utiliser la cinébulle, une petite montgolfière adaptée au cinéma, qui nous aurait permis de remonter le long du tronc : la durée du plan aurait été proportionnelle à la hauteur de l’arbre. Nous aurions produit une image objective, informative, avec une insistance un peu lourde sur sa particularité physique, mais nous serions ainsi passés à côté de l’essentiel, de l’incroyable capacité à nourrir l’imaginaire que possède le séquoia dès qu’on se trouve à son pied. Ce sont des pieds de géant, de pachyderme, de dinosaure, qui réactivent en nous d’anciennes frayeurs et fascinations enfantines. C’est à la base que le séquoia est le plus spectaculaire. On a presque peur de bouger, de crainte qu’il ne vous écrase s’il venait à s’éveiller. Pour prendre cinématographiquement la mesure du séquoia, il faut restituer sa double dimension de réalité et de fiction. Nous avons donc filmé un rapport d’échelle en prenant pour référence un enfant, suivant de loin, à la steadycam, le cheminement de notre fils Jules entre les arbres. Nous avons filmé en plein hiver, dans la neige, construisant la séquence comme une petite fiction du réel, entre réalité et magie, cherchant à évoquer tout à la fois le Petit Poucet, le Petit Chaperon rouge et la forêt fantastique des livres d’enfance où les arbres impressionnent parce qu’ils ramènent l’enfant à sa fragilité. »

L’arbre urbain Terminalia sp. villae

Les arbres urbains peuplent les villes. Ils ombragent les places et les grands boulevards, ils reposent dans les parcs et jardins, ils gardent aussi les cimetières et les cours d’école.

SÉQUENCE 4. Espagne, France, Belgique, Madagascar.

VOIX OFF Chaque jour, depuis trois millions d’années, l’Arbre permet à l’Homme de respirer, de manger, parfois aussi de dormir, de jouer, et souvent de rêver. Mais les temps ont changé. Les villes sont sorties de terre en lieu et place des forêts. Peu à peu, une frontière a séparé puis opposé la terre des hommes et le monde des arbres. Aujourd’hui, l’arbre des villes regarde passer les gens. Mais les gens vont et viennent sans le voir, sans lui prêter attention. D’ailleurs qui se souvient encore de son nom ? L’arbre est là, silencieux, immobile. Il est devenu ordinaire, évident, aussi banal qu’un meuble urbain : est-il seulement vivant ?

S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Il est très difficile de trouver un arbre urbain, c’est-à-dire un arbre qui soit exploitable d’un point de vue cinématographique. Souvent, il est encaqué, trop diffus ou noyé par les voitures. L’arbre urbain est parmi les arbres les moins regardés. Il s’agit ici de le faire voir sans tomber dans l’explicite ou la démonstration. Le faire voir l’air de rien, c’est-à dire le filmer en situation. Il n’y a rien de plus difficile que de rendre compte du banal disait Flaubert, de rendre extraordinaire l’ordinaire. Si le cinéma a ce pouvoir de défamiliarisation qui permet une relecture du familier, il faut de notre côté faire les bons choix de casting. Pour filmer un arbre urbain, il faut chercher un arbre qui anime un lieu de sa présence et que ce lieu ne puisse pas vivre sans lui. Qu’il soit en quelque sorte l’âme du lieu. Un arbre urbain prend sens grâce aux multiples mouvements de la ville. Ce sont ces jeux de rapports incessants, dans un cadre déterminé, qui font vivre l’arbre et lui confèrent sa spécificité d’arbre urbain. Enfin, il faut ressentir ce fameux sentiment d’évidence, sentiment complexe constitué par de nombreux paramètres conscients et inconscients. Nous avons filmé tous les arbres urbains sur pied, en plan fixe et dans la durée. Ce dispositif a priori permet de créer un lien de parenté et de réunir tous les plans d’arbres urbains dans une même séquence, en faisant fi de la géographie politique et des indices temporels. »

De la définition de l’arbre Platanus x acerifolia

Il n’y a pas de définition consensuelle de l’arbre

SÉQUENCE 5. Route départementale de l’Hérault.

VOIX OFF. Un arbre, qu’est-ce que c’est ? Il y a la définition détournée, style dictionnaire : « est un arbre l’objet dont la collection constitue une forêt ». Ou bien la définition des critères, style scientifique : « l’arbre satisfait à trois principes : dimension, longévité et solidité ». Mais la règle connaît trop d’exceptions : le Taraby est petit, le peuplier meurt jeune et le baobab est mou ! Reste la définition pragmatique : « Si vous rentrez dans une plante en voiture et que la voiture est cassée, alors c’est un arbre ! »

S. Bruneau et M.-A. Roudil : « La définition pragmatique de l’arbre est celle de Francis Hallé que nous reprenons à notre compte, comme beaucoup de ces idées. D’un point de vue métaphorique, le plan de l’accident explose le principe d’une définition stricte et dit en substance que ce que nous éprouvons avec notre regard de profane est tout aussi valable. Finalement, est un arbre celui que je considère comme tel. Cette définition métaphorique ouvre le champ des possibles et permet de filmer les bambous ou les palmiers par exemple. La cascade d’une Mercedes rentrant dans un platane à valeur de démonstration humoristique : c’est la rencontre entre une voiture solide et un arbre plus solide encore. Une symbolique forte pour dessiller les esprits. C’était une séquence difficile au niveau de la préparation car, après avoir fait un repérage d’allées de platanes, il a fallu obtenir les autorisations puis réunir plusieurs conditions pour le jour du tournage : la météo, les disponibilités des cascadeurs, de la gendarmerie et les nôtres. Bref, c’est une séquence dont l’écriture est celle d’un film de fiction mais qui s’appuie sur une réflexion concrète du monde réel, c’est une réponse d’auteur à « qu’est-ce qu’un arbre ? ». Une réponse qui éclate en mille morceaux et se clôture par un vol de feuilles d’automne. Une métaphore vive. »

Le dattier Phoenix dactylifera

Arbre des régions chaudes, à grandes feuilles pennées en éventail, de la famille des palmiers. Dattier, cocotier, rondier, latanier, sagoutier, doum, raphia, rotang sont autant d’espèces différentes de palmiers. Alignés, taillés, rangés et ordonnés, ils composent un élément décoratif très apprécié dans les lieux de promenade bien fréquentés (Sunset Boulevard, Croisette, Promenade des Anglais)

SÉQUENCE 6. Palmeraie.

VOIX OFF. Les arbres sont des marchands d’histoires dispersés aux quatre coins du monde. Un chameau qui, dit-on, pénètre dans un jardin de dattiers peut en ressortir harnaché de pied en cap avec, en prime, le bâton qui sert à le faire avancer. Près de 3 000 espèces de palmiers inaugurent à leur façon la première société de consommation : paniers, tissu, boutons, boîtes, aiguilles, perles, noix de coco, harpons, filets, farine, cordes, nattes, hamacs, peigne, ivoire, savon, shampooing, alcool, sucre, miel, dattes, huile, couverts, tables, chaises, brosses, balais, matériaux de construction. De quoi bâtir un village. De quoi faire vivre une grande partie de l’humanité.

S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Au départ, nous avions songé à une séquence fortement mise en scène, susceptible de rappeler l’imagerie des mille et une nuits. Un chameau entrait dans une palmeraie et en ressortait harnaché de toutes parts, le dos chargé des dizaines de produits énumérés par la voix off. Le projet était de filmer la séquence en plan fixe, d’un peu loin, de manière à rendre sensible la présence du désert alentour. Malheureusement, pour des raisons budgétaires, nous avons dû tourner en Espagne, au sud d’Alicante, ignorant qu’il nous serait impossible d’y trouver une palmeraie dont le proche espace ne serait pas urbanisé. Nous avions bien le dromadaire, dont le prêt avait été négocié auprès d’un zoo voisin, mais il nous manquait le désert. Il a donc fallu repenser intégralement la scène. Finalement, nous avons filmé la palmeraie de l’intérieur, par un long travelling latéral, très étiré, de gauche à droite, qui accompagne l’inventaire à la Prévert des produits déclinés par le commentaire et suggère un interminable rayonnage de grande surface. Un contraste apparaît entre la poésie de la palmeraie, sorte de jardin d’Eden, où tout est à portée de la main, et sa transformation en lieu de consommation. »

Le palétuvier Rhizophora mucronata

Du Tropique du Cancer au Tropique du Capricorne, nom de divers grands arbres à racines aériennes, souvent fixées dans les vases et limons des mangroves. Ils freinent la progression du héros dans les films d’aventures exotiques (Down by Law de Jim Jarmush) et peuvent être roses dans la chanson française populaire.

SEQUENCE 8. Madagascar, Côte Ouest. Paysage de mangroves.

VOIX OFF. La différence entre l’Arbre et l’Homme est-elle la mobilité ? L’Arbre semble fixe parce qu’il vit dans un temps différent du nôtre, mais que l’Homme se mette à vivre plus lentement et il verra les arbres marcher ! Le palétuvier est un de ceux-là ; un arbre qui avance, un arbre qui refuse le destin de tous les arbres du monde : « naître, vivre et mourir à la même place ». Le palétuvier est un arbre mobile, lent funambule perché sur son fil d’eau : ses branches au gré du vent et ses racines échasses participent au flux de son inconstance. Son port léger, aérien, sa prédilection pour l’eau le prédestinaient-ils à refuser sa condition sédentaire ? Le palétuvier donne le mouvement à sa chair car, pareil au voyageur impénitent, il ne peut rester en place. Son tronc meurt d’un côté et croît de l’autre ; ainsi se déplace-t-il. Sa vitesse de croisière est de quelques mètres par an. Quelques mètres, c’est le bout du monde pour un arbre. Le palétuvier est un arbre voyageur qui déambule le long des rives. Sait-il seulement où il va : vers la mer, vers la mort ? Peu importe, son bonheur est dans le mouvement.

S. Bruneau, M.-A. Roudil : « L’avancée des palétuviers vers la mer, de quelques mètres chaque année, est une donnée scientifique. C’est un fait observable, avéré, que nous avons simplement détourné de façon poétique, interprétant cette aspiration vers la liberté comme un cheminement vers la noyade. Quand on accède aux mangroves en pirogues, à marée haute, on est frappé par une étrange vision d’arbres à moitié immergés, hésitant entre l’air et la mer. Au large flottent des feuilles, des morceaux d’écorce ou de branches, couleurs jaunes et taches brunâtres, comme autant d’indices d’un parcours au bout duquel il est effectivement possible de penser qu’un arbre vient de se noyer. Nous avons construit la séquence en trois temps, comme une petite fiction reposant sur l’idée d’une progression dramatique. D’abord, un enchaînement de travellings latéraux, toujours de gauche à droite, de la rive vers la mer à marée basse, au plus près des racines de l’arbre qui sont comme des pattes d’araignée en marche sur le sable. Ensuite, nous avons filmé l’arbre de plus loin, submergé par la marée montante : ses racines disparaissent et seul émerge encore le bouquet. Ces plans-là sont fixes, mais le spectateur peut avoir l’impression que le palétuvier continue de se déplacer. Au dernier plan, la mer rejette sur le sable les feuilles et les fruits du palétuvier qu’elle vient d’absorber, mort pour avoir voulu voir le monde et changer de condition. Ce sont ses restes que l’on voit sur la plage, dans une lumière de fin de journée, d’une infinie mélancolie. »

Bristlecone Pine Pinus aristata

SÉQUENCE 9. Paysage des White Mountains.

Cinq mille ans et toujours vert. Le plus vieil arbre du monde a le tronc gris d’un vieillard écorcé qui regarde passer le temps.

VOIX OFF. Dans un paysage de pierres, au sommet des montagnes blanches, se trouvent les plus vieux des plus vieux arbres vivant sur terre. Ce sont des « pinus aristata », perdus près de la Vallée de la Mort, des squelettes vivants en train de mourir depuis des millénaires. L’arbre le plus âgé, le patriarche de tous les arbres du monde, est un pin de 5 000 ans, à moitié mort et à moitié immortel. Il s’appelle Mathusalem. Comment imaginer que ce vieux pin de haute montagne, au tronc irrégulier et décharné, à l’écorce sèche et ridée, soit encore vert par certains bouts et concentre dans ses anneaux toute la mémoire du monde ? Mathusalem est greffier de l’Histoire depuis plus de 50 siècles. Il consigne les événements sans discernement : incendies, inondations, sécheresses, éruptions volcaniques… Le plus vieil arbre du monde paraît tourmenté, torturé, marqué par le passage du temps, mais il meurt si lentement et depuis si longtemps qu’il peut encore vivre une éternité.

S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Mathusalem est le seul arbre que nous avons tenu à inscrire dans le paysage, parce que son environnement témoigne du sentiment tragique qu’inspire son existence. Les White Mountains composent à plus de 3 000 mètres d’altitude un désert lunaire qu’on pourrait presque dire incolore : il s’agit davantage d’un éclat lumineux que d’une couleur. On trouve là Mathusalem, un vieil arbre démuni et seul au monde. Ses racines pénètrent peu dans le sol et serpentent sur la caillasse stérile, comme s’il cherchait à s’accrocher. Il paraît affaibli, mais il résiste malgré l’usure ; quelque chose le condamne à ne jamais mourir. En lui, c’est le temps lui-même qui se matérialise. Jamais encore nous n’avions eu avec un arbre un tel rapport d’intimité, comme on pourrait en avoir avec un être humain. Émus par sa fatigue et son grand âge, sa sagesse et sa solitude, nous avons commencé par filmer son écorce en très gros plans, comme pour caresser ses rides. Ensuite, nous avons tenté de traduire cette impression du temps qui passe sans jamais vraiment passer : temps immémorial, interminable, illimité. Par le mouvement, il fallait essayer de rendre perceptible la fixité. Nous avons posé les rails d’un court travelling de cinq mètres et combiné deux déplacements en sens contraire : le chariot sur lequel était installée la caméra partait de gauche à droite tandis que simultanément celle-ci panoramiquait dans l’autre sens, très légèrement. La somme de ces deux déplacements réduit la sensation du mouvement, qui reste à peine perceptible. C’est la réalité du vieil arbre, pour qui le temps stagne. Mathusalem est le dépositaire d’une large part de notre humanité. Sans doute est-ce la raison qui le voue à demeurer éternellement ici-bas. »

L’arbre étrangleur Ficus obtusifolia

Tueur-né, de la famille des figuiers, il assassine tout en langueur. Portrait-robot : hydre végétale aux têtes en forme de liane, enlaçant sa victime pour mieux lui faire la peau.

SÉQUENCE 11. Forêt dense, à l’est de Madagascar.

VOIX OFF. Un jour, un oiseau pose la graine d’un figuier sur la fourche d’un arbre, l’air de rien. Paradoxe de l’évolution : l’oiseau ignore totalement ce qu’une plante censée être dépourvue d’intelligence vient de lui faire faire. Trop tard. La semence du figuier prend son élan, c’est l’engrenage d’un crime parfait. L’arbre étrangleur a tout son temps : il descend ses racines en forme de liane et enserre lentement le tronc de sa victime. Les racines de l’étrangleur s’épaississent, se ramifient et se soudent entre elles. Jusqu’à ce que mort s’en suive… Le visage du figuier étrangleur apparaît au grand jour : son énorme tronc-racine porte en creux le fantôme de sa victime !

S. Bruneau, M.-A. Roudil : « C’est la séquence policière du film. Cet arbre est tellement diabolique que la référence au thriller s’est tout de suite imposée. Une fois plantée la graine fatale, ce qui suit est la chronique d’un meurtre par strangulation dont la réalisation va prendre plusieurs années. Nous souhaitions restituer à l’image le travail méthodique de l’assassin et filmer ce crime, modèle du genre, en tant que long processus. Nous avons travaillé à partir de plusieurs arbres, tous atteints, tous condamnés, correspondant aux différents stades de cette machination. Puis, au montage, nous avons condensé l’intégralité de cette action meurtrière en une seule séquence, enchaînant les plans comme s’il s’agissait d’un même arbre, en un seul mouvement vertical, du haut vers le bas, de la cime jusqu’aux racines, reconstituant ainsi la progression de la mort au travail. Au dernier plan, nous avons fait l’inverse : un panoramique remonte du pied de l’arbre vers le sommet, la victime a disparu, engloutie sous l’écorce d’un autre ; le figuier étrangleur arbore son méfait, la perfection de l’oeuvre accomplie, puisque telle est sa nature. Comme ailleurs dans le film, il s’est agi de représenter du temps par du mouvement, et, comme toujours avec les arbres, il n’y a qu’un seul mouvement possible. »

L’arbre timide Pinus pinea

Les arbres timides sont des espèces à la nature délicate qui évitent tout contact physique avec leurs congénères. Les symptômes se rencontrent au niveau de l’architecture des cimes. Les botanistes ne s’expliquent pas encore la cause de cette timidité biologique.

SÉQUENCE 16. Villa Thuret, Antibes.

VOIX OFF. Mais la forêt peuplée d’esprits cache aussi des sujets plus discrets : on y rencontre des arbres timides dont les cimes s’approchent sans jamais se toucher, dessinant sur le ciel une mosaïque fragile, un labyrinthe de Timidité. Tant que l’arbre boit, absorbe, digère, respire, transpire et grandit, rien de bien troublant. Mais comment réagir devant un arbre timide qui a conscience de lui et de ce qui l’entoure, devant un arbre mobile, un arbre qui étrangle, un arbre qui communique, un arbre fou, un arbre dont le mystère dépasse celui de l’espace et du temps ?

S. Bruneau et M.-A. Roudil : « Le plan de l’arbre timide a été imposé par le phénomène lui-même. La structure en mosaïque n’est visible qu’en levant les yeux au ciel, contreplongée naturelle que la caméra épouse volontiers. Puis, c’est l’avancée dans un labyrinthe de cimes proche de l’abstrait, un mouvement un peu mystérieux qui se joue dans la durée et à la bonne vitesse, celle-là même qui rend intelligible les détails spécifiques tout en restant dynamique et en harmonie avec le rythme global du film. Le plan des arbres timides est le plus long travelling du film. Plus de 30 mètres sur un terrain pentu. Le machiniste a mis une demi-journée pour le caler à niveau. Quand tout est prêt, il nous reste à attendre la bonne lumière, celle qui convient à notre propos, car c’est la mise en évidence du liseré lumineux entre les cimes qui rendra compte du phénomène de timidité chez certains arbres. De manière générale, nous refaisions souvent le même plan à plusieurs vitesses, soit pour des problèmes de stabilité liés à la machinerie soit pour nous donner le choix de plusieurs rythmes au montage et sans doute aussi, inconsciemment, pour nous rassurer car, depuis que nous filmons les arbres, nous avons appris à reconnaître la bonne vitesse. »

AILLEURS, PARTOUT

Un jeune homme dans une chambre, quelque part en Angleterre. Sur l’écran d’un ordinateur, des images de live webcam aux quatre coins du monde. On traverse les frontières en un clic tandis que le récit d’un autre voyage nous parvient par bribes, à travers des textos, des tchats, des conversations téléphoniques, l’interrogatoire d’un office d’immigration. C’est le voyage de Shahin, un jeune Iranien qui fuit seul son pays.

Dossier de presse

Entretien avec Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter

« C’est une immersion, une expérience physique qui force à imaginer et permet de ressentir ce par quoi Shahin est passé, les états intérieurs qu’il a traversés autant que les états géographiques. »

Vous rencontrez en Grèce Shahin, un jeune réfugié iranien. Plus tard, vous suivez son périple vers l’Angleterre. A quel moment l’idée de faire un film de cette rencontre s’est-elle imposée ? Quelle en est la genèse ?

Vivianne Perelmuter : C’est en 2016 que nous rencontrons Shahin. Il allait avoir 20 ans. On a fêté son anniversaire ensemble. Nous sommes revenues le voir plusieurs fois. Puis, nous sommes restés en contact, par texto et chat, exceptionnellement par téléphone. Lorsqu’un an et demi plus tard, il nous a appris qu’il était en Angleterre, nous sommes allées le visiter. Un vrai choc : Shahin avait radicalement changé. Ce n’était plus le jeune homme rayonnant, que nous avions connu à Athènes où, malgré les conditions précaires de vie dans le camp, malgré les rudes épreuves qu’il venait de traverser, il était joyeux, “confiant dans l’avenir” selon ses propres mots, curieux de tout, de nouveaux horizons, de nouveaux modes de vie, de nouvelles personnes. Mais lorsque que nous l’avons retrouvé en Angleterre, il était devenu sombre, éteint même, et à la fois en colère, se méfiantde tout et de tout le monde. Alors, il restait cloîtré dans sa chambre, coupé du monde mais l’observant sur Internet, des nuits entières. Qu’est-ce qui s’était passé ? Le pire nous semblait pourtant derrière lui. Quoi alors ? Y-a-t-il un seuil d’épreuves au-delà duquel on est défait ? Ou bien quelque chose de précis l’avait-il intimement entamé ?Ainsi s’est imposée la nécessité de ce film, pour comprendre sa transformation, comprendre ce qui s’était passé pour lui, de l’intérieur.

Le film est parcouru de données sonores et écrites, extraits de textos, de chat, de conversations téléphoniques entre Shahin et sa mère, de son évocation des questions posées et des réponses données lors de son entretien avec l’office d’immigration, et d’une magnifique voix off re-situantnotamment, de loin en loin, les étapes de cette rencontre. Comment cette matière sonore et écrite a-t-elle été constituée et pourquoi avez-vous décidé de jouer sur des types de narration aussi différents ?

VP : L’importance des fils narratifs sonores et écrits tient d’abord à la place centrale accordée au hors-champ. Entre ce que l’on apprend sur Shahin et ce que l’on voit à l’image, il y a un écart. On ne voit pas celui ou celles qui parlent, on ne voit pas ce dont ils /elles parlent, mais seulement ce que le jeune homme observe ou pourrait observer sur Internet. On se focalise sur l’écran de l’ordinateur, on laisse hors-champ l’histoire, la trame. Ce parti pris s’ancre dans la situation concrète de Shahin en Angleterre, mais répond également au désir de placer le spectateur hors de ses processus habituels de reconnaissance. C’était l’un des enjeux de ce projet : saisir et convoquer autrement les spectateurs, les impliquer dans une relation intime. La profusion d’images et d’informations, notamment sur les demandeurs d’asile, nous met en pilote automatique, nous donne l’impression de tout savoir déjà, d’en avoir faitle tour. Ces images en viennent finalement à faire écran, en simplifiant le monde et nous empêchant d’éprouver. Que le son, et non l’image, serve cette fois de guide, permet de troubler la faculté de voir, et entraîne les spectateurs en terre étrangère en quelque sorte. Comme Shahin, ils commencement par être désorientés, tâtonnent, et sont ainsi amenés à prêter davantage attention aux signes, à se laisser guider par leurs seules sensations, comme à l’aveugle d’abord. C’est une immersion, une expérience physique qui force à imaginer (puisque l’image ne dit pas tout) et permet de ressentir ce par quoi Shahin est passé, les états intérieurs qu’il a traversés autant que les états géographiques. Rien n’est livré de manière linéaire ou strictement logique. La matière vient par bribes, selon l’ordre imprévisible, erratique, du vécu, non encore contaminé par des explications. Nous avons écarté tout discours, tout message ou jugement. Nous nous sommes attachées à des éléments très concrets, personnels, des détails souvent quotidiens, pour nourrir les différents fils narratifs.

Isabelle Ingold : Nous avons choisi de nous en tenir au sensible et aux documents. Le questionnaire de l’office d’immigration, par exemple, est un document, une source d’informations. Quelles questions sont posées ? Quelles questions sont éludées ? Les réponses de Shahin documentent elles aussi, en décrivant très précisément son voyage, le prix, l’attente, le modus operandi des passeurs, etc. Ce fil narratif s’entremêle aux autres, les conversations téléphoniques avec la mère, par exemple. Ils ont des tons et des styles très différents. Ils se complètent mais se contredisent aussi. Comme dans la vie d’un homme. La procédure d’asile en revanche demande aux migrants de transformer leurs vies en un récit rigide, avec des règles bien strictes. Le récit doit être logique, clair, univoque, monolithique et vérifiable. Mais la vie n’est pas comme ça. On voulait proposer un autre récit, un “contre récit”. C’est la fréquence ordinaire de la vie que nous voulions atteindre. Pour les migrants, cette fréquence est souvent masquée par les éléments spectaculaires, quoique dramatiquement réels, de leur traversée. Il ne s’agit pas pour nous d’édulcorer mais de restituer les épreuves non seulement à partir du point de vue de Shahin mais également parmi d’autres registres de sa vie, avec une gamme étendue d’émotions et de pensées contraires, avec la complexité des situations. En somme, tout le vécu d’un jeune homme qui fuit et espère, grandit et se transforme. Les données sonores et écrites sont donc constituées d’éléments précis, personnels – entre lui et vous ou sa mère, de retranscription des interrogatoires subits et d’une voix off à la première personne. Toute cette matière intime va s’articuler, se composer – comme une partition– sur des images de caméra de surveillance. Des images par nature impersonnelles, publiques et surplombantes, ce type de caméra filmant systématiquement espaces et êtres d’en haut, en plongée. Il n’y a pas de regard, personne d’autre qu’un système de contrôle derrière ces caméras. Pourtant, ces images collectées sur le Net, ces ailleurs, ces partout – a priori terriblement impersonnels, vont – comme rarement – donner corps,densité, émotion et réalité à cette histoire spécifique-là.

Comment avez-vous collecté toutes ces images, et ce travail de collecte a-t-il été effectué parallèlement au montage et à l’élaboration des différentes données sonores et écrites ou, au contraire, cherchées sur base d’une structure préalable ? On remarque en effet, à de très nombreux moments, de subtils liens entre texte et images.

II : Cela s’est fait parallèlement au montage pendant presque un an. Nous n’avions pas de structure au départ mais nous avions collecté une grande part de la matière sonore : le questionnaire et les conversations téléphoniques avec la mère. Cela constituait une bonne base. Puis, on a commencé à chercher des images, à sonder les rapports possibles avec le matériel sonore, et après ce fut un va-et-vient constant entre le montage et la recherche sur internet. On avait une idée de séquence, on allait sur le Net avec des envies précises, et puis le hasard, quelque chose qu’on ne cherchait pas, générait une autre idée, orientait autrement le montage, le faisant même bifurquer parfois. C’était pratiquement un montage et un « tournage » permanent. Étrangement, on a eu le sentiment de tourner, même si nous ne tenions pas la caméra, personne ne tenait la caméra. La grande majorité des images proviennent de live webcams. Elles sont diffusées en temps réel sur le net, et nous les regardions en temps réel. Mais avant de filmer, nous faisions un véritable travail de repérages, comparable à la démarche documentaire classique. On observait le rituel des gens, les heures où les lieux s’animaient, celles où ils étaient déserts. On revenait sur les mêmes lieux, à différents moments de la journée, sous différentes lumières ou saisons. On vivait selon des fuseaux horaires différents. On mettait notre réveil, pour être à telle heure là-bas, en Sibérie ou en Asie ou ailleurs. Et puis l’imprévu surgissait, l’imprévu surgit toujours.

VP : Il fallait savoir attendre, l’attendre… Lorsqu’on reste longtemps à regarder ce qui n’est pas fait pour, ce qui est de l’ordre du flux, de précieux signes surviennent. A un moment, le geste de quelqu’un.e, la posture d’un.e autre, vous retient et semble résonner avec ce que Shahin ressent, ou au contraire en être le poignant contrepoint. De sorte que si l’écart entre image et son n’est jamais résorbé, un dialogue s’établit entre eux, et permet de relier une ligne individuelle à des lignes collectives, la vie de Shahin à celle des silhouettes entrevues sur les images des webcams. Sauf que vous prenez un type d’images bien particulier, évidemment, qui n’a rien à voir avec ce qu’il regarde lui.

Est-ce que cette idée des caméras de surveillance était là dès le départ ?

VP : Oui, c’était une idée congénitale au projet. C’était lié au vécu de Shahin, pas seulement son isolement connecté, mais tout son parcours à travers un monde à la fois si ouvert et cloisonné, contrôlé. Et puis, Shahin nous avait montré un jour une vidéo provenant d’une caméra de surveillance avec une explosion dans une station-service. Pourquoi regardait-il ce genre d’images ? Qu’y voyait-il ? Que peut-on y voir ? Et pour en faire quoi ? Insensiblement, l’expérience du jeune réfugié ouvre à celle, plus largement partagée, d’un monde qui démultiplie les écrans, relie et sépare – une réflexion plus ample sur l’image. Parties de la réalité de Shahin observant le monde surInternet, nous l’avons investie librement, naviguant à notre tour sur le réseau afin d’explorer ce qu’il peut donner à voir du monde, particulièrement les live webcams.

Mais travailler avec ce type d’images, de surveillance proprement dite ou de promotion touristique, impliquait également de travailler contre elles, c’est-à-dire les extraire de leur fonction initiale (de surveillance ou de consommation), pour en dégager non pas l’exotisme ou le délit, l’explosion, l’accident ou le spectaculaire, mais le « presque rien », l’infime, « l’infra-ordinaire » selon le beau mot de Perec. Bien sûr, ces images témoignent d’un état inquiétant du monde comme de la fatigue, l’usure des êtres, mais pas seulement : des émerveillements sont aussi possibles. Faire avec ces images, ce n’était surtout pas se contenter de restituer une violence qu’on prétend dénoncer. On voulait donner à voir les germes d’un autre monde possible, la beauté des gens, leur grâce. Le film propose une évolution progressive, une traversée dans les espaces, et dans la texture même de l’image, dans sa plasticité spécifique d’image électronique, mais aussi parfois dans la cruauté de ce qui est capté, tant les êtres filmés semblent parfois oublier les dispositifs qui les filment…

L’idée de cette évolution a-t-elle été préalablement imaginée ou s’est-elle imposée dans la trajectoire mêlée du film et du personnage en cours de montage ?

VP : L’idée était là au départ mais comme une intuition qui devait encore se construire au fil du montage. D’emblée, il y avait ce mouvement du sombre au lumineux, de l’abstraction à l’incarnation. On devait commencer par des images granuleuses et sombres, sans repère. Des routes,des no man’s land, puis des villes apparaissent au loin, on se rapproche doucement, la couleur éclate, on perçoit les rues, les immeubles, puis des silhouettes, et enfin des visages. C’est une lente approche comme lorsqu’on découvre un nouveau lieu, une nouvelle personne. On ne sait pas tout de suite, c’est progressif, c’est un processus. Il peut y avoir des revirements, des accrocs, de belles surprises ou des déceptions. Et puis des plans purement plastiques : il y a notamment des plans de pluie qui sont très beaux.

VP : La texture des images, les pixels, les saccades, disent quelque chose sur ce monde, elles en sont la nouvelle consistance, le nouveau tempo. Bizarrement, certaines images noir et blanc pixélisées font penser aux premiers films du cinéma avec le grain de la pellicule. C’est comme si parfois le contemporain le plus pointu rejoignait une strate de temps bien plus ancienne.A côté des périls, il y a aussi la beauté là-dedans.

Échanges avec Yvan Flass

« C’est un film fort sur la globalisation des imaginaires,la vidéosurveillance, le contrôle du monde. J’ai pensé à Paul Virilio qui annonçait qu’”ailleurs commence ici” et que la terre n’était plus “natale” mais “fatale”dans ses expositions à la Fondation Cartier avec Raymond Depardon. Mais le film révèle le jeu, qui échappe du reste à ceux veulent tout contrôler, ce jeu, comme avec le bois des marches d’un escalier, peut-être aussi bien musical que matériel, c’est dire q’u’il ouvre à l’imagination donc à l’émancipation…” »

Thierry Paquot, philosophe et essayiste,président du Festival Image de Ville

État des non-lieux et étoiles filantes

« Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter sont des réalisatrices rares, et donc précieuses. Et quand ça frappe, ça frappe fort, là où ça fait mal. A des années lumières de toute commisération sympa, leur dernier film « Ailleurs Partout » bouleverse absolument le genre désormais consacré du film de migrants. Le principe est de glisser de la rhétorique humaniste du reportage à l’enquête poétique, mais implacable, une recherche qui construit plan après plan, une sorte de collage,d’agencement : l’itinéraire de Shahin, un jeune homme iranien, cultivé, intrépide, de Fooladshahr à Londres,via la Turquie et l’Europe. Et la grande force du geste des autrices, est de nous impliquer dans cette enquête par bribes : interrogatoires obsédants, coups de fil à la mère inquiète, images fragiles arrachées aux caméras de surveillance, chats laconiques avec les réalisatrices qui s’écrivent et se raturent en distanciel sur l’écran.Comme dans la poésie objectiviste américaine, de ces éléments épars naît un temps étrange, celui d’une traversée dont on saisit peu à peu le point de départ et l’espérance, l’amertume de l’arrivée toujours reportée et l’entrelacs des obstacles constants. On est plus vers l’Akerman de « De l’autre côté » ou le des Pallières de« Poussières d’Amérique » que du côté du documentaire d’indignation généraliste, et l’apparente majesté distante du film, sans jamais gérer l’empathie comme produit d’appel, finit par dépeindre un monde : le nôtre, englué dans ses peurs, ses réseaux, ses failles et ses bugs, et que traversent encore, aux hasards des frontières et des camps de réfugiés, des étoiles filantes de liberté et de désir. « Ailleurs Partout » tresse ainsi, entre le son et l’image, un état des non-lieux lucide et irrémédiable, en pistant Shahin à la trace numérique, en inventant une beauté inédite au monde instable des réseaux où on le confine, et qui nous broie nous aussi. Ici nulle part, mais dans un endroit où le cinéma sert encore à quelque chose. »

Vincent Dieutre, cinéaste

QUE L’AMOUR

Alors que rien ne l’y destinait, le jeune Abdel découvre les chansons de Brel. Un coup de foudre. En endossant le costume-cravate du grand Jacques, Abdel Khellil va se révéler à lui-même. Cette rencontre avec les mots de Brel va changer sa vie. Entre émerveillement et désillusions, de Paris à Hendaye, d’Oran à Alger s’assemble le puzzle de son identité plurielle.

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« Abdel est un peu comme ces héros tourmentés des films de Scorsese. Qui endurent, rêvent, se perdent, chutent et se relèvent. La pauvreté, l’argent, les trafics. Et puis, comme dans tous les films noirs, il y a ce moment magique où le héros rencontre l’amour. Souvent l’amour est une femme, elle est belle et vénéneuse. Pour Abdel, l’amour est une chanson. Une chanson belle et cruelle. Dans la vie d’Abdel, comme dans les films noirs, l’amour transfigure le héros. Le transforme. Le révèle à lui-même. Et c’est ça. Entendre Brel pour la première fois a été un choc pour lui. Après, il n’a plus été le même. » Lætitia Mikles

Critique – Cinergie.be

Abdel, jeune Algérien, vit à Hendaye. Entre son boulot dans une société de location de voitures, les entraînements de foot et sa vie de famille, Abdel n’a qu’une seule idée : pouvoir monter sur scène et interpréter les chansons de Jacques Brel. Sur le papier, Que l’amour, le dernier documentaire de la cinéaste française Laetitia Mikles fait naître beaucoup de méfiance. Sur l’écran, c’est un petit miracle immédiat et qui va tenir tout au long de ses 80 minutes. Un film atypique qui force l’admiration.

Un jour, alors que rien ne l’y destinait, Abdel tombe sur les chansons de Jacques Brel sur Internet. Cette découverte va changer sa vie ou plutôt devenir sa vie… car rien pour le jeune homme ne sera plus jamais comme avant. “Rien ne sera plus jamais comme avant”, ce pourrait être le titre d’une chanson joliment surannée ou le titre du film de Laetitia Mikles… mais la cinéaste a choisi la référence directe (un peu amputée) au chanteur belge en appelant son film Que l’amour. Et c’est bien une histoire d’amour que la cinéaste filme avec grâce et gravité, irrationnelle comme seules peuvent l’être les histoires d’amour. Car comment comprendre qu’un jeune homme de 28 ans, né en Algérie, qui a trempé dans des petits trafics endosse un jour un costume marine, gomine ses cheveux, s’empare d’un micro et reproduise, à l’identique, les intonations, les gestes et l’énergie d’une chanteur belge mort il y a plus de 40 ans. Une seule raison dans tout cela, qui s’illustre parfaitement dans la célèbre formule de Montaigne “parce que c’était moi, parce que c’était lui”.

Dès les premières minutes du film qui suivent Abdel de son boulot alimentaire à une petite salle des fêtes où il donne un concert, le spectateur est pris au piège… Si de prime abord, une imitation peut sembler un exercice relativement ringard et parfaitement inutile, la performance d’Abdel, elle, possède une puissance inexplicable qui impressionne et qui, par on ne sait quel miracle, le dévoile totalement au lieu de l’effacer. Brel devient alors – au sens photographique du terme – un véritable révélateur qui rend le jeune homme visible et terriblement vivant. Abandonnant tout cran de sûreté, Abdel se livre en chantant à une spontanéité émotionnelle désarmante.

Le portrait que donne à voir Laetitia Mikles est à l’image du garçon. Son film est habité par une sincérité qui laisse apparaître leur lien de complicité et d’affection. Entre réalisme sociétal et conte initiatique, Que l’amour se tient en équilibre, entre désespoir et émerveillement. La scène où, devant un miroir, Abdel change de vêtements, passant d’un style à l’autre pour finir par se déguiser avec des costumes de théâtre montre la complexité du personnage, la quête obstinée d’une apparence qui convient, mais surtout peut-être que le déguisement au lieu de masquer est ce qui lui permet d’exister pleinement.

Mais voilà, dans le monde tel qu’il est là, le déguisement est trop souvent un uniforme qu’il faudra endosser de force pour pouvoir non pas vivre, mais subsister. Et quand on a que l’amour, parfois, ce n’est pas assez….