SAMEDI 25 JUIN 2016 à 20h ▶ Les chansons que mes frères m’ont apprises, de Chloé Zhao

Les chansons que mes frères m’ont apprises
de Chloé Zhao
Etats-Unis – 2015 – 1h 34′
Dans la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, Johnny vient de terminer ses études et songe très sérieusement à quitter la région avec sa petite amie, pour tenter de trouver du travail à Los Angeles. Mais la mort soudaine de son père, dans un incendie domestique, bouleverse ses projets. D’autant que Johnny sait que s’il part, il devra laisser sa jeune soeur, Jashaun, à laquelle il est très attaché…
Note d’intention de la réalisatrice
Les chansons que mes frères m’ont apprises (Songs My Brothers Taught Me) est le fruit de mon observation pendant les 4 années que j’ai passées dans la réserve de Pine Ridge.
Je suis née à Pékin et j’en suis partie à 14 ans. Depuis, je n’ai pas arrêté de bouger d’un endroit à l’autre. Il n’y a pas un seul endroit au monde dont je ne puisse me déraciner facilement. Pour moi, le « chez-soi » est simplement un concept et j’en explore souvent la signification dans mes films. Lorsque les gens entendent parler de la Réserve de Pine Ridge, ils se demandent souvent : « Pourquoi ne partent-ils pas, si la vie y est si dure ? » J’avoue que je me suis posée la même question. J’ai souvent déménagé sans jamais me fixer dans un seul endroit. Après avoir passé pas mal de temps dans la réserve au milieu des Indiens Lakotas, j’ai été presque jalouse de leur attachement à leur maison, leur famille, leur communauté et leur terre et à leur « chez eux ».
C’est un sentiment que j’ai véritablement admiré et envié. Mais cet attachement profond a également des désavantages. J’ai pu voir les combats qu’ils doivent mener à cause de cette dépendance. J’ai fait le film pour répondre à cette question difficile : « Comment quitte-t-on le seul endroit qu’on a jamais connu ? »
J’ai tourné dans ces paysages désertiques et rudes des Badlands et des grandes plaines du Dakota-Sud. Le film est également un poème dédié à mon amour du splendide et sauvage grand Ouest américain. J’ai commencé sans scénario, avec une simple ébauche. Chaque matin, j’écrivais les scènes que l’on devait tourner dans la journée. Ainsi, contrairement aux narrations conventionnelles, mon équipe et moi avions la possibilité de capturer les petits détails de la vie tels qu’ils se présentaient. La plupart des acteurs que j’ai choisis ne sont pas des professionnels. Ce sont des Lakotas qui sont nés, ont grandi et habitent dans la réserve. Tous nous ont fait confiance et nous ont accueillis dans leurs maisons et leurs vies.
Par exemple, la maison de Jashaun a entièrement brûlé pendant le tournage. Avec son accord et celui de sa famille, j’ai réécrit le scénario et re-tourné certaines scènes pour faire de ce tas de cendres, la maison dans laquelle le père de Jashaun (dans le film) est mort brûlé. On a filmé Jashaun lorsqu’elle découvre ce qui reste de sa maison. La scène devait être brève, mais Jashaun a voulu continuer, déambuler au milieu des gravats et chercher dans les cendres certaines de ses affaires perdues dans l’incendie. Nous avons tous été extrêmement touchés par sa force et son courage. Pendant tout ce temps, mon rôle était d’être là pour consigner ce que Jashaun me montrait de sa vie et de son histoire.
Le film n’est en aucun cas une représentation exhaustive de Pine Ridge. Il n’y a pas assez de films sur cet endroit et ses habitants. Du coup, ceux qui ont été faits généralisent la communauté en n’en montrant qu’une image, ce qui nuit aux Indiens. Presque tous les personnages de Songs sont inspirés par les personnes que j’ai rencontrées au cours des 4 ans que j’ai passés dans la réserve. J’espère qu’en sortant de la projection, les spectateurs auront le sentiment d’avoir rencontré un groupe de personnages complexes et qu’ils verront que les Lakotas ont chacun leur personnalité et leur caractère, contrairement aux stéréotypes bidimensionnels d’usage.
Le tournage du film a été une histoire familiale qui m’a bouleversée et m’a changée. Je continuerai à faire des films, poussée par le désir d’en apprendre toujours plus sur des mondes que je ne connais pas bien. Au cours du tournage, j’ai également pu redécouvrir qui j’étais. Et je suis éternellement reconnaissante à mes amis de Pine Ridge de m’avoir offert cette chance et de m’avoir montré une autre façon de vivre.
Chloé Zhao
Rencontre avec la réalisatrice Chloe Zhao, le directeur de la photographie Joshua James Richards, les acteurs John Reddy et Jashaun St John.
Grand écart – Claire Fallou
Vous avez souhaité vous immerger dans le quotidien de la réserve de Pine Ridge avant de tourner ce film, comment cela s’est-il passé ?
Chloé Zhao : J’y ai fait plusieurs séjours allant de trois à six mois, et je continue à m’y rendre. Il n’y a rien pour loger les visiteurs, donc j’habite partout où les gens m’accueillent, dans le sous-sol d’une église, dans une petite chambre d’enseignant près d’une école, dans un ranch. C’est comme ça que j’ai pu m’insérer dans la communauté : il y a environ 3000 personnes dans la réserve, étalées sur 12 000 km2 [environ la taille de l’Ile-de-France, ndlr], tout le monde se connaît, j’ai rencontré les gens petit à petit. Je savais que je voulais faire un film sur eux, mais je suis arrivée avec un script assez mauvais… Je l’ai bien amélioré en trois ans. Le tournage lui-même n’a pris que six semaines.
Le film comporte de nombreuses petites scènes qui capturent des instants de vie dans la réserve sans être directement liées à l’action. Les avez-vous conçues au fil de vos découvertes ?
C.Z. : Oui, c’est notamment le cas pour les acteurs… Il y en a que j’ai rencontrés une semaine avant le début du tournage, ou même pendant le tournage, et je me suis dit qu’il fallait absolument les inclure.
Joshua James Richards : Ça s’est fait d’une façon très naturelle, très organique. Tous les jours, on filmait une quantité de scènes où l’action était dictée par les personnages, sans script figé, presque comme dans un documentaire. Par exemple, les scènes de rodéo. J’utilisais une lentille grand angle pour capturer le plus possible. Et quand je pouvais poser ma caméra en fin de journée, Chloe devait faire le tri… On a récolté des centaines d’heures de film comme ça. On se disait tout le temps qu’il fallait que le film se crée de l’intérieur vers l’extérieur, le plus naturellement possible.
C.Z. : Pour les scènes liées à l’action, je donnais le script à l’acteur avant de tourner, en lui demandant de le dire avec ses propres mots. Je lui donnais le moins d’indications possibles sur l’action, pour le laisser improviser. Et comme je connaissais les acteurs de mieux en mieux, je savais à peu près ce que je pouvais obtenir… Petit à petit, j’ai récolté les moments qu’il nous fallait. On ne faisait jamais plus d’une prise, on ne demandait jamais aux acteurs de répéter exactement les mêmes phrases et les mêmes gestes.
Comment avez-vous trouvé les acteurs ?
C.Z. : J’ai repéré John sur sa photo de classe…
John Reddy : Un jour, j’étais en cours, et quelqu’un est venu me demander d’aller dans le bureau du directeur. Je me suis demandé ce que j’avais encore fait… C’est là que Chloe m’a parlé du film.
J.J.R. : Ce sont des jeunes qui n’ont aucune inhibition, je pouvais leur mettre la caméra à trois centimètres sans les déranger, alors que n’importe quel gamin des villes se serait mis à jouer un rôle. Avec John, ça a été particulièrement magnifique, il a lentement intégré la différence entre lui-même et son personnage, ce qui lui a permis de se glisser naturellement dans sa peau quand la caméra tournait… L’acteur le plus naturel que j’aie jamais vu.
C.Z. : La jeune fille qui joue Aurelia, la copine de Johnny, est l’une des rares actrices professionnelles présentes dans le film. Elle vient du Canada. Je n’ai pas réussi à trouver de fille dans la réserve, parce que John a une certaine réputation… Les mères ne voulaient pas laisser leurs filles tourner des scènes intimes, et encore moins avec lui. Et puis, la plupart des filles de la réserve sont ses cousines. Mais ça fonctionne assez bien, elle a naturellement l’air un peu différente des autres, ce qui explique qu’elle puisse facilement quitter Pine Ridge alors que John est profondément partagé.
Et pour vous, John et Jashaun, c’était votre première expérience de comédien, ça vous a semblé naturel ?
J.R. : Oui, les personnages sont vraiment proches de nous… Certaines scènes viennent directement de ma vie de tous les jours, comme celle où je monte à cheval, ou quand je dépèce le daim.
Pensez-vous que le film permettra d’apporter des améliorations à la vie dans la réserve ?
C.Z. : Pas vraiment. En termes d’argent et de matériel ? Non. Je ne vois pas comment.
J.J.R. : En revanche, Pine Ridge a acquis un peu plus de visibilité maintenant. Ce qui est une bonne chose, car les conditions de vie y sont très difficiles… Notre film montre une version très allégée de la situation. Il y a un festival de film dans le Dakota du Sud qui a invité les jeunes de Pine Ridge à leur envoyer des petits courts-métrages. La communication et la transmission se font par voie orale dans cette communauté, pas par écrit, donc faire des films est un bon moyen d’expression pour eux.
J.R. : Tout ce qui rend la jeunesse plus positive est une bonne chose, parce que les drogues et le suicide sont vraiment fréquents là-bas…
Jashaun St John : Il faudrait plus d’écoles, aussi, plus d’opportunités. Les gens pensent qu’ils ne sont pas assez intelligents pour changer leur vie.
J.R. : Ce qui serait bien, ce serait qu’on nous installe plus de moyens de transport. Un bus, des taxis, je ne sais pas, mais un moyen de sortir facilement de la réserve et d’y revenir le soir. Ça nous permettrait d’être plus libres.
Critikat – Ursula Michel
Bien qu’intrinsèquement liés à l’industrie cinématographique américaine, les Indiens n’ont que rarement eu droit à un traitement spécifique de leur culture, de leur histoire ou de leur existence actuelle, souvent au cœur de réserves. Avec Les Chansons que mes frères m’ont apprises, Chloe Zhao délivre un premier film épuré, une chronique familiale brutale et tendre qui se débarrasse des clichés pour mieux cerner cette communauté invisible.
À Pine Ridge, une réserve indienne du Dakota du Sud, Johnny (John Reddy) fraichement diplômé peut enfin envisager de quitter les siens pour suivre sa petite amie en Californie. Mais le décès brutal de son père, un des patriarches de la réserve, contrecarre ses plans. Johnny ne peut se résoudre à abandonner Jashaun, sa jeune sœur de treize ans (la bouleversante Jashaun St.John) au triste destin qui l’attend à Pine Ridge. Si le dilemme psychologique auquel le héros doit se confronter semble être la colonne vertébrale scénaristique du film, se dessinent rapidement les véritables intentions de la réalisatrice : documenter le quotidien des habitants condamnés à une vie désespérante entre violence et déchéance.
Par l’entremise de Jashaun, Zhao observe en effet le lent processus de désagrégation de l’innocence. Rongée par l’inactivité chronique qui règne dans la réserve (aucune économie n’existe véritablement, les Indiens vivant d’une forme de charité prodiguée par l’État), la communauté indienne concentre son attention sur la consommation de l’alcool et son approvisionnement (toute substance alcoolisées étant prohibée au sein de Pine Ridge), petit trafic dont Johnny est un adepte. Dans cette ville morte qui perpétue la culture tribale faute de mieux, le temps apparaît comme suspendu, entre un passé tabou, un avenir inexistant et un présent sans but.
Le motif de la fuite, celle littérale du héros, mise à mal, et celle plus symbolique des êtres ayant choisi l’évasion éthylique, irrigue le long métrage. Filmant les étendues sauvages qui encerclent les personnages à la fois comme un sublime paysage et une formidable prison à ciel ouvert, la réalisatrice parvient à signifier le terrifiant paradoxe des Indiens. Expropriés de leurs propres terres, exilés chez eux, persona non grata infantilisé et dépendant, les Natifs ne sont plus que l’ombre de leurs ancêtres, preuves vivantes de l’outrage qu’ils ont subi, victimes expiatoires en cours de destruction. Dans cette galerie de portraits où les hommes ont des dizaines d’enfants livrés à eux-mêmes, louvoyant entre délinquance et passivité, où les femmes n’ont d’autre prérogative que d’enfanter, le destin de Jashaun, à mi-chemin de sa culture dans laquelle elle s’immerge et de l’autre monde qu’elle craint, résonne d’un écho poignant. Pierre angulaire autour de laquelle les convictions de son frère vacillent, elle irradie son quotidien d’un espoir contagieux, permettant aux Chansons que mes frères m’ont apprises de maintenir le fragile équilibre qui en fait un beau film triste.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles