JEUDI 7 mars 2024 à 19 h 30 : Les Filles d’Olfa, de Kaouther Ben Hania
Les Filles d’Olfa
de Kaouther Ben Ania
France, Tunisie, Allemagne, Arabie saoudite – 2023 – 1h 50’
Avec : Hend Sabri, Nour Karoui, Ichraq Matar, Majd Mastoura, avec Olfa Hamrouni, Eya Chikahoui, Tayssir Chikhaoui
La vie d’Olfa, Tunisienne et mère de 4 filles, oscille entre ombre et lumière. Un jour, ses deux filles aînées disparaissent. Pour combler leur absence, la réalisatrice Kaouther Ben Hania convoque des actrices professionnelles et met en place un dispositif de cinéma hors du commun afin de lever le voile sur l’histoire d’Olfa et ses filles.
Un voyage intime fait d’espoir, de rébellion, de violence, de transmission et de sororité qui va questionner le fondement même de nos sociétés.
Dossier de presse
Entretien avec Kaouther Ben Hania
Après La Belle et la Meute et L’homme qui a vendu sa peau vous souhaitiez revenir à la forme du documentaire avec laquelle vous vous étiez fait connaître ?
Ce projet est beaucoup plus ancien. Il a débuté en 2016 alors que j’étais en train d’achever Zaineb n’aime pas la neige, un documentaire qui a occupé six ans de ma vie, où j’ai filmé la vie d’une adolescente. À la radio, j’ai entendu Olfa parler de l’histoire tragique de ses filles. J’ai été interpellée, bouleversée par son récit. Là aussi, il s’agissait de l’histoire d’une mère et de ses quatre filles adolescentes. Olfa m’a immédiatement fascinée. J’ai vu en elle un formidable personnage de cinéma. Elle incarnait une mère avec toutes ses contradictions, ses ambiguïtés, ses zones troubles. Son histoire complexe, terrible me hantait et j’avais envie de l’explorer, de comprendre sans savoir comment faire. J’ai donc appelé le journaliste et il m’a donné son numéro de téléphone pour que nous nous rencontrions. Tout a commencé comme ça.
L’histoire d’Olfa est-elle connue en Tunisie ?
Disons qu’au moment où je la contacte, elle est passée de nombreuses fois à la radio et à la télévision. Mais il faut comprendre qu’à cette époque, ce type de fait divers est monnaie courante. Ce qui m’a intéressée avec Olfa est qu’il s’agit d’une histoire de femmes, de mère, de filles.
Vous pensiez en faire une fiction ?
Je suis passée par différentes étapes. Dans un premier temps, je me suis d’abord dit que j’allais la filmer avec les deux filles qui lui restent pour exprimer l’absence des deux autres. J’ai commencé à les filmer en 2016 puis encore en 2017. Mais quelque chose ne marchait pas. Comment raviver les souvenirs sans les embellir, les transformer, sans se donner le beau rôle, sans édulcorer la vérité ? Comment réussir à convoquer ce qui a eu lieu et qui n’est plus là ? Comment affronter la vérité de son propre passé des années après ? Mais le plus problématique selon moi, c’est la façon dont Olfa jouait un rôle. À partir du moment où j’avais allumé ma caméra, elle s’est mise à jouer un rôle en particulier. J’ai dû arrêter le tournage car j’ai fini par comprendre que j’allais tomber dans le piège qu’elle me tendait.
Quel rôle jouait-elle et quelle était la nature de ce piège ?
— J’ai remarqué qu’on se comporte souvent dans la vie en étant influencé par des clichés vus à la télé ou dans les médias. Olfa avait été formatée par les journalistes. Elle jouait – avec un grand talent de tragédienne – le rôle de la mère éplorée, hystérique, accablée de culpabilité. La plupart de ces reportages n’autorise pas à explorer les différentes dimensions d’un individu. Or Olfa est tellement exubérante, tellement ambiguë, tellement complexe qu’il est impossible de n’en présenter qu’une seule facette. Or, creuser les contradictions, les sensations, les émotions demande un temps que les journalistes n’ont pas. C’est le rôle du cinéma d’aller explorer ces zones-là, ces ambiguïtés de l’âme humaine. J’ai commencé alors à envisager ce film comme un laboratoire thérapeutique de convocations de souvenirs.
C’est à ce moment-là que vous choisissez de faire appel à Hend Sabri pour confronter Olfa à son double fictionnel ?
Quand je me suis rendue compte que ce que j’avais tourné n’était pas intéressant, je me suis concentrée sur L’homme qui a vendu sa peau. Tout au long de ce tournage, j’ai pu laisser reposer cette histoire. Je ne savais même pas si j’allais la reprendre. Mais comme je n’aime pas commencer quelque chose et ne pas le terminer, j’y suis revenue. J’avais davantage de recul, j’y voyais plus clair. Je souhaitais dorénavant filmer Eya et Tayssir, les deux benjamines que j’avais appris à connaître sur les différents tournages. Mais alors que nous étions en plein confinement, j’ai réalisé que la meilleure façon de remettre Olfa sur le terrain du réel et de ses propres souvenirs était de faire un documentaire sur la préparation d’une fausse fiction qui ne verrait jamais le jour. À partir de tout ce qu’Olfa m’avait raconté, j’ai élaboré un scénario avec Eya et Tayssir sur la préparation d’une fiction où des comédiens rencontrent de vrais protagonistes pour mieux incarner leur vécu.
Qu’est-ce que vous espériez obtenir d’un tel procédé ?
Il fallait confronter Olfa à de vrais comédiens dont c’est le métier. Ce ne sera dorénavant plus elle la comédienne mais les autres. Ils allaient servir à Olfa et ses filles de révélateurs pour les aider à trouver leur vérité intérieure. J’avais besoin d’actrices pour jouer ses filles absentes et d’une comédienne pour la questionner, l’aider à saisir les enjeux de certains grands événements de sa vie. Ce n’était pas la reconstitution des souvenirs qui m’intéressait mais leurs échanges pour y parvenir. J’intervenais dans le film en tant que réalisatrice pour les guider, chercher avec elles tandis qu’Olfa racontait et analysait en détails les grands épisodes marquants de sa vie. En lui posant des questions sur des détails précis, sur ses motivations, Hend Sabri permet à Olfa de revenir sur son passé sans complaisance. Si Olfa était restée seule avec moi, elle m’aurait encore servi la même histoire, le même cliché.
Hend Sabri est une star. Olfa n’a-t-elle pas craint qu’elle lui fasse de l’ombre et prenne trop de place ?
Au contraire. Elle a songé qu’enfin, on allait la croire ! Olfa pense que personne ne l’a jamais crue car elle n’a aucune notoriété. Cette grande actrice allait lui apporter cette crédibilité dont elle avait besoin pour que son histoire puisse enfin être entendue. Il faut dire que lorsqu’elle a commencé à donner des interviews en 2016, Olfa a souvent été calomniée, lynchée et insultée. Grâce à Hend Sabri, elle allait enfin être entendue avec respect. Quand je l’ai compris, ça m’a donné envie d’expérimenter beaucoup de choses sur le tournage. Ce double jeu entre Olfa et Hend Sabri finit presque par nous faire douter de la réalité de ce que nous regardons.
Était-ce votre désir de provoquer ce trouble ?
Vous n’êtes pas le seul à me dire ça ! Mon passé de docu-menteuse sur Le Challat de Tunis me colle à la peau. Kiarostami disait que savoir ce qui est vrai ou faux n’est pas important, on peut mentir au cinéma du moment que l’on parvient à dégager une vérité profonde. C’est ça qui compte ! Pour moi l’essentiel, c’est de toucher les spectateurs en leur révélant cette vérité plus profonde.
En effet, il est difficile de ne pas songer à Close-up d’Abbas Kiarostami. Aviez-vous cette référence en tête pendant l’écriture du film ?
Deux films ont changé mon rapport au cinéma : Close up et F for Fake d’Orson Welles. Grâce à eux, je me suis rendu compte que le cinéma pouvait permettre un large champ d’expérimentations. Je souhaitais quelque chose de brechtien dans mon film, où il serait permis de jouer la scène tout en réfléchissant à cette même scène. Je voulais que l’on puisse passer de vrais moments de jeu à des moments de réflexion sur le jeu. La frontière devait devenir indistincte puisqu’on passe notre temps à jouer dans la vie et encore davantage devant la caméra. Olfa et ses filles sont d’immenses comédiennes dans la vie. Je souhaitais également documenter la double nature de l’acteur. Depuis mes débuts, j’aime explorer les liens ténus entre fiction et documentaire. Ça traverse tous mes films.
Pourquoi avez-vous choisi de tourner dans un seul décor ?
L’univers de ce film est introspectif, je n’avais donc pas besoin d’avoir des décors retravaillés. J’avais juste besoin d’une unité visuelle, stylistique. On a donc trouvé ce vieil hôtel bas de gamme de Tunis qu’on a transformé en studio de cinéma. Je savais que les spectateurs seraient capables de lier les éléments entre eux sans que nous soyons obligés de tout reconstituer. J’avais en tête le décor sur plateau tracé à la craie de Dogville de Lars von Trier, un film qui m’a beaucoup fasciné. J’avais juste besoin d’un grand décor qui me permettrait de poser simplement un contexte comme celui du poste de police. Comme je savais que nous allions explorer ensemble des sujets intimes, sensibles et douloureux, je ne voulais pas avoir à supporter les mêmes contraintes que celles d’un tournage classique. J’ai voulu tout réduire à l’essentiel.
Vos collaborateurs avaient-ils conscience qu’ils allaient participer à une telle expérience intime et parfois douloureuse ?
Quand je les ai tous réunis, je leur ai proposé d’écrire une constitution collective où chacun pourrait exprimer ce qu’il n’aime pas sur un plateau de cinéma. Il fallait que tout le monde se sente en confiance pour permettre à Olfa et ses filles de cheminer ensemble. Quoi de plus délicat que de passer du temps avec ces femmes explorant devant nous leur intimité et les zones les plus troubles de leur vie ! Pour que les conditions soient idéales, nous avons constitué une équipe en majorité féminine. En somme, nous avons créé les conditions d’une thérapie à la fois pour elles et pour le groupe tout entier. Tout ce qui s’est passé au cours de ce tournage a remué des choses très fortes en chacun de nous. Moi-même, si control freak, j’ai été tellement submergée par l’émotion que j’ai dû plus d’une fois me ressaisir pour réfléchir à l’emplacement de ma caméra. Malgré la complexité du dispositif, nous avons tous senti qu’il était en train de se produire quelque chose de précieux.Pourquoi avez-vous choisi un seul comédien pour jouer les rares hommes de cette histoire ?
On en revient encore à Dogville et à ma croyance dans la capacité des spectateurs à pouvoir relier les points entre eux, à comprendre qu’un seul comédien jouerait tous les hommes de cette histoire. Ce qui m’a frappé dans la vie d’Olfa et ses filles, c’est l’absence des hommes. Dès qu’un homme rentre dans leur existence, elles le virent. Les hommes autour d’elles ne peuvent pas leur survivre. Il y a chez elles un rapport très complexe à la masculinité. Olfa incarne quelque chose d’à la fois très féminin et très masculin. Elle dit de son mari qu’elle est plus masculine que lui. D’une certaine façon, comme tous les hommes ont été éjectés de leur groupe, c’est comme si tous les hommes n’en étaient qu’un seul, d’où mon envie de les faire jouer par un seul comédien.
Au cours d’une scène particulièrement rude, le comédien craque sur le tournage et vous demande de vous entretenir avec lui hors caméra. Pourquoi avez-vous choisi de garder ce moment-là ?
Comme je vous disais, c’est aussi un film sur le travail des acteurs. Je trouvais intéressant de montrer de quelle façon un comédien peut être affecté et submergé par l’atrocité du réel. D’ailleurs Hend Sabri en parle au début du film, du fait qu’un acteur apprend à se protéger pour ne pas être submergé ou affecté par le personnage. Madj n’était pas au courant de tout ce que nous avions fait en amont avec les filles, notamment avec des psychologues. Selon lui, on ne pouvait se permettre d’obtenir de tels aveux devant une caméra. Il trouvait que cette parole intime n’aurait pas dû quitter le cabinet d’un psychologue. Quand on est face à de telles révélations sur la vie des gens, il faut se poser mille questions éthiques. Il ignorait mon implication et pensait que je ne me les étais pas posées. Du coup, il a voulu arrêter la scène. De mon côté, il fallait que je montre son désarroi et exposer ses doutes de comédien. Par ailleurs, cette scène s’achève par l’intervention de Eya qui exprime son besoin de la tourner. Sans cette réaction, je n’aurais sans doute pas laissé la scène. Leur force de résilience est phénoménale.
Quand le film commence, il est surprenant de les voir si radieuses, si souriantes alors qu’on s’attend à retrouver des femmes éplorées.
Absolument. Elles sont comme ça dans la vie. Elles me parlent d’horreur, de tragédies et je suis morte de rire. Je voulais montrer ce contraste entre ce qu’on raconte et la façon dont on le raconte. C’est très précieux. Le cinéma est capable de montrer ça. Je crois aussi que le film leur a fait du bien, il leur a servi d’expérience thérapeutique. Elles ont énormément donné et je crois pouvoir dire qu’elles ont reçu en retour. Elles le disent d’ailleurs. Ce film leur a permis de s’exprimer. Si jusqu’alors elles n’avaient pas de voix, on leur a offert une écoute. Quand elles ont vu le film, leur première réaction a été « merci, tuas porté notre voix. »
Aviez-vous déjà l’image finale en tête en écrivant ce film ?
Je savais que je terminerai sur cette image précise. À partir des éléments que j’avais filmés en 2016/2017, ainsi que des nombreuses anecdotes, j’ai écrit un scénario sans dialogues, constitué uniquement de scènes-clés de leurs vies qui me paraissent significatives. Si ce scénario était un peu confus et non chronologique, je savais néanmoins que je terminerai sur cette image parce que,comme le dit Olfa, ce film c’est d’abord une réflexion sur la transmission mère-filles des traumas. Olfa a infligé à ses filles certains sévices qu’elle-même avait subis enfant. La transmission mère-filles des traumas court partout dans ce film. C’est l’histoire d’une malédiction car, à son tour, cette petite fille demandera des règlements de compte à sa mère. C’est pourquoi je voulais conclure de cette manière.
De quoi est constituée cette malédiction qui se transmet de mère en fille ?
— C’est une forme rétrograde du patriarcat que les femmes doivent intégrer pour survivre. Elles n’ont pas le choix. Olfa a beau ne pas respecter les hommes, elle incarne une des formes de ce patriarcat. Quand on vient d’un milieu modeste comme le sien, le choix pour une jeune fille est restreint : devenir prostituée ou une sainte Nitouche. Il n’y a pas de place pour la nuance. Comme elles sont belles – c’est leur autre malédiction – ses filles ont choisi la sainteté et même au-delà de la sainteté, elles ont souhaité la mort !
Au travers des quatre portraits que vous faites de ces jeunes femmes, est-ce aussi un film sur l’adolescence ?
— Je dirais que c’est principalement un film sur l’adolescence,ce gouffre entre l’enfance et l’âge adulte, où soudain on cherche à comprendre et parfois même à expérimenter l’idée de la mort, comme le montre l’une des filles qui voudrait dormir dans une tombe. Mais, alors même qu’on joue avec la mort, c’est la période où l’on cherche un idéal de vie en s’inquiétant de son environnement social et du sort de l’humanité tout entière. Je pense que les filles étaient à la recherche de quelque chose qui leur manquait. Elles ont voulu contester l’autorité d’Olfa qui a toujours incarné pour elles à la fois le père et la mère et qui a voulu réprimer leur sexualité. Comme elles n’avaient pas les outils pour y parvenir, elles sont devenues, comme dit l’une d’entre elles, « pistonnées par Dieu ». Cela leur a donné l’illusion d’une transcendance pour essayer d’imposer leurs désirs au monde. Je crois que le film documente ces différents liens à la mort et à la vie qui traversent parfois de façon confuse les adolescents.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles