MERCREDI 1er FEVRIER 2017 à 19 h 15 ▶ La Grande Bellezza, de Paolo Sorrentino
La Grande Bellezza
de Paolo Sorrentino
Italie – 2013 – 2h 22′
Avec Yoni Servillo, Carlo Verdone, Sabrina Ferrilli
A Rome, dans la splendeur de l’été. Séducteur impénitent, Jep Gambardella est de toutes les soirées et de toutes les fêtes de la cité éternelle. A 65 ans, il continue de dégager un charme sur lequel le temps ne semble pas avoir d’emprise. Dans sa jeunesse, Jep a écrit un roman qui lui a valu un prix littéraire et une réputation d’écrivain frustré. Devenu un journaliste à succès, il fréquente depuis plusieurs décennies la haute société romaine et les mondanités. Dans ce monde excentrique, ce dandy cynique et désabusé rêve parfois de se remettre à écrire, traversé par les souvenirs d’un amour de jeunesse auquel il se raccroche…
Ils dansent. Le corps agité de soubresauts et de spasmes, ils dansent. Visages souriants ou grimaçants, exténués ou extatiques, ils dansent. Comme s’il leur fallait à tout prix se fuir et se perdre dans des nuits et des fêtes interchangeables, ils dansent. Parmi eux, Jep n’est pas le dernier… Paolo Sorrentino baptise toujours les personnages de ses films de noms ronflants et ridicules qui révèlent leur suffisance et leur vacuité : Antonio Pisapia, Titta Di Girolamo, Geremia De Geremei… Interprété par l’habituel complice du cinéaste, Toni Servillo, impressionnant de mal-être snob, Jep Gambardella donc a écrit, quarante ans auparavant, un roman dont ses amis parlent encore, même s’ils ne l’ont pas lu. Un de ces livres éblouissants qui font prendre conscience aux tâcherons littéraires de la futilité de leurs écrits… Et puis il s’est tu. Par paresse. Ou par crainte de ne pouvoir se surpasser. Il est devenu journaliste. Et surtout mondain. Attention, pas n’importe lequel : le número uno. « Je ne voulais pas seulement participer aux soirées, je voulais avoir le pouvoir de les gâcher », fanfaronne-t-il.
Si l’on excepte l’homme politique Giulio Andreotti dans Il Divo, Paolo Sorrentino ne filme que des lâches et des las. Le temps a grignoté ces zombies, ils vivent mal et en ont honte. Avant qu’il ne soit vraiment trop tard, ils se forcent à entamer un parcours : le héros de L’Uomo in più part à la recherche de son homonyme — son double ; celui des Conséquences de l’amour se rue, au risque d’en mourir, à la poursuite de sa dignité perdue. Parce qu’ils ont somnolé une grande partie de leur pauvre vie, parce qu’ils ont pris du retard, en somme, Sorrentino semble les presser sans cesse, les pousser aux fesses avec sa caméra. Travellings avant, arrière, latéraux : il n’arrête jamais. On aurait envie, par moments, de lui crier : « Stop ! du calme, de la mesure ! »… Mais non : sa caméra persiste à foncer sur les gens, les lieux, les objets. Elle s’en approche, elle les frôle, s’écarte, s’envole dans les airs, parfois. Mais quand elle s’arrête — ça lui arrive, tout de même ! —, c’est pour contempler, avec amour et une pointe d’effroi, les grande bellezze de la vie : ces palais romains, immenses et silencieux, où Jep pénètre, une nuit, guidé par un jeune homme boiteux gardant, dans une mallette dont il ne se sépare jamais, les passes pour toutes ces merveilles. Les clés du paradis…
Qu’est-ce qui pousse Jep à entamer, comme ses frères « sorrentiniens », son périple ? La prescience de sa fin ? Ou cette nouvelle effarante que lui révèle un veuf éploré : depuis des années, une femme qu’il avait totalement oubliée a continué à l’aimer en silence, lui, cet être futile, si décevant à ses propres yeux. Soudain, les grotesques de son petit monde lui pèsent ! Cette « artiste » ridicule qui se croit provocatrice parce qu’elle fonce, la tête la première, contre un mur ! Ou ce chirurgien esthétique qui se veut « l’ami et l’amour » de clients qui lui paient 700 euros (1 200 s’ils ne sont pas sages) l’injection de Botox. Sans oublier ce cardinal à qui il essaie de poser des questions spirituelles, alors que ce prélat cacochyme ne lui parle que de ses dons de cuisinier. Quelle dérision ! Comment, mais comment a-t-on pu en arriver là ?
Pour accentuer la nostalgie avec un grand film de jadis, Sorrentino fait rencontrer à son héros, dans les rues de la ville endormie, une actrice française — « Mademoiselle Ardant », murmure Jep, attendri —, qui lui souhaite une bonne nuit ; exactement comme une autre star, Anna Magnani, conseillait, à la fin de Roma, au cher Federico d’aller au lit pour cesser de divaguer. Fellini : son ombre plane sur La Grande Bellezza ; non comme modèle à imiter, mais comme source d’inspiration. Si ce n’est que Fellini, dans La Dolce Vita, peignait une Italie désabusée et corrompue dans un monde qui croyait encore aux forces du progrès et aux miracles : il suffisait à Marcello Mastroianni d’apercevoir, sur une plage, à l’aube, la pureté d’un visage pour être sauvé. Pas d’ange blond sur la route de Jep, mais le même désir d’ailleurs. Il se métamorphose, exactement comme le film, lui aussi, se transforme. Sans jamais perdre de son ironie, Paolo Sorrentino passe insensiblement, irrésistiblement, de la démesure à la retenue. Et du profane au spirituel.
Car tous les souvenirs et les fantasmes de Jep, apparemment épars et désordonnés, toute cette farandole de fantoches proches du néant semblent s’effacer soudain devant son ultime rencontre : une religieuse sans âge qu’il est chargé d’interviewer. Une « sainte », lui dit-on, qui, elle aussi, semble droit sortie de l’univers fellinien. Elle est aussi grotesque que les autres, bien sûr, mais elle offre — quelques secondes, quelques minutes, peut-être — à ce Jep en fin de course qui se croit sans qualités la tentation de l’innocence. Sa pureté évanouie. L’amorce de sa béatitude… Et c’est ainsi qu’on le quitte sans même savoir s’il va se résoudre à écrire ou à mourir. En attente. Et en étonnement. — Pierre Murat
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles