MERCREDI 5 AVRIL 2017 à 20 h ▶ Deux films, deux cinéastes : Agnès Varda, Stéphane Mercurio
Ulysse, de Agnès Varda
Quelque chose des hommes, de Stéphane Mercurio
Ulysse
de Agnès Varda
France – 1982 – 22′
Au bord de la mer, une chèvre, un enfant et un homme. C’est une photographie faite par Agnès Varda en 1954 : la chèvre était morte, l’enfant s’appelait Ulysse et l’homme était nu. À partir de cette image fixe, le film explore l’imaginaire et le réel.
Sur les traces de la mémoire
À la première vision du film, on conserve le souvenir d’un désordre, d’un libre parcours sautant du passé au présent, de l’intime au collectif, du regard subjectif à la lecture savante, du témoignage au commentaire ludique, de la chèvre morte à celles de Picasso… Ce fouillis est à l’image des caprices de nos mémoires affectives. Qu’on exhibe une photo ancienne, et, pour peu qu’on laisse remonter à la surface de la conscience ces nappes du passé, l’écheveau des souvenirs peu à peu se dévide.
Agnès Varda fait ainsi mine d’être le jouet des sursauts de la mémoire. Par là, elle laisse entendre qu’une manière de rendre compte de l’insaisissable “ robe sans couture de la réalité ”, mais aussi de l’imaginaire et des réminiscences qu’elle génère, est peut-être, plutôt que de simuler une illusoire continuité, d’orchestrer un kaléidoscope de sensations, de motifs, de modalité d’approches : souvenirs personnels, séquences d’actualité, témoignages, analyses…
Mais ce désordre n’est qu’apparent. Le premier mot du générique, une préposition, délivre un constat. “ Voici une production Garance ” propose de donner à voir. Le premier plan du film montre ainsi, en silence, la photo surcadrée, le temps pour le spectateur de bien la contempler. En même temps, en bon déictique, “ Voici ” engage l’expression dans un discours ; le générique se clôt par un très explicite “ cinécrit et composé par Agnès Varda ”. La formule, non dénuée d’une certaine préciosité, revendique une écriture cinématographique (qu’on rapprochera de la fameuse formule d’Astruc : “ caméra stylo ”), un geste de création spécifique au septième art. Art impur, le cinéma se prête mal à une définition ontologique. Néanmoins, on peut entendre ici la volonté de la cinéaste de définir un territoire singulier qui ne s’inscrive qu’imparfaitement dans des catégories instituées. En terme de genre, Ulysse, ni fiction, ni documentaire, peut être ainsi qualifié d’essai cinématographique. Donner à voir, tenir un discours. Ce dont Varda joue et qu’elle affiche renvoie à la double dimension de toute photo, à la fois trace d’un événement passé (ce que nous voyons s’est bien déroulé un certain jour, “ C’était un dimanche sur la côte au bord de la Manche ”) et construction, effet de langage. Cette construction, Varda l’interroge d’abord du point de vue du créateur (“ Est-ce que je sais ce que j’avais dans la tête… ”) pour, à l’autre bout du film, finir par un point de vue de lecteur.
Entre les deux, elle a décomposé les éléments de la photo. L’homme nu debout à gauche, l’enfant (Ulysse) assis à côté, la chèvre morte sont tour à tour évoqués. Et on comprend assez vite que l’écriture de Varda ne se préoccupe pas en priorité de la fluidité des enchaînements syntagmatiques. Elle revendique en cet endroit un certain arbitraire : “ Bon revenons à des choses plus simples. Il était une chèvre… ”
Ce qu’elle aime et provoque, c’est la confrontation d’éléments à l’intérieur d’un même plan. Voici une photo et des pierres, voici un homme nu à son bureau, l’homme de la plage près de trente ans plus tard, et voici des souvenirs. La mise en scène s’affiche, frontalement, ou plus précisément le dispositif, c’est-à-dire la mise en place d’un certain nombre d’ingrédients dont la coprésence est destinée à susciter une réaction, presque au sens chimique du terme. La beauté de ce geste cinématographique tient à ce qu’une vérité inattendue naît littéralement sous nos yeux. Les souvenirs ne sont pas identiques pour tous les protagonistes, la mémoire de chacun a travaillé différemment. Le film enregistre ces écarts creusés par le temps.
Nulle nostalgie, nulle mélancolie dans cette manière de battre les souvenirs comme on bat un jeu de cartes. Abattant peu à peu son jeu avec un plaisir non dissimulé, Varda se raconte (son quartier, ses photos, son premier film…) et, ce faisant, fait resurgir la France de ces années-là, la maladie d’un enfant, sa chère rue Daguerre alors populaire, l’intégration de Républicains espagnols, le Théâtre national populaire, l’amour familial, le temps qui n’est plus le même quand on regarde le bord de l’eau…
Texte de Jacques Kermabon © Bibliothèque du Film
Quelque chose des hommes
de Stéphane Mercurio
France – 2015 – 27′
Un film impressionniste, fait de corps, de gestes, de récits de la relation des hommes à la paternité au cours des séances de pose pour le photographe Grégoire Korganow pour ses portraits Père et fils. Seule femme, la cinéaste s’est glissée avec sa caméra dans l’intimité de ces hommes le temps de la séance pour saisir Quelque chose des hommes. Mission impossible et pourtant…
Trois hommes pour une image.
Ce sont eux que je filme.
Chacun nous raconte une histoire singulière.
Certains de ces portraits nous laissent imaginer des pères et des fils sereins. Pour d’autres, on devine des histoires douloureuses. Ici une réconciliation, là de la distance. On sent la tendresse, la peur, l’abandon, la froideur aussi. La peau marque le temps inexorable qui passe de l’un à l’autre. Le même regard intense. Une même attitude. Une même expression sur les visages d’hommes de plusieurs générations. Souvent ils se ressemblent, pas toujours.
Il y a quelque chose d’insaisissable dans cette relation. D’inépuisable aussi.
Qui échappe.
Grégoire Korganow pensait faire un travail « contre » un père, il découvre des images d’une infinie douceur et explique ce qui l’a conduit à ces photographies. C’est sans doute l’arrivée de mon fils dans ma vie qui m’a donné envie de ces portraits. Il s’appelle Marco. Sa peau est noire, il est né au Rwanda. Je me souviens de l’enthousiasme d’un ami : « C’est fou ce qu’il te ressemble ! » Vraiment ? Et moi ? Est-ce que je ressemble à mon père ? Et tous ces fils que j’ai photographiés, ressemblent-ils à leur père ?
Ce fils, Marco, est également le mien.
La première série de prises de vue a eu lieu chez nous. Pendant un an, j’ai vu passer des hommes, venus se faire photographier avec leur père et/ou leur fils. Comme leur compagne ou épouse, je me suis vue « chassée » de mon salon devenu studio photo. Une histoire d’hommes entre hommes. Petit à petit, Grégoire s’est laissé convaincre de laisser filmer ces séances. Ce film est aussi un espoir de percer le secret des hommes. Peut-être. Une quête vaine bien sûr, mais pourtant comment y résister ? Désir de comprendre quelque chose des hommes d’aujourd’hui, de comprendre la paternité, la filiation, de saisir le mystère de ce lien. J’ai exploré dans mes précédents films l’association de la photographie et de l’image animée. Formellement, ce nouveau film se situe dans la continuité de mon travail. Traitant la photo comme une matière particulière. Avec mes deux films sur la prison, je l’utilisais pour restituer quelque chose du temps suspendu de l’enfermement. Dans À côté, j’ai utilisé des photographies sous forme de séries qui – accompagnées d’un travail sonore spécifique, son direct et musique – constituaient de véritables séquences. Dans À l’ombre de la République, je les intégrais dans les séquences vidéo. Aujourd’hui, avec Quelque chose des hommes, j’utilise la photographie comme objet même du film, comme véritable point de départ. Images en mouvement et images fixes se mêlent intimement.
Stéphane Mercurio
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles