Médiathèque de Saint-Aubin-sur-mer : Arbres, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil – jeudi 17 novembre 2022 à 18 h 30
Arbres
de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil
Belgique – 2002 – 50′
Arbres est une histoire de l’Arbre et des arbres. Elle commence par les Origines puis voyage à travers le monde des arbres et les arbres du monde, sans précision géographique et temporelle. Le film raconte les grandes différences et les petites similitudes entre l’Arbre et l’Homme avec l’idée prégnante que l’arbre est au règne végétal ce que l’homme est au règne animal, son représentant ultime. Arbres est un parcours dans une autre échelle de l’espace et du temps où l’on rencontre des arbres qui communiquent, des arbres qui marchent, des arbres timides ou des arbres fous… Arbres renverse quelques idées reçues en partant du constat que l’on voit toujours l’animal qui court sur une branche mais jamais l’arbre sur lequel il se déplace. Arbres se situe dans un monde entre-deux où le merveilleux s’échappe du savoir scientifique et où le savoir scientifique se change en conte par la magie du cinématographe.
Dossier de presse
Pour leur troisième film, après Pêcheurs à cheval (1993) et Par devant notaire (1999), Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil ont parcouru 140 000 kilomètres, plus de trois fois le tour de la Terre, pour filmer les arbres du monde. Inspiré de propos du botaniste Francis Hallé, Arbres se veut un « essai poétique à fondement scientifique » où la réalité des arbres est aussi un appel à la fiction. Les cinéastes livrent ici des extraits de leur journal de repérage et présentent leur casting sous forme de planches botaniques où le texte du film côtoie leurs propres réflexions cinématographiques. Patrick Leboutte
Le baobab, Adensonia digitata
Mot arabe. Arbre d’Afrique tropicale, à tronc énorme, beau et difforme. Arbre à palabres, arbre sacré, arbre au tronc creux dans lequel on enterrait jadis les griots.
PROLOGUE.
Ouest de Madagascar, près de Morondava, allée des baobabs. Mythe de création de l’arbre, inspiré d’une légende originaire du Kenya.
VOIX OFF.
Il était une fois une source et un petit étang, lisse comme un miroir. Ici, il y a très longtemps, se tenait le baobab. Le baobab se tenait auprès de l’eau et dressait sa cîme vers le ciel. Il voyait les autres arbres qui avaient des chevelures feuillues, de tendres écorces, des troncs élancés : tous étincelaient de couleurs ! Le baobab voyait tout cela dans le miroir et il était malheureux car ses branches et ses feuilles à lui étaient… toutes petites ! Son tronc était gros, son écorce, terne et ridée. On aurait dit la peau d’un vieil éléphant ! Aussi le baobab invoqua Dieu et se plaignit à lui. Mais Dieu avait créé le baobab et était satisfait de son oeuvre car le baobab était différent de tous les autres arbres. Et Dieu aimait la diversité. Il aimait l’hippopotame, beau à ses yeux. Il aimait le cri de l’hyène, agréable à ses oreilles. De même, il aimait le baobab qui n’était pas semblable aux autres. Mais comme le baobab ne cessait ni de se regarder dans le miroir ni d’élever vers Dieu ses plaintes, Dieu se mit en colère, descendit, saisit le baobab, le souleva et le replanta à l’envers. Ainsi, l’arbre, ne se voyant plus, ne se plaignait plus. Tout était rentré dans l’ordre…
S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Il est possible que le baobab soit aux arbres ce que l’australopithèque est au genre humain. Pourtant, pour les Malgaches, il est devenu un élément de décor qu’ils ne regardent plus, un simple arbre d’alignement au bord de la route. Ils sont même un peu surpris de voir tant d’étrangers fréquenter leurs allées en quête de clichés exotiques, un peu comme si une armée de touristes coréens débarquait en Provence pour photographier les platanes. Cette incapacité universelle à regarder ce qui nous est trop familier nous a toujours questionnés. Nous voulions souligner ce contraste entre la beauté du baobab et l’indifférence de ceux qui vivent et déambulent à leurs pieds, dans un trafic incessant : zébus tirant un chariot, hommes rentrant avec leur hache posée sur l’épaule, camions transportant des travailleurs de la saline voisine, enfants poussant un vieux cerceau de métal, jeunes femmes portant leur bébé. Il y a là tellement de mouvement que nous avons décidé de ne pas en rajouter. Des plans fixes s’imposaient : les gens passent et vaquent à leurs activités quotidiennes, l’arbre reste. Il veille sur le monde comme un aïeul, même si personne ne le voit. »
Le séquoia, Sequoiadendron giganteum
Arbre conifère, condamné à l’immobilité à perpétuité, dans l’État de Californie. Du nom de See-Quayah, chef indien cherokee, célèbre pour avoir normalisé par un alphabet la langue vernaculaire de son peuple. Sa longévité, symbole d’éternité, inspira Alfred Hitchcock (Vertigo) et Chris Marker (la Jetée).
SÉQUENCE 3. Redwood National Park.
VOIX OFF. L’histoire des arbres est liée à l’origine du monde. L’origine des hommes est liée à l’histoire des arbres. Pour beaucoup de peuples de la forêt, l’arbre est notre ancêtre. Comment ne pas le croire quand des yeux d’enfant pénètrent une forêt d’arbres géants sans visage ? Séquoias : arbres à la peau rouge et au nom de chef indien, arbres géants dont la puissance engendre le mystère :: 32 mètres de circonférence, 112 mètres de haut, 1 400 mètres cubes, 5 500 tonnes et près de 3 000 ans. Il ne s’agit pas là d’arbres plus grands, mais d’arbres totalement autres et comme venus d’ailleurs, d’un autre espace, d’un autre temps.
S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Le problème est technique. Le séquoia est tout en hauteur, le cadre de cinéma est en largeur, le premier n’entre pas dans le second. Il est impossible de filmer un séquoia en entier. Dès lors, comment rendre compte de son gigantisme, de cette alliance étonnante entre l’espace et le temps, l’immensité et la longévité ? Nous avons d’abord pensé utiliser la cinébulle, une petite montgolfière adaptée au cinéma, qui nous aurait permis de remonter le long du tronc : la durée du plan aurait été proportionnelle à la hauteur de l’arbre. Nous aurions produit une image objective, informative, avec une insistance un peu lourde sur sa particularité physique, mais nous serions ainsi passés à côté de l’essentiel, de l’incroyable capacité à nourrir l’imaginaire que possède le séquoia dès qu’on se trouve à son pied. Ce sont des pieds de géant, de pachyderme, de dinosaure, qui réactivent en nous d’anciennes frayeurs et fascinations enfantines. C’est à la base que le séquoia est le plus spectaculaire. On a presque peur de bouger, de crainte qu’il ne vous écrase s’il venait à s’éveiller. Pour prendre cinématographiquement la mesure du séquoia, il faut restituer sa double dimension de réalité et de fiction. Nous avons donc filmé un rapport d’échelle en prenant pour référence un enfant, suivant de loin, à la steadycam, le cheminement de notre fils Jules entre les arbres. Nous avons filmé en plein hiver, dans la neige, construisant la séquence comme une petite fiction du réel, entre réalité et magie, cherchant à évoquer tout à la fois le Petit Poucet, le Petit Chaperon rouge et la forêt fantastique des livres d’enfance où les arbres impressionnent parce qu’ils ramènent l’enfant à sa fragilité. »
L’arbre urbain Terminalia sp. villae
Les arbres urbains peuplent les villes. Ils ombragent les places et les grands boulevards, ils reposent dans les parcs et jardins, ils gardent aussi les cimetières et les cours d’école.
SÉQUENCE 4. Espagne, France, Belgique, Madagascar.
VOIX OFF Chaque jour, depuis trois millions d’années, l’Arbre permet à l’Homme de respirer, de manger, parfois aussi de dormir, de jouer, et souvent de rêver. Mais les temps ont changé. Les villes sont sorties de terre en lieu et place des forêts. Peu à peu, une frontière a séparé puis opposé la terre des hommes et le monde des arbres. Aujourd’hui, l’arbre des villes regarde passer les gens. Mais les gens vont et viennent sans le voir, sans lui prêter attention. D’ailleurs qui se souvient encore de son nom ? L’arbre est là, silencieux, immobile. Il est devenu ordinaire, évident, aussi banal qu’un meuble urbain : est-il seulement vivant ?
S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Il est très difficile de trouver un arbre urbain, c’est-à-dire un arbre qui soit exploitable d’un point de vue cinématographique. Souvent, il est encaqué, trop diffus ou noyé par les voitures. L’arbre urbain est parmi les arbres les moins regardés. Il s’agit ici de le faire voir sans tomber dans l’explicite ou la démonstration. Le faire voir l’air de rien, c’est-à dire le filmer en situation. Il n’y a rien de plus difficile que de rendre compte du banal disait Flaubert, de rendre extraordinaire l’ordinaire. Si le cinéma a ce pouvoir de défamiliarisation qui permet une relecture du familier, il faut de notre côté faire les bons choix de casting. Pour filmer un arbre urbain, il faut chercher un arbre qui anime un lieu de sa présence et que ce lieu ne puisse pas vivre sans lui. Qu’il soit en quelque sorte l’âme du lieu. Un arbre urbain prend sens grâce aux multiples mouvements de la ville. Ce sont ces jeux de rapports incessants, dans un cadre déterminé, qui font vivre l’arbre et lui confèrent sa spécificité d’arbre urbain. Enfin, il faut ressentir ce fameux sentiment d’évidence, sentiment complexe constitué par de nombreux paramètres conscients et inconscients. Nous avons filmé tous les arbres urbains sur pied, en plan fixe et dans la durée. Ce dispositif a priori permet de créer un lien de parenté et de réunir tous les plans d’arbres urbains dans une même séquence, en faisant fi de la géographie politique et des indices temporels. »
De la définition de l’arbre Platanus x acerifolia
Il n’y a pas de définition consensuelle de l’arbre
SÉQUENCE 5. Route départementale de l’Hérault.
VOIX OFF. Un arbre, qu’est-ce que c’est ? Il y a la définition détournée, style dictionnaire : « est un arbre l’objet dont la collection constitue une forêt ». Ou bien la définition des critères, style scientifique : « l’arbre satisfait à trois principes : dimension, longévité et solidité ». Mais la règle connaît trop d’exceptions : le Taraby est petit, le peuplier meurt jeune et le baobab est mou ! Reste la définition pragmatique : « Si vous rentrez dans une plante en voiture et que la voiture est cassée, alors c’est un arbre ! »
S. Bruneau et M.-A. Roudil : « La définition pragmatique de l’arbre est celle de Francis Hallé que nous reprenons à notre compte, comme beaucoup de ces idées. D’un point de vue métaphorique, le plan de l’accident explose le principe d’une définition stricte et dit en substance que ce que nous éprouvons avec notre regard de profane est tout aussi valable. Finalement, est un arbre celui que je considère comme tel. Cette définition métaphorique ouvre le champ des possibles et permet de filmer les bambous ou les palmiers par exemple. La cascade d’une Mercedes rentrant dans un platane à valeur de démonstration humoristique : c’est la rencontre entre une voiture solide et un arbre plus solide encore. Une symbolique forte pour dessiller les esprits. C’était une séquence difficile au niveau de la préparation car, après avoir fait un repérage d’allées de platanes, il a fallu obtenir les autorisations puis réunir plusieurs conditions pour le jour du tournage : la météo, les disponibilités des cascadeurs, de la gendarmerie et les nôtres. Bref, c’est une séquence dont l’écriture est celle d’un film de fiction mais qui s’appuie sur une réflexion concrète du monde réel, c’est une réponse d’auteur à « qu’est-ce qu’un arbre ? ». Une réponse qui éclate en mille morceaux et se clôture par un vol de feuilles d’automne. Une métaphore vive. »
Le dattier Phoenix dactylifera
Arbre des régions chaudes, à grandes feuilles pennées en éventail, de la famille des palmiers. Dattier, cocotier, rondier, latanier, sagoutier, doum, raphia, rotang sont autant d’espèces différentes de palmiers. Alignés, taillés, rangés et ordonnés, ils composent un élément décoratif très apprécié dans les lieux de promenade bien fréquentés (Sunset Boulevard, Croisette, Promenade des Anglais)
SÉQUENCE 6. Palmeraie.
VOIX OFF. Les arbres sont des marchands d’histoires dispersés aux quatre coins du monde. Un chameau qui, dit-on, pénètre dans un jardin de dattiers peut en ressortir harnaché de pied en cap avec, en prime, le bâton qui sert à le faire avancer. Près de 3 000 espèces de palmiers inaugurent à leur façon la première société de consommation : paniers, tissu, boutons, boîtes, aiguilles, perles, noix de coco, harpons, filets, farine, cordes, nattes, hamacs, peigne, ivoire, savon, shampooing, alcool, sucre, miel, dattes, huile, couverts, tables, chaises, brosses, balais, matériaux de construction. De quoi bâtir un village. De quoi faire vivre une grande partie de l’humanité.
S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Au départ, nous avions songé à une séquence fortement mise en scène, susceptible de rappeler l’imagerie des mille et une nuits. Un chameau entrait dans une palmeraie et en ressortait harnaché de toutes parts, le dos chargé des dizaines de produits énumérés par la voix off. Le projet était de filmer la séquence en plan fixe, d’un peu loin, de manière à rendre sensible la présence du désert alentour. Malheureusement, pour des raisons budgétaires, nous avons dû tourner en Espagne, au sud d’Alicante, ignorant qu’il nous serait impossible d’y trouver une palmeraie dont le proche espace ne serait pas urbanisé. Nous avions bien le dromadaire, dont le prêt avait été négocié auprès d’un zoo voisin, mais il nous manquait le désert. Il a donc fallu repenser intégralement la scène. Finalement, nous avons filmé la palmeraie de l’intérieur, par un long travelling latéral, très étiré, de gauche à droite, qui accompagne l’inventaire à la Prévert des produits déclinés par le commentaire et suggère un interminable rayonnage de grande surface. Un contraste apparaît entre la poésie de la palmeraie, sorte de jardin d’Eden, où tout est à portée de la main, et sa transformation en lieu de consommation. »
Le palétuvier Rhizophora mucronata
Du Tropique du Cancer au Tropique du Capricorne, nom de divers grands arbres à racines aériennes, souvent fixées dans les vases et limons des mangroves. Ils freinent la progression du héros dans les films d’aventures exotiques (Down by Law de Jim Jarmush) et peuvent être roses dans la chanson française populaire.
SEQUENCE 8. Madagascar, Côte Ouest. Paysage de mangroves.
VOIX OFF. La différence entre l’Arbre et l’Homme est-elle la mobilité ? L’Arbre semble fixe parce qu’il vit dans un temps différent du nôtre, mais que l’Homme se mette à vivre plus lentement et il verra les arbres marcher ! Le palétuvier est un de ceux-là ; un arbre qui avance, un arbre qui refuse le destin de tous les arbres du monde : « naître, vivre et mourir à la même place ». Le palétuvier est un arbre mobile, lent funambule perché sur son fil d’eau : ses branches au gré du vent et ses racines échasses participent au flux de son inconstance. Son port léger, aérien, sa prédilection pour l’eau le prédestinaient-ils à refuser sa condition sédentaire ? Le palétuvier donne le mouvement à sa chair car, pareil au voyageur impénitent, il ne peut rester en place. Son tronc meurt d’un côté et croît de l’autre ; ainsi se déplace-t-il. Sa vitesse de croisière est de quelques mètres par an. Quelques mètres, c’est le bout du monde pour un arbre. Le palétuvier est un arbre voyageur qui déambule le long des rives. Sait-il seulement où il va : vers la mer, vers la mort ? Peu importe, son bonheur est dans le mouvement.
S. Bruneau, M.-A. Roudil : « L’avancée des palétuviers vers la mer, de quelques mètres chaque année, est une donnée scientifique. C’est un fait observable, avéré, que nous avons simplement détourné de façon poétique, interprétant cette aspiration vers la liberté comme un cheminement vers la noyade. Quand on accède aux mangroves en pirogues, à marée haute, on est frappé par une étrange vision d’arbres à moitié immergés, hésitant entre l’air et la mer. Au large flottent des feuilles, des morceaux d’écorce ou de branches, couleurs jaunes et taches brunâtres, comme autant d’indices d’un parcours au bout duquel il est effectivement possible de penser qu’un arbre vient de se noyer. Nous avons construit la séquence en trois temps, comme une petite fiction reposant sur l’idée d’une progression dramatique. D’abord, un enchaînement de travellings latéraux, toujours de gauche à droite, de la rive vers la mer à marée basse, au plus près des racines de l’arbre qui sont comme des pattes d’araignée en marche sur le sable. Ensuite, nous avons filmé l’arbre de plus loin, submergé par la marée montante : ses racines disparaissent et seul émerge encore le bouquet. Ces plans-là sont fixes, mais le spectateur peut avoir l’impression que le palétuvier continue de se déplacer. Au dernier plan, la mer rejette sur le sable les feuilles et les fruits du palétuvier qu’elle vient d’absorber, mort pour avoir voulu voir le monde et changer de condition. Ce sont ses restes que l’on voit sur la plage, dans une lumière de fin de journée, d’une infinie mélancolie. »
Bristlecone Pine Pinus aristata
SÉQUENCE 9. Paysage des White Mountains.
Cinq mille ans et toujours vert. Le plus vieil arbre du monde a le tronc gris d’un vieillard écorcé qui regarde passer le temps.
VOIX OFF. Dans un paysage de pierres, au sommet des montagnes blanches, se trouvent les plus vieux des plus vieux arbres vivant sur terre. Ce sont des « pinus aristata », perdus près de la Vallée de la Mort, des squelettes vivants en train de mourir depuis des millénaires. L’arbre le plus âgé, le patriarche de tous les arbres du monde, est un pin de 5 000 ans, à moitié mort et à moitié immortel. Il s’appelle Mathusalem. Comment imaginer que ce vieux pin de haute montagne, au tronc irrégulier et décharné, à l’écorce sèche et ridée, soit encore vert par certains bouts et concentre dans ses anneaux toute la mémoire du monde ? Mathusalem est greffier de l’Histoire depuis plus de 50 siècles. Il consigne les événements sans discernement : incendies, inondations, sécheresses, éruptions volcaniques… Le plus vieil arbre du monde paraît tourmenté, torturé, marqué par le passage du temps, mais il meurt si lentement et depuis si longtemps qu’il peut encore vivre une éternité.
S. Bruneau, M.-A. Roudil : « Mathusalem est le seul arbre que nous avons tenu à inscrire dans le paysage, parce que son environnement témoigne du sentiment tragique qu’inspire son existence. Les White Mountains composent à plus de 3 000 mètres d’altitude un désert lunaire qu’on pourrait presque dire incolore : il s’agit davantage d’un éclat lumineux que d’une couleur. On trouve là Mathusalem, un vieil arbre démuni et seul au monde. Ses racines pénètrent peu dans le sol et serpentent sur la caillasse stérile, comme s’il cherchait à s’accrocher. Il paraît affaibli, mais il résiste malgré l’usure ; quelque chose le condamne à ne jamais mourir. En lui, c’est le temps lui-même qui se matérialise. Jamais encore nous n’avions eu avec un arbre un tel rapport d’intimité, comme on pourrait en avoir avec un être humain. Émus par sa fatigue et son grand âge, sa sagesse et sa solitude, nous avons commencé par filmer son écorce en très gros plans, comme pour caresser ses rides. Ensuite, nous avons tenté de traduire cette impression du temps qui passe sans jamais vraiment passer : temps immémorial, interminable, illimité. Par le mouvement, il fallait essayer de rendre perceptible la fixité. Nous avons posé les rails d’un court travelling de cinq mètres et combiné deux déplacements en sens contraire : le chariot sur lequel était installée la caméra partait de gauche à droite tandis que simultanément celle-ci panoramiquait dans l’autre sens, très légèrement. La somme de ces deux déplacements réduit la sensation du mouvement, qui reste à peine perceptible. C’est la réalité du vieil arbre, pour qui le temps stagne. Mathusalem est le dépositaire d’une large part de notre humanité. Sans doute est-ce la raison qui le voue à demeurer éternellement ici-bas. »
L’arbre étrangleur Ficus obtusifolia
Tueur-né, de la famille des figuiers, il assassine tout en langueur. Portrait-robot : hydre végétale aux têtes en forme de liane, enlaçant sa victime pour mieux lui faire la peau.
SÉQUENCE 11. Forêt dense, à l’est de Madagascar.
VOIX OFF. Un jour, un oiseau pose la graine d’un figuier sur la fourche d’un arbre, l’air de rien. Paradoxe de l’évolution : l’oiseau ignore totalement ce qu’une plante censée être dépourvue d’intelligence vient de lui faire faire. Trop tard. La semence du figuier prend son élan, c’est l’engrenage d’un crime parfait. L’arbre étrangleur a tout son temps : il descend ses racines en forme de liane et enserre lentement le tronc de sa victime. Les racines de l’étrangleur s’épaississent, se ramifient et se soudent entre elles. Jusqu’à ce que mort s’en suive… Le visage du figuier étrangleur apparaît au grand jour : son énorme tronc-racine porte en creux le fantôme de sa victime !
S. Bruneau, M.-A. Roudil : « C’est la séquence policière du film. Cet arbre est tellement diabolique que la référence au thriller s’est tout de suite imposée. Une fois plantée la graine fatale, ce qui suit est la chronique d’un meurtre par strangulation dont la réalisation va prendre plusieurs années. Nous souhaitions restituer à l’image le travail méthodique de l’assassin et filmer ce crime, modèle du genre, en tant que long processus. Nous avons travaillé à partir de plusieurs arbres, tous atteints, tous condamnés, correspondant aux différents stades de cette machination. Puis, au montage, nous avons condensé l’intégralité de cette action meurtrière en une seule séquence, enchaînant les plans comme s’il s’agissait d’un même arbre, en un seul mouvement vertical, du haut vers le bas, de la cime jusqu’aux racines, reconstituant ainsi la progression de la mort au travail. Au dernier plan, nous avons fait l’inverse : un panoramique remonte du pied de l’arbre vers le sommet, la victime a disparu, engloutie sous l’écorce d’un autre ; le figuier étrangleur arbore son méfait, la perfection de l’oeuvre accomplie, puisque telle est sa nature. Comme ailleurs dans le film, il s’est agi de représenter du temps par du mouvement, et, comme toujours avec les arbres, il n’y a qu’un seul mouvement possible. »
L’arbre timide Pinus pinea
Les arbres timides sont des espèces à la nature délicate qui évitent tout contact physique avec leurs congénères. Les symptômes se rencontrent au niveau de l’architecture des cimes. Les botanistes ne s’expliquent pas encore la cause de cette timidité biologique.
SÉQUENCE 16. Villa Thuret, Antibes.
VOIX OFF. Mais la forêt peuplée d’esprits cache aussi des sujets plus discrets : on y rencontre des arbres timides dont les cimes s’approchent sans jamais se toucher, dessinant sur le ciel une mosaïque fragile, un labyrinthe de Timidité. Tant que l’arbre boit, absorbe, digère, respire, transpire et grandit, rien de bien troublant. Mais comment réagir devant un arbre timide qui a conscience de lui et de ce qui l’entoure, devant un arbre mobile, un arbre qui étrangle, un arbre qui communique, un arbre fou, un arbre dont le mystère dépasse celui de l’espace et du temps ?
S. Bruneau et M.-A. Roudil : « Le plan de l’arbre timide a été imposé par le phénomène lui-même. La structure en mosaïque n’est visible qu’en levant les yeux au ciel, contreplongée naturelle que la caméra épouse volontiers. Puis, c’est l’avancée dans un labyrinthe de cimes proche de l’abstrait, un mouvement un peu mystérieux qui se joue dans la durée et à la bonne vitesse, celle-là même qui rend intelligible les détails spécifiques tout en restant dynamique et en harmonie avec le rythme global du film. Le plan des arbres timides est le plus long travelling du film. Plus de 30 mètres sur un terrain pentu. Le machiniste a mis une demi-journée pour le caler à niveau. Quand tout est prêt, il nous reste à attendre la bonne lumière, celle qui convient à notre propos, car c’est la mise en évidence du liseré lumineux entre les cimes qui rendra compte du phénomène de timidité chez certains arbres. De manière générale, nous refaisions souvent le même plan à plusieurs vitesses, soit pour des problèmes de stabilité liés à la machinerie soit pour nous donner le choix de plusieurs rythmes au montage et sans doute aussi, inconsciemment, pour nous rassurer car, depuis que nous filmons les arbres, nous avons appris à reconnaître la bonne vitesse. »
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles