MERCREDI 11 JANVIER 2023 à 20 h : L’Aurore, de F. W. Murnau
L’Aurore
de F. W. Murnau
Etats-Unis – 1927 – 1 h 37’
Avec
George O’Brien, Janet Gaynor, Margaret Livingston, Bodil Rosing
C’est l’été le temps des vacances et du tourisme dans un village situé au bord d’un lac. Un paysan délaisse sa femme et son bébé. Il est attiré par une touriste, une vamp venue de la ville. Elle veut l’emmener là-bas, faire en sorte qu’il se débarrasse de sa femme.…
En préambule, Murnau définit ainsi son film : « Ce chant de l’Homme et la Femme est de nulle part et de partout, on pourrait l’entendre n’importe où, à n’importe quelle époque. Partout où se lève et se couche le soleil, dans le tourbillon des villes ou dans le plein air d’une ferme, la vie est toujours la même, tantôt amère, tantôt douce, avec ses rires et ses larmes, ses fautes et ses pardons. »
DVD Classik
Dans un village de pêcheurs de la campagne américaine, un homme simple marié à une femme douce et aimante, et père d’un enfant, est intensément attiré par une femme de la ville au charme vénéneux venue visiter l’endroit. Celle-ci s’est attardée plusieurs jours dans la région où elle peine à tromper l’ennui avant de jeter son dévolu sur ce pauvre paysan qui peine à résister à ses pulsions. Une nuit, la vile tentatrice parvient à convaincre l’homme, écartelé par ses sentiments, de se débarrasser de sa femme en simulant une noyade accidentelle puis de la rejoindre en ville. Alors que les époux font une virée sur le lac à bord de leur canot, l’homme échoue dans sa tentative de meurtre, incapable de mettre son plan à exécution. Il ne réussit qu’à effrayer sa femme qui parvient à s’enfuir jusqu’au tramway qui serpente vers la grande cité. Son mari réussit à la rejoindre et tous les deux se retrouvent au centre ville. Là, il parvient à la rassurer et progressivement les époux vont se rapprocher à nouveau après avoir été témoins d’une cérémonie de mariage. Leur tournée en ville, un monde qui leur est étranger, à leurs yeux aussi fantastique qu’enthousiasmant, va donner lieu à plusieurs réjouissances alors que le jeune couple profite des nombreux plaisirs et attractions procurés par la modernité des lieux. Leur amour revit enfin. Alors qu’ils rentrent vers leur village en canot, heureux de leur bonheur retrouvé, une violente tempête se lève et la tragédie ne va pas tarder à survenir…
Analyse et critique
Quelques quatre-vingt-dix ans après sa sortie, que peut encore nous révéler un film tel que L’Aurore, précédé, pour les cinéphiles qui le découvriraient aujourd’hui, d’une réputation extraordinaire ? Depuis des décennies, critiques, cinéastes de tous pays ou bien simples spectateurs n’ont cessé de faire l’éloge de cette œuvre à nulle autre pareille et dont le pouvoir d’attraction demeure inchangé, et ce même à l’heure du cinéma numérique et de la multiplication des sources d’images et des supports pour les visionner. Une première réponse réside dans le fait que L’Aurore voit le jour en 1926-1927, alors que le cinéma muet – à l’apogée de sa puissance esthétique et dramatique – brille de ses derniers feux avant l’avènement du parlant qui provoquera pour un temps une chute qualitative de la production cinématographique mondiale, qui durant quelques années va peiner à trouver ses marques, encombrée d’une technologie sonore balbutiante et handicapante pour les réalisateurs au style visuel très prononcé. Une seconde réponse, liée à la première, tient dans cette alliance miraculeuse entre la grande simplicité de l’histoire qui nous est contée et la sophistication des outils cinématographiques utilisés pour la mettre en images et maîtrisés à la perfection par l’un des plus grands cinéastes de son époque (et de l’histoire du cinéma, puisque cet art jeune n’a après tout que 110 ans d’existence). Ainsi, on peut sans crainte affirmer que L’Aurore représente l’aboutissement ainsi que la somme de toutes les recherches et évolutions esthétiques du cinéma muet depuis ses origines, un art de foire et de captation du réel devenu en quelques années une forme d’art à part entière qui parviendra également à se détacher de ses références littéraires et picturales pour atteindre sa singularité.
L’un des inventeurs de formes les plus importants fut incontestablement Friedrich Wilhelm Plumpe (alias Murnau), né en 1888 en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Après des études d’art et de théâtre (au cours desquelles il fait la connaissance de Max Reinhardt, l’inventeur du Kammerspiel, le théâtre de chambre allemand qui aura une filiation sur le grand écran), il monte sur les planches puis met en scène quelques pièces. Mais c’est après la guerre 14-18 que Murnau se consacre entièrement au cinéma et, au-delà des différents genres abordés, il devient vite une figure incontournable de l’expressionnisme cinématographique avec des œuvres comme Nosferatu (1922) ou Faust (1926). Dans les années 1920, le cinéma allemand règne sur la production mondiale en termes d’ambitions technique et artistique, se situant à l’avant-garde de toutes les cinématographies en conciliant recherches plastiques, efficacité dramatique et lyrisme poétique. La période est dominée par les deux génies que sont Fritz Lang et Friedrich Murnau, indéniables rivaux mais qui se tiennent respectivement en haute estime. L’expressionnisme au cinéma, dérivé de son pendant en peinture et apparu sur un mode illustratif avec Le Golem (1915) de Paul Wegener et surtout Le Cabinet du Dr. Caligari (1918) de Robert Wiene, trouve son sommet et son autonomie avec Les Trois lumières (1921) de Lang puis donc surtout avec le travail d’orfèvre de Murnau. Comme j’avais eu l’occasion de l’écrire dans mon article sur Caligari : « L’expressionnisme peut se définir par une âpreté rappelant souvent un art primitif, un style anguleux, une déformation des traits, des contrastes poussés, une sensualité agressive. L’Allemagne devint vite la terre d’élection de ce mouvement très lié à l’actualité contemporaine marquée par la psychanalyse freudienne (et donc l’étude des névroses) et la violence démesurée de la Première Guerre mondiale. A l’issue du conflit, le pays est exsangue, le malaise psychologique et social est profond et les sentiments de révolte affleurent. L’expressionnisme, par son esthétique douloureuse et accidentée, se fait le réceptacle puis le vecteur des souffrances humaines et de ces tensions, et déclenche ainsi un bouillonnement créatif qui va concerner toutes les formes d’art : le théâtre, la musique, l’architecture et donc le cinéma qu’on associait déjà à une projection mentale. » Soumis à un profond sentiment mélancolique et fidèles à leur nature de romantiques allemands, les expressionnistes privilégient leur vision fantasmatique sur la notion de réalisme et sur la dictature du fait réel ; inspirés par la psychanalyse et mettant l’accent sur l’onirisme (souvent cauchemardesque), ils libèrent un imaginaire où l’expression des sentiments se fait le plus intense possible.
C’est pourtant grâce à un mélodrame social, Le Dernier des hommes (1924), un film qui doit plus au Kammerspiel qu’à l’expressionnisme (même si le cinéaste y reste un maître du clair-obscur pour évoquer la psychologie changeante des personnages et même s’il utilise la caméra d’une façon totalement inédite en la rendant incroyablement mobile) que Murnau est remarqué par le producteur américain William Fox, fasciné par cette œuvre sans précédent. Ce dernier est un grand producteur et distributeur au fort tempérament, habile et roué, qui a su faire de son entreprise un studio de première importance tout en accordant une certaine liberté aux cinéastes comme Frank Borzage, le maître du mélodrame. Avec Murnau, il va encore plus loin en laissant ce dernier maître de tous les aspects du son film en collaboration avec sa propre équipe, allant même jusqu’à lui accorder le final cut (chose impensable à l’époque). Avec la complicité (principale et entre autres) du scénariste Carl Mayer (qui adapte librement la nouvelle Le Voyage à Tilsit de Hermann Sundermann), du chef décorateur Rochus Gliese et des directeurs de la photographie Charles Rosher et Karl Struss, Murnau signe ainsi cette symphonie visuelle sous-titrée « A Song of two humans » dont les mouvements internes permanents renvoient aux thématiques du cinéastes sur les oppositions sociales, spatiales et temporelles qui amènent les êtres humains à se débattre contre les forces destructrices de la société et du destin et ainsi espérer un salut par l’amour ou par l’art.
La notion d’universalité est ainsi donnée par ce « cantique de deux humains », dont les noms ne seront jamais donnés (même si nous pouvons parfois les lire sur les lèvres des personnages, ils correspondent à ceux de la nouvelle), qui vont passer par de terribles épreuves afin de retrouver l’amour et le désir qu’ils avaient perdus l’un pour l’autre. Le réveil sensuel et sexuel passera également par la confrontation avec les forces de la nature et la frénésie mécanique de la ville dont l’opposition avec l’univers bucolique village sera moins frontale que de nature complémentaire. De même, on a du mal à situer exactement le lieu du récit ; il s’agit certes d’un environnement américain (la grande ville surtout, même si son aspect moderne l’emporte clairement sur son caractère états-unien) mais le village rappelle par la disposition et la nature de ses maisons un environnement pastoral allemand que connaît très bien le cinéaste. Le regard nostalgique germanique de Murnau s’exprime donc déjà dans cette distinction entre le petit village de pêcheurs où le temps semble s’être arrêté et la modernité urbaine caractérisée par une agitation permanente et une sollicitation de tous les instants. La « menace » est incarnée par la femme de la ville, associée visuellement à la nuit et particulièrement à la lune. Symboliquement, la lune possède plusieurs significations à travers les âges et les peuples, mais souvent celles-ci se recoupent ; la lune est le territoire des rêves et de l’inconscient, de la mort et de la renaissance, de la femme aux multiples visages (la séductrice et la mère). Clairement, Murnau en a connaissance et le film raconte bien l’opposition entre les deux femmes (la blonde virginale, interprétée par la star de la Fox Janet Gaynor, qui irradie de lumière grâce aux éclairages, et la brune sexy appartenant aux monde nocturne) puis la renaissance d’un sentiment intense de vie après la manifestation du spectre de la mort. Le cinéaste de Nosferatu filme la brune tentatrice telle une vampire attirant à elle sa proie (comme le montrent ses déambulations dans le village, et surtout le plan séquence superbe qui montre le paysan parti la rejoindre de nuit au bord de l’eau sous une pleine lune avant de l’enserrer et de l’embrasser avec fougue – ce à quoi répond la femme par un baiser-morsure sur son cou).
La femme de la ville revêt en fait une autre fonction, qui s’avère plus importante, que Murnau introduit par une projection frontale d’images festives de la cité alors que les deux amants se trouvent enlacés : elle est celle qui va déclencher – bien malgré elle – le rapprochement entre les deux époux. Ainsi il ne s’agit pas dans L’Aurore d’une opposition manichéenne et caricaturale entre la campagne et la ville, cette dernière est aussi vectrice de désinhibitions et de liberté. L’ouverture très dynamique du film avec les vacanciers et leurs activités ainsi que les remous provoqués par les différents moyens de transport était très signifiante de ce point de vue. Ainsi, alors que l’homme et sa femme se retrouvent propulsés dans le chaos visuel de la ville en sortant du tramway, après que l’infortunée épouse a réussi à échapper à la tentative de meurtre avortée de son mari, la métropole bouillonnante les accueille et leur fait bénéficier de nombreuses occasions de faire plaisir et de se faire plaisir – avec quelques éléments de comédie que le cinéaste dispose avec justesse et parcimonie (telle la scène du porcelet ivre). La séance chez le barbier, celle chez le photographe, le parc d’attractions, le jazz, la séquence sensuelle de danse… l’effervescence est son comble à mesure que le couple retrouve un lien affectif fort et que la composante sexuelle de leur relation s’exprime librement par les regards et les gestes. L’homme de la terre – joué par George O’Brien, révélé par John Ford dans Le Cheval de fer (1924) – lourd dans sa gestuelle et peu sûr de lui, que Murnau filme comme portant une enclume sur ses épaules, retrouve de l’allant et bénéficie du mouvement général impulsé par le réalisateur. On relèvera dans cette deuxième partie la réplique inverse du plan à projection frontale cité au début de ce paragraphe : le couple marchant dans la ville vers la profondeur de champ semble se diriger vers leur campagne (images projetées donc à l’appui), le lieu propice pour revivre ardemment leur amour.
Sur le plan visuel, Murnau atteint alors la quintessence de son art. En premier lieu, L’Aurore regorge de trouvailles formelles incroyables, jamais gratuites car reposant toujours sur une idée ou une émotion. Ce qui frappe d’une façon générale, c’est la façon dont l’expressionnisme avec ses clairs-obscurs, son découpage spatial tranchant et ses profondeurs de champ accentuées (avec l’aide ingénieuse de trompe-l’œil décoratifs et humains) se mêle avec une imposante fluidité à l’avant-garde européenne (les multiples surimpressions, les projections dans le plan) et au meilleur du classicisme américain (montage « invisible », efficacité du raccord, cadrages millimétrés, dialectique entre les grands espaces – les vastes décors, les paysages – et l’intime – les gros plans sur les visages, les plans de coupe, etc.) que pouvaient représenter Walsh, Ford, Borzage ou Vidor. Ensuite, la science du mouvement continu de Murnau trouve ici un terrain d’expression parfait (avec des plans-séquences spectaculaires et singuliers pour l’époque, des travellings qui font passer aux personnages des frontières spatiales qui modifient leur psychologie du moment, des places assignées dans le cadre – équilibré ou non – et des entrées et sorties de champs significatives de leur relation à un instant donné) pour donner au récit un élan vital irrépressible et permettre aux différentes oppositions (thématiques, psychologiques) de s’agencer avec une indéniable homogénéité avant de s’annuler. Belle scène que celle du mariage à l’église qui marque la réconciliation entre les deux époux ; après les avoir filmés sortir de l’établissement accompagnés par les cloches comme s’ils étaient les jeunes mariés, Murnau les montre en train de fendre la rue à travers les voitures qui circulent à toute vitesse , comme rendus indestructibles par la force de leurs sentiments retrouvés. Enfin, il faut relever la portée cosmologique conférée par Murnau à sa mise en scène ; contrairement à ses très nombreux collègues attachés au travail en studio, le cinéaste, malgré son ambition de tout contrôler jusqu’au moindre détail, était d’ailleurs aussi connu pour apprécier les tournages en extérieurs. Il sait à merveille utiliser les éléments naturels (principalement la lune, les arbres, le brouillard, l’eau, le vent, la pluie) pour appuyer la destinée universelle de ses deux « héros » qui doivent frôler la mort de près lors d’une scène de tempête spectaculaire avant de renaître comme le jour après la nuit.
L’Aurore, qui s’achève justement alors que tout commence ou recommence (avec les rayons du soleil tant attendus), se révèle comme un film-poème qui doit tout à son style susceptible de transcender une histoire basique d’amour et de renaissance. Cette symphonie visuelle de tous les instants aboutit à un conte métaphysique dont l’apparente naïveté ne laissera finalement aucune prise aux plus cyniques d’entre nous et qui conserve toute sa puissance d’évocation presque un siècle après sa fabrication. Sa force émotionnelle, portée par une inspiration folle, une maîtrise cinématographique jamais prise en défaut et une technicité sophistiquée et toujours légitimée, vibre toujours autant aujourd’hui car porteuse d’un message d’amour, d’envie et de vie qui sauve encore – mais pour combien de temps ? – l’Humanité même lorsque celle-ci approche du précipice qu’elle s’échine avec conviction à creuser.
Critikat
Ode à l’humanité, par Benoît Smith
Un fermier sous l’emprise de sa maîtresse tente de tuer sa femme, puis, pris de remords, de la reconquérir. Les époux arpentent la grande ville, se jouant de ses pièges dans la joie et la bonne humeur retrouvée. À la fin, le drame revient, mais pour achever de les réunir. Voilà une tentative comme une autre de résumer L’Aurore, le premier film américain de Friedrich Wilhelm Murnau, de faire tenir en des mots aussi circonstanciés que possible l’apparente limpidité universelle de ce qu’il conte avec tant de richesses formelles, universalité qu’il revendique lui-même dans son carton de préambule : « Ce chant de l’Homme et de sa Femme (…) vous pourriez l’entendre en tout lieu et de tout temps. » La simplicité de la lecture au premier degré du conte est telle qu’elle en paraît des plus audacieuses, d’autant plus qu’on ne la trouve guère plus sur les écrans aujourd’hui.
Une audace, ou plus sûrement une foi naturelle, intacte et tenant de l’évidence, dans le cinématographe. Car il en faut indéniablement, de cette foi, pour ainsi sublimer dans la lumière et l’obscurité, dans les vapeurs et la boue, dans les travellings et les surimpressions, les choses qu’on considère comme les plus banales, faire tenir dans le même film la noirceur du drame conjugal et la légèreté de saynètes comiques sur la frénésie citadine s’alignant de manière aussi décousue que débridée, susciter alternativement et sans demi-mesure l’effroi, la sidération, le sourire, les larmes. Enfin, faire confiance à cette sublimation pour faire poindre dans les esprits, en sous-main, des vérités plus troubles, comme celle-ci : si l’on partage sans réserve le bonheur retrouvé de ce couple, c’est bien parce que comme eux on garde secrètement la mémoire du désamour sinistre qui l’a précédé, de l’horreur qui a failli se commettre quelque scènes plus tôt, sur ce lac. Eux et nous restons accrochés à ce bonheur parce que quelque part, nous restons hantés par la faute originelle que nous souhaitons voir écartée.
Le mal que se font les hommes
Murnau, on le sait, n’avait rien d’un bigot, et n’était pas du genre à se laisser dicter la bigoterie dans les scénarios de ses films. N’a-t-il pas laissé le Diable lui-même mener la danse du monde dans son sublime Faust ? Cela ne l’a pourtant pas empêché de laisser travailler le thème de la culpabilité revenir à plusieurs reprises dans son œuvre. Peu de moralisme ou de manichéisme là-dedans, malgré tous les symboles que beaucoup de commentateurs s’amusent à décrypter dans la mise en scène (les films héritiers de l’expressionnisme sont décidément trop souvent réduits à l’analyse symboliste). La vision du cinéaste reste profondément humaniste, laissant à ses personnages l’entière liberté de leurs actions pour le meilleur et pour le pire. Et la source symbolique du Mal ne sert de pis-aller, souvent plus attirant que menaçant, au Mal lui-même, qui n’est autre que le mal que les humains se font à eux-mêmes et à leurs semblables, souvent hantés par la conscience même du Mal.
Mephisto, déjà, s’avérait moins antipathique qu’une foule humaine livrée à ses propres instincts (si vertueux qu’ils puissent se prétendre). Ici, la « vamp » tentatrice, qui a soumis le fermier à ses charmes et n’a aucun scrupule à l’inciter au crime, effraie moins que l’apparence spectrale de sa victime au début du film. L’ombre de Nosferatu semble avoir investi cette silhouette d’homme voûté au pas lourd[1] et au regard hagard, déserté de l’amour, peu actif dans le désir entretenu par la vamp (influence qui relève littéralement de l’emprise), hanté par la possibilité du meurtre (image fantasmatique à l’appui) mais prompt à la violence même pour repousser cette idée. Son vrai mal ne s’incarne pas dans une autre créature : c’est dans son esprit, dans ses propres faiblesses humaines qu’il est tapi. Et quand le dilemme déchire son âme, c’est moins entre le bon et le mauvais qu’entre l’étincelle de vie qui l’anime encore et la pulsion de mort qui le tire vers le bas.
Pour le meilleur et pour le pire
Même pendant les scènes heureuses du couple en ville, on croit en voir poindre une nouvelle manifestation, quand il sort un couteau pour menacer un homme trop entreprenant envers sa femme. Ce sera le seul trouble visible durant leur séjour béat ; mais c’est seulement parce que le spectateur sait (et que Murnau lui fait confiance pour s’en souvenir) que ce mal existe bien, qu’il a déjà été à l’œuvre avant – et quelque part, dans ces chaleureux moments, rien n’indique qu’il ne pourrait pas surgir de nouveau. Le drame sur le chemin du retour, où le désespoir appelle le retour de cet instinct de violence (et c’est cette fois la vamp qui en fait les frais), ne confirme pas autre chose, avec ce montage parallèle induisant le suspense, sur l’issue du couple séparé mais plus encore sur l’issue de l’homme tenté de nouveau par l’irréparable. L’apaisement d’après, celui qui clôt le film, n’en sera que plus poignant. Celui qui s’était déroulé sous le soleil et les lumières de la ville brillait peut-être un peu trop fort pour ne pas laisser craindre le désenchantement ; or celui-là, c’est l’aurore qui le salue, promesse naturelle de pouvoir tout recommencer, la vie, l’amour, les erreurs et les quêtes de rédemption, pour le meilleur et pour le pire.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles