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La mère de tous les mensonges

Mardi 21 octobre 2025 – 19h30

Maroc – 2023 – 97’

Prix de la mise en scène (Un certain regard) et L’Œil d’or (meilleur film documentaire), Cannes 2023

Casablanca. La jeune cinéaste Asmae El Moudir cherche à démêler les mensonges qui se transmettent dans sa famille. Grâce à une maquette du quartier de son enfance et à des figurines de chacun de ses proches, elle rejoue sa propre histoire.C’est alors que les blessures de tout un peuple émergent et que l’Histoire oubliée du Maroc se révèle.

BANDE-ANNONCE

DOSSIER DE PRESSE

LA MAISON

Les souvenirs de la maison de mon enfance à Casablanca suscitent en moi des émotions fortes. Je ressens un mélange de sons puissants : le marteau de mon père qui abat les murs du quartier, la télévision qui diffuse les discours du roi Hassan II, la musique de Nass El Ghiwane à la radio, le bruit des casseroles dans la cuisine pour le couscous du vendredi. Si je me concentre encore plus, ces souvenirs deviennent visuels et je vois les visages de mes parents, de ma grand-mère, notre porte bleue, la photo du roi sur le mur et plus particulièrement, je me souviens très clairement d’une photo de moi enfant. La seule que j’avais. Une photo que ma mère m’avait donnée pour me rassurer, sans jamais y parvenir. J’étais convaincue de ne pas figurer sur cette photo et que ma mère m’avait menti.

LA PHOTO (MANQUANTE)

J’avais douze ans. Mon amie Raja me montrait ses photos de vacances à Tanger lorsque j’ai réalisé que je n’avais aucune photo de moi enfant. J’étais fascinée par l’imagerie qui débordait de l’album photo de mon amie. J’aimais me perdre dans ces albums et me raconter toutes sortes d’histoires romanesques.Lorsque j’ai demandé à ma mère mes propres photos d’enfance, la seule qu’elle m’ait finalement donnée était celle d’une autre petite fille. Ce mensonge, souvenir sensible de mon adolescence, a été notre premier grand conflit. Après de nombreuses disputes, elle m’a finalement révélé son secret.Ma grand-mère, figure d’autorité et cheffe de famille, a toujours refusé toute représentation humaine à l’intérieur de la maison, prétextant que c’était interdit par notre religion. En réalité, la raison de son rejet des photos était plus profonde, beaucoup plus personnelle et douloureuse, comme je l’ai découvert au cours du tournage. Des images interdites.

LA REPRÉSENTATION FAMILIALE, NATIONALE

Au début de mon projet, ma grand-mère a refusé d’être filmée. Une fois de plus, la question de la représentation se posait. Cela m’a amenée à m’interroger sur le rapport de chaque membre de ma famille à l’image : le mien, celui de ma mère, de ma grand-mère, mais surtout celui de mon pays qui, semble-t-il, préférait effacer les images de son propre passé, comme celles des émeutes du pain.Après quelques années à l’étranger, je suis retournée dans la maison familiale et dans le quartier de Casablanca où j’ai grandi, pour aider mes parents à déménager. Quitter ce quartier chargé d’histoire pour aller vivre loin du centre-ville était un nouveau départ pour mes parents. C’était aussi un bon moyen pour moi d’introduire mon appareil photo dans la maison et de les interroger sur la mystérieuse photo de mon enfance afin de découvrir la vérité qui s’y cachait.Lors d’une de mes visites, j’ai vu à la télévision l’inauguration d’un cimetière non loin de chez nous, dédié aux victimes des émeutes du pain de 1981. J’avais déjà vingt-cinq ans et découvrais pour la première fois cet événement complètement oublié de l’histoire de mon pays.Les violentes émeutes du pain avaient eu lieu trente-huit ans auparavant, non seulement dans ma ville, mais au milieu de mon quartier et dans ma famille.Une seule photo du jour des émeutes du pain a survécu à toutes ces années : une photo en noir et blanc de personnes mortes dans une rue. Toutes les autres ont été détruites. Il n’y a pas d’archives nationales au Maroc. Pour remédier à ce manque d’images, j’ai décidé de réaliser un film sur la mémoire d’un quartier à travers des événements personnels (les souvenirs de mes voisins) et des événements historiques (les souvenirs de mon pays). La photo de mon enfance était le point de départ idéal pour explorer les secrets de famille et les mensonges afin de faire émerger les mémoires enfouies de mon pays.

L’IMPORTANCE DES SOUVENIRS

Cette découverte m’a rappelé un autre souvenir : ma mère me racontant le jour le plus traumatisant de sa vie. Un samedi matin, les balles de l’armée ont sifflé dans le quartier et ont failli lui coûter la vie, ainsi qu’à mon frère aîné, Ahmed. C’était le jour des émeutes du pain. Pourquoi ne me l’avait-elle jamais raconté ? Cela m’a encouragée à chercher les mensonges et les omissions, la perte de mémoire.En regardant ce même journal télévisé, j’ai été émue par les portraits des victimes brandis par leurs proches, particulièrement le portrait en noir et blanc d’une jeune fille tenue à deux mains par une femme au visage triste. La jeune fille sur la photo avait de longs cheveux noirs, un visage fin, des yeux noirs et une expression sérieuse. Elle s’appelait Fatima. Elle avait douze ans et elle est morte le 20 juin 1981, dans les rues mêmes où j’ai joué avec insouciance pendant mon enfance. Lorsque j’ai appris que le corps de Fatima n’avait jamais été retrouvé, j’ai immédiatement repensé à cette précieuse photo d’elle, si importante pour sa famille. C’était comme se voir dans un miroir inversé : j’ai un corps vivant mais pas de photo pour documenter mon enfance, et sa famille n’a pas de corps mais elle a une photo précieuse à laquelle elle peut se raccrocher.

LES ÉMEUTES DU PAIN, LES CHOUHADA KOUMIRA

Le 20 juin 1981 à Casablanca, pendant les « Années de plomb », un soulèvement populaire connu sous le nom d’émeutes du pain secoue les murs de la ville. Des hommes et des femmes issus des quartiers les plus défavorisés manifestent contre l’augmentation injuste du prix de la farine. Ces augmentations, imposées par le gouvernement, ont poussé les principaux syndicats à lancer un appel à la grève nationale. Des milliers de personnes ont répondu à cet appel et sont descendues dans la rue, principalement dans les quartiers défavorisés. Les manifestations se sont rapidement transformées en émeutes et ont été violemment réprimées par les forces de police, qui ont tiré sur les manifestants. À l’époque, les autorités font état de 66 morts, mais selon les syndicats, il y aurait eu plus de 600 victimes, voire plus d’un millier selon les partis de gauche CDT et USFP. À l’issue de ces combats inégaux, les corps ont été emportés par les forces militaires afin d’éviter les enterrements publics et d’autres manifestations potentielles. Les militaires sont même entrés dans les maisons pour chercher les corps qui avaient été cachés par les familles. L’idée était d’effacer le plus rapidement possible toute trace des émeutes et d’empêcher la diffusion de toute information qui contredirait la ligne officielle.

LE DISPOSITIF

Je devais compenser l’absence d’archives visuelles. Pour reconstruire en partie les souvenirs, j’ai créé une réplique miniature de notre quartier et de notre maison. C’était une façon de reconstituer librement les faits à travers les souvenirs de chacun d’entre nous. Mon histoire est faite des souvenirs de la petite fille que j’étais et des souvenirs racontés par mes parents et ma grand-mère. Mon père, maçon, a construit de nombreuses maisons à Casablanca et dans d’autres villes. J’ai voulu qu’il construise les miniatures de notre maison et de notre quartier, où il avait toujours vécu. Il a conçu la structure de ces petits décors avec les mêmes matériaux que ceux qu’il utilisait pour construire nos maisons (ciment et briques). J’ai ensuite travaillé avec un décorateur pour rendre ces miniatures aussi réalistes que possible, afin que l’on puisse reconnaître la maison dans laquelle nous avons tous vécu.Avec les miniatures, j’ai montré la vie quotidienne dans notre maison, la vie dans le quartier, et la structure du pouvoir à l’intérieur du foyer. Elles rassemblent tous les fils de l’histoire, des moments clés qui relient nos vies personnelles à l’histoire du pays. Mon père me dit souvent qu’en 1981, il construisait des murs dans les maisons des officiers de l’armée et qu’à l’époque, il n’avait pas de conscience politique. Aujourd’hui, avec un peu de recul, il comprend mieux les événements qu’il a vécus à l’époque. C’est avec cette nouvelle conscience qu’il a construit le quartier miniature.Ma voix, parfois adulte, parfois enfant, est devenue un élément clé du film. Mes questions et souvenirs fantasmés – entre fiction et réalité, entre vérité et mensonge – montrent à quel point il est difficile de construire son identité lorsque tous ses souvenirs ne sont pas fiables. Je passe d’une pièce à l’autre, d’une histoire à l’autre, par association d’idées et d’objets.En fonction des personnages, je mets en avant différentes histoires et j’observe les réactions. Les crises apparaissent de manière inattendue, grâce à des situations de la vie quotidienne plus qu’à un fil chronologique précis.Je n’essaie pas de documenter la véritable histoire de ma famille, mais de faire un film sur la multiplicité des points de vue et la pluralité des interprétations qui existent au sein d’un même foyer, non seulement dans l’intérêt de l’histoire familiale, mais aussi dans celui de l’histoire nationale.

LE DÉCOR

J’ai essayé de donner à chaque scène plusieurs couches de lecture et de compréhension. Les objets du film ne sont pas placés au hasard. On découvre peu à peu leur signification car ils reviennent discrètement comme des leitmotivs. Ces objets ont donné du rythme et m’ont permis de reconstruire les puzzles familiaux et nationaux. J’ai joué avec les fils de l’histoire à travers ces objets dont les premiers furent les photographies : la mienne, celles de Fatima, des émeutes du pain, etc.Les images sont comme des reliques du passé qui reposent dans un album bien tenu, dans un journal ou sur le mur, comme le roi dans le salon de ma famille.J’ai également voulu utiliser, comme élément récurrent du film, le décor typique des studios photo marocains : une gigantesque image d’Hawaï. Les Marocains associent Hawaï à la félicité. Je voulais montrer l’ironie de cette quête irréaliste de félicité dans notre société. Cet arrière-plan hawaïen est utilisé à plusieurs reprises, incarnant les moments de recherche de la vérité. Il est également celui de ma première photo.

LES FIGURINES : MIROIR DES SOUVENIRS

Comment pouvons-nous essayer de reconstruire le passé si nous n’avons pas d’archives pour le documenter ? La mise en scène, l’animation et la personnification de figurines à la place de personnages est un choix esthétique qui a servi de pont entre l’intime et le politique. Le choix de figurines pour documenter ce qui manque a eu de sérieuses implications sur les questions cinématographiques de distanciation et d’expressivité, impliquant des mouvements de caméra sur des installations artificielles qui s’apparentent à des décors réels (notamment des travellings, des gros plans, etc.).Face au manque d’archive, la vérité a été reconstruite à l’aide d’argile, de tissus, de bois et de peinture. La création de ces miniatures a été réalisée en partie par l’un des personnages principaux du film : mon père, Mohammed El Moudir, le maçon-carreleur le plus populaire de la médina de Casablanca dans les années 60. Ayant construit la plupart des murs et des maisons du quartier, il s’est attelé à reproduire le quartier et la maison El Moudir, cette fois avec plus de conscience.Les costumes des figurines ont été réalisés par un autre personnage important, ma mère Ouarda.

ASMAE EL MOUDIR

Asmae El Moudir est une réalisatrice, scénariste et productrice marocaine qui vit entre Paris et Rabat. Elle a étudié à La Fémis et est titulaire d’un master en production de l’Institut supérieur de l’information et de la communication de Rabat. Asmae a réalisé de nombreux documentaires présentés dans les Festivals du monde entier, et distingués par d’importants prix nationaux et internationaux.Après plusieurs courts métrages, elle réalise le moyen métrage documentaire The Postcard en 2020. La mère de tous les mensonges est son premier long métrage. Le film est sélectionné à Un Certain Regard (Cannes 2023) où il remporte le Prix de la Mise en scène et L’Œil d’or.