Sous les figues
Mardi 22 avril 2025 – 19 h 30
2022 – 1 h 32’ – Vostf
Avec : Ameni Fdhili, Fide Fdhili, Feten Fdhili, Samar Sifi, Leila Ohebi, Hneya Ben Elhedi Sbahi, Gaith Mendassi, Abdelhak Mrabti, Fedi Ben Achour, Firas Amri.
Mairie de Paris Centre, 2 rue Eugène Spuller, 75003 Paris
Au nord-ouest de la Tunisie, des jeunes femmes travaillent à la récolte des figues. Sous le regard des ouvrières plus âgées et des hommes, elles flirtent, se taquinent, se disputent. Au fil de la journée, le verger devient un théâtre d’émotions, où se jouent les rêves et les espoirs de chacun.
Dossier de presse
Entretien avec Erige Sehiri
Quelle est la genèse de Sous les figues ?
Je collais des affiches sur les murs d’un lycée, pour un casting dans la région rurale du Nord-Ouest de la Tunisie – je voulais tourner un film sur des jeunes qui animent une radio – quand j’ai rencontré Fidé. J’ai eu un coup de cœur. Elle n’était pas spécialement intéressée par le casting, mais elle a fini par auditionner. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait pendant l’été. Elle m’a répondu qu’elle travaillait dans les champs, et m’a proposé de l’accompagner lors d’une journée de travail. Je suis donc allée voir ces femmes au labeur. À partir de là, j’ai décidé de changer complètement mon film ! Ces ouvrières agricoles m’ont émue. J’ai discuté avec elles de ce qu’elles vivent au quotidien, de leur manière de travailler, de leurs relations avec les hommes, du patriarcat : il y avait déjà tellement de matière ! Je tenais à donner un visage à ces travailleuses habituellement invisibles. Je me suis alors mise à écrire en écoutant en boucle L’Estaca, un chant contestataire né sous Franco. Dans sa version arabe tunisienne de Yesser Jradi, c’est un chant sur le labeur, l’amour et la liberté, que j’ai tout naturellement choisi comme musique pour le générique du film.
Pourquoi avez-vous choisi de montrer la cueillette des figues en particulier ?
Fidé récolte habituellement des cerises, des pommes ou des grenades. Mais mon père vient d’un village de cette région où la culture des figues occupe une place importante. J’ai grandi au rythme de ces cueillettes. J’ai observé mon père entretenir ses figuiers. J’ai écouté ses explications sur la fécondation, la pollinisation. C’est d’ailleurs en réalité une fleur et pas un fruit ! Et on ne mange que les figues d’arbres femelles ! Et si l’on ne fait pas attention, le lait qui s’écoule de la tige peut brûler les doigts. Il faut être très attentif à la manière dont on le cueille. C’est aussi un fruit très sensuel, fragile, mais aux feuilles robustes. Comme les personnages du film. Les figuiers sont de très beaux arbres. L’été, il fait vraiment chaud dans cette région, et l’on peut se cacher dessous : ils offrent un abri, un répit. Ils nous enveloppent mais nous étouffent aussi un peu. Je souhaitais construire visuellement l’idée que ces filles sont également étouffées dans leurs vies forcément étriquées par manque d’opportunités et dans un environnement familial conservateur.
Comment avez-vous eu cette idée de huis clos à ciel ouvert ? Quelles étaient les contraintes liées à un tel dispositif ?
Le huis clos à ciel ouvert s’est d’abord imposé car j’avais besoin de lumière. Et nous avions aussi des contraintes économiques. Elles m’ont poussée à réfléchir à un dispositif, et j’ai choisi d’être radicale en décidant de tourner en extérieur, en lumière naturelle, à une seule caméra, sans machinerie, dans un seul décor principal. Nous étions absolument dépendants de la nature et de la météo. Durant les premiers jours du tournage, il n’y avait pas encore de figues et nous guettions leur apparition avec le propriétaire du terrain. Une fois que la cueillette a commencé, nous redoutions lapluie qui ferait mûrir les figues plus vite.
Nous avons tenté de monter dans les figuiers pour avoir des plans différents, mais les branches pouvaient se casser et nous ne pouvions pas prendre ce risque, cela aurait été un énorme dommage pour le propriétaire. Le figuier est un arbre qui pousse lentement, ce qui le rend très précieux. Nous avons donc composé avec tout ce que la nature et les gens nous permettaient de faire. J’ai très vite intégré que ces contraintes allaient nous pousser à faire des choix. Nous avons tourné en août et en septembre, et la chaleur est suffocante entre 10 heures et 15 heures. Heureusement, les arbres nous protégeaient. Il fallait aussi faire attention car de vrais travailleurs récoltaient en même temps que nous tournions ; nous devions respecterleur travail. Même si nous étions très limités dans l’espace et que filmer sous les arbres réduit les possibilités de mise en scène, nous avions une sensation de liberté. On se déplaçait avec eux, dans une sorte de grande chorégraphie collective, en délimitant des périmètres.
Vous portez une réelle attention aux gestes de ces cueilleuses. Pourquoi ce choix du détail ?
Je pense que cette attention vient de mon parcours de documentariste et de mon intérêt pour la place du travail dans nos vies. Mais aussi de l’objet même de ce travail-là : on ne peut pas toucher les figues plusieurs fois, elles s’abîment très vite. C’est une cueillette à la fois précise et rapide, pas question de garder trop longtemps le fruit entre les doigts. J’ai filmé de longs moments de travail pendant lesquels les acteurs et actrices m’oubliaient. Et comme toutes ces filles travaillent réellement dans les champs, leurs gestes étaient naturels. Je n’avais rien à leur apprendre. Elles étaient peut-être parfois un peu trop délicates par rapport aux vrais travailleurs du verger, mais j’aimais l’élégance de leurs gestes.
Justement, comment avez-vous choisi vos interprètes ?
L’idée de travailler avec des acteurs et actrices non professionnel.le.s s’est imposée tout de suite dans cet environnement. Je voulais travailler avec des gens de la région, parlant le dialecte particulier de ce village d’origine berbère. On entend très peu cet accent dans le cinéma tunisien ou arabe, qui le raille d’ailleurs, car il peut sembler manquer de finesse. Je trouvais que c’était une façon de leur rendre hommage, de leur donner une voix. Il était inconcevable de faire imiter cet accent par des acteurs. D’autre part, nous avons encore très peu d’acteurs professionnels de cet âge-là dans cette région.
Comment le film s’est-il construit à partir de cette pluralité de personnages et de parcours ?
Je crois que dans ce film, tout était cueillette : les histoires, les parcours de vie, les lieux également car je suis allée visiter plusieurs champs de figuiers. Certains personnages sont arrivés alors que nous étions déjà en répétition. Le jeune garçon qui incarne Abdou (Abdelhak Mrabti), par exemple, est le dernier à avoir rejoint la distribution. J’allais cueillir des moments d’émotion par petites touches. J’apportais constamment des modifications aux scènes, dans les mots ou les intentions, tout était très organique et constamment en mouvement. J’ai discuté tout au long du tournage avec mes co-scénaristes Ghalya Lacroix et Peggy Hamann, et bien sûr ma directrice de la photographie Frida Marzouk.
Comment avez-vous travaillé avec vos interprètes pour trouver cet équilibre ?
Je ne leur ai jamais donné de dialogues écrits. Ils connaissaient simplement la trajectoire de leurs personnages et les relations qu’ils entretenaient les uns avec les autres dans la journée, ainsi que les intentions et structures des scènes. Après, ils improvisaient et je réécrivais. C’étaient leurs mots, leur façon de parler, cet accent que je comprends très bien puisque c’est celui de mon père. Parfois, ils allaient vers une interprétation un peu sensationnaliste, alors je tentais de tempérer. J’essayais de voir leurs réactions face à ce que je leur proposais. J’ai voulu changer le prénom d’Abdou, par exemple, mais je voyais que cela ne marchait pas. À l’inverse, certaines filles ont voulu changer le leur car elles avaient vraiment envie de jouer un rôle. Je m’adaptais à chaque personnalité selon ce qu’ils et elles avaient envie de donner, de montrer. L’idée des dix personnages vient du fait que j’aime les films choraux, il me semble qu’ils reproduisent la vie, non ? On a toujours plusieurs points de vue, surtout dans le milieu du travail. Et j’aime bien donner à voir comment chacun est lié aux autres. Ces jeunes filles habitent un territoire situé dans les terres et Abdou vient de Monastir, ville côtière et touristique plus permissive.
Souhaitiez-vous montrer une jeunesse tiraillée entre tradition et modernité ?
Je ne pense pas que ces jeunes filles soient tiraillées entre tradition et modernité, elles sont tellement modernes ! Ça ne se joue pas à ce niveau, pour moi, elles se rendent surtout compte de leur manque d’opportunités. Cet enfermement sous les arbres raconte qu’elles sont comme n’importe quelles filles dans le monde, sauf qu’elles n’ont pas les mêmes possibilités et perspectives. Quand Fidé demande à quoi ressemble la vie à Monastir, s’il y a des touristes, du travail, elle souligne cela. Dans cette région, les filles vont au lycée et dans les champs, c’est à peu près tout.
Est-ce pour souligner ce manque de perspectives que vous avez fait le choix de cadres très serrés sur les personnages qui les enferment dans cet écrin de verdure ?
Complètement. Il me semble que de beaux plans larges auraient rendu le film trop aéré et que je serais passée à côté de quelque chose d’important. Je voulais aussi restituer une sensualité à travers des actions minimalistes et au moyen de dialogues très réalistes. Même si le fait de travaille ravec des acteurs non professionnels m’obligeait à rester pudique – je nepouvais pas tout leur faire faire – je crois que ces plans serrés en disent parfois plus qu’un baiser. Les garçons disent que les filles sont trop conservatrices car elles portent le voile et ne veulent pas qu’on les touche.
Pourquoi avez-vous tenu à introduire ce point de vue masculin dans le récit ?
Je trouvais intéressant de leur donner la parole. On n’entend presque jamais les garçons arabes parler de ce manque d’amour et de contact physique, de sexualité, c’était important pour moi de donner une place à cette détresse. Sana voudrait que Firas soit plus conservateur, cela montre que ce sont aussi des envies de femmes, pas toujours imposées par le sexe opposé. Pour certaines, c’est leur vision de l’homme viril. Sana fantasme le couple religieux traditionnel, offrant sécurité et stabilité. Cela la rend touchante aussi. Sans que l’on connaisse leurs histoires familiales, les dialogues et gestes devaient nous éclairer sur la mentalité et les profils des personnages. De même, leurs manières de s’habiller et de porter le voile ou le foulard participent à cette caractérisation. Fidé, dont le voile tombe tout le temps, ne le porte pas comme Sana ou comme Melek par exemple. Il y a une diversité même dans la manière de porter le voile, ou le foulard.
Jeunes et vieux ne cohabitent pas dans le même espace.Vous montrez un contraste très fort entre ces corps usés par des années de labeur et une jeunesse pleine de vitalité et de désir…
Je voulais creuser cet écart générationnel. J’ai supprimé les âges intermédiaires. Les femmes plus âgées sont des miroirs pour ces jeunes filles qui entrevoient ce qu’elles pourraient devenir si elles continuent à manquer de perspectives. Elles sont saisonnières mais Leila qui surveille le verger, travaille dans les champs à l’année. Elle a été comme Fidé. Elle aussi a aimé. Ces femmes matures ont été animées par les mêmes rêves, mais elles évoluent dans un pays en pleine crise économique.Elles travaillent beaucoup et ne s’en sortent pas. Travailler l’été offre à cette jeunesse l’opportunité de faire des rencontres. L’ambivalence vient de là : le verger est un véritable espace de liberté pour les jeunes même si les personnages y sont enfermés. Je voulais montrer qu’elles savent s’emparer de ces moments de liberté. Quand les jeunes vont dansla crique, ils s’accordent un moment de détente alors que les femmes âgées restent dans le verger et attendent le chef pour reprendre letravail. Chaque moment de pause est essentiel car il coïncide avec des moments de camaraderie que j’aime voir dans la vie et au cinéma. C’est aussi pour cela que j’ai choisi des acteurs non professionnels. J’avais été émerveillée, pendant ma première journée dans le verger avec Fidé, par ces femmes qui savent instinctivement comment placer leurs corps, comment s’asseoir, comment poser leurs têtes. Elles connaissent la terre et savent comment s’y lover. Ce sont de vrais tableaux.
Le désir circule sous ces figuiers, dans quelle mesure le marivaudage vous a-t-il inspirée ?
Évidemment, j’ai lu Marivaux, mais en plus de son influence, je dois évoquer celle d’Abdellatif Kechiche. Ma co-scénariste et co-monteuse est aussi Ghalya Lacroix, qui a écrit et monté une partie de ses films. À l’époque, je me retrouvais tout à fait dans le film L’Esquive car j’ai grandi, comme les personnages, dans une banlieue française. Dans ce film, les jeunes répètent une pièce de Marivaux d’ailleurs ! Le marivaudage des quartiers fait écho à ce marivaudage de la campagne où se trouvent aussi mes origines.
Souhaitiez-vous montrer la fin de l’innocence ? On pense au personnage d’Abdou dont on découvre le drame familial et qui semble déjà entré dans l’âge adulte…
Ces jeunes gens ne sont plus dans l’innocence, ce ne sont plus des adolescents mais de jeunes adultes. En effet, il y a une blessure chez Abdou, liée au décès de ses parents, et au conflit qui l’oppose à son oncle. Il est tout jeune, mais à 17 ans il parle déjà d’héritage et du rapport à la terre. En revanche, Melek en est bien à la fin de l’innocence… Finalement,dans le film, les personnages sont comme les figues : on ne les cueille pas au même stade. Dans le même arbre, on va trouver des fruits mûrs et d’autres encore verts. Je voulais montrer des personnages à différents degrés de maturité, que ce soit dans leurs vies ou dans leurs relations.
Comment avez-vous travaillé le son et utilisé les différenteschansons qui circulent à des moments-clés du film ?
Les feuilles de figuiers sont très épaisses et produisent un son rude qui contrebalance la sensualité ambiante. J’aimais bien cette rugosité. Le son a été merveilleusement capté par l’ingénieur du son Aymen Laabidi, de manière à nous envelopper et à nous donner l’impression de passer la journée avec les jeunes filles, d’être sous les figuiers, d’entendre les oiseaux chanter, les feuilles bruisser. C’est aussi pour ça qu’il fallait une musique très épurée et le compositeur Amine Bouhafa l’a très bien saisi. La chanson que Leila interprète à la pause est en dialecte local. Cette chanson parle de l’amour, de la douleur, de la mère. C’est une chanson traditionnelle, dite «de pleureuses». On ne l’a pas montré mais dans cette scène, tous les acteurs (et même l’équipe technique) ont pleuré ; ceschants servent à cela, à libérer des souffrances, des non-dits. La chanson que les filles interprètent à la fin est un clin d’œil aux chansons populaires tunisiennes. Les paroles sont très drôles, et très coquines. D’ailleurs, elles en rient. Le vieux monsieur à l’arrière de la camionnette est gêné mais il sourit. Les paroles peuvent avoir des connotations sexuelles. On chante ce genre de chansons avant la nuit de noces. La musique est libératrice dans toutes les cultures ! Il était donc inutile de sous-titrer le morceau. Enfin, quand les filles se maquillent, on les entend fredonne rune chanson libanaise à la mode. Ce que j’aime chez ces filles, c’est qu’elles sont à la croisée de plusieurs cultures, elles ont une identité arabe multiple, et ça, ce n’est pas de la fiction.
Vouliez-vous dénoncer un système patriarcal qui expose les jeunes filles à toutes les formes d’emprise et de harcèlement ?
Je dénonce ce système sans juger les individus, finalement eux-mêmes prisonniers de leur propre violence. Dans ces champs, les viols sont courants. Dans mon film, j’ai été assez douce par rapport à la réalité, car je ne voulais pas diaboliser les hommes. Et je voulais tout suggérer, sans trop en montrer. Le chef, dont on comprend qu’il a repris le business de son père, se permet de cueillir les filles comme si elles étaient des fruits. L’agression dont Melek est victime n’est pas un événement. Melek est forte, tout comme Fidé qui va jusqu’à briser le silence au moment de la paye. Ce harcèlement qu’on imagine fréquent ne les empêche pas d’être libérées à la fin, de rire et d’être joyeuses parce que – et c’est là toute la tragédie – c’est le quotidien de ces jeunes filles. Les travailleurs des champs sont majoritairement des femmes, elles sont sous-payées, elles n’ont pas de sécurité sociale, et sont souvent transportées comme du bétail. Mais elles chantent ensemble à la fin d’une journée de travail.
Leila, qui dénonce les voleurs au patron, représente-t-elle à une plus grande échelle la société tunisienne, marquée par la surveillance et la délation ?
Bien sûr ! Tous nos mécanismes sont liés à la dictature. La délation est ancrée dans la société tunisienne, bien que mon film se situe après la Révolution, à l’heure des réseaux sociaux. La scène de paye est celle des règlements de comptes. Melek, avec beaucoup de dignité, refuse les 20 dinars supplémentaires que lui offre son patron. Leila est une femme très digne aussi mais elle a grandi avec la délation. Elle ne s’en cache pas, elle le revendique et exige même d’être payée pour cela. J’aimais bien l’idée que l’on se dise que Leila avait vu le couple de voleurs. Elle sait tout ce qui se passe dans le verger mais elle ne balance pas Sana, la voleuse insoupçonnable, pleine de valeurs. Il n’y a que Firas qui paie. Leila protège tout de même les filles. À l’image de la société tunisienne,elle est ambivalente.
Les rivalités s’estompent entre les jeunes filles, liées par un sort commun et qui se solidarisent à la fin. Pourquoi ce mouvement ?
Cette solidarité m’importait plus que tout. Quels que soient les événements, elles sont ensemble. Sœurs, cousines, amies ou tout à la fois, j’ai voulu qu’un lien fort existe entre elles. La question de l’amour et des hommes ne devait pas être un drame. Le plus important est cet amour qui les unit. Elles survivent parce qu’elles sont ensemble. Après leur journée de travail, elles se font belles car elles ne veulent pas ressembler tout le temps à des travailleuses agricoles. C’est leur façon à elles dese libérer de leur condition sociale. Le statut d’ouvrière s’évanouit au profit de celui de femme. En les sortant d’une condition sociale qui les emprisonne, je voulais leur rendre leur dignité et leur grâce.