MERCREDI 3 AVRIL 2013 à 20 h ▶ la nuit remue, de Bijan Anquetil
La nuit remue,
de Bijan Anquetil
France – 2012 – 45 minutes
Projection suivie d’un débat avec le réalisateur (sous réserve)
C’est une histoire d’amitié. Sobhan et Hamid. Deux jeunes Afghans. Le voyage depuis l’Aghanistan jusqu’à Paris les a réunis. C’est là, autour d’un feu de fortune allumé au bord d’un canal, qu’ils se sont retrouvés. ‘La nuit remue’ montre ce qui se passe parfois la nuit tombée au coeur de nos villes. Un film sur les passagers de la nuit en Europe, sur une jeunesse afghane qui se vit dans l’exil et qui, clandestinement, écrit son histoire. Avec des actes, des mots et des téléphones portables.
Image : Paul Costes – Son : Matthieu Perrot – Montage : Bijan Anquetil, Alexandra Mélot – Montage son : Sébastien Cabour – Mixage : Sébastien Cabour – Interprétation : Sobhan Sardari, Hamid Jan
Extraits de la critique de la revue débordements
Une voiture longe les quais de ce qui pourrait être la Seine, aussi bien qu’un autre fleuve. Un rendez-vous est pris par téléphone. Autour d’un feu, au bord de l’eau, tour à tour de face ou de dos : Hamid et Soban, deux Afghans fraichement arrivés en France, racontent leur voyage, dessinent à la craie leur itinéraire. Avec La nuit remue, Bijan Anquetil réalise un film paradoxal, fait d’images fragiles et floues et de trajectoires concrètes, de témoignages particuliers et personnels et de destins communs. C’est de ce paradoxe même qu’il tient sa réussite poétique et politique.
Un constat d’abord. L’immigration clandestine, comme l’Afghanistan, sont des terrains lourds de connotations, appelant avec eux leurs stocks d’images : clichés de la population victime ou du combattant rebelle, entre lesquels il semblerait qu’on ait finalement oublié un peuple. Redécouvrir ce peuple, c’est d’abord oublier ces images. Le film commence sur un noir de près d’une minute, avant que ne vienne un travelling en voiture, sans doute filmé par un téléphone, sur une foule en marche dans la nuit. Ici et là, des hommes en armes. Comme dans le reste du film, les lieux ne sont pas donnés. « On dirait un carnaval », commente simplement l’un des passagers. Comme s’il fallait oublier ce qu’on savait de ces flux migratoires pour repartir de zéro, et revoir d’un œil neuf une image trop connue.
S’ensuit le rendez-vous nocturne avec les deux « héros », Hamid et Soban, dont on apprendra les noms et origines peu à peu. Contre les comptes-rendus des envoyés spéciaux : des mots concrets. Et d’abord, le récit de la rencontre – « chaque rencontre est unique » – entre les deux protagonistes, dont le visage en gros plan rappelle l’individualité, donc l’unicité. De même, le voyage est expliqué posément, avec précision : les étapes, les moyens de transport, les risques et les peurs des traversées illégales, le tout filmé en plans-séquences, à la lumière des torches. La durée de ces plans correspond bien à cette épreuve de longue haleine, où une difficulté ne disparait que chassée par une autre.
Ce qui vaut pour les mots vaut aussi pour les gestes : trouver un squat le soir et de l’eau pour se laver le matin. L’un d’eux connait un café où le patron aide les migrants. Et le train ? Et les tickets ? Si elles n’affleurent qu’à la périphérie du film, ces considérations n’en participent pas moins de la concrétisation de ce quotidien. Cette année, Tahrir (Stefano Savona) nous avait déjà fait éprouver de manière extrêmement concrète le déroulement d’une révolution en actes : comprendre moins ce qui est « en train de se faire », que « comment ça se fait ». Comment manger ? Comment s’approvisionner en projectiles ? Comment communiquer, écouter ou être écouté ?
Il s’agit donc de repartir du concret. Siegfried Kracauer parle d’une « inspiration matérialiste » du cinéma : les films en adéquation avec la nature du medium « s’abstiennent de passer de l’idée préconçue à la réalisation de cette idée dans le monde matériel ; au contraire, ils s’attachent à l’exploration des données matérielles et, à partir de celles-ci, ils s’élèvent jusqu’à tel ou tel problème. » [1] C’est en procédant ainsi, « de bas en haut », qu’un film met pleinement à contribution le potentiel du cinéma, et parvient à ce que l’auteur nomme « la rédemption de la réalité matérielle ». Voir le monde tel qu’il est, sans être aveuglé par nos croyances et préjugés : le film déjoue nos images mentales pour nous proposer les siennes, les leurs.
Dans la nuit du film, les mots des deux hommes s’accompagnent de schémas à la craie, tracés à même le sol. Ces dessins aident à leur tour à suivre le témoignage – moins pour les plans qu’ils figurent que pour l’illustration improbable qu’ils procurent. A la lueur d’une torche, ils ouvrent un interlude poétique sur le bitume, album illustré qui semble émerger de l’ombre. Le contraste entre ces croquis qu’un enfant aurait pu tracer sur un trottoir et la douleur qui troue les récits est saisissant. Comment s’imaginer que des gens ont vraiment perdu la vie quand ce bateau fait de quelques traits de craie bleue a coulé ? Et que celui qui tient cette même craie a passé vingt-quatre heures dans l’eau ? Il aura fallu ce retour à une image archaïque pour que le manque ontologique de toute image nous saute aux yeux. De même, les récits restent incomplets, partiels : « je n’ai pas tout raconté, à quoi ça sert ? »
Mais la médiation du dessin n’est-elle pas aussi une aide précieuse aux dessinateurs improvisés, à qui le recours au schéma permet de structurer leurs récits dans le temps et l’espace ? Assise visuelle, geste manuel sur lesquels mémoire et narration s’appuient. Et peut-être par là se réapproprient-ils un peu de leur histoire, de leur voyage.
Florent Le Demazel
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles