JEUDI 22 FEVRIER 2024 à 19 h 30 : Interdit aux chiens et aux Italiens, d’Alain Ughetto
Interdit aux chiens et aux Italiens
d’Alain Ughetto
France, Italie, Belgique, Suisse, Portugal – 2022 – 1h 10’
Début du XXe siècle, dans le nord de l’Italie, à Ughettera, berceau de la famille Ughetto. La vie dans cette région étant devenue très difficile, les Ughetto rêvent de tout recommencer à l’étranger. Selon la légende, Luigi Ughetto traverse alors les Alpes et entame une nouvelle vie en France, changeant à jamais le destin de sa famille tant aimée. Son petit-fils retrace ici leur histoire.
Dossier de presse
L’histoire
Le film est conçu comme un dialogue fictif avec Cesira, la grand-mère décédée du réalisateur, à qui ce dernier demande tout ce qu’il aurait aimé savoir, un témoignage du vécu de ces générations de migrants italiens et un hommage à leur courage. Avec poésie, le film confère à ce récit personnel une dimension universelle. C’est la « mémoire nostalgique » qui relie dans cette œuvre les éléments qui en émergent, du foyer originel, petite exploitation agricole à l’ombre du Mont Viso, aux multiples ancrages familiaux éparpillés en Ubaye, dans le Valais, la vallée du Rhône, l’Ariège et la Drôme. Le récit se nourrit des souvenirs de l’aïeul et de traces du passé, photographies ou correspondances. Au cours de cette expérience migratoire, la famille Ughetto a improvisé un nouveau foyer dont la mémoire est le ciment.
Entretien avec Alain Ughetto – mars 2022
Comment est né ce projet ?
J’avais commencé une enquête sur mes origines italiennes, où j’ai retrouvé un grand nombre de témoignages, et j’ai appris qu’un village portait le nom d’Ughetto : Ughettera, la terre des Ughetto… Mais il ne reste plus rien de mes grands-parents là-bas. Puis j’ai retracé les contours des grandes guerres qu’ont connues mes grands-parents, les itinéraires qu’ils ont empruntés. Ils ont été naturalisés français deux mois avant la guerre, puis le territoire où ils vivaient a été envahi par Mussolini. Comment ont-ils vécu, ressenti tout ça ? Ce sont les questions qui m’ont guidé.
L’animation en volume : pourquoi cette technique, particulièrement pour ce film ?
L’animation en volume commence par une sorte de bricolage de matériaux et de matériel pour créer des figurines. Mon père bricolait tout, je fais de même. En modelant, j’ai pu imaginer,voire fantasmer mon grand-père paysan, puis ouvrier, j’ai pu l’imaginer travaillant, aimant. Idem avec ma grand-mère. La main, ma main, est devenu un personnage, un personnage qui agit sur ce monde. Dans l’atelier, la main travaille, bricole, questionne et intervient. Pour ce film, vous êtes passé du documentaire à la fiction…Avec de grosses équipes nécessaires pour réaliser Interdit aux chiens et aux Italiens, on ne peut pas improviser comme on peut le faire dans le documentaire. Il a fallu préparer, dessiner, storyboarder, sonoriser, raconter. J’ai demandé à ma grand-mère Cesira, devenue pour l’occasion une marionnette de 23cm de haut, de me raconter son enfance, sa rencontre avec Luigi, le village d’Ughettera… ce qui n’aurait pas été possible dans un documentaire.
Comment avez-vous comblé les « trous » de cette mémoire familiale ?
J’ai eu recours à celle des oncles, des tantes. Et j’ai trouvé des informations sur mon grand-père, d’habitants de son village, dans un ouvrage de Nuto Revelli, Le Monde des vaincus. Et j’ai imaginé que ma grand-mère, cette vieille femme tout en noir que j’appelais “mémé”, avait dû être jeune et belle… Ce qui m’intéressait, c’était de faire revivre mes grands-parents. Et, dans le film, c’est ma grand-mère qui raconte son histoire, comme un conte raconté à un adulte. C’est une histoire personnelle qui s’adresse à tous : on commence avec « Je », avant d’arriver au « Nous »… On y parle de migrations, et les migrations sont inscrites dans l’ADN des peuples.
Une fierté ?
J’ai travaillé plus de neuf ans sur ce film, et j’en aime toutes les images. C’est un film unique où chacun a apporté son savoir, ses connaissances, ses compétences, sa mémoire. Un travail d’équipe, une longue et belle aventure commune où nous nous sommes mis tous ensemble, producteurs, animateurs, techniciens arrivant de tous les coins de l’Europe pour réaliser ce film témoignage, mais avant tout un film d’amour dont je suis très fier.
Emigrer
Étant donné la dureté des conditions de vie dans les montagnes piémontaises, les populations ont toujours traversé les Alpes pour améliorer leur quotidien. Des hommes et des femmes racontent qu’ils allaient « se louer » comme saisonniers. Des enfants aussi, dès que la neige fondait et rendait possible le passage des montagnes à pied. Tous se souviennent de Barcelonnette, ville connue pour son marché des enfants où environ 400 petites filles et petits garçons proposaient leurs services comme domestiques, bergères, « vacherots » (garçons de ferme). Une armée de petits analphabètes, dociles et affamés dont a sûrement fait partie le grand-père d’Alain Ughetto. C’est là qu’a commencé, comme pour tant d’autres piémontais, sa vie de travailleur nomade. L’émigration fut d’abord régulière et saisonnière, puis très vite définitive quand des milliers de paysans quittent le Piémont pour la France, la Suisse ou l’Amérique. L’histoire du Piémont, c’est donc l’histoire d’une terre qui s’est vidée de ses habitants. Ce phénomène va devenir massif à partir de la moitié du 19e siècle. Entre 1876 et 1985, plus de 27,5 millions d’italiens quittent leur pays, soit un village de 650 habitants qui se vide chaque jour ou une ville équivalente à Mulhouse et son agglomération qui disparaît chaque année ! Dans cette émigration massive, c’est le Piémont qui fournit le plus grand nombre de migrants. C’est ce parcours d’émigrés que le film va chercher à évoquer, en marchant dans les pas de Luigi, de Cesira et de leurs compagnons, paysans au Piémont, puis ouvriers en France. A travers leur destin, nous traversons donc l’histoire d’une main d’œuvre, celle de travailleurs émigrés et nomades qui – c’était hier pour les Italiens, c’est aujourd’hui pour les Africains – vendent leur force de travail et contribuent au développement agricole et industriel de nombreuses régions françaises, travaillant dans des conditions à peine plus enviables que celles qu’ils ont laissées au pays.
Pourquoi ce titre ?
Au départ : une image ancienne qui circule sur le net, celle d’un panneau en noir et blanc accroché à la devanture d’un vieux café, m’a intrigué : Interdit aux chiens et aux italiens. Je pensais que cette image arrivait de Savoie, ou de l’Ain ou peut-être de la Suisse, mais en fait sa première apparition a été en Belgique. D’autres pays ont suivi, mais elle était dans mon histoire. La violence, la cruauté et la férocité de ce petit panneau qui accueillait les migrants s’adapte parfaitement à l’évocation historique qui fonde la thématique de ce film. Une scène entière est consacrée à cette affichette qui en est devenue le titre.
Une lecture incarnée de l’immigration italienne
Point du vue de l’anthropologue Philippe Hanus
Interdit aux chiens et aux Italiens est une œuvre mémorielle, empreinte de fiction, qui raconte, sur près d’un siècle, les pérégrinations de la famille piémontaise du réalisateur Alain Ughetto à travers les Alpes, comme un pan de l’histoire des mobilités humaines. Luigi, le grand-père du cinéaste, est un homme au destin romanesque ayant franchi la barrière alpine à de nombreuses reprises (parfois en haute altitude, courant ainsi mille dangers !),traversé plusieurs frontières, affronté deux guerres, la misère et le fascisme. En chemin, il s’éprend de Cesira, avec qui il fonde une famille à cheval entre l’Italie et la France. Les descendants de ce travailleur nomade posent leurs valises au bord du Rhône et, comme bien d’autres petits français, se passionnent pour le Tour de France en vibrant au son de l’accordéon d’Yvette Horner. L’aventure de Luigi, si elle est singulière, n’en est pas moins représentative de l’expérience migratoire de quelque 25 millions d’Italiens ayant quitté la péninsule pour s’établir en Europe (et en particulier en France), en Amérique ou en Australie en l’espace d’un siècle. Essaimant aux quatre coins du monde, ils ont emporté avec eux la culture de leur pays, leurs rêves et leurs espoirs, leur volonté de réussir sur une terre nouvelle. En retraçant les grandes étapes du parcours de Luigi, de Cesira et de leurs descendants, le film propose une lecture incarnée de l’immigration italienne. À l’échelle du monde alpin et rhodanien, celui-ci interroge l’articulation entre logiques territoriales et nationales. Le titre du film, Interdit aux chiens et aux Italiens, interpelle le spectateur. Celui-ci renvoie métaphoriquement à l’italophobie– littéralement « crainte de l’Italien » – présente au sein de la société française au cours des années 1875-1914, dans un contexte de montée des nationalismes européens, de tensions diplomatiques récurrentes entre la France et l’Italie et de crise sur le marché du travail hexagonal. L’immigrant italien faisait alors figure de bouc émissaire. L’italophobie s’est également manifestée lors de la période fasciste, puis durant la Seconde Guerre mondiale. À partir de 1945, la perception des Transalpins s’améliore progressivement au sein de la société française, mais demeure négative en Belgique, en Allemagne et en Suisse jusqu’au début des années 1970… De nos jours l’italianité est à la mode dans les villes du Sud-Est, de Chambéry à Nice en passant par Grenoble, qui revendiquent « un air d’Italie » ! En articulant mémoire intime et mémoire collective de l’immigration, le film transfigure les récits de l’exil pour leur permettre de faire sens au-delà des seuls cercles d’immigrés italiens et leurs descendants. Cette œuvre émancipatrice, à portée universelle, exprime l’idée que les personnes en situation migratoire, hier et aujourd’hui, participent d’un mouvement inépuisable à travers l’espace,consubstantiel d’une humanité en marche pour vivre mieux, ou simplement vivre.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles