VENDREDI 14 AVRIL 2017 à 20 h ▶ Dernières nouvelles du cosmos, de Julie Bertuccelli
Dernières nouvelles du cosmos
de Julie Bertuccelli
France – 2016 – 1h 25′
A bientôt 30 ans, Hélène a toujours l’air d’une adolescente. Elle est l’auteure de textes puissants à l’humour corrosif. Elle fait partie, comme elle le dit elle-même, d’un «lot mal calibré, ne rentrant nulle part». Visionnaire, sa poésie télépathe nous parle de son monde et du nôtre. Elle accompagne un metteur en scène qui adapte son œuvre au théâtre, elle dialogue avec un mathématicien… Pourtant Hélène ne peut pas parler ni tenir un stylo, elle n’a jamais appris à lire ni à écrire. C’est à ses 20 ans que sa mère découvre qu’elle peut communiquer en agençant des lettres plastifiées sur une feuille de papier. Un des nombreux mystères de celle qui se surnomme Babouillec…
Critikat
Les mots et les choses, par Gabrielle Adjerad
Le titre choisi par la réalisatrice Julie Bertuccelli pour son nouveau documentaire, portrait de la poétesse autiste Hélène Nicolas dite Babouillec, annonce bien le mélange étrange qui le caractérise. Ici, l’intime semble devoir rencontrer une sphère bien plus large, ce cosmos qui pourrait être celui des mystiques ou de la science fiction. Ainsi s’annonce la parole mystérieuse que délivre cette poétesse empêchée, trop longtemps enfermée dans les parois étroites de son mutisme et qui aurait pu ne pas s’en échapper si sa mère persévérante n’avait pas pris le temps d’aller à sa rencontre. En effet, le dialogue entamé avec Hélène est d’emblée défini comme une communication extraterrestre, la réception d’un appel étrange venu d’une contrée inconnue. C’est bien dans cette tension entre le corps et l’âme, entre le visible et l’invisible, que réside tout le défi de ce beau documentaire. Celui-ci sait interroger les limites mêmes du filmique en s’intéressant à un individu hors norme, dont le corps ne serait qu’une geôle dissimulant l’essence, l’abîme d’une pensée silencieuse. [lire la suite]
Dossier de presse
Entretien avec Julie Bertuccelli
Réalisatrice d’une quinzaine de documentaires, vous êtes particulièrement sensible aux parcours de vie. Comment avez vous rencontré cette jeune auteure autiste, Hélène Nicolas, Babouillec de son nom de plume, dont vous faites aujourd’hui le portrait ?
Mes films sont toujours nés de belles rencontres, comme celle de jeunes magistrats dans La Fabrique des juges, en 1997, ou celle d’adolescents de toutes nationalités dans La Cour de Babel, en 2014. De film en film, ce sont souvent les mêmes thématiques qui m’attirent, les mêmes interrogations qui reviennent, notamment autour de la différence et des difficultés de la vie qui nous rendent plus forts et nous construisent. Je ne cherchais pas à faire un film sur le handicap ou l’autisme. Mais la difficulté à communiquer est un domaine qui m’intéresse depuis longtemps. J’ai fait la connaissance d’Hélène grâce au metteur en scène Pierre Meunier, qui préparait une pièce sur la fabrication de la parole. Pierre avait entendu parler d’une personne avec autisme qui ne parlait pas mais qui écrivait. Lorsqu’il a lu ses textes, il a été ébloui. J’ai rencontré Hélène et sa mère, Véronique, lors d’une représentation de ce spectacle, Du fond des gorges. J’ai été subjuguée par la jeune femme, son mystère, sa manière particulière de communiquer, la dichotomie extraordinaire entre son corps, qui est ce que nous percevons d’elle en premier, et tout ce qu’elle recèle de passionnant, de génial, de si perturbant pour nos petites logiques humaines. J’ai tout de suite eu envie de la filmer, c’était comme une évidence.
Vous dites que les tournages sont des moments de vie. Comment vivez-vous cet engagement à long terme qu’exige le documentaire ? Est-ce votre vécu personnel qui donne cette sensibilité au film ?
J’ai filmé Hélène sur une période de deux ans, en faisant le choix d’être seule derrière la caméra, sans l’aide technique d’un cadreur ou d’un ingénieur du son. Intuitivement, je souhaitais établir une relation directe, une intimité forte avec Hélène. Le premier plan du film est le premier plan que j’ai filmé d’elle, et le dernier plan est le dernier que j’ai filmé. Je voulais faire le portrait, non d’une autiste au quotidien, mais d’une artiste, d’une poétesse au talent fulgurant, qui nous transmet sa vision du monde et sa vision très particulière, très profonde, de nos relations humaines. Ces deux ans de découverte et d’émotions partagées ont été une perpétuelle source d’émerveillement. Hélène ne parle pas, mais tant de choses passent par les rires, les regards, les silences, les gestes, en plus de son écriture. C’était très émouvant de vivre tout ça, très fort, et en même temps je me suis posé beaucoup de questions. Comment réussir à rendre compte de la force de son écriture à l’écran ? Comment trouver la bonne manière de mettre en image l’énigme existentielle qu’incarne Hélène ?
L’exercice du portrait soulève de nombreuses interrogations, tant d’ordre technique que d’ordre éthique. Comment la caméra trouve-t-elle sa juste place ? Comment aborder l’intime sans voyeurisme ? La question de la pudeur a t elle une importance pour vous ?
En documentaire, c’est toujours très délicat de filmer les gens dans leur intimité, car il n’y a rien d’objectif, il faut qu’ils acceptent l’image qu’on va garder d’eux. D’ailleurs, je filme souvent les gens dans leur milieu professionnel, c’est-à-dire dans un environnement où ils sont en représentation sociale, afin de ne pas être trop intrusive. J’ai fait le choix d’approcher Hélène par son travail d’écriture. Je l’ai bien sûr filmée dans son quotidien, mais sans chercher à voler un moment d’intimité. Il s’agissait de s’accepter mutuellement pas à pas, de chercher à rentrer en contact avec elle, établir une relation de confiance et enfin être complice. « Partir du rien pour se rencontrer », comme elle le dit magnifiquement. Il m’a fallu trouver ma place de réalisatrice, même si Hélène était d’accord pour être filmée. Elle était très consciente de la présence de la caméra qui a été un filtre précieux entre nous deux. Elle se sentait attirée, amusée et l’a tout de suite apprivoisée. Elle la regardait de son regard coquin, et se disait elle-même « filmo-magnétique ».
Contrairement à un scénario de fiction, un documentaire se construit au fur et à mesure du tournage. Comment avez vous travaillé l’écriture du film, sa dramaturgie, son rythme ?
Si les évènements ne sont pas toujours prévisibles, je travaille à partir d’un croquis, d’une liste de séquences que j’espère trouver, autant d’idées pour évoquer les différentes facettes de la personnalité d’Hélène. Puis c’est en filmant que le film finit par s’écrire jusqu’au long travail crucial et passionnant du montage. La création de la pièce Forbidden di Sporgersi de Pierre Meunier et Marguerite Bordat était de toute évidence un canevas riche en étapes et évènements. Mais j’imaginais aussi d’autres moments avec Hélène seule et avec sa mère. Par exemple, j’avais très envie de la voir dans la nature, montant à cheval. Je trouve au final que c’est l’une des séquences les plus poétiques du film. Hélène pratique de nombreuses activités : sur la période où je l’ai filmée, elle participait à un atelier d’écriture avec des jeunes en difficulté, écrivait un livret pour un opéra, organisait des rencontres avec d’autres jeunes avec autisme… les tentations de tournage étaient nombreuses mais j’ai essayé de garder mon principe de départ pour ne pas m’éparpiller. A partir du fil narratif qui consistait à suivre Hélène dans son cheminement artistique autour de la création de la pièce, il y a une trame générale qui s’est dessinée, comme la recherche globale d’un mouvement, et je savais que l’aboutissement du film se ferait nécessairement au Festival d’Avignon, lors des premières représentations. Je ne voulais pas manquer les réactions d’Hélène face au spectacle et sa présence sur scène sous les applaudissements enthousiastes des spectateurs. C’était comme une ligne de fuite du film, une ligne directrice avec, en même temps, une disponibilité à tout ce qui pouvait survenir.
Comme Hélène, vous vous présentez, derrière la caméra, comme une « sans parole ». Comment raconter l’histoire d’une personne qui ne peut se raconter elle-même ? L’image permet-elle d’inventer un autre langage ?
Si elle n’a pas la parole, Hélène se raconte par l’écriture. Grâce à Véronique, sa mère, et à son travail de longue haleine, on peut dire que l’écriture est comme une seconde naissance pour Hélène. Très vite, je me suis demandé comment lire, comment jouer avec l’écriture d’Hélène. Au début, je recopiais ses phrases, avec l’envie de les retenir, de les savourer. Comment transmettre ses textes fulgurants d’intelligence, leur puissance de feu ? Le temps du cinéma n’est pas celui de la lecture. Je cherchais comment donner au spectateur l’opportunité de s’imprégner de ces aphorismes. D’où l’idée de faire apparaître certains de ses textes à l’écran. Ce sont des lettres en carton plastifié qu’Hélène manipule à partir d’un abécédaire, rangé dans une précieuse boîte en bois qu’elle emmène partout avec elle. Il s’agissait de rendre l’écrit par l’image, d’ouvrir l’imaginaire, inviter à faire le chemin vers Hélène. Je voulais éviter les interviews avec des spécialistes, mais privilégier les situations, saisir les relations par les regards, les crises aussi, tous ces autres moments de vie qui ne sont pas seulement dans l’efficacité d’une réponse.
Sans avoir la prétention d’être dans sa tête, j’espérais évoquer l’intériorité d’Hélène, approcher et rendre le spectateur curieux et sensible à ce qu’elle était en train de vivre, d’absorber, de capter, les sensations qu’elle pouvait traverser. Lui faire ressentir qu’elle est dans un perpétuel questionnement, une intense pensée du monde. Pour moi, les scènes d’extérieur, dans la forêt ou en bord de mer, ont cette densité, cette profondeur de champ particulière, comme des images mentales qui se reflèteraient à l’intérieur du cerveau d’Hélène. Je n’avais pas la volonté de faire un film poétique avec des effets formels, mais l’envie, simplement, d’ouvrir une porte sur son monde, sa personnalité toujours en ébullition. On pourrait dire que la pièce Forbidden di Sporgersi explore le mystère de l’écriture d’Hélène, tandis que mon film explore le mystère qu’elle incarne elle-même en tant que personne et artiste. Ma seule ambition a été d’être un intermédiaire entre Hélène et les spectateurs, de réveiller leur curiosité, leurs sensations, d’ouvrir le chemin pour aller à la rencontre d’une artiste hors norme.
On devine chez Hélène un tempérament pétillant, téméraire. Sa vie est une conquête de chaque instant, une lutte pour aller à la rencontre du monde. Au delà du portrait, peut-on dire que votre film est une leçon de vie, une quête de liberté ?
Hélène témoigne d’une liberté de pensée d’une puissance exceptionnelle, au-delà de nos limites, de nos barrières sociales. Elle déplace sans cesse les frontières entre son corps, celui des autres, et le monde extérieur. Comme Pierre Meunier et tous ceux qui font sa connaissance, j’ai été bouleversée par sa personnalité hors norme. Dotée d’une grande intelligence, d’une intense perception et d’une forte présence au monde, elle a été capable de surmonter ses propres difficultés avec un immense humour. Ce qui m’a particulièrement touchée, c’est le chemin qu’ont fait la mère et la fille pour aller à la rencontre l’une de l’autre. Alors oui, ce cheminement est une grande leçon de vie. On ressent beaucoup de bonheur, une véritable réalisation de soi chez Hélène et aussi un grand épanouissement et dépassement de soi chez Véronique. Le parcours exemplaire d’Hélène vers l’écriture, sa ténacité pour acquérir la liberté de s’exprimer, nous interpellent dans notre rapport à la différence, à notre façon de juger les autres. En France, nous avons un grand retard dans notre connaissance et accompagnement de l’autisme. L’autisme n’est pas un handicap, mais une autre manière d’être au monde, une perception et une intelligence humaine particulières et uniques qui peuvent nous enrichir et nous bousculer, si précieuses à rencontrer et partager. Nous filtrons beaucoup ce que nous vivons, alors qu’Hélène se nourrit de tous ses sens, elle a conscience de toutes les strates de l’existence. Cette extraordinaire puissance d’ouverture se retrouve dans sa création. Hélène est un concentré de vie, elle nous emmène toujours plus loin, avec poésie et philosophie. Avec elle, la réponse est toujours plus forte que la question…
Vous filmez admirablement les silences d’Hélène. On dirait parfois une madone, à l’écoute du monde. Avez vous ressenti une dimension spirituelle chez Hélène ?
Comme elle le dit elle-même, Hélène a une relation spirituelle aux choses comme un don médiumnique. Elle dit vivre un voyage intersidéral, un « va-et-vient avec le cosmos ». Ses rapports à la nature, à l’espace et au temps, sont toujours d’ordre symbolique, métaphorique. Elle nous fait d’emblée prendre de la hauteur. Elle bouleverse notre relation au corps, à l’esprit, à l’Histoire, à l’humanité. Elle bouscule nos habitudes de penser, enfermées dans des dichotomies trop rationnelles : l’espace et le temps, l’intérieur et l’extérieur, le sujet et l’objet. A la fin du film, j’assiste à la rencontre d’Hélène avec Laurent Derobert, « mathématicien existentiel ». C’est un moment intense, où l’on comprend que l’autisme n’est pas synonyme d’enfermement, mais d’une connexion profonde avec le mystère du monde. A ce moment du film s’opère un vrai renversement des valeurs : on s’aperçoit que ce n’est pas Hélène qui est « différente », mais nous qui ne sommes pas assez ouverts et sensibles pour saisir les clés qu’elle nous offre pour comprendre le monde. La rencontre avec Hélène m’a rappelé ma rencontre avec les Aborigènes d’Australie, il y a quelques années, lors du tournage de mon film L’Arbre. J’avais découvert le sens profond de l’animisme, cette relation globale avec le monde. Hélène a le même rapport primordial avec l’univers. Hélène n’est pas « prisonnière » de son corps, c’est elle qui nous fait prendre conscience de nos propres « enfermements ». Au-delà du portrait, mon plus grand plaisir serait que le film pose la question philosophique de notre place dans l’univers. Je pense à Pascal : « L’homme est pris entre deux abîmes, l’infiniment petit et l’infiniment grand ». Hélène nous questionne sur l’univers qui est en nous, sur la relation métaphysique qui existe entre le microcosme en nous et le macrocosme qu’est l’espace. « Je guette les étoiles qui brillent dans ma tête », écrit-elle dans Algorithme éponyme. Hélène a constamment la tête dans les étoiles. Il y a quelque chose de profondément joyeux chez elle, elle est libre de ses rêveries, la tête en l’air, comme une enfant.
Dans votre film, vous réalisez un équilibre subtil entre les images et les mots. Diriez-vous que votre travail de cinéaste s’apparente à l’art du funambule ?
Je repense à la première image du film, où l’on voit Hélène trébucher sur un sentier. Elle est comme une funambule, avançant pas à pas, toujours en équilibre sur le fil des émotions, nous invitant ainsi à découvrir et emprunter son chemin. Cette première image est à mettre en parallèle avec la dernière image du film, où l’on voit Hélène courir dans un couloir de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, une échappée en ligne droite, un élan vers son avenir ! Je suis toujours assaillie de doutes et suis obligée de me fier à mon instinct. Je ne sais pas toujours où je vais. Mais en même temps, j’ai toujours envie d’être surprise par ce que je vais chercher, toujours envie d’aller vers quelque chose, de découvrir le bout du fil. D’ailleurs, un FILM est un FIL, à une lettre près ! Comme on le sait, le cinéma a aussi toujours été lié à l’image du train. Comme disait Truffaut : « Les films avancent comme des trains dans la nuit ». La salle de cinéma, quant à elle, est comme un tunnel, où l’on se promet d’atteindre le bout de l’aventure. Mon seul souhait pour Dernières nouvelles du cosmos serait que les spectateurs sortent de la salle, c’est-à-dire de ce tunnel, avec plus de questions que de réponses. Chez Hélène aussi, le train est une métaphore très présente au fil des pages d’Algorithme éponyme.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles