MERCREDI 4 OCTOBRE 2017 à 20 h ▶ At(h)ome, de Elisabeth Leuvrey

At(h)ome
de Elisabeth Leuvrey
France – 2013 – 53′
Plus de cinquante ans après la fin de la guerre, une cinéaste et un photographe, issus des deux camps du conflit et enfants héritiers de l’histoire coloniale franco-algérienne, nous ramènent en 1962 en plein Sahara algérien. D’une zone désertique irradiée aux faubourgs d’Alger, ils suivent le parcours d’une explosion nucléaire expérimentale.
De l’essai à l’accident, des retombés environnementales au « recyclage » des lieux du passé…
Le point de départ est historique mais l’histoire contée nous rattrape au présent et vient nous chercher là où nous sommes – at home – pour un face à face avec des retombées sans frontière.
« Carnet de voyage, extraits d’archives, images fixes de paysages, portraits en noir et blanc ou haut en couleurs, les éléments disparates de ce documentaire reconstituent une histoire mal connue, occultée, oubliée, tragique, grotesque, ironique .
Agathe, Topaze, Émeraude, Rubis, Améthyste… : ils portaient de jolis noms les treize essais nucléaires français opérés de 1961 à 1966, au centre du Sahara, en accord avec le tout jeune gouvernement algérien. Douze ne furent pas parfaitement contrôlés, dont Béryl, contaminant le 1er mai 1962, toute la région d’In Ecker. Le désert dans sa pureté de pierres et de sable semble s’être refermé sur ce passé gênant. Pourtant, les traces y sont encore lisibles aujourd’hui, semblables dans le film à des installations artistiques mystérieuses, magnifiées par la photo de Bruno Hadjih : piste parcheminée, animaux vitrifiés, roches bleuies, reliefs d’infrastructures en torsion, hérissements de béton ferraillé, entrelacs de barbelés posés sur des murets en pierres sèches, accumulation de fûts écrasés, ruines des bureaux d’Oasis 2, soufflés par l’explosion, restes de matériaux récupérés par la population pour être vendus ou recyclés en dépit de leur radioactivité. La réalisatrice revient sur les lieux du «crime», donne la parole aux survivants. Tandis que, saturées de lumière, leurs photos s’affichent en gros plans sur l’écran, leurs récits reconstituent en voix off ce passé fantôme : l’eau empoisonnée, les animaux malades, les cancers, les morts prématurées, les malformations des nouveau-nés, l’ignorance de ce qui se passait. Comme le rayonnement nucléaire mortel et persistant, l’histoire ne s’arrête pas là. Le film suit la piste, évoque ces touristes innocents en quête d’un désert imaginaire, ignorant la toxicité du lieu. Il nous conduit du Sahara à Alger, du passé au présent. Sur le même mode, surgissent des souvenirs plus récents, ceux de la guerre civile des années 90, durant laquelle 24000 opposants politiques furent détenus dans des camps aménagés dans les zones irradiées. La dernière image montre une pierre tenue entre les mains d’un ancien prisonnier du désert. Comme lui, séduits par leur beauté, beaucoup ont ramené «at home» ces cailloux radioactifs venus d’une autre Histoire, comme un mal invisible, que le film aurait circonscrit. » Elise Padovani
Entretien avec Elisabeth Leuvrey
– Quelle est l’origine du film ?
Au départ du projet, il y a la démarche du photographe de Bruno Hadjih et spécifiquement son travail mené ces dernières années dans le Sahara. Depuis notre rencontre en 1994, son regard et son engagement me touchent et m’accompagnent. Il se trouve qu’en 2010, alors que s’annonçait proche le contexte commémoratif des 50 ans de la fin de la guerre de libération, avec Bruno Hadjih nous nous sommes questionnés. Comment souhaitions-nous « commémorer » cet épisode de notre histoire commune ? Issus des deux camps du conflit et enfants héritiers de l’histoire coloniale franco-algérienne, pouvions-nous commémorer « ensemble » et qu’avions-nous à commémorer ? C’est ainsi que nous est venu le désir commun d’At(h)ome. Je connaissais les images qu’avait faites Bruno Hadjih récemment sur les lieux du plus grave accident nucléaire du Sahara, survenu à la suite de l’explosion de la bombe de Béryl le 1er mai 1962. J’ai découvert par la suite ses photographies des internés des camps du Sud, rencontrés, in fine, là où l’a conduit sa quête. L’enquête m’a sidérée. J’ai trouvé passionnant son regard porté ainsi, 50 ans plus tard, sur un même territoire éprouvé par l’histoire, le temps et les époques et sa proposition de « prendre acte » d’un certain nombre de conséquences contemporaines déroutantes…
– L’Algérie est une géographie cinématographique qui vous sensibilise, déjà dans La Traversée et maintenant At(h)ome. Y a-t-il chez vous, dans vos intentions, un désir de recoller les morceaux d’un puzzle d’un pays toujours aussi complexe, d’en comprendre son sens ?
Je dirais qu’il y a un désir de mise à jour ou de mise à plat de la complexité des épisodes qui traversent l’histoire de l’Algérie. C’est dans le bain du cinéma que je « plonge » mes impressions pour qu’apparaissent l’image ou les fragments d’images d’un pays qui est le théâtre d’une histoire complexe. Au sens où, en photographie, on plonge le support « impressionné » par la lumière qui traverse le négatif, dans le bain du révélateur pour qu’apparaisse l’image. Il y a quelque chose de cet ordre-là. Mon enfance en Algérie algérienne, mon histoire familiale en Algérie coloniale, ma relation intime avec le pays m’ont fortement impressionnée et ont aussi déterminé le regard qu’aujourd’hui je porte à travers le médium que j’ai choisi et qui est le cinéma. Et puis je dirais qu’il y a aussi la volonté de refuser les discours univoques. En présentant La Traversée à Alger, il y a quelques années, un spectateur à l’issue de la projection m’a interpellée : « On sait les films qu’on est capable de produire sur la question de l’émigration, de l’exil. On sait aussi la façon dont en France ils traitent la question. Mais vous, d’où regardez-vous ? » La remarque de ce spectateur m’a énormément donné à réfléchir et, d’une certaine façon, m’a fait prendre conscience de la place que j’occupe et depuis laquelle je peux essayer de me tenir pour regarder. S’y tenir pour prendre le large des territoires et des patries pour La Traversée. S’y tenir encore pour prendre acte des histoires qui irradient un territoire au Sahara.
– La forme, cette mise en scène qui entoure votre film, s’est-elle imposée dès le début du projet ?
La question de la forme cinématographique à trouver pour At(h)ome s’est posée de manière capitale dès le départ : comment « faire » un film à partir d’un matériau principalement photographique ? Comment raconter une histoire à partir d’images fixes ? Les circonstances initiales du projet et le contexte de l’autoproduction sont deux paramètres qui ont imposé leurs contraintes tout au long de la réalisation. A chaque étape du processus, l’enjeu était de tirer parti de ces contraintes pour faire les choix formels au plus près des intentions de départ. Le film s’est construit sur deux ans, par petites étapes, au fur et à mesure de la récolte des matériaux. Au tout début, il y avait donc les photographies de Bruno Hadjih et des images DV « amateur » faites lors de ses voyages au Sahara. Ensuite, j’ai réalisé en France, avec lui, un long entretien audio autour de ses images, de sa démarche artistique et de son engagement. Devant la teneur de ce travail, il était important que le film s’élabore sur un rythme, un tempo, qui soit propice à laisser le temps au spectateur de recevoir à la fois la force des images et des sons du film. Les images du film sont à la fois des photographies argentiques à la chambre, à l’esthétique forte et des images-mouvements assez statiques pour lesquelles parfois le spectateur peut se demander s’il s’agit ou non d’un plan fixe. Le mouvement y est parfois imperceptible, d’autre fois, il aide au passage d’une séquence d’images fixes à une autre. Cet équilibre fragile a été la difficulté majeure et le formidable exercice formel à mener pour ce projet. L’écriture sonore est élaborée sur le même rapport de forces à trouver entre l’information et la perception. En effet, beaucoup d’informations nous sont données dans At(h)ome. Certaines, inaudibles (car non dites), n’en demeurent pas moins difficilement « entendables ». Il fallait installer un environnement sonore permettant à cette parole d’être entendue. Il était aussi important dans un film construit essentiellement à base d’images fixes de « tenir » l’attention du spectateur. Le travail du montage-son, fait d’incidents sonores et de « climats » qui varient, a nécessité de longs mois de recherche et de création.
– Quelle serait votre propre résonance avec l’Algérie du passé ? J’ai parfois l’impression que ce regard sur le passé n’a pas été aussi bien questionné ?
Plutôt que de parler de résonance, de ce qui résonne, j’aimerais plus spécifiquement parler ici de ce qui irradie, d’une forme d’irradiation à laquelle on se retrouve exposé, malgré soi, quand la mise en histoire, la mise en récit du passé, n’a pas pu se faire. Donner à voir l’invisible en rendant audible ce qui échappe à l’entendement, c’est tout le défi imposé en concevant At(h)ome. Plaçant toute ma confiance dans le cinéma, j’ai souhaité les photographies de Bruno Hadjih comme des espaces-temps par lesquels le spectateur pénètre un monde, suivant un itinéraire ponctué d’étapes qui le conduit de surprises en stupeurs. Le point de départ est certes historique, mais l’histoire contée nous rattrape au présent et vient nous chercher là où nous sommes – at home – pour un face-à-face avec des retombées sans frontière. Le projet At(h)ome s’inscrit dans cette démarche et tente d’aller plus loin d’une certaine façon en proposant une unité de lieu pour parler tant de l’histoire coloniale que de ses retombées et « prendre acte » de surcroît d’un épisode de l’histoire contemporaine algérienne. De l’essai à l’accident, des retombées environnementales au « recyclage » des lieux du passé, l’unité de lieu produit un véritable télescopage de l’histoire qui engendre un trouble chez le spectateur, plus habitué il est vrai au « confort » des regards univoques portés sur l’histoire. Ce trouble est aussi un risque à ne pas négliger de prendre quand il s’agit de donner, à ceux à qui on la refuse, la parole. Se placer à hauteur d’homme, c’est bien souvent accepter le face-à-face, c’est se poser la question de la dignité humaine.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles