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Auteur/autrice : Nicolas

Cléo de 5 à 7

« Cléo de 5 à 7, c’est un portrait de femme inscrit dans un documentaire sur Paris, mais c’est aussi un documentaire sur une femme et l’esquisse d’un portrait de Paris. De la superstition à la peur, de la rue de Rivoli au café du Dôme, de la coquetterie à l’angoisse, de Vavin à la gare du Maine, de l’apparence à la nudité, du Parc Montsouris à la Salpêtrière, Cléo découvre, un peu avant de mourir, la couleur étrange du premier jour de l’été, où la vie devient possible » Agnès Varda

Télérama

De Cannes 1962 à Cannes 2012, où il fut montré en version restaurée, Cléo de 5 à 7 n’a pas pris une ride. Petit bijou de rigueur et de liberté, il est l’un des films les plus aimés de la Nouvelle Vague. Madonna elle-même voulut en faire un remake… A l’occasion de sa ressortie en salles le 19 mars 2014, retour avec Agnès Varda sur la naissance, la vie et la postérité de Cléo.

21 juin 1961. Entre 17h et 18h30. Paris rive gauche. De la rue de Rivoli au Dôme, de Vavin au parc Montsouris. Une jeune femme en danger de mort rencontre un jeune homme en danger de mort. C’est ainsi qu’Agnès Varda résume Cléo de 5 à 7, cinquante-deux ans après sa conception.

Cléo est malade, frappée par un cancer dans la fleur de l’âge. Antoine est soldat, enrôlé malgré lui dans une sale guerre. C’est le premier jour de l’été et comme le dit le (vrai) journal d’Europe 1 entendu dans la séquence du taxi, Edith Piaf va mal et le monde agricole râle déjà. Deux mois plus tôt, de Gaulle fustigeait le fameux « quarteron de généraux en retraite » pour avoir tenté un putsch en Algérie française ; le 19 juin, les négociations entre la France et le FLN étaient suspendues.

Quand Cléo de 5 à 7 sort dans les salles, le 11 avril 1962, Agnès Varda a presque trente-cinq ans. Et un long métrage de fiction à son actif : La Pointe courte, que les historiens considèrent aujourd’hui comme le tout premier film de la Nouvelle Vague. Un cinéma de rue, libre, inventif, affranchi des contraintes du studio, à rebours du poussiéreux « cinéma de papa ». Mais contrairement aux « jeunes turcs », Varda fait sa révolution sans monter sur les barricades, avec une grâce discrète, bien à elle.

Après l’Ecole du Louvre à Paris, son apprentissage s’est fait sur le tas – elle a travaillé en tant que photographe au TNT de Jean Vilar – sans passage par la critique ou la théorie. Entre ses 20 et ses 30 ans, cette « innocente de cinéma » jure n’avoir vu qu’une poignée de films : Blanche-Neige et les sept nains, Quai des brumes, Les Enfants du paradis et Guernica, un court métrage d’Alain Resnais. Son rapport au cinéma est viscéral et ludique.

« Ma différence avec les cinéastes de la Nouvelle Vague, c’est que j’ai toujours été plus intéressée par la structure d’un film que par son histoire. Pour Cléo, il s’agissait de relever le défi d’une narration contrainte par le temps et la géographie. » Ou comment raconter le (vrai) trajet d’un personnage en temps réel. Le tout en deux parties distinctes de quarante-cinq minutes chacune : dans la première, Cléo est regardée, dans la seconde, c’est elle qui regarde.

Attaché de presse du film à sa sortie, Bertrand Tavernier se souvient que « Cléo parlait d’un sujet très occulté dans le cinéma, peu prisé par les financiers et les producteurs : la peur de la maladie, du cancer qui en plus ici menace une jeune femme. Agnès Varda en parlait avec chaleur, émotion, sans voyeurisme ni sentimentalisme, jouant sur la dramaturgie du temps et introduisant dans le dernier tiers une histoire d’amour et l’ombre de la guerre d’Algérie. Il y avait là une approche neuve, directe, réaliste et ludique. »

C’est par l’intermédiaire de Jacques Demy, avec qui elle vit rue Daguerre, qu’Agnès Varda rencontre le producteur de Cléo. Il s’appelle Georges de Beauregard et vient de fonder sa société : Rome-Paris-Films. D’A bout de souffle, de Godard au premier film de Demy, Lola, Beauregard a déjà un beau tableau de chasse. Quand Varda le sollicite, il vient de produire Léon Morin, prêtre, de Melville. A l’époque, la jeune femme chérit le projet d’un film en couleurs et en costumes entre Sète et Venise : La Mélangite. Beauregard refuse : trop cher, trop ambitieux.

Second assistant sur Cléo, le tout jeune Marin Karmitz est présent au rendez-vous. « Georges de Beauregard nous avait convoqués dans son bureau : « Voilà, je dispose de 800 000 mille francs, vous avez cette somme pour faire le film, maintenant disparaissez et revenez avec le film, je ne veux plus vous voir. » Jamais à court, Varda réagit vite, en proposant de suivre une femme dans Paris, et de tourner en noir et blanc. « J’ai imaginé un personnage marchant dans la ville. J’ai pensé au maître de Jacques le Fataliste. Il est devenu une chanteuse déambulant dans Paris, affolée par la peur du cancer. Souvent accompagnée par sa gouvernante fataliste, Cléo attend le résultat d’une analyse médicale. La peur la réveille. » Entre Varda et Beauregard, le courant passe : « On n’avait rien à se dire et on se faisait totalement confiance. » Séduit par la vivacité de la jeune femme, le producteur n’a qu’une exigence : « Ne prononcez pas le mot cancer, ça porte le malheur. »

Dans son film, Varda veut des chansons – « dans ma vie idéale, je suis chanteuse ». Elle demande à Michel Legrand, complice de Demy depuis Lola, de composer des mélodies. Elle se charge des paroles. Reste le casting. Là encore, Lola inspire Varda puisque Corinne Marchand, qu’elle choisit pour incarner Cléo, est l’une des danseuses de l’El Dorado, le cabaret nantais où chante Anouk Aimée dans le film. « Mon assistant, Bernard Toublanc-Michel l’avait repérée au Théâtre Mogador où elle jouait une Américaine en bermuda auprès de Georges Guétary. » Il suggère à Demy d’en faire une fille du dancing, Daisy : c’est ainsi que la jeune actrice se retrouve en body, bibi et bas résille sur le plateau de Lola. « C’est là que je l’ai repérée à mon tour, se souvient Varda. Elle était la définition même de la beauté. » Sculpturale mais sensible, belle et fragile, la blonde Corinne Marchand restera à jamais associée à Cléo.

Le début du tournage est fixé au 21 mars. Varda y tient « pour capter dans Paris le passage merveilleux de l’hiver au printemps avec les jardins passant du dessin à la plume à la peinture impressionniste ». Faute de pouvoir boucler le financement en temps voulu, elle est contrainte de repousser la date. Pendant deux jours, elle pleure « ce rendez-vous manqué avec le premier jour du printemps », avant de faire mieux que de faire avec…

Le tournage commence donc le 21 juin, jour le plus long de l’année. On filme dans l’ordre chronologique du scénario, ce qui est rare ; de nombreuses scènes sont même mises en boîte exactement à l’heure où elles sont censées se dérouler dans le film. Soucieuse de réaliser « un documentaire subjectif », Varda privilégie une lumière réaliste. Celle de Paris l’été. Mais pour les séquences du parc, où Cléo rencontre Antoine, elle veut une atmosphère irréelle, un halo de coton. Rendez-vous est pris, à l’aube. « Pour accentuer l’effet de blancheur, Jean Rabier, le chef opérateur, a eu l’idée de tourner avec un filtre vert. C’est grâce à cette astuce technique que les pelouses ont l’air immaculé. »

La reproduction d’une toile de Baldung Grien est punaisée sur le tournage : une jeune fille nue tenue par les cheveux par une Mort hideuse. Sort cruel qu’Agnès garde en tête pour mettre en scène le duel entre son héroïne et sa maladie. Heureusement pour elle, sa vie du moment tient plutôt de la bulle de bonheur. En dehors du vaste appartement de Cléo – un hangar désaffecté déniché par Marin Karmitz à Belleville – tous les lieux de tournage sont rive gauche : non loin de la rue Daguerre, le nid des Varda-Demy.

Jacques passe de temps en temps embrasser sa femme, et quand elle tourne au parc Montsouris – « J’adore ce parc, et je voulais que la nature enveloppe Cléo, qu’elle ait sur elle un effet apaisant » – il n’est pas rare que la petite équipe voie débarquer la fille d’Agnès, Rosalie, 3 ans, et sa baby-sitter. « Certains veulent la gloire, l’argent, le bonheur. J’avais le cinéma et l’amour. What else ? »

Varda s’inquiète pourtant. Cette histoire de chanteuse malade ne risque-t-elle pas d’ennuyer le spectateur ? Pour le divertir, et figurer le passage d’une Cléo égotiste, fascinée par les miroirs, à une Cléo tournée vers les autres, elle imagine un petit court métrage burlesque et muet. Comme une mini-pause bonbon. Elle réunit sur le pont Mac Donald Jean-Claude Brialy, Sami Frey, Eddie Constantine, Danielle Delorme, Yves Robert et surtout Jean-Luc Godard et Anna Karina. « Leurs amours étaient juvéniles, violentes et inventives. » Amie du couple, Varda voulait montrer les beaux yeux de Godard, lui faire enlever ses lunettes noires… « La lumière de ce jour-là et la bonne humeur générale reste pour moi un souvenir qui symbolise la Nouvelle Vague telle que nous l’avons vécue, l’imagination au pouvoir et l’amitié en action. »

Studio Publicis, Champs-Elysées, 2 avril 1962. Cléo est diffusé en avant-première. A la sortie de la salle, Varda et son équipe ont préparé des questionnaires à l’attention des spectateurs. Parmi eux, un certain Serge Daney, alors étudiant. « Les gens se demandaient si Cléo allait mourir ou non. Beaucoup comprenaient que le plus important était surtout de savoir si la peur de mourir lui avait permis de changer. Ça me rendait heureuse. » Sorti le 11 avril, la même semaine que La Guerre des boutons, blockbuster comique de l’époque (plus de 8 millions d’entrées tout de même), Cléo de 5 à 7 est à l’affiche de trois salles parisiennes seulement : le Studio Publicis, le Gaumont Rive gauche, rue de Rennes, et le Vendôme, avenue de l’Opéra. Il reste des mois à l’affiche et réalise plus de 500 000 entrées.

Positif exulte, au point de consacrer sa couverture au film. « Cléo est donc en même temps le plus libre des films et le plus prisonnier de contraintes, le plus naturel et le plus formel, le plus réaliste et le plus précieux, le plus émouvant à voir et le plus beau à regarder. » C’est Roger Tailleur qui signe la critique, un « texte magnifique, peut-être le plus beau écrit sur Cléo, et qui fit très plaisir à Agnès », se souvient Tavernier.

A la traîne, Les Cahiers du cinéma suivent, avec un texte assez sibyllin sur « le triomphe de la femme » : « Cent minutes élégantes, subtiles, plaisantes, justes, inimitables, spirituelles, effrontées, douces, musicales, limpides, morales, qui prouveront qu’une femme est une femme. » Celle qu’une édition spéciale des Cahiers (décembre 1962) qualifiera de « Zola femelle » manquant « parfois un peu d’instinct féminin » (!!) inspirait une certaine défiance à la bande des Cahiers. « Quand La Pointe courte est sortie, Truffaut avait titré : “La Pointe sèche”. Comme Rohmer, Chabrol, Rivette, il vivait rive droite, connaissait le cinéma américain sur le bout des doigts. Avec Jacques, on habitait le 14e et on vivait comme deux sauvages, fréquentant surtout Alain Resnais (le monteur de La Pointe courte, ndlr) et Chris Marker. On avait le cœur à gauche. » Quant à Jean-Louis Bory, visionnaire dans Arts, il compare l’importance Cléo de 5 à 7 dans l’histoire du cinéma à celle de Mrs Dalloway en littérature.

« Virginia Woolf du cinéma moderne », Agnès Varda ? Réalisatrice audacieuse en tous cas, qui cultive l’art de s’engager mine de rien. Cléo de 5 à 7 est un film pacifiste – « Avec moi, vous auriez toujours peur, dit le jeune soldat à Cléo. Moi, mourir pour rien me désole. Donner sa vie à la guerre, c’est triste. J’aurais préféré mourir d’amour » – autant que féministe. Au bout de quarante-cinq minutes, Cléo met une petite robe noire, arrache sa perruque, sort de la coquetterie pour aller vers les autres. « Pour moi, le premier acte féministe c’est de lever les yeux de son nombril ou de sa cuisine et de se mettre à regarder autour de soi. »

A l’époque, l’écrasante majorité des cinéastes sont des hommes. « La notion de féminisme n’était pas très à la mode, rappelle Tavernier, et ne constituait pas un des chevaux de bataille de la critique. On insista beaucoup sur le fait que c’était un film écrit et réalisé par une femme et, dans mon souvenir, ce fut plus important que le propos, la morale du film. » Mais pour Agnès Varda, qui se souvient des leçons de Vilar, la difficulté n’est pas d’être une femme réalisatrice mais de faire un cinéma à la fois radical et populaire. « A l’aube des années 60, quelques autres femmes étaient comme moi passées derrière la caméra mais j’ose dire qu’elles n’avaient pas d’autre ambition que de raconter de bonnes histoires, de bien diriger leurs acteurs, ou d’adapter des pièces du boulevard. »

Sélectionné au Festival de Cannes 1962, Cléo de 5 à 7 est montré en compétition officielle. « Avec Corinne, on était comme deux godiches, on ne connaissait personne ». Le film repart bredouille mais sa présence sur la Croisette lui sert de formidable rampe de lancement. Il se vend partout dans le monde. A l’automne, il est projeté au Festival de Venise, où Varda rencontre pour la première fois Bertolucci, qui devient un ami. Elle reçoit des propositions pour tourner des vies de chanteuses, décline notamment la réalisation d’un biopic sur Edith Piaf…

Dans les années 80, c’est encore une chanteuse, Madonna herself, qui manifeste son désir de faire un remake de Cléo. « Il suffit de la regarder pour comprendre pourquoi elle s’est identifiée à mon héroïne. Même blondeur, même beauté. Elle a fait faire un scénario, qui ne convenait pas. Et puis, je crois qu’elle a perdu sa mère d’un cancer. Alors, forcément, l’histoire de Cléo… »

Transmettre le cinéma

Autour du film

« Quand Cléo de 5 à 7 sort dans les salles, le 11 avril 1962, Agnès Varda a presque trente-cinq ans. Et un long métrage de fiction à son actif : La Pointe courte, que les historiens considèrent aujourd’hui comme le tout premier film de la Nouvelle Vague. Un cinéma de rue, libre, inventif, affranchi des contraintes du studio, à rebours du poussiéreux « cinéma de papa ». Mais contrairement aux « jeunes turcs », Varda fait sa révolution sans monter sur les barricades, avec une grâce discrète, bien à elle.

Après l’Ecole du Louvre à Paris, son apprentissage s’est fait sur le tas – elle a travaillé en tant que photographe au TNT de Jean Vilar – sans passage par la critique ou la théorie. Entre ses 20 et ses 30 ans, cette « innocente de cinéma » jure n’avoir vu qu’une poignée de films : Blanche-Neige et les sept nainsQuai des brumes, Les Enfants du paradis et Guernica, un court métrage d’Alain Resnais. Son rapport au cinéma est viscéral et ludique.

« Ma différence avec les cinéastes de la Nouvelle Vague, c’est que j’ai toujours été plus intéressée par la structure d’un film que par son histoire. Pour Cléo, il s’agissait de relever le défi d’une narration contrainte par le temps et la géographie. » Ou comment raconter le (vrai) trajet d’un personnage en temps réel. Le tout en deux parties distinctes de quarante-cinq minutes chacune : dans la première, Cléo est regardée, dans la seconde, c’est elle qui regarde. » 

Bien loin d’une aventure légère, que Cléo vivrait de 5 à 7, c’est bien plutôt un double bouleversement qui va intervenir dans la vie de Florence, le vrai nom de Cléo, ce mardi 21 juin 1961 de 17h00 à 18h30. Elle apprendra bien, comme les cartes l’avaient laissé voir au début du film, qu’elle devra suivre un traitement contre le cancer. Mais, Cléo jusque-là toute centrée sur son image, va découvrir la dureté de la vie et s’ouvrir aux autres. Cette métamorphose est d’autant plus spectaculaire qu’elle a lieu en temps réel et qu’elle se fait à l’unisson non seulement des horloges et des miroirs de la ville mais aussi dans un espace mental dans lequel la caméra relie personnage et spectateur dans le sentiment de la fragilité de la beauté, de l’amour face à la mort.

Cléo ne se croit vivante qu’en contemplant sa beauté dont elle reçoit les hommages tout en les dédaignant. Incapable de communiquer sur ce qui lui tient à cœur, sa maladie, elle explose quand elle n’est renvoyée qu’à elle-même dans la lyrique interprétation de la chanson « Sans toi ». Le panoramique qui la saisit en plan large s’est resserré sur son visage sur fond noir. D’un rideau à l’autre, elle change de robe, enlève sa perruque et part déambuler dans Paris. Bribes de conversations entendues aux terrasses d’un café, hommes gagnant durement leur vie avec des spectacles où ils avalent des grenouilles ou se percent le biceps, femme effrayée par une balle perdue qui l’a frôlée de près tout fait soudainement sens jusqu’aux enseignes de boutiques, « Rivoli deuil », « Bonne santé » ou les noms de rue « Boulevard de l’hôpital »

A la précision géographique répond la précision historique. La guerre d’Algérie est évoquée lors du bulletin d’informations dans le taxi et Antoine dit sa tristesse de retourner en Algérie faire la guerre et d’y perdre sa vie pour rien.

Les indications des réveils et horloges ponctuent le film dont la durée épouse exactement les 90 minutes que vit Cléo. Dans sa première partie, les miroirs (au bas de l’escalier, dans le café, chez elle, le miroir brisé de Dorothée) vont redoubler l’emprisonnement. Puis la rue et surtout la nature du parc Montsouris vont libérer Cléo. Ce rôle libérateur de la nature est lyriquement développé avec l’ample mouvement de grue au début du chapitre XIII puis les deux minutes du travelling où la caméra part à la poursuite de Cléo et Antoine, les rattrape et les dépasse légèrement pour les filmer de trois quart face puis, enfin les laissent partir de dos dans l’allée du parc qui conduit à la sortie.

Varda utilise aussi des moyens plus modernes : le jump-cut lorsque Cléo descend les escaliers et les des images mentales (l’homme aux grenouilles, celui aux biceps percés, la visite de l’amant et de Bob) lorsqu’elle marche, fatiguée, dans la rue.

De flâner à glaner, il n’y a qu’une lettre et qu’un pas, et l’on se souvient de l’amour affirmé d’Agnès Varda pour ceux qu’elle a filmés dans son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse en 2000. Les deux attitudes ont sans doute en commun une ouverture aux possibles, un certain abandon au hasard des rencontres : le glaneur, pas plus que le flâneur, ne prémédite ses découvertes. Et l’un comme l’autre ont pour seule règle d’accepter de se laisser surprendre. Tous deux, du reste, peuvent être aussi bien des personnages que des cinéastes : la flânerie, chez Varda, n’est pas seulement un sujet ; elle constitue également un parti pris esthétique, et implique une déambulation non préméditée dans l’espace – les tribulations des Glaneurs – ou dans le temps – si l’on songe à l’assemblage indomptable de souvenirs obéissant aux seuls impératifs de la mémoire affective des Plages d’Agnès. L’acte cinématographique lui-même forme une sorte d’abandon à ce que proposent les aléas du hasard, de la mémoire et des rencontres. De là un cinéma qui, en revendiquant une liberté de forme, fait la part belle aux associations d’images et d’idées, et préfère aux constructions rationnelles les fils conducteurs affectifs. Il n’est pas étonnant que de nombreux films de Varda se situent ouvertement dans une esthétique du « collage » ou du « puzzle », comme si le credo du hasard déterminait une forme filmique en même temps qu’une conception du cinéma – comme art du possible, des possibles, et non comme objet figé, fini.

Cléo de 5 à 7 ne déroge pas à la règle. Dans cette histoire d’errance parisienne, déterminée par l’échéance du résultat médical et concentrée sur deux heures, le temps du film épousant le temps de l’histoire, la flânerie cinématographique est d’abord une manière de se fondre dans le regard d’un personnage, de faire résonner son état d’esprit dans un dispositif narratif qui s’y conforme. Ici, la pellicule épouse le temps et l’espace de l’errance : décors naturels d’une part, temps réaliste d’autre part, participent d’une volonté de coller au plus près du vécu de l’héroïne. La flânerie du personnage, comme celle du film, prennent la forme d’un abandon à la fois au présent de la déambulation – dans l’absence d’anticipation, donc de préméditation – et aux lieux qui s’y succèdent – dans l’absence de détermination préalable d’un trajet. Car si la Cléo de Varda, interprétée par Corinne Marchand, a tout d’une flâneuse, c’est que la subjectivité du regard fait du cadre spatio-temporel une matière malléable, exposée aux métamorphoses que lui impose une perception guidée par les affects, de la peur qui rend le temps de l’attente interminable, à la curiosité qui construit l’espace à la mesure infinie des possibles de l’exploration.

Dans son acception classique, la flânerie se caractérise par son absence d’objectif et de destination. Dans Cléo de 5 à 7, l’échéance du résultat médical, incarnation concrète de l’échéance fantasmée de la mort, semble troubler cette conception ; de même, la séquence d’ouverture, au cours de laquelle Cléo rend visite à une cartomancienne qui lui prédit sa perte, semble faire peser sur la construction du film le soupçon de la fatalité. Mais rien n’est jamais cédé au destin et le hasard reste vainqueur : le film tout entier repose sur une volonté de croire jusqu’au bout aux possibles et à l’inattendu. Le dénouement reste d’ailleurs en suspens, curieusement dédramatisé, comme si le point d’horizon s’était progressivement estompé au cours du film – comme si l’objet de l’attente importait moins que le mouvement vers cet objet et ce que ce mouvement comporte de disposition à la surprise. L’échéance de la mort n’est pas un aboutissement inéluctable qui définirait le parcours de Cléo comme une forme close, vaine, vouée à l’échec ; elle est bien plutôt un prétexte à la naissance d’une nouvelle manière d’être au monde. Le film ne raconte pas tant l’histoire d’une angoisse personnelle que celle de l’éveil d’un regard.

Le flâneur a ceci de plus que le rêveur qu’il sait regarder ce qui l’entoure. Dans Cléo de 5 à 7, le spectacle du réel devient l’enjeu de la victoire sur la peur et, de fait, sur la mort. « Depuis toujours je pense que tout le monde me regarde et que moi je ne regarde personne que moi, c’est lassant« , soupire Cléo. Elle doit apprendre à regarder autour d’elle, ailleurs que dans ces miroirs dont la présence récurrente dessine le cœur secret de l’enjeu du film. Plus l’histoire avance, plus les personnages croisés par Cléo, les lieux et les petites scènes du quotidien gagnent en importance et en valeur. Comme si le regard, obéissant au hasard de l’abandon aux choses vues, dans le présent d’une découverte imprévue, signait l’accession à une liberté nouvelle, faite à la fois d’humilité et de curiosité – et comme si ce regard suffisait, en déplaçant l’enjeu du rapport au monde, à conjurer la peur. Tout le parcours de Cléo consiste à passer du statut de femme-objet – de femme regardée – au statut de femme-sujet, qui regarde, curieuse, aux aguets, ouverte au monde.

Il y a, dans Cléo de 5 à 7, une sorte d’aléa lié à la mort, qui est l’objet de croyances et de craintes – Cléo nourrit une multitude de superstitions -, et non de certitudes. L’indécision de l’échéance rend possibles les mouvements d’une narration elle-même ouverte à la surprise. La construction du scénario n’obéit à aucun principe préétabli ; elle s’autorise de franches digressions telles que l’épisode du film muet Les Fiancés du Pont Mac-Donald que Cléo regarde depuis une cabine de projection, voire des ruptures comme la décision soudaine du personnage, au milieu du film, d’enlever sa perruque, de tomber les masques et de sortir seule. Les rencontres de Cléo n’obéissent à aucune nécessité. « Réorganiser le hasard, voilà notre travail« , disait Cocteau. Si la rencontre finale avec le jeune soldat en partance pour l’Algérie constitue un aboutissement dans l’apprentissage de Cléo, elle n’en conserve pas moins le goût de l’inattendu que lui confère l’absence de préméditation dramaturgique.

En ce sens, les dernières séquences constituent l’accomplissement d’une aspiration à dépasser l’angoisse – non pas à la nier, mais à ne plus en être le jouet. « Il me semble que je n’ai plus peur« , reconnaît Cléo. C’est au moment où la menace se fait plus proche, au moment où la flânerie parisienne touche à sa fin, que la sérénité peut paradoxalement advenir. La flânerie a peut-être ceci en commun avec la mort qu’elle se définit comme un abandon de soi et, en tant que telle, (d)énonce une fragilité du sujet dans son rapport au monde. Et pourtant, elle est bien, dans Cléo de 5 à 7, ce qui permet de maîtriser ce rapport, et, en allant à la rencontre – une rencontre sincère, naïve – du monde et de l’autre, de faire la conquête d’une forme de bonheur. La conscience de la mort n’est pas éludée, pas plus que les doutes qu’elle engendre ; mais accepter l’angoisse permet à Cléo de la dompter, en se laissant peu à peu aller à la simplicité de la découverte. « Il me semble que je suis heureuse« , conclut-elle.

http://www.lintermede.com/dossier-flanerie-agnes-varda-cleo-de-5-a-7.php

L’une chante, l’autre pas. Cléo, une enfant gâtée rêvant de célébrité est jetée dans l’anonymat de la maladie. Agnès Varda, le regard bienveillant sur sa créature, pose sur elle un voile protecteur ou un linceul, ce sera selon. Avant cette gravité enfantine des personnages de Varda, la femme de la Nouvelle Vague avait toujours été symbole de liberté, mais celle-ci ne s’acquérait qu’au prix d’une profonde aliénation. C’était la Nana de Vivre sa Vie (Godard), ou la Lola de Jacques Demy. Des femmes déchirées par des passions qui les dépassent ou des prostituées sans plus de questions pour les autres ni pour elles-mêmes. Il est également question de lutte chez la femme de Varda, mais l’issue en sera la libération. Cléo n’a pas le charisme d’Anna Karina, ni la majesté de Delphine Seyrig. Son attente peut s’apparenter à celle de Florence (Jeanne Moreau) dans le bar du Petit-Bac (Ascenseur pour l’échafaud). Sa possible maladie se devine aussi terrible que la psychose de Giuliana (Monica Vitti) dans Le désert rouge. La beauté, l’angoisse, l’amour de leur cinéaste respectif, sont les points communs de ces trois femmes. En effet, Cléo-Corinne Marchand hérite, elle aussi, d’une forme d’amour, celle d’une mère, d’une sœur. C’en est à croire qu’Agnès Varda, trop attachée à son personnage, l’a confiée à son «alter-ego» cinématographique, Angèle (Dominique Davray), la dame de compagnie et amie qui ne cessera de veiller sur elle, jusqu’à ce que Cléo se sente prête à vivre assez fort pour affronter l’idée de la mort.

Des gestes convulsifs de l’enfant qui veut tout, tout de suite, la mollesse chantante d’une voix capricieuse, un splendide corps de femme qui accroche les yeux de tous les hommes qu’elle croise, cachent une âme qui n’a jamais pris la température du dehors. Ses peurs, jusqu’à ce jour fatidique, ont toujours été imaginaires. Un miroir qu’elle vient de briser, le port d’un vêtement neuf le mardi, sensé porter malheur. Ses rêves étaient simples : chanter et en devenir célèbre. Sa conception de la vie est à l’image de la bande-son diffusée par l’autoradio du taxi qui l’amène dans son refuge du quartier Montparnasse. Les flashes-info sur les morts de la guerre d’Algérie sont suivis par une annonce publicitaire pour un shampooing au whisky. Cléo de 5 à 7, comme son titre l’indique, c’est avant tout le conte d’un passage, mais pas n’importe lequel. Celui, constant, de la futilité à la fatalité.

L’histoire des deux heures avec Cléo s’ouvre par un prélude à quatre mains. En contre-plongée, les deux premières, fines et délicates, tapotent anxieusement la table. Les deux autres, en face, manient avec dextérité un jeu de cartes. Puis, viennent les yeux. Ceux de Cléo qui interrogent, ceux de la voyante qui la fuient. La cartomancienne a vu, dans les cartes, la terrible nouvelle. Cléo interroge le regard de la mort, impassible et froid. Une nouvelle vie commence pour une femme qui n’a pas encore pris le temps de la goûter. Une vie en noir et blanc, un présent qui prend déjà des allures de passé.

À la vie à la mort

La vie, c’est bien d’elle dont il est question à travers l’attente de résultats médicaux qui vont confirmer ou démentir les prévisions de la voyante. Le film est alors constamment divisé entre espoir et pessimisme, entre joies infantiles et gravité hiératique – Cléo s’efforce de vivre ces deux heures comme elle aurait aimé vivre sa vie. Cette intensité du temps va marquer l’état de son esprit et celui de son espace, Paris. Après avoir traversé la Seine en taxi, en passant de la rive droite à la rive gauche, comme on y passerait l’arme, elle reste ensuite dans le XIVe arrondissement, entre la Gaîté-Montparnasse et la Pitié-Salpetrière. Du rire aux larmes, elle ne cesse de monter et de descendre dans son espace. Jean Douchet, dans une analyse des 400 coups avait déjà souligné l’importance des escaliers. Antoine Doinel les montait dans ses rares moments de plénitude, avec sa famille, au retour d’une sortie au cinéma, et les descendait, accompagné de son père pour être livré au commissariat. Cléo ne cesse de grimper pour mieux travailler sa chute. Quitte à tomber bientôt, autant se faire entendre. Elle s’effondre littéralement dans les escaliers de la voyante en apprenant la terrible nouvelle, puis en bas sourit à son reflet dans un miroir, sûre que sa beauté tellement semblable à la vie saura la préserver de la mort. Dans le parc Montsouris, elle monte sur un pont en chantant et en jouant avec son châle. Elle redescend l’air subitement interdit, s’apercevant qu’il ne sert à rien de fuir la tête en avant dans ses rêves puisque la réalité, à l’instar de son éventuelle maladie, est incurable. Ses états d’âme changent si rapidement qu’elle semble vivre chaque instant en accéléré. Elle décide de quitter son nid douillet, cette chambre blanche stérile, au milieu de laquelle trône ce lit à baldaquin, trop grand écrin de sa solitude. Elle sort seule et à pieds pour la première fois, après la rencontre de l’amitié pure, immuable malgré le passage des années, Cléo fera la rencontre de l’amour en la personne d’Antoine, autre «mort en permission», puisqu’il doit retourner en Algérie le lendemain. En deux heures, Cléo grandit et passe de l’enfant à la femme. Son dernier itinéraire en autobus avec Antoine retrace les étapes importantes de la vie qu’elle a eu au aurait aimé avoir. Des arrêts sur elle-même, de nouveaux départs, un terminus. Deux infirmiers traversent la rue avec un nouveau-né dans une couveuse ; à côté d’eux, dans l’autobus, deux inconnus font timidement connaissance. Puis il s’arrête devant des pompes funèbres. Cléo veut descendre, le gardien l’arrête et lui dit que ce n’est pas encore le bon arrêt. Antoine lui parle des Polonias, les arbres qui bordent les avenues parisiennes, symboles d’une vieillesse tranquille. Une vie, au même rythme accéléré, une mort très probable pour tous les deux, et la fragilité émouvante d’un amour avorté. Une définition de la vie selon Agnès Varda; des cartes à portée de main mais aucun moyen d’en jouer.

À pile ou face

Des règles du jeu dont Cléo fera l’apprentissage, pendant deux heures. Sans savoir si elle va mourir ou si elle est déjà morte, elle arpente les rues de Paris. Cela commence par la brutalité d’un meurtre en pleine rue, avant le passage de Cléo, dont on ne voit plus que l’impact d’une balle dans une vitre, et les badauds bousculés pas les policiers. Comme si la mort rappelait à Cléo qu’elle n’est jamais loin d’elle. Cependant, si elle se rappelle à son souvenir, elle ne la suit pas mais la précède, laissant toujours à Cléo une chance de s’en sortir. Le retour au calme s’effectue par un disque que Cléo choisit dans le juke-box d’un café, c’est elle que l’on y entend. Elle constate tristement que personne ne l’écoute, comme si elle appartenait déjà au passé. Pourtant, tous les clients et tous les passants la dévisagent, lui rappelant qu’elle est bien présente dans leur monde, encore. Puis, sur son chemin, juste avant de rencontrer la nouveauté dans sa vie, en la personne d’Antoine, elle retrouve une vieille amie, Dorothée, un modèle pour des étudiants en art. Elle est brune, gaie et légère, l’antithèse de Cléo, à qui elle dit qu’elle lui rappelle le bon vieux temps. Une manière de parler de Cléo au passé. Pourtant, Cléo finit par faire cadeau à Dorothée de son chapeau neuf, une relique du présent, une manière de lui dire qu’elle n’est pas encore partie. Cette série de faux départs trouve tout son sens durant cette sublime scène de méta-cinéma, Les fiancés du Pont Mac Donald, un court métrage muet que l’amant de Dorothée, projectionniste, montre aux deux jeunes femmes. On y voit Jean-Luc Godard et Anna Karina jouer les amoureux chaplinesques d’une farce quotidienne. Jean-Luc déplore sa malchance devant son amoureuse inconsciente. Il finit par enlever ses lunettes noires, tout s’arrange, Anna se réveille, il la prend dans ses bras et constate que ses lunettes lui faisaient voir la vie en noir. Cléo a des lunettes noires symboliques : l’idée de sa tumeur. L’idée de sa maladie la rend malade, à proprement parler. Lors d’une crise de désespoir, sa gouvernante s’inquiète «Dans quelle état elle se met?…». Cléo en fermant sa robe noire, lui répond: «Je me mets en noir, comme ça je serai dans la note!». C’est que Cléo a infiniment plus de cartes en main que la voyante des premières minutes. C’est à elle de décider si elle va vivre ou non. Elle décide, en sortant de chez la cartomancienne, de voir la vie en noir et blanc comme une photo du passé. C’est avec Antoine qu’elle va recommencer à croire en la vie. Elle lui dira, en entrant à l’hôpital, qu’elle n’a plus peur, que ça lui est égal. Soudain, c’est lui qui devient grave, comme un jeu de miroir, ils jouent à la mort comme ils jouaient à l’amour quelques instants auparavant. Antoine, faute de redonner de la couleur à la vie de Cléo, lui donnera des mots. Lors de leurs premiers échanges, il lui dit que c’est un jour particulier, le solstice d’été, le jour où le soleil quitte les gémeaux pour entrer dans le cancer. Une manière inconsciente de minimiser et de poétiser le drame de Cléo. Cette manière de détourner tous les mots qui effraient Cléo. Son vrai prénom, Florence, qu’Antoine dit préférer car il renvoie à la flore, au printemps, au retour de la vie. Les résultats d’un examen qu’elle attend, et qu’il voit comme ceux d’une étudiante plutôt que comme ceux d’une malade… Ces jeux sur les mots s’inscrivent dans la continuité des nombreux calembours de Michel Legrand, dans la scène anthologique de répétition de chant, au début du film: « Cléo! Où as tu mis la clé oh », «Tu as tort! Et le tort tue». Comme si la vie de Cléo devait avoir la légèreté et le caractère éphémère d’une chanson. Jacques Demy, le mari d’Agnès Varda, expliquait, à propos des Parapluies de Cherbourg, qu’il voulait faire un film en-chanté comme d’autres feraient des films en couleurs. Cléo qui se présente suivie de deux chiffres impaires laissant présager l’absence de rythme, la dissonance, est plongée dans une vie où les mots sont plus forts que ses maux et peuvent donner l’espoir de l’en guérir.

Cléo est donc, malgré le contexte de sa naissance sur pellicule, l’antithèse de la femme-courage et indépendante. Agnès Varda s’est heureusement gardé de faire de Cléo l’égérie d’un manifeste féministe. Un autoportrait à travers la fragilité de deux peurs universelles, celle de la mort et de la solitude. Tout sauf un portrait de Femme.

This train I ride

L’Amérique aujourd’hui. Un train de marchandises traverse le paysage tel un gigantesque serpent de fer. Un jour, Ivy, Karen, Christina ont tout quitté et bravé le danger pour parcourir le pays à bord de ces trains. Elles les attendent, cachées dans des fourrés, dormant sous les ponts des autoroutes.

Dans le fracas de la bête métallique, l’homme à la caméra devient le compagnon de route de ces femmes. Sur le rail et là où la vie les a menées, leurs trajectoires se croisent et se répondent : une rage de vivre, une quête spirituelle, une éternelle rébellion.

Elles sont plus fortes que la société, elles sont plus fortes que les hommes, elles sont libres.

Entretien 2020

Dans le cadre du festival international de films documentaires Jeden Svět (One World), plus d’une centaine de films sont projetés cette semaine à Prague. Parmi ces documentaires, un film du réalisateur français Arno Bitschy, This train I ride. Arno Bitschy y suit le parcours de trois femmes hobos, vagabondes, à travers les Etats-Unis, dans leur quête de liberté et d’identité. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Prague.

« Les hobos, c’est une sous-culture américaine qui existe depuis la Grande Dépression et qui perdure depuis. C’est lié à la culture américaine. Ce sont des gens qui voyagent en prenant des trains de marchandises pour traverser les Etats-Unis, de manière frauduleuse. Ce sont des gens qui vivent à la marge, qui refusent le système. Il y a toujours eu des gens comme cela depuis la Grande Dépression aux Etats-Unis. C’est une sous-culture, qui a sa propre musique, ses codes, son organisation. Ça rentre dans l’imaginaire américain : la quête de la liberté, les grands espaces… Ca réveille plein de choses. Donc j’ai décidé de m’intéresser à ça. »

C’est donc par choix qu’on devient hobo…

« Oui. Oui, je pense que c’est réellement un choix, parce que ce n’est pas une vie facile. Les gens qui font cela ont tous un désir de voyage en eux, qu’ils assouvissent en prenant les trains. Donc oui, ils ont tous ce besoin d’être nomade et de traverser le pays. »

Pourquoi avez-vous choisi de filmer spécifiquement des femmes ?

« Parce que je les trouvais beaucoup plus intéressantes que les hommes. Les hommes ne faisaient pas les trains pour les mêmes raisons qu’elles. Il y avait un truc de testostérone avec les hommes qui n’était pas, je trouve, très intéressant. Ils avaient toujours ce même rapport assez masculin de vouloir prouver qu’on est capable de faire ça ou ça, de montrer à quel point on est fort, et de se mettre en danger pour essayer de se sentir un peu vivant. Les femmes ne font pas les choses de la même manière. Chez les filles que j’ai rencontrées, ce qui m’a plu, c’est qu’elles faisaient cela de manière indépendante, toutes seules. C’est ce que je voulais, je ne voulais pas des femmes qui soient avec un homme. Parce que traditionnellement, dans la culture hobo, c’est très masculin et s’il y a des femmes, elles sont souvent en couple avec un hobo. Là, c’était des femmes qui faisaient ça toutes seules. J’aimais bien cette force-là. Elles ne le faisaient pas du tout pour les mêmes raisons [que les hommes, ndlr], elles ne le faisaient pas pour se mettre en danger, elles le faisaient comme un outil de libération. C’est le propos du film. C’est de se libérer en prenant les trains. »

Quand on est hobo, on est nomade. Comment avez-vous fait pour rentrer en contact avec les femmes que vous avez filmées ?

« On n’est pas nomade tout le temps. C’est rare, les hobos qui sont 100% du temps nomades pendant une longue période. Ce sont plutôt des périodes durant lesquelles ils bougent beaucoup, puis au bout d’un moment, comme c’est assez épuisant comme manière de vivre, ils s’arrêtent à un endroit. Il y a des endroits où ils se retrouvent, ou alors ils connaissent des gens, parce qu’ils ont un réseau d’amis, de connaissances, donc ils s’arrêtent. Ils peuvent s’arrêter aussi pour travailler à un endroit comme journaliers, gagner de l’argent pendant quelques mois, et après ils repartent sur la route. En plus, voyager en hiver, ce n’est pas toujours simple. Donc ce n’est pas non plus une vie permanente de trains, constamment pendant des années. J’en ai rencontrées par le réseau punk, dont je fais partie, je traîne dans ce réseau-là depuis longtemps, donc ce sont des connexions de potes de potes. J’en ai rencontrées d’autres sur des forums de squats. Ce sont des hasards aussi. Voilà comment on s’est rencontrés. »

Dans le film, on voit que vous montez à bord des trains de marchandises avec les femmes hobos que vous filmez. Vous avez adopté ce mode de vie pendant le tournage ?

« Au début, quand j’ai commencé à filmer, on était deux hommes : moi et un preneur de son. Après, je me suis rendu compte, et j’ai été poussé par ma productrice à y aller tout seul. De toute façon, dès le départ, je savais que j’allais prendre les trains avec elles et qu’il fallait que ce soit une vie partagée, qu’on partage le voyage ensemble et que c’est ça qui rendrait le film plus puissant. Après, on a pris les trains à deux, elles et moi. On a vécu le truc ensemble, c’est devenu assez puissant et vraiment intéressant parce qu’on vivait l’aventure ensemble pendant plusieurs semaines sur la route. »

Avez-vous rencontré des difficultés à vous adapter à ce mode de vie ?

« Il faut accepter la précarité, la faim, peu de sommeil… Après il y a la contrepartie du voyage, de ce que l’on voit quand on est dans les trains. Je m’y suis plié, il fallait. »

A un moment, dans le film, on voit une des femmes qui vous montre ce qu’elle a dans son sac à dos, ce qu’elle possède, et elle désigne un marqueur comme étant la « carte de crédit du hobo ». Qu’est-ce que cela signifie ?

« C’était une allusion. Christina [la femme en question, ndlr], à l’époque, était vraiment dans un truc très radical. Le marqueur, c’est pour faire une pancarte en carton. Aux Etats-Unis, les gens qui font la manche prennent un carton et écrivent un message. Si c’est un peu rigolo, un peu original, cela amuse les gens et ils leur donnent de l’argent. C’était sa manière à elle de trouver de l’argent pour vivre. Elle faisait la manche, elle allait fouiller dans les poubelles pour récupérer de la nourriture parce qu’elle n’avait vraiment rien tout. »

Quand on est hobo, on vit à la limite de la loi…

« Oui, de toute façon prendre des trains c’est interdit. Le faire, c’est passible de prison. Beaucoup se retrouvent en prison, parce qu’on peut se faire attraper par la police. Ils peuvent y rester longtemps parfois, ça dépend des endroits, des policiers. Donc oui, c’est prendre des risques. C’est prendre des risques quand on prend le train en marche : de tomber, d’avoir un accident, de tomber sur des gens dangereux, parce qu’on est tout seul au milieu de nulle part et que si on tombe sur quelqu’un de bizarre il n’y a personne pour venir vous défendre. C’est ce qui participe à la libération de ces filles. Elles sont toutes seules face à elles-mêmes dans un contexte sauvage et elles l’affrontent. D’arriver à affronter cela, on n’est plus la même personne après. C’est ça le propos. »

Quel regard la société américaine porte-t-elle aujourd’hui sur les hobos ?

« Ils sont assez bienveillants d’une manière générale. Il y a un peu les deux mais dans les milieux populaires, les gens sont bienveillants par rapport aux vagabonds. Cela dépend aussi des régions américaines, je pense qu’il y a des régions qui sont plus dures. Je sais que dans l’Ouest américain par exemple, les gens ont cette mentalité d’aider les gens qui sont sur la route, de prendre les gens en stop, ou même d’accueillir les gens, de leur donner à manger. On nous a proposé parfois de nous donner à manger. Quand on leur dit qu’on prend des trains, ça les fait marrer et au contraire ils trouvent ça cool. Après, d’une manière générale dans la société américaine, les gens ne savent pas vraiment qu’il y a encore des gens, des jeunes, qui prennent les trains. Les gens connaissent la culture hobo, mais ils pensent que c’est le passé. Ils sont toujours un peu étonnés de rencontrer des gens qui leur disent qu’ils le font encore. C’était un peu le problème dans ce film, ce qui n’était pas toujours facile pour rencontrer des gens qui prennent des trains, c’est qu’ils ne veulent pas que l’on parle d’eux. C’est une culture qui veut rester discrète. Plus on parle d’eux, on met un focus sur leurs pratiques, et donc on peut rajouter de la sécurité, empêcher encore un peu plus les gens de prendre des trains, donc c’est une culture qui veut rester assez discrète. Donc au début, le propos du documentaire, ce n’était pas de parler de cette culture-là – et puis le film ne parle pas de ça – mais parler de la libération de ces femmes, qu’elles prennent le train ou autre chose. Le train, c’est juste un outil. »

Ces femmes que vous avez filmées, comment se considèrent-elles par rapport à la société américaine ? Est-ce qu’elles se considèrent à part ou comme en en faisant partie ?

« Elles vivent dans la société américaine et elles balancent. Là, maintenant, elles ne prennent plus de trains aux dernières nouvelles. Elles ont même une vie « normale ». Ivy, le personnage qui est plus vieux, est peut-être la plus engagée politiquement dans son quotidien. Les deux autres, Karen et Christina, étaient plutôt dans une démarche très personnelle par rapport à elles-mêmes, pour les trains. Ce n’est pas quelque chose qu’elles portent comme un étendard. Mais elles gardent cela en elles de toute façon. L’autre jour, j’ai eu un message de Karen, qui me disait qu’elle revenait d’un trip en Argentine, qu’elle n’avait pas pu prendre de trains mais elle avait essayé de regarder si elle pouvait, mais qu’elle avait fait du stop à travers l’Argentine en voyageant. En même temps, elle continuait à bosser comme hôtesse de l’air. Ça reste là je pense. Elles le garderont tout le temps. »

Vous êtes toujours en contact avec elles ?

« Oui, on s’envoie des messages régulièrement. Je les tiens au courant de toute l’avancée du projet, puisque la musique va aussi sortir en vinyle donc je leur ai aussi envoyé l’artwork du vinyle, elles sont hyper contentes. On reste en contact et j’espère que l’on va arriver à faire une belle projection aux Etats-Unis avec elles, les faire venir. C’est ce que je vais essayer de faire. Ivy me tanne beaucoup pour organiser une projection à San Francisco, mais on essaie de respecter les premières pour les festivals. Mais ça va venir. C’est vrai que c’est toujours un peu surprenant quand le film est fini. Il y a une espèce d’espace-temps, entre le moment où on le finit et le moment où enfin on peut le montrer à tout le monde. Mais elles sont contentes. »

Le festival de films documentaires One world est le plus grand festival du genre en Europe centrale. Qu’est-ce que cela vous fait d’être ici aujourd’hui pour parler de votre film ?

« Je suis ravi. Je n’ai pas eu le temps de voir vraiment le festival, en plus je ne reste pas longtemps, mais je suis très content d’être ici. »