Skip to main content

Mois : mars 2019

APRÈS L’OMBRE

  Une longue peine, comment ça se raconte ?
  C’est étrange ce mot qui signifie punition et chagrin en même temps.

Ainsi s’exprime Didier Ruiz lorsqu’il entreprend la mise en scène de son dernier spectacle monté avec d’anciens détenus de longue peine. Dans le temps suspendu des répétitions on voit se transformer tous ces hommes – le metteur en scène y compris. Le film raconte la prison, la façon dont elle grave dans les chairs des marques indélébiles et invisibles. Il saisit le travail rigoureux d’un metteur en scène avec ces comédiens « extraordinaires ». Et surtout il raconte un voyage, celui qui va permettre à cette parole inconcevable de jaillir de l’ombre pour traverser les murs.

https://vimeo.com/ondemand/apreslombre/258118435

Dossier de presse

 Entretien avec Stéphane Mercurio

C’est votre troisième documentaire de cinéma sur le monde carcéral mais le premier sur l’« après » incarcération.

J’ai commencé un peu par hasard ce travail sur la prison sur une proposition. J’ai tourné À côté dans le lieu d’accueil des familles de prisonniers qui viennent au parloir, plus particulièrement sur les femmes de prisonniers. Je ne me doutais pas que dix ans après je continuerais à travailler sur cette question de l’enfermement. A l’occasion de ce film, j’avais rencontré Bernard Bolze, cofondateur de l’OIP. Peu de temps après, il est entré au Contrôle général des lieux de privation de liberté avec Jean-Marie Delarue, et lui a montré À côté. Jean-Marie Delarue m’a alors demandé de réfléchir à un film autour du travail du contrôle. Ce fut À l’ombre de la République. J’ai pu pénétrer au coeur de l’enfermement : quartiers disciplinaires, cours de prison, cellules. C’est là que j’ai eu mes premiers contacts avec des prisonniers purgeant de longues peines. A la prison de l’Ile de Ré, l’un d’eux m’a dit : « Vous qui êtes là, allez leur dire ce qu’on vit ici ! ». Je ne l’oublie pas. J’avais en tête un film sur l’« après prison » mais il était bien différent d’Après l’ombre. J’ai téléphoné à Bernard Bolze, qui aujourd’hui s’occupe de Prison-Insider, pour entrer en contact avec d’anciens prisonniers. Il m’a suggéré de voir le metteur en scène de théâtre Didier Ruiz qui allait commencer un travail avec d’anciens longues peines. Avec Didier, le courant est immédiatement passé. Il n’avait pas encore vu les anciens détenus mais j’étais persuadée que la parole de ces hommes serait puissante. Il y avait donc matière à un film. Cependant, l’idée était « juste » de faire un court métrage…

Avez-vous choisi ensemble les prisonniers ?

Non, c’était Didier qui voyait des gens pour sa pièce mais il n’y a pas vraiment eu de « casting ». Didier a pris les gens avec lesquels, il était possible de travailler : ceux qui avaient reçu du juge l’autorisation de changer de région – puisque certains étaient encore sous contrôle judiciaire, ceux qui en avaient envie, ceux qui étaient disponibles pour participer à cette aventure et que leur travail n’empêcherait pas de faire la tournée. J’étais là, dès les premières rencontres. J’ai très vite filmé. Les témoignages étaient encore hésitants mais il y avait la puissance de la première fois. Bien sûr nous échangions ensuite nos sentiments. Grâce à mes deux films précédents, je comprenais parfois les dessous d’une histoire. Ce fut une chance pour le film d’avoir des personnalités comme Alain, Dédé, Eric, Louis et Annette. Ils sont si différents, y compris physiquement et chacun a une grande présence.

Avez-vous encore appris sur la prison grâce à eux ?

Bien sûr. J’apprends toujours sur mes films, sinon je m’ennuierais. Si j’étais indifférente, je n’aurais pas pu filmer. On filme avec sa tête mais aussi beaucoup avec son coeur. En les écoutant, en les regardant, je me suis rendue compte à quel point la prison reste gravée dans les chairs à jamais, comme c’est le cas par exemple d’Eric qui ne supporte presque plus les contacts physiques. Pendant dix-neuf ans, le temps de son incarcération, le toucher n’a été que violence. Je savais que filmer l’Après c’était questionner ce qu’il reste de la prison. En revanche, je ne savais pas que le film parlerait de la confiance et de la force du collectif. Didier Ruiz parle avec eux de « contrat de confiance » : c’est exactement ça. Mon film est donc un film sur la confiance. C’est étonnant, je savais qu’Après l’ombre serait un film sur la prison et sur un metteur en scène de théâtre au travail avec ses « acteurs », mais je ne savais pas à quel point le vrai sujet serait la confiance et le collectif. C’était magnifique de vivre ces moments. C’est la magie du documentaire. Il y a toujours une part d’imprévu, d’inconscient, qui nous échappe quand on fait un film et heureusement. On mesure ce que l’on a vraiment filmé parfois seulement au montage ou même plus tard !

C’est donc un film sur des corps, à nouveau libres ?

Il y a leurs corps sur scène et en dehors de la scène. Chacun des corps raconte à la fois la prison et la liberté : cette rectitude chez Louis ou Alain tout en muscles comme pour se protéger de l’extérieur, et puis il y a les moments où ils se détendent, dans la nature, on sent le plaisir d’être là. Mais Alain continue, en pleine nature, à faire ses allers-retours comme dans sa cellule, même si le parcours s’allonge. Louis qui ouvre et ferme souvent les mains quand il est sur scène, et Dédé qui les croisent derrière le dos comme s’il était toujours menotté : les souvenirs de la prison sont inscrits dans les chairs.

Après l’ombre est aussi un film sur la libération de la parole.

En effet, en prison, c’est aussi la parole qui est à l’ombre. On ne les entend pas. Personne n’écoute les prisonniers. Une fois dehors leur parole, déjà difficile dans l’intimité, est d’autant plus forte quand elle surgit ainsi dans l’espace public. Prendre cette parole a eu très certainement pour certains d’entre eux un rôle important dans la confiance en soi, l’estime de soi tellement mise à mal par l’incarcération.

Comment faire un documentaire de cinéma avec un travail de théâtre ?

Je ne devais me mettre ni à la place du spectateur de théâtre, ni à celle de Didier. Il fallait que je me décale pour éviter la redite de ce quelque chose qui est bien plus fort sur scène, en direct. Le metteur en scène est aussi un des personnages du film. La question de la place et de la distance est toujours centrale. Je voulais qu’on soit dans l’intimité de ce groupe : au milieu d’eux tout en n’étant pas intrusive. La distance ne s’explique pas, on sent si on est juste ou non : comme pour le reste c’est assez impalpable… Un film on y réfléchit beaucoup avant. Pendant le tournage, si on se met à penser, on rate les séquences. Les décisions sont instinctives. J’ai eu la chance de travailler avec un chef opérateur formidable Mathieu Bertholet. Lui non plus, je ne le connaissais pas. Ce film était sous une bonne étoile. Il fallait beaucoup filmer, pour ne pas risquer de rater le moment où les choses se révèlent, où soudain quelque chose, advient. J’ai aussi utilisé des petits trucs : certains entretiens au début étaient dans des salles blanches ou autres, j’ai tendu un tissu noir pour unifier le tournage. J’ai imaginé ces temps de pause en extérieur qui permettent de reprendre son souffle, de se poser avec eux. J’ai bien sûr travaillé la dramaturgie au montage. Le montage a été long, pour parvenir à restituer l’intensité de ce travail. Nicolas Chopin-Despres était aux manettes du montage avec beaucoup de finesse.En fait, c’était un film relativement évident. C’était tellement émouvant pour moi et mon équipe de les voir évoluer doucement, de voir leur confiance grandir au fil de leurs échanges et de leur travail avec Didier. Le montage du film suit presque l’ordre du tournage : il épouse leur processus d’approbation, montre leurs craintes puis leur évolution dans une plus grande théâtralité, leur meilleure maîtrise de l’espace, leur entrée dans la lumière jusqu’aux coulisses de la première.

Chez chacun, la confiance s’installe différemment…

Oui, chaque comédien (car on les voit devenir de vrais comédiens !) a un rapport très différent à Didier, à la mise en scène, à ce qu’il peut jouer, ou à ce qui le heurte, le panique. Louis ne se sent pas tout à fait légitime et, au début, il cache sa peur de monter sur scène derrière une certaine méfiance envers Didier. André a peur d’oublier, il se fait sans cesse des antisèches. Alain, lui, a du mal avec les mots : il est physique, et on sent que son corps est devenu une armure, mais il trouve les mots, petit à petit et c’est bouleversant.

C’était un double contrat de confiance de leur part : avec Didier Ruiz, mais aussi avec vous…

Pour eux, l’enjeu majeur était avant tout la pièce de théâtre. Comment allaient-ils pouvoir monter sur scène, raconter leur histoire devant un public. Ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Ce n’est pas une pièce de Molière qu’ils jouent, mais leur propre vie ! Avec moi, le contrat de confiance était peut-être plus simple. Un film, c’était après, un peu abstrait… Puis j’avais déjà fait des films sur la question, ils savaient qu’il n’y aurait pas de voyeurisme. Ma relation avec Bernard Bolze était aussi une garantie. Parfois les choses s’imposent comme une évidence pour tout le monde. Il en a été ainsi de ce tournage. Dès les tout premiers moments de tournage, notre présence était « naturelle ». C’est drôle, d’ailleurs : avec ma petite équipe, pendant les répétitions, nous nous étions placés sur le plateau pour filmer entre Didier et eux : légèrement décentrés, mais malgré tout en plein milieu. J’étais un peu embêtée. A la fin de la première journée, j’ai demandé si notre présence les gênait. En fait ils ne nous voyaient pas. « Ah bon vous étiez là ? » ont-ils tous répondu… Ils étaient si absorbés par leur travail. Ils savaient qu’on était là bien sûr, mais ils nous oubliaient. Nous étions pourtant trois. Le tournage a été assez court. Une résidence d’une semaine et quelques jours avant et après…

Tout de même, vous les filmez, aussi, dans des scènes intimes, comme l’anniversaire de Dédé, où ils ne peuvent pas vous ignorer…

Nous étions presque toujours avec le matériel de tournage. Nous participions à l’anniversaire comme les autres. Nous étions à table avec eux. Nous avons filmé un peu au début puis avons vécu l’instant, trinqué avec Dédé, partagé une part du gâteau. Un anniversaire, c’est un moment convivial qu’on filme assez facilement dans toutes les familles, entre amis. Je ne savais pas si cela aurait une place dans le film. Bien sûr, dans le cas présent, l’enjeu était autre. Au-delà des 73 ans de Dédé, la scène allait-elle raconter autre chose ? Que le collectif commençait à exister, sûrement. Et quand Louis dit à Dédé « Ça fait longtemps que tu n’as pas eu un anniversaire comme ça, hein, Dédé ? » et qu’il répond « C’est mon plus bel anniversaire », j’ai su qu’en plus cela montrait l’omniprésence de l’enferment dans leur vie. A ce moment j’étais certaine que cet anniversaire serait une séquence du film. Annette avait sa guitare et ses magnifiques textes de chansons. Elle n’osait pas chanter, je crois. Je lui ai demandé de le faire pour André. Je n’ai pas eu beaucoup à insister pour la convaincre. C’est le seul moment de « mise en scène » du film.

La plus belle séquence pour vous ?

C’est difficile de répondre à cette question mais celle de la danse est particulière. Elle fut très surprenante pour nous tous. Nous sortions à certains moments du cocon du théâtre pour donner des respirations. Avec des scènes de ballades dans la nature, un ou deux moments de dîners, mais nous avions encore besoin d’un peu « d’extérieur ». Nous les avons suivis, sans grande conviction, au cours d’expression corporelle. J’ai dit à Mathieu, qui faisait l’image :« On verra bien, a priori, c’est un moment de plaisir donc attrape le plaisir, les sourires, le fait qu’ils se sentent bien »… L’espace était tout petit, ils étaient tous là. Nous étions à nouveau au milieu, alors je me suis un peu déplacée sur le côté. J’ai senti que c’était effectivement un moment de plaisir et j’étais un peu distraite quand j’ai entendu Eric dire : « Non je ne peux pas ! Je ne peux pas être touché ! ». C’était comme un coup de tonnerre. La prison toujours, avec cette violence-là… treize ans après sa sortie !

Pourquoi faites-vous le choix, de ne pas donner les raisons exactes de leur incarcération ? Pourquoi ne pas dire clairement leurs crimes ?

On entend des petites choses quand même : des allusions à des braquages, dans l’ensemble. Mais c’est une question récurrente que l’on me pose depuis À côté, où j’avais délibérément choisi d’exclure les peines, pour ne pas polluer la réflexion sur la prison. Le motif de la condamnation risque de dévorer toute la pensée autour de la prison : on le juge grave, ou pas si grave que cela. Chacun a son échelle de valeur mais la question n’est pas là. Il faut se demander : doit-on être traité de la sorte en prison ? Les durées des peines sont-elles justifiées ? Que fabrique la prison ? De toute manière, ces hommes ont été condamnés, ils ont purgé leur peine. Et parfois, contrairement à ce que l’on entend : toute leur peine ! Comme Alain qui a fait ses quatorze ans.

Didier Ruiz leur dit à un moment que le public va réaliser que la prison n’est pas un palace… A l’heure de l’ouverture des débats à l’Assemblée nationale sur la prison au printemps prochain, qu’est-ce qui vous semble essentiel ?

La réflexion politique sur la prison est très pauvre1, désespérante. Les politiques répondent aux peurs par toujours plus d’emprisonnement. Les chiffres explosent, les durées des peines ont doublé. Le nombre de détenus aussi et on voit que la prison devient impossible aussi pour le personnel pénitentiaire. « Ce sont les deux faces d’une même pièce. La sécurité est un ogre jamais rassasié » dit Jean-Marie Delarue. C’est sans fin, et de fait un nouveau programme de construction de prisons va être lancé et comme pour les précédents, les prisons vont se remplir et déborder. D’autres pays commencent à faire d’autres choix pour sortir de cette impasse délétère pour l’ensemble de la société. Il est admis que la prison ne permet pas de se réinsérer. Les études sur cela sont innombrables. Je crois que la prison fabrique la violence de demain. Les gens qui sont emprisonnés sont fragiles économiquement et psychologiquement. Quand ils sortent, dans quel état sortent-ils ? En général : plus pauvres, plus désocialisés, plus fous (la maladie mentale est très présente en prison). La prison est une question qui nous concerne tous et nous ferions bien de nous poser ces questions avant de fabriquer une société invivable. Mais il faudrait un peu de courage politique… J’aimerais que les responsables politiques et le monde de la justice voient ce film. Louis, Dédé, Eric et Alain sont des hommes assez incroyables. Ils ont repris pied dans la vie. Ce sont de vrais résilients. Mais les autres ? Je rêve de changer le monde à chaque film pour m’apercevoir que cela ne sera pas le cas. Cependant, à l’occasion d’une projection du film à l’école de la magistrature à Bordeaux, où nous nous sommes rendus avec Louis et Didier sur place, la rencontre entre Louis et les futurs magistrats était passionnante ; peut-être que ce moment va éviter quelques années de prison… qui sait ?

FÊTE DU COURT MÉTRAGE

Vendredi 15 Mars 2019 – 20h

Les Chants de la Maladrerie
de Flavie Pinatel

France – 2017 – 26′

Portrait d’une cité aux formes étonnantes (La Maladrerie d’Aubervilliers) et de ses habitants. Un documentaire d’un genre particulier, puisque les personnes s’y expriment non pas en parlant mais à travers des chansons qu’elles ont choisies. En filigrane, Flavie Pinatel dresse un état des lieux poétique du vivre-ensemble en France en 2016.

Ce film est accompagné de deux films de Jean-Gabriel Périot qui entrent en résonance avec le film de Flavie Pinatel.

De la joie dans ce combat
de Jean-Gabriel Périot

France – 2018 – 22′

Dans ce film-documentaire, Jean-Gabriel Périot dresse en creux le portrait d’un groupe de femmes pour qui la musique est un moyen de résister et de sortir de l’isolement. Le compositeur Thierry Escaich collabore à cette réalisation en composant la musique originale du film, interprétée par neuf musiciens de l’Opéra national de Paris.

Faire groupe, faire face les unes aux autres ; d’une polyphonie à un chœur, chanter, chanter encore, donner de la voix.

La 3e Scène de l’Opéra de Paris a donné carte blanche au réalisateur Jean-Gabriel Périot. Documentariste incisif, interrogateur du monde contemporain, Jean-Gabriel Périot a tourné sa caméra vers un territoire inattendu.

De la joie dans ce combat met en scène les habitants de ces quartiers populaires qui participent à l’action « Une diva dans les quartiers », menée par la mezzo-soprano Malika Bellaribi-Le Moal. Ils inspirent au réalisateur l’idée d’un projet inédit : un livret écrit à partir de leurs témoignages et mis en musique. Une façon de leur offrir, à travers ce film, « leur » propre opéra. De la joie dans ce combat bouscule nos représentations à la fois du chant lyrique et de la banlieue et ses habitants.

Dans cet entretien, Jean-Gabriel Périot évoque la genèse du film, l’émouvante rencontre avec ces chanteurs ainsi que le pouvoir consolateur et émancipateur de l’art.

La Croix

Dignes et debout, ils chantent pour exprimer leurs douleurs et leurs joies. Filmés avec une grande délicatesse, ces femmes et hommes vivant en banlieue parisienne participent à l’atelier d’art lyrique de la mezzo-soprano Malika Bellaribi-Le Moal. Ils trouvent dans la musique un moyen de rompre leur silence et leur solitude.

De la joie dans ce combat, de Jean-Gabriel Périot, est l’un des courts métrages inédits diffusés lors du Festival 3e Scène à la Gaîté-Lyrique, dont l’objectif est aussi de sortir l’opéra du carcan dans lequel on a trop tendance à l’enfermer.

NOTE D’INTENTION

« L’été 2016, grâce à un reportage publié dans Le Monde, je découvrais le travail incroyable mené par la mezzo-soprano Malika Bellaribi-Le Moal. Depuis une dizaine d’année, elle dirige des ateliers de chant lyrique dans les banlieues parisiennes et lyonnaises à destination d’hommes et de femmes en situation, pour des raisons différentes, de précarité ou de difficulté.

Ces choristes, tous amateurs, n’ont pour la plupart jamais chanté ni appris le solfège, ils ont des parcours de vie qui ne les prédestinaient pas à participer à un chœur lyrique. Ce qui est époustouflant dans le travail mené par Malika, c’est qu’elle arrive à adjoindre une action socio-culturelle généreuse (l’art comme moyen de tenir face aux difficultés de la vie de tous les jours) avec une exigence musicale inattendue (il s’agit que ce chœur puisse être aussi bon qu’un chœur professionnel).

Après avoir participé à quelques ateliers menés à Créteil, j’ai eu envie de faire un film sur ces choristes incroyablement belles, têtues et courageuses (je parle souvent au féminin car les ateliers sont principalement suivis par des femmes). Un film comme un portrait, à la fois documentaire et musical. J’ai interviewé plusieurs de ces choristes. Je les ai interrogées sur leurs vies, dans tout ce qu’elles peuvent avoir de beau et de pénible, et sur ce que le chant était pour chacune d’entre elles.

Qu’est- ce que chanter bouge dans le corps ? Qu’est-ce que cela apporte au quotidien ? Qu’est-ce qui se joue quand on chante devant un public ? Comment la musique « agit » dans le corps et dans l’esprit ? Le texte d’une chanson est né du montage d’extraits de ces interviews, une chanson construite à deux voix : ce qui bloque, entrave, et ce qui libère.

Thierry Escaich a mis ce texte en musique : cinq couplets et cinq interludes musicaux, composés pour y ajouter des extraits, en voix off, des interviews utilisées pour écrire le texte de la chanson. C’est un travail de tissage entre un texte lyrique écrit avec des mots inhabituellement concrets et des extraits de ces interviews utilisés pour le texte chanté. Les paroles de ces femmes naviguent du parlé au chanté, et de réalistes deviennent poésie.

Le film donnera des visages, des corps à ces voix, il les incarnera et inventera un voyage qui, de même que les textes, ira du concret à l’imaginaire, du documentaire à la fiction, d’une salle de répétition d’un atelier socio-culturel au plateau de l’opéra Garnier. » Jean-Gabriel Périot

Si jamais nous devons disparaître ce sera sans inquiétude mais en combattant jusqu’à la fin
de Jean-Gabriel Périot

France – 2014 – 16′

Un guitariste et un batteur jouent un morceau de rock instrumental. Le public se meut au rythme de la musique. Parmi la foule, une femme, singulière. La musique s’arrête après une longue montée en puissance. La femme, tombée au sol, seule, lutte contre l’inertie de son corps. La vie revient dans son corps éteint. Les musiciens reprennent possession de leurs instruments. Ils entament une seconde montée en puissance. Un paroxysme sonore, corporel et visuel. La lutte de cette femme et des musiciens pour le faire s’éterniser.

 » Au commencement il y a l’attente : le bourdonnement électrique des amplis, le bruissement d’un corps… Un espace apparemment vide qui peu à peu va prendre vie, s’habiter, se remplir, s’emplir par le corps/la danse, le son/la musique, la caméra/l’image. Un film sensoriel qui vous prend littéralement à bras le corps pour vous laisser exsangue à son générique mais convaincu d’avoir vécu une expérience singulière. À regarder en grand (c’est mieux) et fort (et/ou avec bon casque pour en apprécier pleinement le mixage) ! Il n’y plus qu’à se laisser aller ! « 

Sylvain Bich, projectionniste

LES LAURIERS-ROSES ROUGES

Dans un Dacca en pleine mutation, Roya doit relever son premier défi. Comédienne dans la trentaine, le metteur pour qui elle interprète le même personnage inlassablement depuis des années la trouve désormais trop vieille. Elle va alors repenser sa vie, son art, sa place dans une société masculine et ses propres désirs. Rubaiyat Hossain nous offre ici un beau portrait de femme en pleine construction.

Under Construction

Roya, comme le suggère le titre anglais du film, est « en construction ». Sans revendiquer un message féministe, Rubaiyat Hossain l’utilise comme un symbole de ces femmes assoiffées d’indépendance mais conscientes du certain fatalisme de leur condition – ainsi de la détresse de Roya quand elle constate que sa domestique, enceinte avant le mariage, n’a plus d’autre choix que de s’installer dans un bidonville (et semble s’en contenter). Roya a toutes les clefs en main pour prendre son envol mais le veut-elle vraiment?

La cinéaste parvient enfin – et c’est un véritable tour de force – à introduire subtilement un commentaire sur l’ensemble de la société bangladeshie en entrecoupant les scènes de la vie bourgeoise de Roya avec des plans quasi documentaires sur la condition ouvrière au Bangladesh. L’effet, qui aurait pu alourdir le film d’un propos secondaire inutile, prend tout son sens dans une très belle séquence où Roya, qui revient du bidonville où habite son ancienne domestique, se rend compte qu’elle marche au milieu d’ouvriers se rendant au travail en file indienne, comme des automates vides d’humanité. Roya y trouve l’inspiration pour reprendre le rôle principal et produire une version contemporaine de la pièce de Tagore, Les Lauriers-Roses rouges (Red Oleander), dans laquelle l’héroïne incite des esclaves à se libérer de leur condition. La boucle est bouclée.

Dossier de presse

Entretien avec Rubaiyat Hossain

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?

J’ai toujours été quelqu’un de visuel. Enfant, je voulais devenir peintre. J’ai toujours adoré les histoires, et je passais tout mon temps à lire. Quand j’étais jeune, j’ai lu tous les livres de Satyajit Ray et, en grandissant, j’ai commencé à regarder ses films. Il a été ma première inspiration, et m’a donné envie d’entrer dans le monde du cinéma. J’y voyais la possibilité de combiner mes deux passions : le monde des images et celui des histoires.

Le cinéma entretient selon vous, une relation très particulière avec les femmes…

Oui… Le cinéma est un médium très puissant. Un médium qui a toujours utilisé le corps de la femme pour provoquer un plaisir érotique chez le spectateur. Les femmes sont réifiées dans les films. Il y a donc le plus grand potentiel et la plus grande urgence à remettre en question cette notion à travers le cinéma lui-même.

Votre film est basé sur la pièce d’un auteur fondamental de la Renaissance bengalie : Rabindranath Tagore, Prix Nobel de littérature en 1913. Satyajit Ray lui-même a construit plusieurs de ses films sur l’œuvre littéraire de cet auteur. En quoi vous semblait-il toujours pertinent au XXIème siècle ?

Lorsque j’ai voulu faire un film sur le Dacca contemporain, j’ai trouvé qu’avoir la pièce de Tagore en arrière-plan était parfait. Les Lauriers-roses rouges est la dernière pièce de Tagore, il l’a éditée en 1926. Elle a été publiée à un moment où le monde entier célébrait l’industrialisation, mais pas Tagore. Non, lui décida de s’attaquer à l’industrialisation et au capitalisme. Mon film traite de l’industrie textile au Bangladesh, une industrie où les ouvriers travaillent jour et nuit pour des sociétés européennes et américaines. Ces ouvriers ne rencontrent jamais leur véritable “chef”, celui pour lequel ils travaillent. Le chef/roi est caché, tout comme dans la pièce de Tagore.

Ces ouvriers meurent dans des effondrements d’immeubles, des incendies, leurs vies ne sont que des chiffres. Mais je voulais aussi défier Tagore. La modernité de sa pièce ne se retrouve pas dans la manière qu’il a de traiter la Femme. Je voulais remettre en question l’icône que représente Nandini, en mettant en scène de véritables personnages féminins, qui sont des individus à part entière.

Pourquoi ce besoin de défier Tagore sur la place de la femme ?

Le parcours des femmes de classe-moyenne au Bangladesh est ambitieux. Les femmes de la classe moyenne d’aujourd’hui semblent, en surface, libérées et émancipées. Toutefois, elles doivent toujours faire face à un plafond de verre et une forme de domination silencieuse de la part de la famille. Et elles doivent adhérer au rôle traditionnel de la domesticité et de la maternité. Je voulais regarder attentivement la vie d’une femme qui n’était pas prête à mettre son mariage et sa maternité en premier, une femme qui voulait mettre sa passion pour l’art en premier. Cette femme est qualifiée d’égoïste. Cette femme est oppressée, et on ne sait pas si elle sera capable de s’accrocher à son art et à son travail, mais elle lutte. C’est une femme comme moi, cette femme est mon amie et les femmes autour de moi. Je voulais dépeindre cette expérience dans ce film. Je voulais aussi parler du fait que les femmes de différentes classes sociales et d’âges différents peuvent avoir des notions différentes de la liberté et de l’émancipation.

Dans Les Lauriers-roses rouges, le parcours de Roya, l’actrice issue de la classe-moyenne, et celui de Moyna, l’ouvrière d’usine, sont bien différents. Je voulais juxtaposer ces deux femmes afin de faire ressortir les complexités des expériences de femmes, qui ne peuvent être homogénéisées.

Que pouvez-vous nous dire du tournage ?

Le tournage des Lauriers-roses rouges fut une expérience très excitante car j’avais majoritairement des femmes dans l’équipe ! Nous avons partagé nos expériences personnelles durant le tournage, et nous avons eu le sentiment de devenir une vraie famille. Partager nos expériences en tant que femmes et faire refléter cela dans le scénario et la réalisation du film a fait de ce tournage une expérience très personnelle. On s’est toutes senties très investies à raconter cette histoire qui parlait des femmes. Plusieurs scènes ont été tournées en extérieur, dans un style documentaire. Nous avons tourné dans les rues de Dacca, dans les usines, dans les bidonvilles, dans les quartiers riches. Tout au long du tournage, j’ai fait l’expérience de ma ville comme je n’avais jamais pu la vivre auparavant. En tant que femme, ce n’est pas facile d’errer dans les rues de Dacca, mais pendant le tournage, comme j’étais toujours entourée de mon équipe, je me sentais en sécurité. On pouvait être dehors dans les rues même à trois heures du matin, une expérience véritablement libératrice pour nous tous.

Que pouvez-vous nous dire sur le fait d’être une femme réalisatrice ?

C’est un défi, il y a très peu de femmes réalisatrices au Bangladesh. Seulement douze femmes ont fait des films dans l’histoire du Bangladesh, et la plupart d’entre elles étaient des actrices devenues réalisatrices : elles ont fait un film puis ont disparu. Au début, quand j’ai commencé à tourner au Bangladesh, j’ai dû faire face à de nombreux doutes vu que la réalisation est considérée comme un travail d’homme. C’était compliqué d’obtenir la confiance de mes acteurs et de mon équipe. Mais je n’ai pas cessé de travailler, et les choses sont devenues un peu plus faciles. Avec la sortie des Lauriers-roses rouges plus tôt cette année au Bangladesh, mon travail a été reconnu aussi bien par le public que par le milieu du cinéma. Je reçois beaucoup de retours positifs de la part de femmes, ce qui est enthousiasmant. Par exemple, la plus vieille organisation pour les droits des femmes au Bangladesh, Mahila Parishad, m’a remis un titre spécial pour Les Lauriers-roses rouges, un honneur que je chéris tout particulièrement. J’ai l’impression qu’en faisant des films, j’ai pu m’émanciper. Faire des films m’a rendue forte, et d’une certaine façon, cela m’a fait transgresser les barrières de genre.