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Mois : octobre 2022

GAGARINE

Youri, 16 ans, a grandi à Gagarine, immense cité de briques rouges d’Ivry-sur-Seine, où il rêve de devenir cosmonaute. Quand il apprend qu’elle est menacée de démolition, Youri décide de rentrer en résistance. Avec la complicité de Diana, Houssam et des habitants, il se donne pour mission de sauver la cité, devenue son « vaisseau spatial ».

Dossier de presse

La cité Gagarine, immense bloc de briques rouges abritant 370 logements, a été construit au début des années 60 à Ivry-sur-Seine, en région parisienne. À l’époque, les villes communistes autour de Paris constituent une «ceinture rouge», qui se dote de grands ensembles, symboles de modernité, afin de résorber les bidonvilles autour de la capitale française. En juin 1963, le célèbre astronaute Youri Gagarine, premier homme dans l’espace, vient inaugurer la cité en lui donnant son nom.

Ces utopies collectives, au fil des décennies, sont devenues des territoires souvent stigmatisés, des quartiers qui font l’objet de vastes projets de rénovation urbaine. En 2014, la décision est prise de démolir la cité Gagarine. Les habitants sont peu à peu relogés, emportant avec eux leurs histoires de familles, de décennies passées entre ces murs, des passés ouvriers, des récits de migration, d’espoir ou de déceptions. Le 31 août 2019, le premier coup de pelleteuse est donné, sous les yeux des anciens habitants.

Interview des réalisateurs
« Ouvrir les imaginaires »

Dans votre film «Gagarine» on a l’impression qu’il y a deux personnages principaux, un adolescent et un immeuble.

Fanny : Oui, pour nous, Youri (l’adolescent) et Gagarine (l’immeuble) dialoguent constamment l’un avec l’autre.

Jeremy : Quand on a imaginé Youri, on s’est raconté que ses parents étaient arrivés dans cette Cité avant sa naissance et que le prénom de leur fils leur avait été inspiré par les lieux. Youri a grandi dans cet immeuble et y a développé un imaginaire à la hauteur de cette barre gigantesque. Pour lui, voir disparaiître cette cité c’est voir mourir ses souvenirs et ses rêves d’enfance, mais c’est aussi perdre une communauté qu’il chérit.

Fanny : On avait envie de porter un regard positif sur un lieu et une jeunesse qui sont souvent caricaturés. Youri aime sa cité. Pour lui, ce n’est pas qu’une utopie du passé. C’est son présent, et c’est le terreau de son avenir. La quitter, c’est tout perdre : renoncer à sa famille et à son monde imaginaire. Alors, il rentre en résistance.

J’ai l’impression que pour modifier notre regard sur les lieux et les hommes, vous avez choisi de passer par la dualité. Tout est double chez Youri : Solitaire, mais toujours en lien avec les autres. Attaché au passé, mais plongé dans une hyper-modernité.

Fanny : Oui, Youri est en équilibre. Ancré dans la cité, mais la tête dans les étoiles. Il navigue toujours entre la réalité et le rêve, entre le passé et le présent du lieu.

Jeremy : Un jour, un des habitants nous a raconté que Youri Gagarine était venu inaugurer la cité dans les années 60. Scène complètement surréaliste où le premier homme à être allé dans l’espace rentre de sa mission spatiale et se retrouve dans une cité d’Ivry. On a remis la main sur les images de sa venue. Dans ces archives, on voit tout l’espoir que les nouveaux habitants mettent dans ce lieu et dans cet homme. À leurs yeux, le cosmonaute et la cité symbolisent tous les deux le progrès et l’espoir. Ce sont ces images qui ouvrent notre film.

Fanny : On voulait que Youri soit imprégné de cette histoire, qu’il soit chargé de ce passé héroïque et que son rêve d’espace soit né de cet endroit. On avait envie d’un jeune héros. Un enfant de Gagarine qui vive une véritable épopée. La cité, c’est symboliquement le ventre de sa mère, qu’il ne veut pas quitter. Notre film est l’histoire d’un deuil et d’une naissance.

Dans l’élaboration du film, lequel des deux personnages a pris sa place en premier ?

Fanny : C’est le lieu qui a tout déclenché. En 2014, on débarquait tous les deux à Paris avec l’envie de faire des films. Des amis architectes étaient chargés de faire une étude sur la démolition future de Gagarine, et ils nous ont demandé de venir faire des portraits documentaires des habitants de l’immeuble.

Jeremy : On a tout de suite été happés par le lieu et les gens. Dès la première visite, on s’est dit qu’il faudrait faire une fiction ici. On n’avait jamais réalisé de fiction avant, mais ça nous semblait évident que c’était là qu’il fallait commencer. On s’est lancé dans l’écriture d’un court métrage (via le concours « HLM sur cour(t) » organisé par l’Union sociale pour l’habitat) qui est devenu la genèse du long, un film qu’on a construit au long court auprès des habitants, en même temps qu’ils disaient au revoir à leur cité.

Comment avez-vous été accueillis ?

Jeremy : En 2014, les seules images de Gagarine étaient celles des reportages de TF1. La cité avait très mauvaise réputation et les habitants souffraient beaucoup de cette image. Donc, quand on est arrivé avec notre caméra, il y avait une certaine méfiance. D’ailleurs, les premières personnes qu’on a rencontrées ce sont les jeunes au pied de la cité qui nous ont tout de suite demandé nos papiers (Rires)

Fanny : Très vite on a été en contact avec une association « Voisines sans frontières » qui venait de se monter, et réunissait des femmes hyper engagées dans la cité. Elles cimentaient la vie de la communauté, un véritable moteur de la vie collective. Elles sont dans le film, ce sont elles qui font la chorégraphie sur le toit. Elles sont incroyables. Avec elles, on est entré au cœur de la cité.

Jeremy : On a passé des années à récolter les souvenirs des unes et des autres, à lier des amitiés fortes avec des gens de tous âges, aux parcours très variés. On a demandé à chacun de nous raconter sa première fois à Gagarine. C’était très enthousiasmant d’écouter les habitants exprimer leurs désirs profonds et leurs projets d’avenir. Politiquement, il y a urgence à porter un autre regard sur cette jeunesse très riche et très diverse que l’on représente souvent avec un avenir bouché et par des images négatives. Ces clichés font beaucoup de mal, il faut les déconstruire !

Fanny : Des grands-parents, des enfants et des petits-enfants, trois générations et une multitude de regards sur un même lieu et sur la vie. Quand on démolit un lieu, on détruit des histoires de famille. Chacun perd un « Chez soi ».

C’est de ces rencontres avec les habitants qu’est né le personnage de Youri ?

Fanny : Comme une histoire d’amour qui va bientôt se terminer, face à la réalité de la destruction, il y avait un regain d’activités partout dans la cité. On voyait se déployer chez les habitants un grand élan de vie. On a découvert un sens profond de la communauté qu’on a voulu insuffler à notre personnage. La famille de Youri, c’est Houssam, son meilleur ami, c’est Fari, une figure engagée du quartier qui prend soin des habitants autour d’elle, ce sont plein de gens qui d’une fenêtre à l’autre sont reliés, et que Youri écoute vivre depuis les conduits de cheminée qui mènent sur son toit. Il a un amour pudique pour eux.

Jeremy : Cette énergie on l’a aussi retrouvée dans les ateliers vidéo qu’on a mis en place. On en a fait certains avec des habitants de tous âges et d’autres avec une quinzaine de jeunes de 12 à 25 ans. Certains de ces jeunes arrivaient tout juste de Syrie, d’autres étaient là depuis toujours. Avec eux, on a beaucoup parlé de leurs parcours et de leurs rêves. On leur a demandé comment ils se voyaient plus tard. Ce sont ces discussions qui ont façonné Youri. Au fond, ce qui est sorti de ces échanges est devenu le moteur et la nécessité du film : dire que ces jeunes qu’on n’envisage, en général, que sous un aspect statistique ou spectaculaire ont des rêves et un imaginaire immenses.

Est-ce que l’acteur qui incarne Youri (Alséni Bathily) a ajouté quelque chose à cette dualité qui existe chez votre personnage ?

Jeremy : C’est vrai qu’avant de rencontrer notre acteur, on avait l’image d’un Youri assez frêle, qui collait avec notre idée d’un personnage encore proche de l’enfance. Le casting mené par Judith Chalier a commencé, d’abord auprès des habitants, puis on a élargi. Ça a duré 6 mois. Et puis, est arrivé Alséni Bathily. Il avait vu l’annonce du casting dans son lycée, il n’avait jamais joué avant. Alséni est hyper sportif, grand, il a un corps d’adulte, totalement à l’opposé de ce qu’on avait imaginé. Mais le contraste entre son corps et son regard, son sourire, sa douceur, rendait encore plus présente la part d’enfance qui habite le personnage. On avait trouvé notre Youri.

Fanny : Oui c’était lui. On regrettait juste qu’il ne soit pas de Gagarine, histoire de boucler la boucle. Mais comme la vie est pleine de surprises, on a découvert, plus tard, quand le père d’Alséni est venu sur le tournage, qu’en fait, il avait vécu à Gagarine. Un de ses cousins habitait là et c’est le premier endroit où il a été hébergé quand il est arrivé en France. Magique ! (Rires)

La magie est une donnée importante du film, elle imprègne l’histoire et l’image.

Fanny : Jeremy a vécu en Colombie et moi au Pérou. Le réalisme magique qui imprègne l’Amérique du Sud nous a complètement parlé et continue de nous inspirer. Toute notre mise en scène est rythmée par cet équilibre entre réalisme et onirisme.

Jeremy : La dimension magique nous permet d’aborder le réel et sa violence par un autre biais. Ce que vit Youri est dur. Il est le symbole d’une jeunesse qui a été mise à la marge et qui, parce qu’elle souffre de cet abandon, se replie sur elle-même. Si Youri a du mal à grandir c’est parce que le contexte ne lui donne pas confiance. Ça nous intéressait que cette dureté à laquelle il fait face ne soit pas occultée mais qu’elle soit abordée de façon décalée.

Fanny : Passer par une forme de réalisme magique a permis d’installer un dialogue permanent entre le réel et l’imaginaire, et de naviguer entre l’effondrement (du personnage et de l’immeuble) et l’apesanteur.

Youri voit sa cité comme un vaisseau spatial. Comment est-ce qu’on donne vie à ce regard ?

Fanny : C’est vraiment comme ça que la cité nous est apparue la première fois qu’on est venu, un immense vaisseau. Toute la question était de trouver comment filmer cette architecture pour jouer vraiment avec cette double lecture.

Jeremy : Pour y voir plus clair, on a fait une résidence au CNES (Centre National d’Études Spatiales). Là-bas, on a suivi des conférences qui nous ont beaucoup aidés à avoir une vision concrète, de ce qu’est un vaisseau, de ce que signifie vivre dans l’espace. Notamment une sur « Comment habiter l’espace ? » 9a nous a permis de donner au personnage une approche technique, réelle.

Fanny : À partir de tous ces éléments on a pu aussi inventer notre vaisseau à nous. On voulait qu’il ne soit pas aseptisé, pas clinique, mais vivant, un peu sale, organique, puisque Youri construit cette capsule avec les objets qu’il trouve autour de lui. Il parcourt les appartements désertés par les habitants et collecte tout ce qu’ils ont laissé et qui pourrait lui servir. Chaque objet est détourné pour devenir un élément de la capsule. Toujours dans l’idée de ce fil sur lequel marche Youri entre clochard céleste et astronaute.

Jeremy : Et encore une fois, la vie est venue nourrir la fiction. On avait imaginé cette histoire de collecte d’objets à l’écriture mais, au moment du tournage, le réel nous a rattrapés. La cité était en train de vivre sous nos yeux ce qu’on avait imaginé. Quand nous sommes venus tourner, Gagarine était vide mais les habitants avaient déménagé en laissant dans leurs appartements ce dont ils ne voulaient plus. Des meubles, des objets, des affiches encore accrochées au mur… Des vies posées là, suspendues. C’était émouvant et impressionnant.

Fanny : Oui, au moment du tournage, la réalité a rejoint la fiction et inversement. Tout était mélangé. Comme les ouvriers chargés de la démolition sont venus s’installer en même temps que démarrait notre tournage, l’histoire de Youri est un peu devenue la nôtre. On a vécu en temps réel la destruction de Gagarine. Il a fallu négocier avec le chantier pour pouvoir tourner dans une aile de l’immeuble pendant que les ouvriers travaillaient dans un autre bâtiment. Avant de commencer à démolir, ils désossent le bâtiment et le désamiantent : on voyait passer des hommes en masques et combinaisons blanches, des astronautes (Rires).

Cette idée de la vie qui continue à s’infiltrer malgré tout, me semble être un fil qui tient le film. Visuellement bien sûr, mais aussi du point de vue sonore.

Jeremy : Youri est un résistant. Malgré la mort programmée de l’immeuble, il continue à vouloir le maintenir en vie coûte que coûte. Quand il lâche, d’autres formes de vie prennent le relais. Dans la capsule, il y a des plantes de toutes sortes. Le végétal prend la main. Par elles, s’invente un nouvel univers visuel et sonore plus aquatique. Beaucoup de bruits disparaissent pour être remplacés par des sons qui se transforment et deviennent de plus en plus étranges jusqu’à disparaître.

Fanny : Dans l’espace le son ne se propage pas. il n’y a pas de son car il n’y a pas d’oxygène. L’idée pour nous était donc de tracer un itinéraire qui partirait du bouillonnement du réel pour aller vers ce silence. Raconter la vie jusqu’au moment ultime où Youri est expulsé de sa cité vers le cosmos. Là, c’est le vide, il n’y a plus aucun son. Un trajet sonore symbolique de la vie à la mort.

Jeremy : Pour raconter ce passage entre espace réel et espace du rêve, dès l’écriture, on s’était dit qu’on voulait travailler avec les sons concrets de la cité. Ensuite, au montage, il nous est apparu que le son pourrait nous permettre de raconter la passion de Youri avant même qu’on la comprenne à l’image.

Fanny : La musique aussi va dans ce sens. Elle garde cette idée de jouer avec les sons du réel comme s’ils étaient des notes et de jouer avec les notes comme si elles étaient des sons du réel. Les frères Galperine et Amine Bouhafa ont notamment utilisé des vieux instruments électroniques comme la thérémine, qui donne l’impression de voix féminines un peu lointaines, pour incarner des traces des vies disparues.

Dans votre film, Youri est solitaire mais pas seul. Les femmes ont une place importante, très différente du rôle qu’on leur attribue généralement, c’est par elles qu’il accède à la technique. Je pense notamment à Diana (Lyna Khoudri).

Fanny : Ça n’est pas quelque chose auquel on a spécialement réfléchi, mais j’ai l’impression que tous nos personnages, féminins ou masculins, échappent à ce qu’on croit qu’ils devraient être. Diana est comme Youri, elle veut comprendre comment ça marche. C’est ce qui la guide. Mais à la différence de lui, elle a une vision très pratique et concrète des choses. C’est une mécanicienne, elle sait tout réparer.

Jeremy : Le personnage de Diana est né d’une situation qui nous avait frappés. Au pied des grandes tours de la cité Gagarine, il y avait des camps de roms qui s’étendaient tout du long. Une verticalité et une horizontalité qui ne se rencontraient jamais. Il n’existait aucune passerelle entre ces deux mondes. On a eu envie de faire se rencontrer deux personnes issues de ces deux endroits. Deux personnages dont la société ne veut pas et qui s’inventent malgré tout, en fabriquant leur propre monde et leurs propres outils.

Dans les figures de femmes qui traversent le film, il y a aussi l’astronaute Claudie Haigneré dont Youri regarde les vidéos pour organiser sa vie spatiale. Une des nombreuses incursions des archives dans votre fiction.

Jeremy : Dans tous nos courts métrages, on a toujours mis des images puisées dans les photos ou vidéos des habitants des quartiers qu’on filmait. Pour nous, l’archive n’est pas une image morte, c’est du mouvement qui permet de continuer à écrire le film au montage.

Fanny : Avec Daniel Darmon, qui est notre monteur depuis les premiers courts métrages, on aime faire dialoguer l’archive et la fiction. Les archives sont comme des nouvelles rencontres qu’on fait au montage. Elles créent un trouble pour le spectateur, un déplacement, et amènent une autre dimension. L’archive éclaire la fiction et la fiction nourrit l’archive.

Aujourd’hui Gagarine a été détruit, la Cité n’existe plus que dans votre film. Gagarine est devenu une fiction-archive.

Fanny : Pour nous, ce film est aussi un outil de mémoire, un témoignage sur la vision architecturale d’une époque et, surtout, sur les gens qui ont fait la vie de ce lieu. Ils sont partout dans le film, soit dans les archives visuelles ou sonores, soit devant la caméra, soit derrière, dans les équipes techniques. Une association d’anciennes habitantes s’est même créée pour le tournage, « Les belles mijoteuses », ce sont elles qui nous ont nourris pendant 2 mois.

Jeremy : Avec ce film, on veut montrer que l’immeuble est important mais qu’au final, ce sont les gens qui restent. Leur relation à ce lieu perdure quoiqu’il arrive. C’est ce qu’on a essayé de capter et de restituer. Tendre un miroir qui dise la beauté et la complexité de ces vies. On croit au pouvoir des images sur la manière dont on se représente soi-même. C’est ça qui permet d’ouvrir les imaginaires.

Entretien réalisé par Tania De Montaigne

 

COMPARTIMENT N°6

Une jeune finlandaise prend un train à Moscou pour se rendre sur un site archéologique en mer arctique. Elle est contrainte de partager son compartiment avec un inconnu. Cette cohabitation et d’improbables rencontres vont peu à peu rapprocher ces deux êtres que tout oppose.

Dossier de presse

Entretien avec Juho Kuosmanen

Comment avez-vous découvert ce roman ? À quel moment avez-vous décidé d’en faire un film, et quel était pour vous l’intérêt principal de cette histoire ? Avez-vous décidé d’apporter des changements importants lors de l’adaptation du scénario ?

Ma femme l’a lu quand il est sorti en 2010. J’ai jeté un coup d’œil à la quatrième de couverture et je lui ai demandé si on pourrait l’adapter au cinéma. Elle a répondu : « Pourquoi pas, c’est une histoire intéressante ».

C’était intéressant, effectivement, mais c’est un roman. L’histoire part donc dans de nombreuses directions différentes, et pour une adaptation cinématographique, cela pose la question : « Quelle direction prendre ? » Lorsque j’ai terminé le livre, j’ai pensé qu’il était trop difficile à adapter. Mais avec le temps, comme j’ai la mémoire courte, j’ai « oublié » une grande partie du livre, et j’ai commencé à ressentir à nouveau l’envie de l’adapter tout en pensant que ce n’était pas possible.

Mais j’ai ensuite rencontré l’auteur du livre, Rosa Liksom, lors d’un événement, et nous avons parlé d’une éventuelle adaptation. Je lui ai fait part de mes réflexions et de mes doutes et elle m’a dit que j’étais libre de faire ce que je voulais avec le livre. Et c’est ce que nous avons fait. Le film est donc plus inspiré du roman de Rosa Liksom que basé sur celui-ci. Après les repérages et le casting, tout a encore changé. Nous nous sommes encore éloignés du texte. Nous avons changé l’itinéraire, la décennie, et par conséquent, le pays est passé de l’Union soviétique à la Russie, nous avons changé l’âge du personnage masculin et nous avons même changé son nom de Vadim à Ljoha. (Ljoha est le nom d’un fou que nous avons rencontré dans le train pendant les repérages. Cela semblait donc approprié !).

Le film commence par l’histoire d’amour. Mais il prend ensuite une direction complètement différente. En quoi ce virage narratif était-il intéressant pour vous en tant que cinéaste ?

D’une certaine manière, le film commence lorsque Laura monte dans le train, mais je voulais montrer la situation complexe à laquelle elle échappe. Pour moi, il ne s’agit pas d’un tournant narratif, mais plutôt d’un contraste. Au début, elle est déconnectée ; à la fin, elle est connectée. En fait, au début, elle aimerait être comme Irina – intellectuelle, moscovite… Et pendant ce voyage, elle se rend compte qu’elle est en fait plus comme Ljoha : un peu sauvage, maladroite et solitaire.

Votre premier film, Olli Mäki, était une histoire d’amour. Qu’est-ce qui vous a plu dans le fait de faire quelque chose de différent ?

Au fond, c’est le même processus : j’essaie de savoir pourquoi cela m’intéresse et de quoi il s’agit vraiment. Olli Mäki était une histoire d’amour, mais mon lien personnel avec l’histoire concernait davantage les difficultés à faire face aux attentes. Olli devait disputer une finale de championnat du monde, et moi, j’avais mon premier film à faire : ce n’est pas la même chose, mais il y avait étonnamment beaucoup de sentiments communs. Il est plus facile de faire face à ses émotions personnelles lorsqu’il y a une certaine distance. Une histoire de boxeur dans les années 60, c’était assez éloigné de moi.

La réalisation d’un film est un processus très ouvert. Vous allez vers quelque chose d’étrange, d’à peine perceptible. Cela reste un mystère pendant assez longtemps, puis peu à peu, vous commencez à trouver quelque chose qui résonne dans votre âme. C’est vraiment un processus inconscient. Une fois que le film est fait, vous comprenez peut-être ce qui vous a poussé à poursuivre. Je déteste le moment où vous devez dire de quel genre de film il s’agit. Il vous faut une bonne réponse pour convaincre les financiers, or vous ne connaissez pas vraiment la réponse.

Les deux films ont également un caractère intemporel. Recherchez-vous délibérément ce « classicisme » ou cela vient-il naturellement dans vos films ?

Michael Cabon a dit que « la nostalgie est l’expérience émotionnelle – toujours momentanée, toujours fragile – d’avoir ce que l’on a perdu ou que l’on n’a jamais eu, de voir les gens que l’on n’a pas vus, de siroter un café dans les cafés historiques qui sont devenus des studios de hot yoga. C’est le sentiment qui vous envahit lorsqu’une beauté mineure du monde disparue est restaurée pendant un moment. » J’ai toujours dit que je n’étais pas nostalgique, mais c’est à peu près le noyau émotionnel de mes films. Alors peut-être que je suis un peu nostalgique et que ce « classicisme » en découle.

Le film établit également un autre type de « couple » à l’écran. Pensez-vous que les spectateurs sont trop conditionnés pour s’attendre à une histoire d’amour à l’écran, ou à une sorte de tension sexuelle ?

Ce qui m’a vraiment intéressé, ce sont les sentiments qui vont au-delà de la tension sexuelle. Les histoires d’amour romantiques sont souvent trop limitées : est-ce qu’ils vont tomber amoureux ? Si oui, quand est-ce qu’ils vont faire l’amour ? Ce genre de récit consiste davantage à abuser du voyeurisme du spectateur, à vendre des billets, mais est-ce vraiment intéressant ? Je ne me soucie pas vraiment de savoir qui couche avec qui, ça ne me regarde pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les sentiments complexes qui se cachent derrière les différents types de relations ; j’aime comprendre pourquoi nous ressentons ce que nous ressentons. Si le sexe joue un rôle là-dedans, très bien, mais ce n’est pas ce que j’ai envie de filmer.

Pour moi, cette histoire parle beaucoup de connexion et je pense que Laura et Ljoha partagent quelque chose de plus profond qu’un besoin sexuel. Ils sont plus comme des frères et sœurs qui se seraient perdus de vue depuis longtemps. J’aime à penser qu’ils partagent les mêmes sentiments non exprimés. C’est plus comme s’ils avaient eu la même enfance que les mêmes convictions politiques ou autres. Ils sont connectés à un niveau émotionnel, mais ils n’ont pas les mêmes références culturelles.

Le sujet de la « différence » ou de « l’autre » était-il au premier plan pour vous lorsque vous avez dépeint la relation entre Laura et Ljoha ? Pourquoi pensez-vous que le moment où nous rencontrons « l’autre » est le moment où nous devenons « le plus nous-mêmes » ?

La rencontre avec « l’autre » est bien l’un des principaux sujets au cœur de ce film. Nous avons beaucoup parlé avec Livia et Andris de l’idée de Ljoha – qui ou même qu’est-ce qu’il est ? Il est « l’autre », mais il est aussi le reflet de l’image de Laura, qu’elle essaie d’éviter. Je pense que l’histoire traite aussi bien de la rencontre avec l’Autre que de la plongée en soi-même pour tenter de comprendre et d’accepter qui l’on est. Ce ne sont pas deux thèmes qui s’excluent mutuellement, car lorsque vous rencontrez quelqu’un de nouveau, vous avez la possibilité de recommencer, de prétendre être ce que vous aimeriez être. Ou une chance de s’ouvrir, d’apprendre quelque chose de nouveau sur soi. Il existe une certaine forme de « confort des inconnus ». En fonction du regard et de la présence de l’autre, soit vous commencez à faire semblant, soit vous vous laissez aller et vous êtes enfin vous-même.

Il existe une longue lignée d’histoires finno-russes, qui ont souvent une saveur particulière Pourquoi pensez-vous que cette partie du monde produit un type particulier de ton, de narration, d’humour ?

C’est difficile de répondre à cette question parce que je manque peut-être de recul. Comme je l’ai dit, faire des films est quelque chose d’inconscient pour moi. Je pense que l’humour et le ton de la narration sont des choses que la plupart des gens n’ont pas besoin d’expliquer, et pour la plupart, il n’y a aucune raison d’expliquer. Certains disent que c’est l’obscurité, la froideur de cette partie du monde… Je ne sais pas.

Mais il y a les mêmes « âmes sombres » partout dans le monde, et elles aiment aussi rire. J’éprouve plus de satisfaction lorsque je peux faire rire des gens tristes, c’est peut-être pour cela qu’il y a toujours une certaine forme d’obscurité mélangée au rire. L’humour léger, c’est agréable, mais pas franchement passionnant.

Au final, le film pourrait presque être une histoire d’amour. Mais pas une histoire romantique ou sexuelle. Dans quelle mesure pensez-vous que le voyage de Laura témoigne d’un amour plus universel et global pour les autres êtres humains ? Avez-vous l’impression que notre société, ou certaines parties du monde, perdent la notion de cet amour ?

Nous sommes en train de perdre beaucoup de choses, et cela en fait partie. Cette idée de rencontrer l’Autre et de renoncer aux idées préétablies que nous avons les uns sur les autres est certainement une des clés d’un monde meilleur. Ce n’est pas étonnant que les théories de « l’Autre » aient commencé à intéresser le monde après la catastrophe de la seconde guerre mondiale, lorsque nous étions aussi fortement divisés.

Quelles restrictions le fait de tourner la majeure partie du film dans un train a-t-il imposées au tournage ?

C’était une bien meilleure idée sur le papier qu’en pratique ! Le son était enregistré avec des micros cachés, l’équipe était vraiment réduite, tout était terriblement lent, on manquait d’oxygène dans ces espaces exigus et cela sentait très mauvais ! Mais au bout du compte, je suis reconnaissant à chacun des membres de l’équipe d’avoir pu réaliser ce projet de manière aussi intime. Je pense que nous avons réussi à capter quelque chose de spécial.

Vous avez mentionné votre lien personnel avec Olli Mäki. De quelle manière vous identifiez-vous aussi personnellement aux personnages principaux de ce film ? Pouvez-vous parler en particulier de votre lien avec Laura, et de ce que cela fait de s’identifier à la vie intérieure d’un personnage féminin ?

On ne peut pas mettre en scène quelque chose qu’on ne comprend pas. Je n’ai pas besoin de m’identifier à mes personnages, mais je dois comprendre ce qu’ils ressentent. Les personnages naissent sur le terrain commun de la compréhension entre le réalisateur et les acteurs. Dans ce cas, j’ai placé plus de choses personnelles dans le personnage de Laura, mais je ne pensais pas à son genre, je ne pense pas que cela ait vraiment d’importance dans ce cas. Parce que le film ne parle pas de la condition de la femme, mais de celle d’être humain. Être un homme ou une femme n’est que l’un des rôles possibles que nous pouvons adopter, mais dans ce film, j’essaie de regarder au-delà de ces rôles. Je m’intéresse à ce qui se cache derrière notre personnage public. Au point culminant du film, ces personnages sont libérés de ces rôles d’adultes, ils sont à nouveau enfants, libres.

D’une manière générale, Compartiment 6 me rappelle beaucoup le processus de réalisation d’un film, tout comme l’histoire d’Olli Mäki. Comme nos personnages, les cinéastes sont aussi agités et toujours en mouvement, ils viennent de quelque part, vont quelque part et ne pourront probablement jamais arriver à destination. Mais à la fin, il y a un moment fugace pour regarder l’océan et respirer, pour s’appuyer sur l’épaule de quelqu’un et pour s’endormir. Et quand on se réveille, tout le monde est parti. C’était bien, mais maintenant c’est fini, il est temps de passer à autre chose.

Dans quelle mesure pensez-vous que les pétroglyphes, et le concept de ces représentations anciennes, contribuent également à l’essence du film ?

Les pétroglyphes sont des marques durables du passé. Laura pense qu’en les voyant, elle pourrait entrer en contact avec quelque chose de permanent. Dans une vie qui n’est qu’une succession de moments évanescents, elle pense que cela pourrait lui faire du bien. Mais les pétroglyphes ne sont que des pierres froides, on ne peut pas vraiment sentir de lien à travers elles. Tout ce que nous avons, ce sont ces moments fugaces ; tout ce qui est important est temporaire. En courant après quelque chose « d’éternel », nous risquons de perdre ce que nous avons déjà.

Par ailleurs, les pétroglyphes représentent aussi une peur de la mort. Nous ne voulons pas disparaître à jamais, nous voulons qu’on se souvienne de nous. Les gens font des statues et des gravures délirantes pour laisser une trace dans le monde, une preuve de leur existence. Mais ce que Laura et Ljoha vont vivre au cours de ce voyage va aussi laisser une trace profonde en eux. Compartiment 6 est mon pétroglyphe. J’espère qu’il restera là longtemps après mon départ. Peut-être seulement pour dire : « Nous étions là, nous avons tourné ces scènes. Nous étions vivants et nous nous sommes bien amusés. »