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Mois : mai 2023

RETOUR À REIMS [FRAGMENTS]

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Dossier de presse

Entretien avec Jean-Gabriel Périot

Comment est née l’idée d’adapter Retour à Reims de Didier Eribon, une histoire intime et politique du monde ouvrier ?

J’avais lu le livre à sa sortie, en 2009. Dix ans plus tard, la productrice Marie-Ange Lucianim’appelle et m’en propose une adaptation. D’ordinaire, je n’accepte pas de commande. Cependant, en relisant le texte, je vois se déplier des possibles. Je ne viens pas d’une famille ouvrière mais plutôt de travailleurs pauvres. Un de mes grands-pères était livreur de lait, ma grand-mère s’occupait de ses sept enfants. Mon autre grand-mère était serveuse. Contrairement à Didier Eribon, je n’ai pas grandi dans la culture de la classe ouvrière. Mais malgré cette différence, son texte m’a touché, je m’y suis souvent projeté.

Quelque chose de l’ordre de la réparation a-t-il guidé votre désir d’adapter ce texte ?

Retour à Reims me permettait d’une certaine manière de parler de ma propre histoire familiale. Ma soeur et moi avons été les premiers à faire des études supérieures. Je suis, tout comme Marie-Ange et Didier, ce qu’on appelle un transfuge de classe. J’ai accepté d’adapter ce texte parce que les questions politiques qu’il soulève me sont proches, et parce ce que cela me permettait de ramener au présent des images de représentation du monde du travail et de la condition ouvrière. Chercher des archives de témoignages de travailleurs et de travailleuses qui prennent sur eux pour se raconter, leur donner une forme et les montrer est ma manière de redonner un visage et une voix à ces gens, et indirectement à mes proches, exclus de l’histoire et de la représentation.

Dans son livre, Didier Eribon évoque son homosexualité, l’homophobie du monde ouvrier et de son père. Pourquoi avoir choisi de ne pas aborder ce thème dans votre film ?

Retour à Reims est un texte kaléidoscopique, avec beaucoup de thématiques et de personnages. En l’adaptant dans son intégralité, je craignais de les survoler. J’ai donc fait le choix de me concentrer sur les parents de l’auteur pour construire un récit plus précis. L’histoire de la mère de Didier Eribon m’a particulièrement touchée. C’était une femme intelligente mais empêchée, qui a subi sa vie. Les violences qu’elle a endurées, en tant que femme, débordent le simple cadre de la lutte des classes. En me passant du personnage de Didier Eribon, j’enlevais automatiquement les questions liées au transfuge de classe et à l’homosexualité mais j’avais alors plus d’espace pour développer celle de la place des femmes dans l’histoire ouvrière. Comme je viens d’une famille de femmes, cela me touchait particulièrement.

Est-ce pour cela que vous avez choisi l’actrice Adèle Haenel comme narratrice ?

Ce texte a un côté presque universel. Beaucoup de lectrices et lecteurs peuvent s’y projeter, se sentir concernés indépendamment de leurs histoires personnelles. Nous voulions l’ouvrir encore davantage grâce à la voix off. Nous nous sommes donc dit qu’elle devrait être à l’opposé de celle de l’auteur, soit la voix d’une jeune femme pour lire le texte d’un homme d’âge mûr. Choisir Adèle a été une évidence. Quelque chose dans sa voix m’apparaît comme populaire et trahit ses origines sociales. Elle incarne également une nouvelle histoire de l’engagement et des luttes, celle de sa génération. Tout faisait sens.

Votre film commence par l’histoire singulière de la grand-mère maternelle, une femme libre tondue à la Libération.

Ce personnage m’intéressait car nous avons parfois des lectures caricaturales de la classe ouvrière ou de la condition féminine à telle ou telle période. L’histoire des classes n’est jamais uniforme, il y a toujours eu des contre-modèles de vie. Nous sous-estimons le fait qu’il a toujours été possible de changer de trajectoire, même si c’est difficile. Cette grand-mère choisit le bal, la fête et ses amours, à ses enfants. Elle en paiera chèrement le prix. À la Libération, elle a été tondue avec d’autres femmes accusées d’avoir couché avec l’ennemi pour leur rappeler que leurs corps ne leur appartenaient pas.

Les corps abîmés et fatigués sont au coeur de votre film, comme celui de cette dame âgée qui raconte qu’elle portait des sacs de pomme de terre de 25 kg sans jamais prendre de vacances.

Dans tous mes films, j’ai besoin de la présence du corps dans l’image. En travaillant les archives, je cherche les gros plans, les visages, les yeux, des détails de la peau… Les corps des travailleuses et des travailleurs, ces corps marqués, me bouleversent parce que je les connais, ils font partie de mon quotidien, et parce qu’à travers eux j’entraperçois une vie précise, je la sens. Il est d’autant plus important pour moi de les montrer qu’ils ont disparu des écrans. La publicité et les présentateurs et présentatrices de télévision, les stars, mais aussi les femmes et les hommes politiques, incarnent un corps social soigné et standardisé. Or la société est composée de corps différents, parfois malades et atteints, mais absents.

Comment fabriquez-vous vos films ?

Je procède avec la même méthode sur tous mes films. Le temps consacré à la recherche d’archives varie selon leurs difficultés d’accès. Ma connaissance du cinéma politique m’a aidé pour Retour à Reims [Fragments]. Les archives audiovisuelles sont bien conservées en France grâce à des institutions comme l’INA ou Ciné-archives qui conservent les images du PCF et de la CGT, et des producteurs comme Pathé et Gaumont. Cela permet d’avoir accès à des banques de données organisées et propres. Je collabore avec la même documentaliste sur tous mes films, Emmanuelle Koenig. Nous commençons toujours par faire un inventaire de la matière filmique la plus facilement disponible. À partir de cette recherche initiale, j’entame un premier montage. Ce qui ouvre de nouvelles pistes d’exploration. Parallèlement, je fais des recherches presque universitaires pour repérer d’autres réalisateurs, films et productions. Un travail d’allers et retours s’installe entre montage et recherches. Le film s’affine au fil du temps. Le montage est une part importante de l’écriture d’un film d’archives. Je monte seul car j’ai besoin de sentir les images, leur matérialité, d’y être plongé.

Avez-vous éprouvé des difficultés dans vos recherches d’archives pour ce film ?

Quelques-unes. Des catégories de métiers par exemple ne sont jamais représentées. Il est possible de trouver des images de « l’aristocratie ouvrière » : les ouvriers à l’usine ou les mineurs. Mais les femmes de ménage sont, elles, très rarement montrées à la télévision et au cinéma. Ou alors en soubrettes. Je n’ai trouvé à leur sujet qu’un documentaire et une fiction, et encore, c’est une comédie. De la même manière, depuis l’émergence du Front national, il y a très peu de représentation de ses électeurs et de ses électrices, et du racisme. A part un documentaire sur Jean-Marie Le Pen, je n’ai déniché sur lui que de brèves séquences composées de petites phrases haineuses. Aucun temps long n’était dédié à la compréhension de ce qui se jouait, sur le pourquoi de ce racisme, ou encore sur la ghettoïsation et l’abandon des cités par les pouvoirs publics. Au cinéma, le racisme est presque uniquement représenté par le plouc de province de la comédie vulgaire.

Le premier mouvement de votre film raconte l’histoire de la classe ouvrière. La seconde, celle de sa disparition et de son passage dans le giron du Front national. Plus le film avance dans le temps, plus la nature des archives que vous utilisez semble différer. Pourquoi un tel choix ?

La première raison est technique, liée à l’histoire de la télévision. Dans le premier mouvement,j’utilise notamment des images de reportages télévisés allant des années 1950 aux années 1970. À cette époque, ils étaient tournés en 16 mm. Une fois restaurés, cela ressemble à du cinéma. Après les années 1970, la télévision passe à la vidéo, une vidéo moche dont les défauts sont accentués par des copies mal conservées et détériorées. Beaucoup de matières utilisées pour ce film étaient de mauvaise qualité. J’ai nettoyé et restauré les extraits les plus dégradés. Plus jeune, j’étais monteur-truquiste et j’ai appris à nettoyer et restaurer les images vidéo et filmiques. La deuxième raison est liée à la qualité du travail journalistique télévisuel produit avant les années 1980 : du documentaire de création, avec peu de voix off, un cinéma d’observation parfois de très belle facture. Dans les années 1980, la télévision se standardise et se fige dans ce que sera la télé d’aujourd’hui. Parallèlement, cette décennie est aussi celle de la disparition de la figure des ouvriers au cinéma. Pour raconter les années 1980, il ne me restait que des images de télévision. Mon film dessine donc en creux une histoire de la télévision et du cinéma.

Comment expliquez-vous cette absence de représentation du monde ouvrier au cinéma ? Un changement dans la production ?

Avec le boom de la télévision et de la vidéo, le cinéma, plus onéreux, perd les spectateurs des classes populaires. Les classes moyenne, supérieure et intellectuelle, forment alors le public du cinéma. On n’a plus besoin de produire des films avec des ouvriers, comme ceux avec Jean Gabin par exemple. Parallèlement, les producteurs et réalisateurs communistes disparaissent du paysage. Et la figure de l’ouvrier devient caricaturale.

Comment qualifieriez-vous votre travail ?

Je n’utilise pas les images d’archive comme des illustrations à calquer sur un discours préétabli. Dans mon travail, l’archive a autant d’importance que le texte. Les archives précèdent le texte ou, lorsqu’il y a un texte, elles sont en relation et pas subordonnées à lui. Le film se modifie, s’écrit à partir de ce qui existe, de ce que je trouve. Et s’écrit avec lui une histoire de la représentation. C’est un peu tarte à la crème de dire cela, mais la représentation du monde, comme l’histoire, est écrite par les puissants. J’ai besoin de continuellement revenir sur les luttes sociales, les événements historiques laissés sous le tapis, de travailler les endroits de non-dit de l’histoire officielle. Je redonne voix aux histoires fragiles, oubliées, aux personnes laissées de côté, comme le sont les ouvriers. Retour à Reims [Fragments] est ainsi pour moi une manière de raconter une autre histoire de la France du xxe siècle.

Comment expliquez-vous le passage d’une partie du vote ouvrier du Parti communiste au Front national, aujourd’hui renommé Rassemblement national ?

Didier Eribon a les mots pour synthétiser et proposer une lecture de ce phénomène. Cela a beaucoup pesé dans ma décision d’adapter son texte. Il explique que le Front national a permis à des gens, qui ne se sentaient plus appartenir à une classe et qui se sentaient dépossédés, de retrouver un espace politique où l’on parle en leur nom. Dans les années 1980, les usines ferment, une nouvelle forme de capitalisme se développe et la classe ouvrière change au point qu’elle n’existe plus en tant que telle. C’est l’explosion du tertiaire d’un côté et d’un prolétariat précaire et isolé de l’autre, représenté aujourd’hui par les livreurs à vélo, les chauffeurs Uber ou les soignants des Ehpad. J’ai écouté beaucoup de discours de Jean-Marie Le Pen et j’ai été surpris par le fait qu’il pouvait être assez brillant dans sa manière de parler du peuple et au peuple, même si c’était évidemment un peuple fantasmé et fictif. A l’inverse, les autres politiciens, de gauche notamment, ne s’adressent plus à des citoyens mais à des consommateurs. C’est comme si les politiciens se choisissaient maintenant un marché électoral et parlaient uniquement à une portion de la population pensée comme un marché. La politique s’est professionnalisée et les représentants issus de la classe ouvrière ont disparu.

La disparition des ouvriers et ouvrières des discours de la gauche socialiste est-elle une faute ?

Une erreur absolue et une faute. Leur seule manière de répondre au vote frontiste des ouvriers et des ouvrières a été de recycler petit à petit des points du programme de l’extrême-droite : sur la question sécuritaire, celle-ci a gagné. Dans mon film, on entend par exemple Georges Marchais (secrétaire général du Parti communiste de 1972 à 1994) expliquer qu’il faut stopper l’immigration car elle crée du racisme. Ce n’est pas de la faute des immigrés s’ils sont en train de crever et ont besoin de travailler ! Et en quoi ils seraient responsables du racisme qu’ils subissent au quotidien…

Dans Retour à Reims, Didier Eribon s’interroge : comment faire quand c’est votre famille qui vote FN ? Il se donne alors la tâche de les écouter, de les entendre. Et il argumente avec sa mère. C’est en discutant que la politique peut advenir, la politique c’est du désaccord. Je pense qu’il y a des gens que l’on peut bouger. Mais cela n’a pas été fait par la « gauche ».

NE CROYEZ SURTOUT PAS QUE JE HURLE

« Janvier 2016. L’histoire amoureuse qui m’avait amené dans le village d’Alsace où je vis est terminée depuis six mois. À 45 ans, je me retrouve désormais seul, sans voiture, sans emploi ni réelle perspective d’avenir, en plein cœur d’une nature luxuriante dont la proximité ne suffit pas à apaiser le désarroi profond dans lequel je suis plongé. La France, encore sous le choc des attentats de novembre, est en état d’urgence. Je me sens impuissant, j’étouffe d’une rage contenue.
Perdu, je visionne quatre à cinq films par jour. Je décide de restituer ce marasme, non pas en prenant la caméra mais en utilisant des plans issus du flot de films que je regarde. »

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Note d’intention

En tant que spectateur, j’ai toujours été sensible à la poésie des plans qui, une fois isolés, ne trahissent plus leur provenance. Des plans d’horloge, de fenêtre, de clé, d’écrans, de meubles, de panneaux de signalisation, d’engrenages, de claviers, de végétation, de paysages mais aussi des plans de visage, ceux des figurants soudain isolés pour le besoin du montage et qu’on ne recroise jamais dans le film. J’ai tenté par le biais du mash-up de réunir ce type de plans, rendus muets, d’en revendiquer l’hétérogénéité, d’alterner noir et blanc et couleur, de respecter leur format d’origine et de les faire dialoguer avec l’évocation des jours sombres que j’ai traversés en 2016. De créer une dynamique réflexive pour le spectateur, de jouer en permanence tantôt du décalage, tantôt de la correspondance entre ce qu’il voit et ce qu’il entend. Mais tout cela n’est peut-être qu’un discours de la méthode, une tentative d’établir une règle du jeu, une tentation de théoriser une pulsion profonde. L’idée était avant tout de restituer un cri, d’extérioriser une colère par la collusion de la chronique de mon désespoir avec des images venues d’un autre temps et d’un autre espace et qui pourtant commentaient mon quotidien, l’incarnaient mieux que mes propres images n’auraient su le faire. Des images et des mots qui disent mon fracas intérieur, mon impuissance, ma déréliction. Ma peur de la violence sociale, policière, économique, idéologique, humaine activement à l’œuvre aujourd’hui dans mon pays, la France et dans le monde entier. En me disant que ce cri je me devais de le pousser pour ne pas étouffer.

Frank Beauvais

Entretien avec Frank Beauvais

Comment est né le désir de faire ce film ?

C’est un désir lié à une frustration, celle de me retrouver, à un moment donné, seul dans un village isolé, sans interlocuteur aucun, ni possibilité tangible d’échapper à cette situation qui devenait pesante. J’ai toujours vu beaucoup de films mais l’isolement m’a poussé à en voir encore plus, au point où visionner des films est devenu mon occupation principale, presque exclusive. Après plus d’un an de ce régime quotidien, une opportunité de revenir à Paris dans un futur proche mais encore non défini s’est présentée à moi. Une porte s’ouvrait mais je ne savais combien de temps encore j’allais devoir patienter. M’est alors venue l’idée de tenter de raconter l’isolement dont je souffrais et ce compagnonnage ambivalent avec les films. De documenter les états par lesquels je passais et les étapes qui mèneraient au départ définitif de ce village dont je me sentais prisonnier. Les films que je visionnais finissaient tous, de façon quasi pathologique, à me tendre, ne serait-ce que le temps d’une image, un miroir de ma situation. J’en suis donc venu à me dire que plutôt que de prendre une caméra, il serait intéressant de restituer mes impressions, de recomposer les espaces mentaux et géographiques que je traversais à partir d’images extraites du flux de celles que j’ingurgitais sans modération. Le found footage, auquel je m’étais déjà essayé dans deux courts métrages, s’est alors imposé comme mode d’expression.

Comment avez-vous sélectionné les images ?

Au cours des six mois évoqués dans le film, j’ai regardé plus de quatre cents films. Je les ai listés et j’ai opéré une première sélection, supprimant les films expérimentaux dont le propos ou la texture étaient trop proches formellement de ce que je recherchais moi-même. L’idée a très vite été de se concentrer uniquement sur les films de fiction. Dans un deuxième temps, j’ai revu chacun de ces films en isolant les images qui me parlaient, qui m’avaient frappé à la première vision, qui, prises hors de leur contexte initial, isolées des plans qui les précédaient et les suivaient, exerçaient une fascination sur moi ou me troublaient. Je suis immanquablement ému par la poésie des plans desquels les corps des comédiens sont exclus, des plans de personnages de dos quittant un lieu, des plans de coupe, de paysages, des inserts sur des objets. Des segments visuels qui, dans le déroulement narratif du film d’origine, soit délaissent pour un temps le corps-acteur pour se poser sur un élément du décor, soit se rapprochent trop de lui pour qu’il reste discernable en tant que corps. Des plans qui, une fois isolés, ne trahissent plus leur provenance : si le visage d’un acteur disparaît et que la caméra filme la route, le fragment n’est souvent plus révélateur de son origine et ne permet plus d’identifier le film dont il provient avec certitude. J’aime la poésie de ces brefs plans perdus qui, dans un nouvel ordonnancement peuvent revêtir une fonction métaphorique, se parer d’une dimension poétique, qui n’étaient pas la leur à l’origine. Dans le cas de ce projet, ils renvoyaient directement à mon propre sentiment de déshérence et de désolation.

À quel stade avez-vous écrit le texte ?

Durant trois ou quatre mois, Thomas Marchand, le monteur, et moi avons d’abord trié et indexé les images, les répartissant en des catégories thématiques très variées. Un chutier contenait, par exemple, tous les plans d’animaux, un autre, ceux de végétation, un autre des manifestations de violence ou encore un autre les symboles de l’autorité et du pouvoir. Nous répartissions ainsi les images en une trentaine de rubriques et avons constitué un répertoire de plus d’une dizaine de milliers de plans, que nous avons vus et revus afin de les connaître sur le bout des doigts. Après l’élaboration de ce lexique, j’avais une idée assez précise de la palette visuelle que nous aurions à disposition et je me suis plongé dans la rédaction du texte. Je suis reparti en Alsace sur les lieux que j’avais quittés. J’ai pris dans mes bagages plusieurs ouvrages d’auteurs dont la prose me semblait nourricière. Des écrivains comme Annie Ernaux, Georges Perec, Georges Simenon ou Hervé Prudon. Je ne me mettais jamais à écrire sans les avoir lus au moins deux heures auparavant afin de m’imprégner quelque part, j’imagine, de la musique et du rythme de leur écriture. J’ai un peu hésité à recréer un journal. Je n’en avais pas tenu à l’époque et j’estimais malhonnête l’idée de recréer un journal artificiellement jour après jour. J’ai tenté de me remémorer les événements personnels qui avaient jalonné ce semestre, les visites d’amis, les voyages que j’avais faits et, parallèlement, de remonter le fil de l’actualité politique de cette période et de m’interroger sur la résonance qu’elle avait eue sur moi, sur les liens entre le sentiment de déperdition qui m’habitait et les états d’urgence dans laquelle la France et le reste du monde étaient plongés. Et j’ai alors opté pour la forme d’une chronique rétrospective, d’un déroulement chronologique relaté a posteriori.

Comment avez-vous travaillé le montage du texte et de l’image ?

Une fois le texte rédigé, nous sommes restés six mois en salle de montage. Nous avons d’abord enregistré la voix, puis nous avons repris le répertoire que nous avions établi et avons confronté les images au texte de façon systématique. Nous lancions la voix et regardions 75 minutes d’un chutier en repérant les passages où quelque chose se produisait entre image et son. Et nous recommencions avec le chutier suivant jusqu’à épuisement des soixante heures d’images sélectionnées. Nous comblions le vide,en plaçant, çà et là, au fur et à mesure des plans qui dialoguaient avec la narration écrite. C’était une sorte de puzzle géant, un travail de fourmi vertigineux mais constamment ludique. Nous ne voulions surtout pas que les images soient une simple illustration de la voix off. Bien sûr, il fallait qu’elles restent en rapport avec le texte, afin de ne pas perdre le spectateur mais nous avons privilégié un montage qui faisait la part belle au jeu métaphorique, à l’association d’idées, à l’homophonie, au jeu des contraires, à l’ironie, au dérèglement sémantique, à des correspondances formelles et chromatiques. Afin de créer une dynamique poétique, une sorte de gymnastique cérébrale pour le spectateur et de ménager une place à l’humour au sein d’un récit marqué par la noirceur et la dépression. La syntaxe du texte et le rythme du montage obéissent à un souci de retranscrire le contraste entre la violence des sentiments qui m’assaillent et la lenteur, l’immobilité de la vie de village. Ainsi, lors de la description des crises d’angoisse ou les poussées de colère et de désespoir liées à la répression policière ou à l’inanité politique, le rythme et la forme de la narration sont altérées, les phrases deviennent brèves, coupantes, nominales, se rapprochant du courant de conscience cher à Joyce ou du slam. Ce sont comme des claques (slam en anglais signifie claque).

Il n’y a qu’une seule musique dans le film, qui apparaît lors du générique de fin. Pourquoi ce choix ?

Nous savions dès le début qu’alors que le texte réfère souvent aux morceaux que j’écoutais en 2016, nous n’utiliserions pas de musique : elle aurait agi comme une troisième couche, sur l’image et le texte. Nous voulions que le spectateur reste concentré sur la tension entre les images et la voix.Toute musique est narration et il semblait inconcevable et contreproductif d’ajouter une dimension narrative supplémentaire au film. Cela risquait d’égarer le spectateur ou d’être simplement redondant. I See a Darkness, la chanson composée par Bonnie Prince Billy, en revanche, me paraissait être idéale pour clore le film, au moment où les images disparaissent de l’écran, où le flux de parole se tarit et où la possibilité d’un ailleurs se concrétise. C’est un chant intime bouleversant, tout en fêlures, d’une déchirante beauté qui insiste sur l’importance de l’amitié et de l’amour pour compenser la noirceur de nos existences.

Quelle est l’origine du titre ?

Le titre pastiche celui d’un film est-allemand de Frank Vogel, intitulé Denk bloß nicht, ich heule (1965). Le verbe heulen est sémantiquement ambigu. Il peut signifier à la fois pleurer ou crier. J’ai décidé de m’en inspirer et j’ai gardé hurler, à l’homophonie proche de heulen. Ce titre renvoie aussi, pour moi, au Cri de Munch, à sa profonde noirceur, à son fond d’angoisse et de terreur et à la folie qu’entraîne le spectacle hallucinatoire d’une horreur ubiquiste.