JEUDI 23 NOVEMBRE 2023 à 19 h 30 : Quelle folie, de Diego Governatori
Quelle folie
de Diego Governatori
France – 2018 – 87’
Aurélien est charmant, mais il est tourmenté. Aurélien est volubile, mais il est solitaire. Aurélien se sent inadapté, mais il a tout compris. Aurélien est autiste. Filmé, il a délié sa parole, libérant un chant d’une intensité prodigieuse, un miroir tendu vers nous.
ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR
Comment décririez-vous le lien qui vous unit avec Aurélien, et à quel moment a germé l’idée de Quelle folie ?
Le lien qui m’attache à Aurélien est avant tout un lien d’amitié, et l’idée de faire un film sur, ou plutôt avec lui, est venue principalement de l’intensité de notre amitié, marquée par quinze années à échanger sur l’état du monde ou sur ce qui agitait nos vies. J’ai très vite été marqué par sa volubilité, ses fulgurances, ses visions, mais aussi par ses angoisses et ses dérives. Le voyant progressivement pris dans un schéma répétitif de l’échec, j’ai senti que son inadaptabilité creusait un fossé inéluctable entre la société des hommes et sa personne. Un jour il me dit même ceci : « Tu sais Diego, je n’existe pas. » Cet aveu, si promptement confié, était-il à prendre au sérieux ? Était-ce un aveu de faiblesse ? D’insatisfaction ? De résignation ? Était-ce une façon pour lui de conjurer le sort qui était le sien ? Ce qui est sûr, c’est que je ne pouvais pas continuer à le voir sans m’emparer de ces questions, et pour espérer l’aider il fallait que je devienne comme un médiateur entre lui et le monde. Évidemment cela a pris du temps. Quelle folie est un projet auquel je me suis attelé pendant cinq ans, une longue période durant laquelle je me suis confronté tout autant à l’intensité de sa genèse qu’aux difficultés de sa fabrication. Car au-delà du sujet abordé qui met clairement en jeu l’intimité profonde d’Aurélien, bien des questions se sont posées quant à l’approche technique et cinématographique que j’ai dû mener afin de rendre compte de la fragile intériorité de mon ami. Comment délier sa parole que lui-même croit viciée, alors qu’elle comporte un réel pouvoir introspectif ? Comment inviter le cinéma au cœur d’une relation d’amitié ? Comment réussir à faire résonner au dehors cette voix du dedans ?
Au-delà, ou en deçà de l’autisme, Quelle folie est surtout un film sur Aurélien, pourquoi ?
Il est important de rappeler que lorsqu’il a été diagnostiqué autiste par un psychiatre, aurélien a entamé un travail d’analyse de soi, une intense spéléologie introspective qui lui a permis d’inspecter les gouffres et les fêlures de son être. Désireux qu’il était de comprendre en quoi son être était vicié, en quoi ses modalités d’adresse dysfonctionnaient et le coupaient ainsi de l’autre, il a cherché à transcrire par écrit ses sensations autour de la problématique autistique. Cependant il s’est très vite heurté à la difficulté de l’entreprise, et c’est pourquoi nous avons décidé que ce serait ensemble, via un film documentaire, que nous traquerions des éléments de réponse. mais je savais aussi qu’a-delà de ce que l’autisme allait pouvoir expliquer, l’enjeu principal allait être de saisir la façon très spécifique qu’Aurélien a de se penser : comment se voyait-il, se vivait-il ? C’est pourquoi j’ai eu envie de le filmer lui et seulement lui, au travers de son propre regard, de son ultra lucidité.
Au vu de la place que prend la parole, peut-on se demander si, finalement, ce n’est pas le langage qui structure le film ?
La parole d’Aurélien est en effet le point d’ancrage du projet, et très vite il m’a semblé décisif de comprendre l’usage qu’il en faisait. Prise dans son ensemble, elle me renvoyait à quelque chose de constitutif de l’être humain, à une vibration, à une vitalité qui, chez lui, n’aurait pas été canalisée. son déchainement verbal charriait une énergie de bâtisseur qui, lorsqu’il opérait, donnait la sensation qu’il pouvait déplacer des montagnes, ce qui parfois, je le concède, faisait un peu peur. Si le langage demeurait comme pour tout le monde son principal moyen pour rejoindre l’autre, la façon dont il l’avait assimilé le soumettait à d’incessantes tempêtes, à un tangage permanent. en donnant la parole à Aurélien, en laissant éclore l’objet de son discours enfoui, c’est une part de son trouble autistique qui nous est révélée : sa discontinuité d’être, la question sourde de se sentir différent, l’inaptitude à comprendre intuitivement les systèmes symboliques. Mais peut-être qu’en miroir, il nous appartient d’interroger notre soi-disant normalité, de renverser nos postulats, nos habitudes, nos évidences.
Pourquoi avoir choisi de tourner particulièrement durant les ferias de Pampelune ?
Je désirais sortir Aurélien de chez lui et trouver un lieu spécifique pour notre expédition, mon choix s’est porté sur cette immense manifestation populaire que sont les ferias de la San Fermin à Pampelune, et ce pour plusieurs raisons. troisième plus grande fête populaire du monde, le centre-ville devient chaque année un carrefour bouillonnant où plus d’un million et demi de personnes se croisent, toutes unies par le traditionnel habit blanc et le foulard rouge noué autour du cou. Avec ses ruelles étroites, circulaires, faussement semblables, Pampelune est un labyrinthe moderne que la foule compacte envahit, dressée comme un seul corps. Il me semblait significatif d’aller chercher un lieu aux confins du réel, afin que les énergies collectives qui s’y déploient puissent faire directement écho à ce qui se joue dans la vie d’Aurélien : le filmer seul au milieu des autres dans cet espace qui n’est autre que l’envers de son petit théâtre, solitaire et quotidien, un espace où le réel et l’allégorie ne font plus qu’un, et observer comment sa pensée se fraye un chemin, pareille à ces taureaux qu’on lâche dans les rues et qui bousculent tout sur leur passage.
Quelles sont les places respectives du scénario, du tournage et du montage dans la réalisation du film ? Est-ce qu’une étape a pris une place beaucoup plus importante qu’une autre ?
Comme dans tout documentaire, l’écriture du film s’est beaucoup appuyée sur les éléments concrets dont je disposais, en l’occurrence des enregistrements sonores où Aurélien me parlait d’un milliard de choses très saisissantes pour moi. Je suis resté plusieurs mois assis face à lui, avec un enregistreur à la main ou une caméra témoin, à mesurer l’envergure des chemins que nous allions pouvoir explorer, puisqu’au-delà de sa volubilité, Aurélien a un réel talent pour stimuler l’imaginaire. Il m’a fallu ensuite trouver la forme pour inviter cette parole à se délier « en situation », et j’ai alors consacré beaucoup de temps à l’écriture du film, imaginant quel pourrait être notre trajet, quels lieux arpenter, quels dispositifs déployer pour que notre expérience puisse rendre compte des sensations que nous allions traverser. Le tournage proprement dit a finalement été assez court, une quinzaine de jours à peine. C’est ensuite que tout a (re)commencé. Je disposais d’une matière telle que lorsque je suis rentré en montage, je n’en suis ressorti que deux ans plus tard ! Ce fut une période très joyeuse pour moi, je n’avais pas l’impression d’aller travailler, mais au contraire d’être travaillé par les images et les paroles d’Aurélien. Cette excitation m’a évidemment permis de rester concentré, et surtout de rester ouvert sur ce que le montage allait pouvoir révéler. Et de fait, ce n’est qu’en montant dans la durée que la structure du film s’est imposée, m’invitant aussi à retourner des plans pour parfaire des séquences. Je dirais donc que le montage fut l’endroit où tout a fusionné, depuis la pensée d’Aurélien jusqu’au sens des images que j’avais tourné.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles