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Auteur/autrice : Marie-Sylvie Riviere

JOSEP

Février 1939. Submergé par le flot de Républicains fuyant la dictature franquiste, le gouvernement français les parque dans des camps. Deux hommes séparés par les barbelés vont se lier d’amitié. L’un est gendarme, l’autre est dessinateur. De Barcelone à New York, l’histoire vraie de Josep Bartolí, combattant antifranquiste et artiste d’exception.

Dossier de presse

« Montrer le dessin comme un cri. Un cri qui permet de vivre le monde tel qu’il est, sans être dupe de ce qui n’y tourne pas rond. Un cri poussé dans l’espoir d’améliorer les choses. Un cri universel qui, pour Josep, pour moi, passe par une feuille et un crayon. » AUREL

NOTE D’INTENTION D’AUREL

J’ai découvert le travail de Josep Bartolí de manière assez fortuite, au cours d’un salon du livre auquel j’étais invité. La couverture du livre que Georges Bartolí a consacré à son oncle Josep m’a saisi. Un croquis de républicain espagnol avachi sur ses béquilles, mi-homme mi-cadavre, d’une puissance singulière. Ce dessin ne pouvait être l’œuvre que d’un dessinateur génial. Cela me fut confirmé à chaque page : illustrations politiques riches de détails et de sens, critiques du pouvoir, de l’État, de la religion, de la lâcheté des dirigeants internationaux. Et puis les croquis des camps. La force du coup de crayon pour témoigner de cette dramatique séquence honteuse et peu connue de l’histoire du XXe siècle. Le besoin de me plonger dans cette histoire, me l’accaparer, la digérer puis la faire revivre à travers le filtre de mon crayon m’a immédiatement animé…

DU DESSIN À L’ANIMATION

Si, d’un côté, c’était évidemment mon crayon qui devait rendre hommage à Bartolí, comme dans une forme de mise en abîme du dessin, d’un autre côté, il était évident que cet hommage devait apporter quelque chose de plus. Un mouvement, un son, une musique, une respiration, un rythme. Tout ce qu’il manque au dessin. J’ai su qu’il s’agirait d’un dessin animé. Il fallait redonner vie à Bartolí de la meilleure manière qu’il soit.

DE BARTOLÍ AU DESSINATEUR

Au départ ébloui par tous les aspects de cette vie foisonnante, j’envisageais de travailler sur ce film à travers une approche très biographique : une traversée du XXe siècle de ce personnage aux mille vies… Le premier à mettre en doute cette approche fut Jean-Claude Carrière à qui j’exposais le projet. Pour lui, l’évidence était que l’intérêt de ce projet résidait dans le fait qu’un dessinateur de presse se penche sur la carrière d’un de ses aînés. Après quelques mois de travail et de réflexion – aidé notamment par Serge Lalou – je commençais à y voir plus clair : le sujet du film est le dessin. Bartolí son incarnation.

L’ART DU RACCOURCI

On demande toujours au dessin de se justifier. Pourquoi choisir ce medium plutôt qu’une photo, de la prise de vue réelle ou un simple texte ? Pour beaucoup, le dessin est une esquisse préparatoire, un croquis explicatif, un pis-aller graphique quand on n’a pas meilleure illustration. Le sujet du film étant le dessin, j’ai choisi d’affirmer la force du dessin pour raconter de manière intrinsèque tout ce qu’une image réelle ne pourrait jamais raconter. Le trait dessiné est au centre de la narration. Même les couleurs sont réduites à leur portion congrue. Le dessin est l’art du raccourci, non pas pour aller plus vite, mais pour raconter une histoire par l’entremise de quelque chose qui n’existe pas dans la nature : le trait (aucune personne, aucun objet, aucun animal n’est cerclé d’un trait noir). C’est une démarche intellectuelle complexe que de gommer les volumes qui nous entourent pour accepter de ne les représenter que par des lignes qui sont absentes de notre univers. Pourtant tout le monde comprend. Je veux dans ce film amener le spectateur à retrouver cette confiance enfantine dans le raccourci du trait pour raconter le monde dans sa complexité.

UN CRI

L’animation est le seul moyen de montrer en quoi le dessin permet de mettre en lumière un défaut, une contradiction, une injustice. De le faire sauter aux yeux du spectateur sans mots, sans délai. De montrer aussi le dessin comme un cri. Un cri qui permet de vivre le monde tel qu’il est, sans être dupe de ce qui n’y tourne pas rond. Un cri poussé dans l’espoir d’améliorer les choses ou qu’elles ne se reproduisent plus. Un cri universel qui, pour Josep, pour moi, passe par une feuille et un crayon.

LE FUSIL OU LE CRAYON

Grâce à ce film, je souhaite interroger la notion d’engagement, de résistance, de témoignage et bien entendu de déracinement. Le résistant est celui qui s’oppose physiquement à l’insupportable, quitte à le payer de sa vie. Le journaliste est celui qui observe et doit préserver sa vie pour pouvoir témoigner. Bartolí a été les deux. Il a pris le crayon quand les armes étaient devenues vaines. Mes grands-pères avaient choisi de prendre les armes quand il le fallait. Moi j’ai le crayon pour raconter ce qui pourrait aller mieux.

DESSINER POUR SURVIVRE

Pour Josep, dessiner est une nécessité. C’est photographier la réalité. C’est participer à la création de la mémoire collective pour ceux qui ne peuvent s’exprimer. C’est révéler au grand jour l’enfer quotidien des « indésirables ». Soutenu et caché par ses camarades quand il dessine, ses croquis témoignent avec rage de la triste réalité des camps de fortune. Tous les supports sont bons pour dessiner, peu importe où il se les procure. Il suffit de pouvoir les dissimuler sous le sable des camps. Progressivement, l’idée lui vient de publier ses dessins dans un livre. Il lui faut alors partir, explique-t-il en 1943 : « Je suis venu en Amérique seulement pour écrire mon livre. C’est un devoir que j’ai envers ces yeux vitreux de moribonds, qui tant de fois m’ont demandé de raconter comment ils trouvèrent la mort dans ces baraques en bois pourri, sous la cruauté des gendarmes. » En 1944, aidé de Narcís Molins Fabrega, il publie son ouvrage Campos de concentración 1939-194…, dans lequel il offre un témoignage iconographique sans précédent, notamment des ustensiles ou des jeux réalisés par les internés, des portraits de prisonniers, des scènes évocatrices, des dessins descriptifs. Les dessins principalement satiriques dénoncent les conditions de vie des exilés dans les camps. Y sont caricaturés les réfugiés comme les gendarmes. Le caractère inhumain des geôliers est souligné par les traits zoomorphes qui les caractérisent : cochons, chiens, chauves-souris,mi-homme, mi-animaux, poilus et pourvus de queue de chien se disputent la cruauté. C’est la nature humaine dans tous ses travers et sa monstruosité la plus perverse qu’il dessine. Les réfugiés eux aussi perdent peu à peu leur aspect humain, les corps deviennent de plus en plus frêles. Réalisés sur le vif, ils sont aussi une manière pour Bartolí de transmettre, de partager et de nous faire comprendre les souffrances, les dégradations physiques, l’inanition de ces exilés dont il faisait partie.

LA RETIRADA

Suite aux trois années de guerre civile espagnole (1936-1939) opposant les Nationalistes aux Républicains, Franco finit par s’emparer de l’ensemble de l’Espagne. En janvier 1939, les troupes franquistes entrent dans Barcelone, dernier territoire insoumis. Dans les jours qui suivent, plus de 450 000 personnes cherchent à trouver refuge en France, c’est la Retirada – « retraite » en français. S’y mêlent civils, militaires, officiels de la République espagnole se pressant sur les routes de Catalogne, tentant de traverser les Pyrénées à pied sous la neige.

26 JANVIER 1939 :
Prise de Barcelone. Le front de Catalogne s’écroule face à la pression des troupes de Franco appuyées par l’aviation allemande. Les premiers réfugiés se pressent vers la frontière encore ouverte entre l’Andorre et Port-Bou.

27 JANVIER 1939 :
Le gouvernement français applique son plan de barrage le long des Pyrénées et ouvre dans la nuit la frontière aux civils (femmes et enfants) et aux blessés. Les hommes valides sont refoulés. Tous sont dépouillés de leurs armes mais aussi de leurs bijoux, de leur argent liquide…

29 JANVIER 1939 :
Les civils sont majoritairement dirigés en train dans des centres d’hébergement répartis dans 70 départements. Les blessés, infirmes et malades sont pris en charge dans des structures sanitaires montées à la hâte.

30 JANVIER 1939 :
Dès la fin du mois de janvier, des camps sont mis en place par l’autorité militaire. Le ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut, visite le camp d’Argelès-sur-Mer le 1er février 1939.

5 FÉVRIER 1939 :
La frontière est ouverte aux soldats et aux hommes valides. Ils sont dirigés en convois vers les camps situés en montagne, le long de la frontière, ainsi que sur la plage, dans un dénuement total. Josep Bartolí se trouve parmi ces hommes.

13 FÉVRIER 1939 :
Si la frontière est fermée depuis le 9 février, les franquistes contrôlent l’ensemble de la chaîne des Pyrénées. À cette date, l’exode est officiellement terminé. D’autres camps comme Bram et Le Barcarès sont en cours d’aménagement.

MARS 1939 :
Plus de 222 000 réfugiés sont toujours internés dans les camps des Pyrénées-Orientales. Les premiers transferts s’opèrent vers les camps d’Agde, du Vernet, de Collioure et de Septfonds.

AVRIL 1939 :
L’ouverture d’un second réseau de camps comme Gurs et Agde permet de vider progressivement les camps des Pyrénées-Orientales. Les hommes sont alors mis au travail via la Compagnie des Travailleurs Étrangers. Les principaux camps de la Retirada (Agde, Argelès-sur-Mer, Bram, Le Barcarès, Saint-Cyprien, Gurs,Vernet, Septfonds et Rieucros) fonctionneront jusqu’à la défaite de juin 1940 et seront repris par le gouvernement de Vichy, qui réorganise ce réseau en le renforçant avec la création de nouveaux camps comme celui de Rivesaltes au début de l’année 1941.

QUELLE FOLIE

Aurélien est charmant, mais il est tourmenté. Aurélien est volubile, mais il est solitaire. Aurélien se sent inadapté, mais il a tout compris. Aurélien est autiste. Filmé, il a délié sa parole, libérant un chant d’une intensité prodigieuse, un miroir tendu vers nous.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Comment décririez-vous le lien qui vous unit avec Aurélien, et à quel moment a germé l’idée de Quelle folie ?

Le lien qui m’attache à Aurélien est avant tout un lien d’amitié, et l’idée de faire un film sur, ou plutôt avec lui, est venue principalement de l’intensité de notre amitié, marquée par quinze années à échanger sur l’état du monde ou sur ce qui agitait nos vies. J’ai très vite été marqué par sa volubilité, ses fulgurances, ses visions, mais aussi par ses angoisses et ses dérives. Le voyant progressivement pris dans un schéma répétitif de l’échec, j’ai senti que son inadaptabilité creusait un fossé inéluctable entre la société des hommes et sa personne. Un jour il me dit même ceci : « Tu sais Diego, je n’existe pas. » Cet aveu, si promptement confié, était-il à prendre au sérieux ? Était-ce un aveu de faiblesse ? D’insatisfaction ? De résignation ? Était-ce une façon pour lui de conjurer le sort qui était le sien ? Ce qui est sûr, c’est que je ne pouvais pas continuer à le voir sans m’emparer de ces questions, et pour espérer l’aider il fallait que je devienne comme un médiateur entre lui et le monde. Évidemment cela a pris du temps. Quelle folie est un projet auquel je me suis attelé pendant cinq ans, une longue période durant laquelle je me suis confronté tout autant à l’intensité de sa genèse qu’aux difficultés de sa fabrication. Car au-delà du sujet abordé qui met clairement en jeu l’intimité profonde d’Aurélien, bien des questions se sont posées quant à l’approche technique et cinématographique que j’ai dû mener afin de rendre compte de la fragile intériorité de mon ami. Comment délier sa parole que lui-même croit viciée, alors qu’elle comporte un réel pouvoir introspectif ? Comment inviter le cinéma au cœur d’une relation d’amitié ? Comment réussir à faire résonner au dehors cette voix du dedans ?

Au-delà, ou en deçà de l’autisme, Quelle folie est surtout un film sur Aurélien, pourquoi ?

Il est important de rappeler que lorsqu’il a été diagnostiqué autiste par un psychiatre, aurélien a entamé un travail d’analyse de soi, une intense spéléologie introspective qui lui a permis d’inspecter les gouffres et les fêlures de son être. Désireux qu’il était de comprendre en quoi son être était vicié, en quoi ses modalités d’adresse dysfonctionnaient et le coupaient ainsi de l’autre, il a cherché à transcrire par écrit ses sensations autour de la problématique autistique. Cependant il s’est très vite heurté à la difficulté de l’entreprise, et c’est pourquoi nous avons décidé que ce serait ensemble, via un film documentaire, que nous traquerions des éléments de réponse. mais je savais aussi qu’a-delà de ce que l’autisme allait pouvoir expliquer, l’enjeu principal allait être de saisir la façon très spécifique qu’Aurélien a de se penser : comment se voyait-il, se vivait-il ? C’est pourquoi j’ai eu envie de le filmer lui et seulement lui, au travers de son propre regard, de son ultra lucidité.

Au vu de la place que prend la parole, peut-on se demander si, finalement, ce n’est pas le langage qui structure le film ?

La parole d’Aurélien est en effet le point d’ancrage du projet, et très vite il m’a semblé décisif de comprendre l’usage qu’il en faisait. Prise dans son ensemble, elle me renvoyait à quelque chose de constitutif de l’être humain, à une vibration, à une vitalité qui, chez lui, n’aurait pas été canalisée. son déchainement verbal charriait une énergie de bâtisseur qui, lorsqu’il opérait, donnait la sensation qu’il pouvait déplacer des montagnes, ce qui parfois, je le concède, faisait un peu peur. Si le langage demeurait comme pour tout le monde son principal moyen pour rejoindre l’autre, la façon dont il l’avait assimilé le soumettait à d’incessantes tempêtes, à un tangage permanent. en donnant la parole à Aurélien, en laissant éclore l’objet de son discours enfoui, c’est une part de son trouble autistique qui nous est révélée : sa discontinuité d’être, la question sourde de se sentir différent, l’inaptitude à comprendre intuitivement les systèmes symboliques. Mais peut-être qu’en miroir, il nous appartient d’interroger notre soi-disant normalité, de renverser nos postulats, nos habitudes, nos évidences.

Pourquoi avoir choisi de tourner particulièrement durant les ferias de Pampelune ?

Je désirais sortir Aurélien de chez lui et trouver un lieu spécifique pour notre expédition, mon choix s’est porté sur cette immense manifestation populaire que sont les ferias de la San Fermin à Pampelune, et ce pour plusieurs raisons. troisième plus grande fête populaire du monde, le centre-ville devient chaque année un carrefour bouillonnant où plus d’un million et demi de personnes se croisent, toutes unies par le traditionnel habit blanc et le foulard rouge noué autour du cou. Avec ses ruelles étroites, circulaires, faussement semblables, Pampelune est un labyrinthe moderne que la foule compacte envahit, dressée comme un seul corps. Il me semblait significatif d’aller chercher un lieu aux confins du réel, afin que les énergies collectives qui s’y déploient puissent faire directement écho à ce qui se joue dans la vie d’Aurélien : le filmer seul au milieu des autres dans cet espace qui n’est autre que l’envers de son petit théâtre, solitaire et quotidien, un espace où le réel et l’allégorie ne font plus qu’un, et observer comment sa pensée se fraye un chemin, pareille à ces taureaux qu’on lâche dans les rues et qui bousculent tout sur leur passage.

Quelles sont les places respectives du scénario, du tournage et du montage dans la réalisation du film ? Est-ce qu’une étape a pris une place beaucoup plus importante qu’une autre ?

Comme dans tout documentaire, l’écriture du film s’est beaucoup appuyée sur les éléments concrets dont je disposais, en l’occurrence des enregistrements sonores où Aurélien me parlait d’un milliard de choses très saisissantes pour moi. Je suis resté plusieurs mois assis face à lui, avec un enregistreur à la main ou une caméra témoin, à mesurer l’envergure des chemins que nous allions pouvoir explorer, puisqu’au-delà de sa volubilité, Aurélien a un réel talent pour stimuler l’imaginaire. Il m’a fallu ensuite trouver la forme pour inviter cette parole à se délier « en situation », et j’ai alors consacré beaucoup de temps à l’écriture du film, imaginant quel pourrait être notre trajet, quels lieux arpenter, quels dispositifs déployer pour que notre expérience puisse rendre compte des sensations que nous allions traverser. Le tournage proprement dit a finalement été assez court, une quinzaine de jours à peine. C’est ensuite que tout a (re)commencé. Je disposais d’une matière telle que lorsque je suis rentré en montage, je n’en suis ressorti que deux ans plus tard ! Ce fut une période très joyeuse pour moi, je n’avais pas l’impression d’aller travailler, mais au contraire d’être travaillé par les images et les paroles d’Aurélien. Cette excitation m’a évidemment permis de rester concentré, et surtout de rester ouvert sur ce que le montage allait pouvoir révéler. Et de fait, ce n’est qu’en montant dans la durée que la structure du film s’est imposée, m’invitant aussi à retourner des plans pour parfaire des séquences. Je dirais donc que le montage fut l’endroit où tout a fusionné, depuis la pensée d’Aurélien jusqu’au sens des images que j’avais tourné.

CARTE BLANCHE

Anne-Toussaint, co-animatrice de L’Autre Ecran, nous propose des films qu’elle a réalisés dans le cadre de l’association Les Yeux de l’ouïe. Des personnes détenues et des étudiants de Science Po se rencontrent… Des femmes hébergées dans un centre d’action sociale de la Ville de Paris dialoguent…

Fragments d’une rencontre
D’avril 2003 à août 2004, des étudiants de Science Po se sont régulièrement rendus à la Maison d’arrêt de la Santé à Paris pour travailler avec l’atelier vidéo En quête d’autres regards animé par la réalisatrice Anne Toussaint. Ils ont regardé des images et éprouvé l’acte de filmer autour de l’idée : Le cinéma, ça nous regarde. Le film Fragments d’une rencontre est le témoignage de ce travail collectif aux échanges parfois vifs. A travers cette rencontre, l’objectif n’était pas d’être dans le spectaculaire du prisonnier et de la prison, mais de penser la prison autrement grâce à un regard extérieur.

On est là
À partir d’extraits du texte « Espèces d’espaces » de Georges Perec, des femmes d’un centre d’hébergement s’emparent de la parole pour penser et interroger leur contexte de vie. Par delà leurs mots, leur réflexion interpelle et fait écho à l’histoire de chacun.

Ces films revendiquent un cinéma de l’expérience, un cinéma de la relation. Dehors/dedans, comment sortir de nos enfermements ? Qui filme, comment filmer ? Le cinéma peut-il se mettre en quête d’autres regards ?
Anne Toussaint nous fera part du travail de cinéaste qu’elle mène avec les personnes au sein de différents établissements, dont les prisons, et des ateliers vidéo qui y sont menés.

KUESSIPAN

Nord du Québec. Mikuan et Shaniss, deux amies inséparables, grandissent dans une réserve de la communauté innue. Petites, elles se promettent de toujours rester ensemble. Mais à l’aube de leurs 17 ans, leurs aspirations semblent les éloigner : Shaniss fonde une famille, tandis que Mikuan tombe amoureuse d’un blanc et rêve de quitter cette réserve devenue trop petite pour elle…

Dossier de presse – entretien avec Myriam Verreault et Naomi Fontaine, auteure du livre Kuessipan

Kuessipan signifie : « À toi », « À ton tour ». Au-delà de sa signification dans le livre, quelle est la portée de ce « À toi » ?

Myriam Verreault : Le titre fait écho non seulement à l’histoire, mais aussi au processus de création. Il y avait quelque chose à transmettre, une sorte de passation de flambeau pour que le film puisse exister. Naomi a d’abord accepté de me transmettre son livre Kuessipan, mais elle m’a aussi transmis une volonté et un savoir.

Naomi Fontaine : Le livre n’est pas une histoire à proprement parler. C’est un ensemble de voix. Lorsque j’ai écrit Kuessipan, j’avais une intention très claire : donner à voir des visages, des lieux et des moments vécus dans ma communauté. Le désir de m’éloigner des images généralement véhiculées de Uashat mak Mani-Utenam1, celles du désoeuvrement et de la perte d’identité. Kuessipan, c’est d’abord « à toi », « à eux », à ceux dont je parle, d’exister en dehors des préjugés.

MV : Cette passation allait s’opérer ensuite avec les comédiens, pratiquement tous des Innus de la communauté, pour qui c’était la toute première expérience professionnelle de jeu. Ils allaient incarner des personnages très proches d’eux et prouver à leur tour qu’ils pouvaient aussi faire partie de ce monde.

Il aurait été difficile d’imaginer que le film puisse se faire ailleurs que sur la Côte-Nord.

MV : Quand j’ai visité Uashat pour la première fois, je suis tombée en amour avec les gens de là-bas et j’ai tout de suite compris qu’il fallait non seulement les montrer eux, mais surtout qu’ils en tirent une certaine fierté. Je ne les avais jamais vus au cinéma ni à la télé. Avant Kuessipan, ils étaient invisibles, absents de l’image que l’on se fait du Québécois. J’étais convaincue que d’autres pouvaient tomber en amour avec eux. Mais pour cela, il fallait tout faire là-bas.

NF : Il y a aussi l’importance du lieu. Il y a ce vaste territoire, le fleuve aussi large qu’une mer, les saisons… et la réserve qui est un lieu contenu, restreint. Cette étroitesse d’espace apporte une proximité entre les gens avec tout ce que ça implique de beau : la solidarité, l’entraide, l’interdépendance des gens.

MV : Le mot « réserve » possède une connotation négative, mais au fond, qu’est-ce qui fait la réserve? Ce sont les gens. Et moi, je voulais montrer ce lieu à travers la vraie vie des gens…

NF : D’où la distinction qu’il faut faire entre réserve et communauté. La réserve, c’est le lieu. La communauté, ce sont les gens. Il existe une barrière réelle, une frontière délimitée entre la réserve et la ville de Sept-Îles qui enclave Uashat et la sépare de Mani-Utenam, qui est à 15 minutes de voiture. Mais la communauté, ça transcende ça.

Naomi, à qui t’adressais-tu quand tu as écrit Kuessipan ?

NF : Aux Québécois. J’ai grandi au Québec depuis l’âge de sept ans et ils avaient une image faussée de ma nation. J’avais envie de dire : « Je vais te montrer le visage de ma grand-mère ». Après, je me suis rendu compte que les Innus se reconnaissaient dans le livre et que le fait de se reconnaître dans une littérature était fondamental.

Myriam, quel a été ton point d’entrée dans le livre ?

MV : Le style de Naomi est très descriptif, je voyais tout. Il y a cette phrase qui m’a fait un effet immense : J’aimerais que vous la connaissiez, la fille au ventre rond. Je la connaissais, je la comprenais et je sentais tout l’amour que l’écrivaine lui portait. Je m’identifiais à quelqu’un qui n’était pas moi et je pouvais m’imaginer vivre dans la réserve, vouloir en sortir, mais aussi vouloir y rester. Il y a des choses qui sont très mal comprises à propos des Innus, comme le fait que les filles ont des enfants tôt. Il y a quelque chose de simple dans la manière dont Naomi décrit ça, dans le « pourquoi pas » qui fait voler nos préjugés en éclats.

Le livre est remarquable dans sa puissance d’évocation, mais il n’est pas narratif au sens propre. Comment avez-vous transformé la matière du livre ?

MV : Il y a d’abord eu ce séjour de recherche où nous nous sommes installées là-bas pendant deux mois à l’été… 2012 !

NF : On s’était fait un trip d’été. On a passé beaucoup de temps avec les gens, sur la plage, autour d’un feu, on sortait beaucoup…

MV : Moi j’ai eu un choc qui m’a sortie de cette image où les autochtones font pitié. J’ai fait la fête avec eux. J’avais de grandes ambitions d’écrire la première version cet été-là, mais je n’ai pas écrit une seule ligne (rires coupables). J’avais l’impression de faire l’école buissonnière. Il y avait trop à apprendre, à assimiler. Mais au fond, le processus d’écriture était déjà enclenché à force de vivre avec eux.

Quelle forme a pris la co-écriture ?

MV : Après avoir déterminé ensemble les grandes lignes du récit, j’ai assumé l’écriture au jour le jour, mais Naomi s’est imposée comme la gardienne de la culture et de l’esprit du projet. Le processus étant long, c’était facile de se perdre. Elle me ramenait à l’essentiel de ce qu’on voulait faire, de ce que devait être le film. Et elle alimentait mon écriture avec d’autres idées et de nouvelles images juste par le truchement de longues conversations au téléphone où l’on jasait simplement de la vie.

Comment a émergé le récit ?

MV : On voulait montrer la vie des Innus à travers le regard d’une fille (Mikuan), mais en même temps créer une histoire qui pouvait se passer ailleurs. Dire « voici une Innue », c’est différent de dire « voici tous les Innus », ce qui est impossible et pas forcément intéressant sur le plan dramatique. À partir d’impressions recueillies là-bas et des images fortes du livre, on a imaginé ces deux amies, Mikuan et Shaniss, qui portent en elles deux forces qui s’opposent et se nourrissent : partir, rester. C’était déjà une transgression, car ces personnages ne sont pas dans le livre à proprement parler. Concrètement, plus le scénario avançait, plus on s’éloignait du livre, mais sans jamais en trahir l’esprit.

NF : Quand on parle des autochtones, on a tendance à mettre tout le monde dans le même panier. Il fallait qu’on puisse voir la multitude des possibles. D’où l’importance de développer d’autres personnages comme Metshu, le frère de Mikuan, leurs parents, sa grand-mère, ou le cheum de Shaniss.

Il y a eu plusieurs versions du scénario, beaucoup de refus. Qu’a-t-il gagné au fil de la réécriture, et qu’a-t-il perdu ?

MV : Ce qui a été perdu, c’est mon idée de faire un film plus impressionniste, en tableaux. Il y a eu un glissement vers quelque chose de plus narratif, au sens américain. Grâce aux refus… ou plutôt, à cause des refus, je pense que ça m’a amenée à développer la profondeur de chaque personnage. Je me suis décomplexée et j’ai perdu ma peur de faire quelque chose de convenu. Les lieux et les gens sont habituellement tellement invisibles que ce sonte ux qui apportent la singularité du film.

Est-ce que la voix off s’est imposée d’emblée ?

MV : La voix off de Mikuan était présente dans les premières versions. Puis elle a disparu pour nous permettre de « penser récit » en imaginant des actions concrètes. Je l’ai ensuite réintroduite au montage, pour l’écrire je me suis replongée dans le livre. Il y a donc eu un mouvement, on s’est éloignée du livre pendant la scénarisation pour y revenir à la fin. Ça s’est fait naturellement.

La voix off nourrit le film telle une musique et apporte une clé pour comprendre Mikuan et les Innus affectivement, intuitivement.

NF : Les images de Myriam ajoutent une couche aux phrases tirées du livre, elles en multiplient les sens. J’avais mes propres images quand je les ai écrites, et maintenant elles en génèrent d’autres qui ne sont pas incompatibles. Les bouts de narration sont un beau rappel au livre.

MV : La voix off apporte une poésie, mais en même temps elle est très enracinée dans le réel, de par la force d’évocation des mots de Naomi. La voix off est désormais partie inhérente au récit du film puisque Mikuan est une écrivaine en devenir qui pense son monde avec les mots. Au-delà de cette histoire d’une amitié fusionnelle mise à l’épreuve, le film décline l’idée de liberté sous plusieurs formes : dans le rapport au territoire, dans les rapports aux autres et les aspirations pour le futur.

MV : Je me souviens d’une entrevue au téléphone lors de mon séjour de scénarisation. De son bureau à Montréal, la journaliste m’a demandée ce qui me marquait chez les Innus. Au même instant, je regardais une fille de dix ans rouler en quatre-roues sans casque sur la plage. J’ai répondu : la liberté. En vivant là-bas, j’ai senti cette liberté qui s’exprime comme un gros « fuck you » aux règles, aux lois, aux lignes de démarcation…

NF : Il n’y a pas de mot qui désigne « liberté » en innu. Il faut avoir connu l’enfermement pour se faire une idée de ce qu’est la liberté. Une manière d’exprimer cette idée dans ma langue serait donc « fin de l’enfermement ». Le contraire de la réserve, finalement.

MV : J’ai essayé de mettre en scène des moments de vie qui transcendent l’enfermement de la réserve. La scène d’ouverture incarne ça j’espère. On voit Mikuan et Shaniss, enfants, cueillant des petits poissons, le capelan, sur la plage la nuit. La quête de liberté de Mikuan n’est pas une négation de sa communauté.

Elle s’oppose plutôt à l’idée d’« enfermement » de la réserve ?

MV : Mikuan est une Innue de 2019, fière de ses racines, mais qui se pose des questions qui dépassent son identité culturelle. Elle se demande si elle peut avoir un impact sur les choses, si elle peut faire une différence dans sa propre vie, mais aussi à une échelle plus vaste. Des questions qui s’appréhendent peu importe où l’on se trouve sur la planète. Shaniss se pose des questions semblables, mais ses choix sont différents. Elle fonde une famille très jeune, elle aime le lieu, elle n’a pas du tout envie de le quitter. Dans leurs discussions, on a le reflet de leur manière de voir.

Les problèmes sociaux sont présents en toile de fond, mais jamais de manière complaisante. Ils n’étouffent ni la lumière ni l’élan de vie. Comment as-tu conjugué ça ?

MV : La direction artistique ne ment pas et n’embellit rien. L’environnement est conforme à la réalité et laisse visibles les traces de pauvreté. Le ton lumineux vient de la façon de filmer, de cadrer. On braquait notre regard sur les gens, pas sur les détails du décor, ni sur la dureté sous-jacente à certaines scènes. Oui, les personnages vivent des situations de désoeuvrement, mais c’est d’eux qu’émane la lumière. Dans la mise en scène, le mot d’ordre était de suivre les acteurs et non l’inverse. De les laisser libres et ne pas les enfermer dans des dialogues rigides ou leur donner des marques précises au plancher. Je voulais qu’ils puissent se sentir libre dans le jeu. Le directeur photo Nicolas Canniccioni et son chef éclairagiste Denis Lamothe ont parfois trimé dur pour éclairer de manière à ce qu’on puisse tourner à presque 360 degrés.

Le jeu des comédiens est bouleversant de vérité.

NF : Si j’avais une certitude, c’est que Myriam allait trouver de bons comédiens chez nous. Les Innus sont très près d’eux-mêmes, de leurs émotions. Le jeu vient naturellement. Nous sommes de nature ludique!

MV : Personne n’avait d’expérience professionnelle. Mon approche était donc de travailler dans le sens de ce qu’ils étaient dans la vie. Et de trouver des gens dont la vie et la personnalité collaient le plus possible aux personnages. Sharon Fontaine-Ishpatao a été choisie, car elle est Mikuan. L’audition a consisté en une conversation de deux heures où on a parlé de sa vie. Je n’en revenais pas, mais j’avais l’impression de parler avec mon personnage. Sharon était très réticente au début. Ce n’est pas une extravertie. La directrice de casting a dû courir après elle pour la convaincre de venir faire des essais. Même chose pour Yamie Grégoire qui incarne Shaniss. Il y avait des moments de fulgurance dans ses essais, mais il y avait aussi beaucoup de ratés, de décrochage. Il lui manquait l’expérience. Pour un film conventionnel, j’aurais cherché ailleurs. Mais elle était Shaniss dans l’âme et c’est cette vérité-là qui m’intéressait et que je voulais mettre en scène.

Donc, une fois les comédiens trouvés, il restait beaucoup de travail pour en arriver à ce niveau de jeu. Comment as-tu procédé ?

MV : On a retenu deux candidats pour chaque rôle et on a organisé des ateliers avec l’aide de Brigitte Poupart qui est venue à Uashat en amont du tournage et pendant une bonne partie de la production. Elle a trouvé toutes sortes d’astuces pour les désinhiber. Ensuite, elle a animé les ateliers de jeu, ce qui m’a permis de les observer avec un peu de recul. On a beaucoup répété. On leur a permis de dire les dialogues à leur manière. On a tourné avec deux caméras pour capter un maximum de réactions et j’ai fait de très longues prises sans couper de manière à laisser les situations exister et en capter l’essence.

Le racisme latent est évoqué par certains moments, tel qu’au bar au début du film ou encore à travers la querelle entre Shaniss et Mikuan, quand celle-ci annonce qu’elle veut partir étudier à Québec avec son nouveau chum Francis, un blanc. Comment percevez-vous cette thématique ?

MV : Personnellement, je ne le vois pas comme du racisme envers les Blancs, mais plutôt de la crainte envers « l’autre ». Il y a une réelle angoisse collective liée à la survie en tant que peuple. Ils ont un destin de résistance. Ils sont moins de vingt mille, pas huit millions. Les Québécois francophones devraient être en mesure de comprendre cette réalité de minorité et des enjeux de perte culturelle qui en découle. Quelle est la saine limite entre la protection de la richesse culturelle d’un peuple et le repli identitaire? Le film évoque la question en s’attachant à une petite communauté, mais c’est un sujet universel, intemporel, complexe, qui est plus que jamais d’actualité. Ce que j’aime de cette querelle entre Mikuan et Shaniss,c’est que les deux ont raison.

NF : Quand Myriam est arrivée dans la communauté, elle a tout de suite été acceptée à cause de son attitude. Une attitude de respect, d’ouverture, mais aussi une dégaine décontractée, pas hautaine, super « chill ».

MV : Ce qui m’a frappée, c’est que blancs et Innus sont voisins, à Sept-Îles, littéralement. On traverse de l’autre côté de la rue et soudainement, on sort ou on entre dans la réserve. Les gens se côtoient sans se parler. L’histoire d’amour entre Mikuan et Francis révèle cette proximité silencieuse et sa complexité. Mikuan et Francis partagent des choses, des appréhensions, le goût de l’écriture, de la musique. Leur univers n’est pas si loin l’un de l’autre, mais en même temps, il l’est. Ils ne peuvent pas faire abstraction des différences culturelles et surtout du poids de l’histoire. Pour défendre son chum, Mikuan rappelle à Shaniss que « Francis n’a volé la terre de personne. » Francis porte malgré lui le fardeau d’une culpabilité collective.

Comment utilises-tu la musique et pourquoi le choix de Louis-Jean Cormier ?

MV : Je voulais que la musique originale soit mélodique et non connotée culturellement. La musique innue est très présente dans le film, ainsi que la musique que Mikuan écoute, qui est une musique pop de son époque. La musique originale devait plutôt illustrer l’intériorité de Mikuan avec goût et avec une réelle charge émotive. La productrice Félize Frappier avait rencontré Louis-Jean et elle avait pensé à lui pour composer la musique puisqu’il est originaire de Sept-Îles. Quand elle m’a informée de son intérêt, j’étais dubitative. J’avais beaucoup de respect pour cet artiste, mais je craignais que cela soit perçu comme un simple coup de pub ou que sa participation éclipse la performance des acteurs. Mais ces craintes n’étaient pas justifiées. Le scénario l’a touché et il s’est mis au service du film. Il connait très bien la réalité de la réserve qu’il a côtoyée dans son enfance et la richesse des relations autochtones-allochtones. Je lui ai demandé de trouver des sonorités singulières et d’utiliser des instruments non classiques. J’ai toujours aimé les sons électroniques rétro et Louis-Jean a embrassé un tout nouveau style avec une aisance déconcertante. La grande force de sa composition est d’introduire subtilement la mélodie principale dans la tête des spectateurs sans l’imposer de façon tonitruante au début du film. C’est la première fois qu’il fait la musique d’un film de fiction, mais j’ai l’impression que ce n’est pas sa dernière…

Sharon Fontaine (Mikuan)

« Ce film m’a apporté de l’espoir et de la confiance. Mon désir secret serait qu’il transforme la vision du public par rapport aux autochtones. Qu’il n’y ait plus de stéréotypes. Lors du processus de casting, j’hésitais à vouloir entrer dans la salle d’audition. Je ne voulais pas faire partie d’une histoire déjà vue auparavant et j’avais peur d’imiter la triste image d’une jolie Pocahontas. Kuessipan est authentique, comme les acteurs du film. Ceux qui y ont travaillé ont donné le meilleur d’eux-mêmes. À tous ceux qui regarderont ce film, j’espère qu’il vous touchera autant qu’il m’a touchée. Je suis honorée de dire que je fais partie d’un projet aussi sincère. »

Etienne Galloy (Francis)

« Je me souviens quand Myriam m’a écrit pour m’annoncer que j’avais le rôle. Elle m’a dit : « Es-tu prêt pour une expérience culturelle complètement dingue ? Attention, ça pourrait changer ta vie. »Moi qui confondais Sept-Îles avec Trois-Rivières ! Je n’avais aucune attente et je me suis laissé surprendre par les Innus et leur culture. Pour moi, Kuessipan a été comme un voyage où tu pars seul. C’est super confrontant au départ, car il fallait que je m’intègre à un groupe qui se connaît depuis très longtemps, mais une fois que je me suis intégré, c’est la fierté d’avoir tissé des liens très forts qui l’emporte. Et je ne voulais pas que le tournage soit la seule cause de ma relation envers les amis que je me suis fait là-bas, donc j’essaie d’y aller chaque été ou de les voir à chaque fois qu’ils viennent à Montréal. Ils m’ont beaucoup appris sur moi-même, et c’est pour ça que c’est important de préserver ces liens précieux. Je pense que le public doit faire la même chose dans la salle de cinéma. Se laisser surprendre par le voyage auquel ils vont participer. C’est l’un des plus beaux voyages du monde, d’où l’on revient avec un sentiment d’appartenance envers des gens et un endroit. Même si on ne les a connus que pour 120 minutes. Et ça, ça veut dire que le film a réussi son travail. »

Yamie Grégoire (Shaniss)

« Je crois que Kuessipan m’a fait grandir. J’ai vécu de beaux moments avec des personnes, et j’ai adoré mon expérience. Avant, j’étais perdue, et en faisant le film, j’ai su où j’avais envie d’être ! Je me suis retrouvée, grâce à Kuessipan, et je crois que le film va avoir un impact sur les gens. C’est un beau film dans lequel nous avons mis tout notre coeur et notre amour! C’est une partie de la vie des gens qui sera montrée. Les non autochtones pourront comprendre un peu la façon de vivre des gens de notre communauté et pour les Innus, ce sera une façon de leur rappeler que leurs réserves, ce sont de belles réserves. »

  1. La communauté innue est séparée en deux lieux distincts : Uashat, enclavé au sud-ouest de Sept-Îles sur le bord de la baie et Mani-Utenam, à 20 km à l’est, perché sur la falaise, qui surplombe le fleuve St-Laurent. ↩︎

EVA EN AOÛT

Eva, 33 ans, décide de rester à Madrid pour le mois d’août, tandis que ses amis sont partis en vacances et ont fui la ville.

Les jours s’écoulent dans une torpeur madrilène festive et joyeuse et sont autant d’opportunités de rencontres pour la jeune femme.

Dossier de presse – entretien avec Jonas Trueba

Il y a deux personnages principaux dans le film : Eva et la ville de Madrid. Comment avez-vous choisi les lieux ? Selon quels critères ?

Je filme en général toujours au même endroit, dans un espace limité, très réduit, dans le centre de Madrid, dans les vieux quartiers qui sont aussi les plus populaires. Dans ce film, les lieux sont davantage marqués par le scénario et les décisions du personnage. Eva décide de rester à Madrid, elle loge dans un appartement prêté dans le quartier du Rastro qui est un endroit très caractéristique de Madrid. Il se trouve juste à côté de là où j’habite et j’aime filmer les lieux que je connais. Il y a longtemps que j’avais envie de filmer la ville en été, et plus particulièrement, pendant la première quinzaine du mois d’aoûtparce qu’elle coïncide avec les fêtes, très typiques de Madrid, qui se succèdent dans les trois quartiers les plus populaires que sont Lavapiés, le Rastro et la Latina. Le film est un dialogue entre Eva et la ville. J’aime l’idée que Eva la regarde comme une ville étrangère, comme si c’était la première fois qu’elle la voyait, avec les yeux d’une touriste. Les touristes sont généralement mal vus. Pourtant la curiosité pour d’autres villes, pour d’autres espaces me paraît une curiosité saine et civilisée. Bien sûr, on peut s’inquiéter de certaines villes dénaturées par le tourisme. Mais cette curiosité, ce regard que nous portons quand nous voyageons à l’étranger ont en eux une innocence que nous avons perdue lorsque nous regardons notre entourage quotidien, notre propre ville. Le film parle de cela.

Comment le tournage s’est-il passé durant ces fêtes ?

Avant le tournage, nous étions très inquiets mais cela s’est avéré plus simple que prévu. Quand vous tournez avec autant de gens autour, avec autant de choses qui se passent à la fois, la présence d’une caméra passe plus inaperçue. Les gens nous observaient un moment puis passaient à autre chose, ils nous acceptaient plus naturellement que si nous avions été dans la rue un jour banal. Les fêtes nous ont permis finalement de nous camoufler. Il y a parfois dans le film des regards caméras de passants mais ces regards me plaisent. Ils donnent au film une autre épaisseur, quelque chose qui se passe réellement. Les fêtes sont un arrière-plan un peu flou qui sert à mieux comprendre l’état d’âme de Eva. Elles ne sont pas importantes en elles-mêmes. Elles permettent à Eva de pouvoir se sentir seule et accompagnée à la fois.

Les fêtes apportent aussi ce mélange de religieux et de paganisme, de spirituel et de sensoriel sur lequel le film joue beaucoup.

En effet. Le religieux que peut avoir le film se situe dans l’atmosphère, dans ces jours d’été qui sont des jours festifs et portent des noms religieux : San Cayetano, San Lorenzo et la fête de la vierge Paloma. Ce sont trois fêtes religieuses mais qui sont célébrées par tout le monde. C’est en partie dû à la magieparticulière de l’été, du ciel et des étoiles à cette époque de l’année. On le voit dans la scène où les trois femmes parlent ensemble et disent qu’elles sont régies par les marées et la lune. Tout cela est lié et vient se mélanger dans le film.

Eva pense que ce qui lui arrive est unique alors qu’elle ne fait qu’expérimenter ce qui a déjà été vécu par d’autres. On pense forcément à la vierge Marie.

Il y a une scène capitale qui se situe exactement au milieu du film, au septième jour, lorsque Eva est sur son balcon et que passe, au-dessous dans la rue, la procession de San Cayetano. On voit alors qu’elle est soudain prise d’une forte émotion en regardant défiler la procession. Elle reste sur son balcon et je ne crois pas qu’elle descendrait dans la rue pour se mêler à la foule. C’est une scène fondamentale dans le parcours du personnage, dans son ascension. C’est un peu comme si elle acceptait d’assumer son destin à ce moment-là. Mais cela reste un mystère, même pour moi. Quand je me suis décidé pour le titre du film (“La Vierge d’août” en espagnol), j’avais bien conscience d’amener le film sur le chemin de la foi. Mais j’entends la foi dans un sens cinématographique. C’est important pour moi de croire au cinéma, de manière simple et pas cynique. De plus en plus le spectateur veut en savoir plus, se sentir intelligent, pouvoir tout anticiper.

Justement, nous ne savons presque rien de Eva. On a l’impression qu’elle n’existait pas avant que le film commence.

C’était une volonté au moment de l’écriture du scénario. Il fallait que ce soit un personnage virginal, neuf, qui évolue dans le seul présent. Nous ne savons quasiment rien de ce qu’elle était avant le film et nous ne savons pas non plus ce qui lui arrivera après. La grande majorité des films se construisent à partir de la backstory du personnage. Ici il est délibérément occulté afin que le personnage évolue seulement dans le présent. Eva est un personnage toujours à l’écoute des autres, et ceux-ci lui racontent leurs petits problèmes, leurs petites misères quotidiennes. Elle ne parle pratiquement jamais d’elle-même. Quand elle va vers Agos, au moment de leur rencontre sur le pont, c’est parce qu’elle sent qu’elle doit l’aider. Elle a ce côté « infirmière ».

Le film se tient à une grande distance de Eva et, à la fois, dans une profonde intimité.

Lors du montage, j’ai senti que c’était à partir de la moitié du film, à partir du septième jour, que nous commencions à nous approcher d’elle. La première partie du film est plus distancée. Dans la mesure du possible, nous avons tourné dans l’ordre chronologique. Au début, on est davantage dans le doute et dans l’incertitude et je me tenais inévitablement un peu plus loin d’elle avec la caméra, j’étais un peu plus dans l’observation et, petit à petit, je me suis approché, en m’identifiant plus à elle. J’ai senti que le film parlait aussi de cela : de la distance entre elle et la caméra. Car il se passe aussi autre chose. La caméra est toujours fixe et c’est Eva qui s’approche ou qui s’éloigne d’elle. Lorsqu’on entend sa voix-off, Eva s’est clairement appropriée le film.

C’est la première fois que le personnage principal d’un de vos films est une femme. Cela tient certainement à la collaboration au scénario de l’actrice, Itsaso Arana.

Mes deux films précédents (Les Exilés romantiques, La Reconquête) étaient des tentatives de raconter des histoires à travers un regard féminin mais je ne suis pas allé jusqu’au bout et les hommes ont fini par avoir le premier rôle. Je suis un cinéaste très pudique et j’ai beaucoup de mal à filmer ce que je ne connais pas. Faire un film à travers le regard d’une femme me perturbait beaucoup. J’ai pensé qu’avec ce film je pouvais y parvenir. Avec Itsaso, nous avons un contact très fort et une grande affinité créative. Ce fut pour moi un grand bonheur de pouvoir écrire avec elle et de pouvoir la filmer. Cela m’a donné beaucoup de tranquillité et de confiance pour sauter le pas. Itsaso a été une alliée fondamentale parce qu’elle connaît le film aussi bien, si ce n’est mieux, que moi. Elle pouvait anticiper des choses depuis l’autre côté de la caméra. C’est le rêve de tout réalisateur d’avoir quelqu’un qui se dédouble pour lui à l’intérieur du plan, qui puisse diriger pour lui depuis l’intérieur.

Dans vos films, les personnages se trouvent toujours, à un moment, en train d’écouter une chanson. Est-ce la volonté d’exprimer par un autre biais et de manière plus synthétique ce qui est en jeu dans le film ?

J’aime me servir de la musique populaire (le pop ou le rock) pour sa simplicité. Les chansons sont souvent une source d’inspiration plus grande que le cinéma. Les chansons provoquent en moi une forme d’envie par leur immédiateté. Pour chacun de mes films, il y a toujours eu une chanson qui m’a aidé à comprendre ce que je voulais faire et qui m’a accompagné durant tout le processus de création. En général, j’essaie de faire en sorte que les sources d’inspiration soient présentes dans mes films, dans la mise en scène. J’aime que soient présents les chansons, les référents littéraires, les conversations sur lesquelles je me suis appuyé. Non pas par pédantisme. Je vois cela, au contraire, comme un geste de sincérité, d’humilité, de partage afin de rendre visible ce qui a servi à faire le film, ce qui m’a inspiré. J’essaie, par exemple, d’être le plus proche possible de la véritable expérience que nous avons avec la musique et que j’ai appris avec Eustache dans La Maman et la putain et que Eustache a peut-être puisé à son tour chez Vigo dans L’Atalante. J’aime me penser dans cette tradition, dans cette manière de travailler les chansons populaires, intégrées dans la mise en scène et dans le quotidien. La chanson utilisée dans le film (Todavía) est de Soleá Morente qui est une chanteuse de flamenco. Elle s’inscrit dans la tradition du flamenco qu’elle trahit en même temps en la mélangeant avec le pop ou le rock. J’aime beaucoup cela chez elle et je m’identifie à elle pour cela. J’ai beaucoup écouté cette chanson avec Itsaso, avant même d’avoir la première version du scénario. Elle parle de l’univers et de la sensation d’arrêter le temps. C’est dans l’esprit du film et c’est pour ça qu’on l’entend dans un concert auquel se rend Eva.

Le Rayon vert de Rohmer est la référence évidente du film. Mais est-ce que vous avez improvisé avec Itsaso comme Rohmer l’a fait avec Marie Rivière ?

Il n’y a pas eu d’improvisation. J’aime écrire les dialogues et j’ai l’habitude d’être précis avec les mots. Ce qui peut arriver, c’est que je les écrive un ou deux jours avant de tourner, parfois même le jour du tournage. Avec Itsaso, nous avons écrit la structure du film ensemble. Je lui avais raconté l’idée d’un film qui se passerait en été à Madrid mais je ne savais pas encore qu’il serait joué par une femme. Je lui alors proposé d’écrire le film ensemble. Elle ne connaissait pas Le Rayon vert et nous l’avons regardé tous les deux. Je lui ai proposé de dialoguer avec le film de Rohmer et de faire le film contraire. Le Rayon vert est l’histoire d’une femme qui souffre beaucoup parce qu’elle n’a personne avec qui partir en vacances. Et notre film, c’est une femme qui décide de rester dans sa ville. Tout le film de Rohmer est construit sur le hasard et le personnage est à la merci du film. Dans notre film, le hasard est important mais, en même temps, le personnage s’approprie le film.

Dans la première séquence, il est fait référence à ces personnages de femmes fortes jouées par Barbara Stanwyck ou Katharine Hepburn. Le personnage d’Eva est-il plus proche d’elles ou du personnage de Marie Rivière dans Le Rayon vert ?

Le personnage de Marie Rivière est un personnage plus à la dérive émotionnellement, plus instable. Eva est aussi à la dérive mais c’est une dérive affirmée. Elle a décidé de rester à Madrid. Elle est décidée à se permettre de douter. Dans ce sens, elle rejoint ces personnages du cinéma classique hollywoodien. La première séquence du film nous permet d’établir un dialogue avec ces personnages féminins tellement forts, charismatiques, indépendants et surprenants. Ces actrices étaient ainsi dans la vie réelle, des femmes avec une forte personnalité et cette personnalité transparaissait dans les films. Les cinéastes se mettaient alors à leur service. Et dans mon cas, c’est aussi ce qui s’est passé. Je me suis mis au service d’Itsaso et de sa personnalité. Et j’aime qu’elle s’approprie le film, que ce ne soit pas moi qui détermine le personnage mais que ce soit elle. C’est elle qui détermine le personnage, le film et la mise en scène.

Entretien réalisé par Nicolas Azalbert le 2 mai 2020

Pendant près de quinze ans, Catherine Cadou a été proche collaboratrice de Kurosawa Akira, l’un des cinéastes les plus renommés du monde, qu’elle appelle toujours sensei, qui signifie maître en français. Le film est fait uniquement de rencontres avec des cinéastes qui ont accepté de parler d’une scène d’un film du maître. Ni critiques, ni chercheurs, ni acteurs ou collaborateurs non plus. Elle veut écouter les cinéastes qui parlent de Kurosawa et de ses films. Elle souhaite retrouver l’empreinte du géant du cinéma, abordant ainsi le thème de la transmission de l’art et du savoir-faire cinématographiques.

«  Je voulais que ces cinéastes choisis (soigneusement) en parlent comme un « copain de jeux » en dévoilant ce qui les a inspirés, marqués, et souvent influencés volontairement ou même involontairement… car un cinéaste qui regarde le travail d‘un confrère y voit instinctivement des façons de faire, de voir, de raconter qui, forcément les ramènent à leur propre pratique. »

Dossier de presse

Ces trois histoires ont été conçues comme les trois premières d’une série de sept histoires ayant pour thème « coïncidence et imagination ». La coïncidence m’a toujours intéressé. Montrer la coïncidence, c’est une façon d’affirmer que la rareté est l’essence même du monde, plus que la réalité elle-même. J’ai réalisé combien l’exploration de ce thème offrait des perspectives narratives imprévisibles. Prenez plaisir à être surpris par l’inattendu du monde.

ENTRETIEN AVEC RYÛSUKE HAMAGUCHI

Le titre original de Contes du hasard et autres fantaisies, Guzen to sozo, pourrait être traduit littéralement par« hasard et imagination ». Comment avez-vous inventé les trois histoires distinctes – Magie ?, La Porte ouverte et Encore une fois – qui composent le long métrage ?

C’est un projet que j’ai imaginé très directement en lien avec le cinéma d’Éric Rohmer. Je m’interrogeais sur son travail et sur ce que cela me donnait envie de faire. J’ai écrit sept histoires, que je voulais simplement intituler « Contes du hasard », mais je voulais y apporter mon originalité, qui pouvait transparaître avec l’idée de l’imagination. Si les hasards concernent tout le monde, ce qui nous démarque les uns des autres est notre capacité plus ou moins grande à faire preuve d’imagination pour nous sortir d’événements que provoque le hasard. J’ai donc eu envie de mettre en place ces variations. Sur les sept épisodes écrits, trois ont été tournés – les deux premiers fin 2019 et le troisième en juillet 2020, pendant la longue interruption du tournage de Drive My Car du fait de la crise sanitaire – et ils m’ont semblé constituer un film à part entière.

Vous évoquez le travail d’Éric Rohmer, dont l’influence frappe d’évidence devant Contes du hasard et autres fantaisies. Les films de Hong Sang-soo semblent constituer une autre proximité avec votre film.

J’ai l’oeuvre d’Éric Rohmer en tête quasiment à chaque fois que je fais un film. Mais avant lui, deux autres cinéastes m’ont aimanté : Howard Hawks et John Cassavetes. Pour caricaturer ou simplement donner des mots-clés,Hawks a travaillé sur la forme, le style, et Cassavetes s’est plutôt intéressé au fond, à l’émotion. Ces deux cinéastes sont a priori très dissemblables mais leurs approches se répondent et Éric Rohmer a selon moi réussi à les faire converger, et en ce sens à me donner des solutions pour les concilier. Il est donc pour moi un cinéaste fondateur, qui m’a indiqué la voie à suivre pour synthétiser le fond et la forme. L’influence de Hong Sang-soo sur mon travail est moindre, même si j’ai conscience des nombreuses proximités entre son travail et le mien. À mes yeux, Hong Sang-soo a ouvert la voie à la transposition du cinéma de Rohmer dans la culture asiatique.

De la même manière que Senses et Asako I&II, les trois histoires de Contes du hasard et autres fantaisies centrent leurs intrigues sur des personnages féminins, voient le monde depuis leur point de vue et leur donnent l’initiative. Envisagez-vous cette approche comme une démarche au long cours ?

J’ai un intérêt plus grand pour la femme que pour l’homme.Trois grands cinéastes japonais qui m’ont considérablement influencé quand j’étais étudiant, en me permettant de comprendre ce qu’est la mise en scène – Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi et Mikio Naruse – ont excellé dans les portraits féminins sensibles et détaillés. D’autres, comme Akira Kurosawa avec notamment Toshiro Mifune, ont fait des portraits d’hommes d’une grande vivacité et d’une grande puissance, mais ils m’intéressent moins. J’ai toujours été plus attiré par les parcours féminins. J’avais peut-être envie de me fixer un défi en abordant les portraits de femmes car cela me semblait plus complexe. Pendant le workshop préparatoire de Senses, alors que j’avais des alternatives, j’ai choisi quatre héroïnes, mais je craignais que mon écriture ne soit pas adaptée ou d’une trop faible envergure. Nous avons donc mené des entretiens avec les actrices, comme je l’ai fait avec les comédiens de Contes du hasard et autres fantaisies, et j’ai également discuté avec des amies pour tenter de comprendre leurs questionnements et problématiques. Au terme de ce projet, je me suis senti plus légitime pour aborder les rôles féminins, mais j’ai surtout compris que pour que les personnages féminins soient véritablement incarnés, je devais aller fouiller en mon for intérieur et solliciter ma propre intimité. Construire un personnage féminin ou construire un personnage masculin me sont alors apparus comme des démarches identiques et j’ai aboli cette distinction qui m’inquiétait auparavant.

Vos films naviguent d’une ville japonaise à l’autre : Senses se déroule à Kobe, Asako I&II à Osaka et Tokyo. Où a été tourné Contes du hasard et autres fantaisies ?

Pour Magie ?, nous avons tourné dans les bureaux d’un ami de l’un des régisseurs ; ils m’ont semblé trop grands au départ mais le fait qu’ils soient spacieux m’a finalement donné plus de possibilités pour placer la caméra. Pour La Porte ouverte, je voulais trouver une véritable salle de recherche dans une université mais l’autorisation nous a été refusée, probablement du fait de la lecture érotique qui en constitue la trame principale. Il s’agit donc d’une petite salle de réunion dans les studios de la Toei, que mon équipe déco a transformée. Pour Encore une fois, là encore, nous avons été contraints de tourner dans une house studio, une maison qui ne sert que pour les tournages, à Tokyo. J’avais quelques réserves, je trouvais que la lumière ne pénétrait pas les intérieurs de manière satisfaisante, que l’espace n’était pas configuré comme je l’avais imaginé, mais cela m’a poussé à trouver d’autres idées de mise en scène. Les scènes en extérieur d’Encore une fois ont été tournés à Sendai, au nord-est du Japon, car l’intrigue imposait un lieu où deux escalators se croisent pour qu’une rencontre soit possible ; il s’avère que j’ai vécu à Sendai deux ans et je me souvenais d’une telle configuration.

Le cœur de chacune des trois histoires qui constituent Contes du hasard et autres fantaisies est une discussion entre deux personnages, portée par une parole libératrice, dans un huis clos dont la configuration semble réinventée sans cesse. Comment élaborez-vous et mettez-vous en scène ces longues séquences dialoguées ?

Je ne fais jamais de découpage avant le tournage, et le scénario est écrit de manière indépendante à la mise en scène. Avec les comédiens, nous faisons de nombreuses répétitions avant le tournage et c’est durant cette phase que l’essentiel des déplacements est décidé, ce qui nous permet de procéder à une mise en place. Du fait des conditions de production qui ne nous permettent pas de disposer des lieux suffisamment longtemps à l’avance ni même de trouver des décors parfaitement adaptés à ce que l’on voudrait faire, c’est à nous de nous adapter aux lieux où l’on va tourner, comme je l’évoquais. Nous décidons donc des trajectoires générales car je ne veux pas que les acteurs se retrouvent perdus ou hésitent, ni qu’il y ait de flottements, puis au sein de cette trame, ils sont libres de modifier ou de s’approprier certains éléments. Je leur demande néanmoins de ne pas changer trop radicalement leurs déplacements d’une prise à l’autre, pour que le montage puisse les faire raccorder. En général, on commence toujours par placer la caméra là où le point de vue est le plus complet sur la séquence, qui est jouée intégralement une première fois. Puis on déplace la caméra pour attraper des angles moins évidents et la séquence est jouée une deuxième fois dans son intégralité. Je procède ainsi car je pense que les acteurs sont plus à l’aise lorsqu’ils jouent toujours la même chose, ils s’améliorent au-fur-et à-mesure des prises. Certaines actions nécessitent plus de précision et une préparation spécifique, comme le ballon éclaté soudainement dans Magie ? : il fallait que l’acteur soit à la bonne distance du ballon et de l’actrice, et qu’il perce le ballon sans que sa destruction ne dénature le décor.

Au sein de cette méthode, quelle est la liberté des acteurs avec les dialogues que vous avez écrits ?

L’une des influences de Mizoguchi sur mon travail est ma croyance en des dialogues qui donnent son rythme à un film. Pour parvenir à cette dynamique, les nombreuses répétitions amènent les acteurs à connaître le texte par coeur. Ils sont donc débarrassés de cet effort de mémorisation lorsque le tournage commence, et ils peuvent alors l’explorer émotionnellement et l’interpréter de toutes les manières qu’ils le souhaitent lors des prises. Nous ne sommes pas à la virgule près, le texte n’est plus un sujet mais seulement le support d’une liberté dans le jeu.

Dans votre mise en scène, deux effets interviennent comme des ruptures ou des ponctuations. La frontalité de la caméra avec vos personnages, tout d’abord, qui est possiblement héritée de votre travail documentaire antérieur. Et l’utilisation du zoom, à deux reprises, dans le dernier mouvement de Magie ?, conférant justement à cette histoire son caractère magique, puis dans celui d’Encore une fois, lors des retrouvailles à la gare des deux femmes.

Dans la trilogie documentaire que j’ai réalisée avec Ko Sakaï, nous avions au départ utilisé un dispositif classique, en plaçant la caméra derrière l’épaule de l’intervieweur, permettant ainsi de voir l’interlocuteur en face. Mais nous avons ensuite positionné la caméra directement face à l’interlocuteur, ce qui donnait une forme de conversation impossible car la caméra était en définitive placée à un endroit où elle ne pouvait théoriquement pas être, ce qui introduisait une dose de fiction dans le documentaire. Cette façon de collecter la parole m’a beaucoup nourri et se reflète dans mes derniers films qui sont de pures fictions. Quant au zoom, je l’utilisais déjà dans Passion ou Intimacy. Il permet de mettre en exergue le fait que le film est un récit et qu’un narrateur indique au spectateur que c’est à tel ou tel endroit qu’il doit regarder précisément. La caméra frontale comme le zoom font naître une certaine incertitude dans l’esprit du spectateur, ils l’interpellent en lui exposant catégoriquement l’artifice de la fiction.

Entretien réalisé par Nicolas Thévenin en novembre 2021 à Nantes lors du 43ème Festival des 3 Continents et traduit simultanément du japonais par Léa Le Dimna.

 

CONTES DU HASARD ET AUTRES FANTAISIES

Un triangle amoureux inattendu, une tentative de séduction qui tourne mal et une rencontre née d’un malentendu.
La trajectoire de trois femmes qui vont devoir faire un choix…

Pendant près de quinze ans, Catherine Cadou a été proche collaboratrice de Kurosawa Akira, l’un des cinéastes les plus renommés du monde, qu’elle appelle toujours sensei, qui signifie maître en français. Le film est fait uniquement de rencontres avec des cinéastes qui ont accepté de parler d’une scène d’un film du maître. Ni critiques, ni chercheurs, ni acteurs ou collaborateurs non plus. Elle veut écouter les cinéastes qui parlent de Kurosawa et de ses films. Elle souhaite retrouver l’empreinte du géant du cinéma, abordant ainsi le thème de la transmission de l’art et du savoir-faire cinématographiques.

«  Je voulais que ces cinéastes choisis (soigneusement) en parlent comme un « copain de jeux » en dévoilant ce qui les a inspirés, marqués, et souvent influencés volontairement ou même involontairement… car un cinéaste qui regarde le travail d‘un confrère y voit instinctivement des façons de faire, de voir, de raconter qui, forcément les ramènent à leur propre pratique. »

Dossier de presse

Ces trois histoires ont été conçues comme les trois premières d’une série de sept histoires ayant pour thème « coïncidence et imagination ». La coïncidence m’a toujours intéressé. Montrer la coïncidence, c’est une façon d’affirmer que la rareté est l’essence même du monde, plus que la réalité elle-même. J’ai réalisé combien l’exploration de ce thème offrait des perspectives narratives imprévisibles. Prenez plaisir à être surpris par l’inattendu du monde.

ENTRETIEN AVEC RYÛSUKE HAMAGUCHI

Le titre original de Contes du hasard et autres fantaisies, Guzen to sozo, pourrait être traduit littéralement par« hasard et imagination ». Comment avez-vous inventé les trois histoires distinctes – Magie ?, La Porte ouverte et Encore une fois – qui composent le long métrage ?

C’est un projet que j’ai imaginé très directement en lien avec le cinéma d’Éric Rohmer. Je m’interrogeais sur son travail et sur ce que cela me donnait envie de faire. J’ai écrit sept histoires, que je voulais simplement intituler « Contes du hasard », mais je voulais y apporter mon originalité, qui pouvait transparaître avec l’idée de l’imagination. Si les hasards concernent tout le monde, ce qui nous démarque les uns des autres est notre capacité plus ou moins grande à faire preuve d’imagination pour nous sortir d’événements que provoque le hasard. J’ai donc eu envie de mettre en place ces variations. Sur les sept épisodes écrits, trois ont été tournés – les deux premiers fin 2019 et le troisième en juillet 2020, pendant la longue interruption du tournage de Drive My Car du fait de la crise sanitaire – et ils m’ont semblé constituer un film à part entière.

Vous évoquez le travail d’Éric Rohmer, dont l’influence frappe d’évidence devant Contes du hasard et autres fantaisies. Les films de Hong Sang-soo semblent constituer une autre proximité avec votre film.

J’ai l’oeuvre d’Éric Rohmer en tête quasiment à chaque fois que je fais un film. Mais avant lui, deux autres cinéastes m’ont aimanté : Howard Hawks et John Cassavetes. Pour caricaturer ou simplement donner des mots-clés,Hawks a travaillé sur la forme, le style, et Cassavetes s’est plutôt intéressé au fond, à l’émotion. Ces deux cinéastes sont a priori très dissemblables mais leurs approches se répondent et Éric Rohmer a selon moi réussi à les faire converger, et en ce sens à me donner des solutions pour les concilier. Il est donc pour moi un cinéaste fondateur, qui m’a indiqué la voie à suivre pour synthétiser le fond et la forme. L’influence de Hong Sang-soo sur mon travail est moindre, même si j’ai conscience des nombreuses proximités entre son travail et le mien. À mes yeux, Hong Sang-soo a ouvert la voie à la transposition du cinéma de Rohmer dans la culture asiatique.

De la même manière que Senses et Asako I&II, les trois histoires de Contes du hasard et autres fantaisies centrent leurs intrigues sur des personnages féminins, voient le monde depuis leur point de vue et leur donnent l’initiative. Envisagez-vous cette approche comme une démarche au long cours ?

J’ai un intérêt plus grand pour la femme que pour l’homme.Trois grands cinéastes japonais qui m’ont considérablement influencé quand j’étais étudiant, en me permettant de comprendre ce qu’est la mise en scène – Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi et Mikio Naruse – ont excellé dans les portraits féminins sensibles et détaillés. D’autres, comme Akira Kurosawa avec notamment Toshiro Mifune, ont fait des portraits d’hommes d’une grande vivacité et d’une grande puissance, mais ils m’intéressent moins. J’ai toujours été plus attiré par les parcours féminins. J’avais peut-être envie de me fixer un défi en abordant les portraits de femmes car cela me semblait plus complexe. Pendant le workshop préparatoire de Senses, alors que j’avais des alternatives, j’ai choisi quatre héroïnes, mais je craignais que mon écriture ne soit pas adaptée ou d’une trop faible envergure. Nous avons donc mené des entretiens avec les actrices, comme je l’ai fait avec les comédiens de Contes du hasard et autres fantaisies, et j’ai également discuté avec des amies pour tenter de comprendre leurs questionnements et problématiques. Au terme de ce projet, je me suis senti plus légitime pour aborder les rôles féminins, mais j’ai surtout compris que pour que les personnages féminins soient véritablement incarnés, je devais aller fouiller en mon for intérieur et solliciter ma propre intimité. Construire un personnage féminin ou construire un personnage masculin me sont alors apparus comme des démarches identiques et j’ai aboli cette distinction qui m’inquiétait auparavant.

Vos films naviguent d’une ville japonaise à l’autre : Senses se déroule à Kobe, Asako I&II à Osaka et Tokyo. Où a été tourné Contes du hasard et autres fantaisies ?

Pour Magie ?, nous avons tourné dans les bureaux d’un ami de l’un des régisseurs ; ils m’ont semblé trop grands au départ mais le fait qu’ils soient spacieux m’a finalement donné plus de possibilités pour placer la caméra. Pour La Porte ouverte, je voulais trouver une véritable salle de recherche dans une université mais l’autorisation nous a été refusée, probablement du fait de la lecture érotique qui en constitue la trame principale. Il s’agit donc d’une petite salle de réunion dans les studios de la Toei, que mon équipe déco a transformée. Pour Encore une fois, là encore, nous avons été contraints de tourner dans une house studio, une maison qui ne sert que pour les tournages, à Tokyo. J’avais quelques réserves, je trouvais que la lumière ne pénétrait pas les intérieurs de manière satisfaisante, que l’espace n’était pas configuré comme je l’avais imaginé, mais cela m’a poussé à trouver d’autres idées de mise en scène. Les scènes en extérieur d’Encore une fois ont été tournés à Sendai, au nord-est du Japon, car l’intrigue imposait un lieu où deux escalators se croisent pour qu’une rencontre soit possible ; il s’avère que j’ai vécu à Sendai deux ans et je me souvenais d’une telle configuration.

Le cœur de chacune des trois histoires qui constituent Contes du hasard et autres fantaisies est une discussion entre deux personnages, portée par une parole libératrice, dans un huis clos dont la configuration semble réinventée sans cesse. Comment élaborez-vous et mettez-vous en scène ces longues séquences dialoguées ?

Je ne fais jamais de découpage avant le tournage, et le scénario est écrit de manière indépendante à la mise en scène. Avec les comédiens, nous faisons de nombreuses répétitions avant le tournage et c’est durant cette phase que l’essentiel des déplacements est décidé, ce qui nous permet de procéder à une mise en place. Du fait des conditions de production qui ne nous permettent pas de disposer des lieux suffisamment longtemps à l’avance ni même de trouver des décors parfaitement adaptés à ce que l’on voudrait faire, c’est à nous de nous adapter aux lieux où l’on va tourner, comme je l’évoquais. Nous décidons donc des trajectoires générales car je ne veux pas que les acteurs se retrouvent perdus ou hésitent, ni qu’il y ait de flottements, puis au sein de cette trame, ils sont libres de modifier ou de s’approprier certains éléments. Je leur demande néanmoins de ne pas changer trop radicalement leurs déplacements d’une prise à l’autre, pour que le montage puisse les faire raccorder. En général, on commence toujours par placer la caméra là où le point de vue est le plus complet sur la séquence, qui est jouée intégralement une première fois. Puis on déplace la caméra pour attraper des angles moins évidents et la séquence est jouée une deuxième fois dans son intégralité. Je procède ainsi car je pense que les acteurs sont plus à l’aise lorsqu’ils jouent toujours la même chose, ils s’améliorent au-fur-et à-mesure des prises. Certaines actions nécessitent plus de précision et une préparation spécifique, comme le ballon éclaté soudainement dans Magie ? : il fallait que l’acteur soit à la bonne distance du ballon et de l’actrice, et qu’il perce le ballon sans que sa destruction ne dénature le décor.

Au sein de cette méthode, quelle est la liberté des acteurs avec les dialogues que vous avez écrits ?

L’une des influences de Mizoguchi sur mon travail est ma croyance en des dialogues qui donnent son rythme à un film. Pour parvenir à cette dynamique, les nombreuses répétitions amènent les acteurs à connaître le texte par coeur. Ils sont donc débarrassés de cet effort de mémorisation lorsque le tournage commence, et ils peuvent alors l’explorer émotionnellement et l’interpréter de toutes les manières qu’ils le souhaitent lors des prises. Nous ne sommes pas à la virgule près, le texte n’est plus un sujet mais seulement le support d’une liberté dans le jeu.

Dans votre mise en scène, deux effets interviennent comme des ruptures ou des ponctuations. La frontalité de la caméra avec vos personnages, tout d’abord, qui est possiblement héritée de votre travail documentaire antérieur. Et l’utilisation du zoom, à deux reprises, dans le dernier mouvement de Magie ?, conférant justement à cette histoire son caractère magique, puis dans celui d’Encore une fois, lors des retrouvailles à la gare des deux femmes.

Dans la trilogie documentaire que j’ai réalisée avec Ko Sakaï, nous avions au départ utilisé un dispositif classique, en plaçant la caméra derrière l’épaule de l’intervieweur, permettant ainsi de voir l’interlocuteur en face. Mais nous avons ensuite positionné la caméra directement face à l’interlocuteur, ce qui donnait une forme de conversation impossible car la caméra était en définitive placée à un endroit où elle ne pouvait théoriquement pas être, ce qui introduisait une dose de fiction dans le documentaire. Cette façon de collecter la parole m’a beaucoup nourri et se reflète dans mes derniers films qui sont de pures fictions. Quant au zoom, je l’utilisais déjà dans Passion ou Intimacy. Il permet de mettre en exergue le fait que le film est un récit et qu’un narrateur indique au spectateur que c’est à tel ou tel endroit qu’il doit regarder précisément. La caméra frontale comme le zoom font naître une certaine incertitude dans l’esprit du spectateur, ils l’interpellent en lui exposant catégoriquement l’artifice de la fiction.

Entretien réalisé par Nicolas Thévenin en novembre 2021à Nantes lors du 43ème Festival des 3 Continents et traduit simultanément du japonais par Léa Le Dimna.

 

KUROSAWA, LA VOIE

Catherine Cadou fut une proche collaboratrice, fidèle interprète de celui qu’elle appelle sensei (le maître). Ce film comporte les témoignages de 11 cinéastes, Bernardo BERTOLUCCI, Julie TAYMOR, Theo ANGELOPOULOS, Alejandro González INARRITU, Abbas KIAROSTAMI, TSUKAMOTO Shinya, MIYAZAKI Hayao, John WOO, Martin SCORSESE, Clint EASTWOOD et BONG Joon-ho sur le travail de KUROSAWA Akira.

Pendant près de quinze ans, Catherine Cadou a été proche collaboratrice de Kurosawa Akira, l’un des cinéastes les plus renommés du monde, qu’elle appelle toujours sensei, qui signifie maître en français. Le film est fait uniquement de rencontres avec des cinéastes qui ont accepté de parler d’une scène d’un film du maître. Ni critiques, ni chercheurs, ni acteurs ou collaborateurs non plus. Elle veut écouter les cinéastes qui parlent de Kurosawa et de ses films. Elle souhaite retrouver l’empreinte du géant du cinéma, abordant ainsi le thème de la transmission de l’art et du savoir-faire cinématographiques.

«  Je voulais que ces cinéastes choisis (soigneusement) en parlent comme un « mentor » en dévoilant ce qui les a inspirés, marqués, et souvent influencés volontairement ou même involontairement… car un cinéaste qui regarde le travail d‘un confrère y voit instinctivement des façons de faire, de voir, de raconter qui, forcément les ramènent à leur propre pratique. »

 

LA DOUBLE VIE DE VÉRONIQUE

Weronika, chanteuse à la voix d’or, s’est brûlé un doigt lorsqu’elle était petite. Elle aime les boules de cristal et souffre du cœur. Au cours d’un concert à Cracovie, elle meurt sur scène d’une crise cardiaque. À Paris, une jeune femme se sent soudainement emplie d’une tristesse qu’elle ne comprend pas. Véronique chante et, enfant, a failli se brûler le doigt. Elle aime les balles magiques et souffre, elle aussi, du cœur…

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Cinémathèque française

Le destin de deux femmes, l’une polonaise, l’autre française, qui ont le même âge, le même physique et le même goût pour la musique.

Deux femmes comme deux versants d’une même pièce. Une Véronique en France, une Weronika en Pologne, inconnues l’une de l’autre, mais pourtant semblables à bien des égards. La Double vie de Véronique fait naître la grâce, la beauté absolue, dans un film qui touche à l’indicible. Sur les thématiques de l’alter ego et du destin, Krzysztof Kieślowski refuse les effets faciles et le risque de surinterprétation, pour questionner l’idée d’un autre nous-même, perdu au sein d’un ailleurs lointain. Dans un travail de précision, d’émotions et de sensations, il joue la carte du mystère, d’un monde parallèle où notre double réaliserait nos plus graves erreurs pour nous empêcher de les commettre ici-bas. Soutenu par la musique de Zbigniew Preisner, le long métrage suspend le cœur de son spectateur comme celui de sa nostalgique héroïne (Irène Jacob, magnifique), bientôt obligée de quitter une vie qu’elle ne peut réellement habiter. De ce lien aussi inexplicable que précieux, elle offrira à son autre elle-même la possibilité de s’accomplir, d’avancer dans son existence, malgré l’ombre tenace de la mélancolie. Pour Kieślowski, ce symbole représente un tournant majeur, une manière de choisir enfin l’espoir et le désir de saisir son identité en pleine lumière.

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L’histoire

Deux femmes : une histoire mêlée. Alors que Weronika vit à Cracovie (Pologne), Véronique (Irène Jacob), elle, vit à Clermont-Ferrand (France). Sans qu’elles se connaissent, la mort de l’une (Weronika), qui s’évanouit et s’éteint durant son premier concert de choriste, semble changer sensiblement la vie de l’autre Véronique.

Analyse et critique

La Double vie de Véronique est pour Krzysztof Kieslowski l’œuvre qui suit la reconnaissance internationale de son cycle Le Décalogue (1988) et plus particulièrement les versions longues de Tu ne tueras point et Brève histoire d’amour. La Double vie de Véronique dépeint une quête de soi à travers le motif du double, deux figures féminines voyant leur destin, espérances et angoisses se répondre en miroir. Le lien le plus évident repose sur leur gémellité physique (toutes deux étant incarnées par Irène Jacob) et la dichotomie se fait sur leur environnement différent, la Pologne pour Weronica et la France pour Véronique.

La facilité aurait été d’entrecroiser les deux récits à coups de ponctuations/échos formels et narratifs par le montage mais Kieslowski se montre plus audacieux que cela. La première partie constitue un vrai moment de grâce où nous accompagnons les errances de Weronica à Cracovie.

L’épanouissement de Weronica passe par l’accomplissement artistique, l’impasse malheureuse au piano l’ayant guidée vers le chant, et c’est précisément sur un pur moment de magie de l’une de ses mélopées que nous est introduit le personnage. Malgré son petit ami, Weronica semble sans attache sentimentale, flottant face au regard bienveillant de son entourage (sa tante et son père) et cherchant la grâce et l’abandon dans les envolées vocales du concert pour lequel elle est embauchée.

Cependant le personnage ressent comme un vide, la quête d’autre chose qui se manifeste physiologiquement par les battements incertains de son cœur, puis métaphoriquement et/ou physiquement avec la rencontre de son double dans le tumulte des rues de Cracovie. Le mystère restera irrésolu pour elle, dans un dernier souffle divinement chanté.

La partie sur Véronique fonctionne à la fois en miroir inversé mais aussi en écho de celle de Weronica. On la découvre dans le plaisir charnel au lit avec un homme, soit le type de proximité à laquelle cherchait finalement à échapper Weronica. Véronique fuit, quant à elle, le refuge artistique de son double (elle ayant pourtant bien accompli son talent de pianiste) et recherche un bonheur plus intime. Weronica était un personnage rêveur dont le détachement constituait l’attrait mais aussi la perte, Kieslowski fait de Véronique un être plus lucide (y compris dans des éléments très concrets comme la conscience de sa maladie cardiaque) qui poursuivra plus explicitement ce vide qu’elle ressent plutôt que de le subir. Les moyens employés n’en sont pas moins singuliers et causes de moments abstraits et suspendus avec la quête de ce marionnettiste (Philippe Volter). On traverse le film comme dans un rêve éveillé où la photo de Slawomir Idziak prolonge cet état halluciné, le travail sur la bande-son formant un voile ou un éclaircissement quant à ce questionnement intérieur. Les si évidents et envoûtants apartés musicaux de Weronica symbolisent sa fuite du réel quand le très abstrait enregistrement sonore bruitiste que chérit Véronique la guidera vers une forme de vérité. Le film interroge sur le choix entre les brumes du songe et les éclats du réel en laissant le spectateur libre de sa préférence.

L’hypnotique (et dépaysante pour le spectateur français) partie polonaise débouche sur une disparition quand la plus ténue et laborieuse portion française est plus inégale (tels les tâtonnements de la vie finalement) mais fait évoluer son héroïne. Un dilemme en tout point magique qui en fera un nouveau succès critique (Prix d’interprétation féminine, Prix du Jury œcuménique et Prix FIPRESCI au Festival de Cannes 1991).

 

RETOUR À REIMS [FRAGMENTS]

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Dossier de presse

Entretien avec Jean-Gabriel Périot

Comment est née l’idée d’adapter Retour à Reims de Didier Eribon, une histoire intime et politique du monde ouvrier ?

J’avais lu le livre à sa sortie, en 2009. Dix ans plus tard, la productrice Marie-Ange Lucianim’appelle et m’en propose une adaptation. D’ordinaire, je n’accepte pas de commande. Cependant, en relisant le texte, je vois se déplier des possibles. Je ne viens pas d’une famille ouvrière mais plutôt de travailleurs pauvres. Un de mes grands-pères était livreur de lait, ma grand-mère s’occupait de ses sept enfants. Mon autre grand-mère était serveuse. Contrairement à Didier Eribon, je n’ai pas grandi dans la culture de la classe ouvrière. Mais malgré cette différence, son texte m’a touché, je m’y suis souvent projeté.

Quelque chose de l’ordre de la réparation a-t-il guidé votre désir d’adapter ce texte ?

Retour à Reims me permettait d’une certaine manière de parler de ma propre histoire familiale. Ma soeur et moi avons été les premiers à faire des études supérieures. Je suis, tout comme Marie-Ange et Didier, ce qu’on appelle un transfuge de classe. J’ai accepté d’adapter ce texte parce que les questions politiques qu’il soulève me sont proches, et parce ce que cela me permettait de ramener au présent des images de représentation du monde du travail et de la condition ouvrière. Chercher des archives de témoignages de travailleurs et de travailleuses qui prennent sur eux pour se raconter, leur donner une forme et les montrer est ma manière de redonner un visage et une voix à ces gens, et indirectement à mes proches, exclus de l’histoire et de la représentation.

Dans son livre, Didier Eribon évoque son homosexualité, l’homophobie du monde ouvrier et de son père. Pourquoi avoir choisi de ne pas aborder ce thème dans votre film ?

Retour à Reims est un texte kaléidoscopique, avec beaucoup de thématiques et de personnages. En l’adaptant dans son intégralité, je craignais de les survoler. J’ai donc fait le choix de me concentrer sur les parents de l’auteur pour construire un récit plus précis. L’histoire de la mère de Didier Eribon m’a particulièrement touchée. C’était une femme intelligente mais empêchée, qui a subi sa vie. Les violences qu’elle a endurées, en tant que femme, débordent le simple cadre de la lutte des classes. En me passant du personnage de Didier Eribon, j’enlevais automatiquement les questions liées au transfuge de classe et à l’homosexualité mais j’avais alors plus d’espace pour développer celle de la place des femmes dans l’histoire ouvrière. Comme je viens d’une famille de femmes, cela me touchait particulièrement.

Est-ce pour cela que vous avez choisi l’actrice Adèle Haenel comme narratrice ?

Ce texte a un côté presque universel. Beaucoup de lectrices et lecteurs peuvent s’y projeter, se sentir concernés indépendamment de leurs histoires personnelles. Nous voulions l’ouvrir encore davantage grâce à la voix off. Nous nous sommes donc dit qu’elle devrait être à l’opposé de celle de l’auteur, soit la voix d’une jeune femme pour lire le texte d’un homme d’âge mûr. Choisir Adèle a été une évidence. Quelque chose dans sa voix m’apparaît comme populaire et trahit ses origines sociales. Elle incarne également une nouvelle histoire de l’engagement et des luttes, celle de sa génération. Tout faisait sens.

Votre film commence par l’histoire singulière de la grand-mère maternelle, une femme libre tondue à la Libération.

Ce personnage m’intéressait car nous avons parfois des lectures caricaturales de la classe ouvrière ou de la condition féminine à telle ou telle période. L’histoire des classes n’est jamais uniforme, il y a toujours eu des contre-modèles de vie. Nous sous-estimons le fait qu’il a toujours été possible de changer de trajectoire, même si c’est difficile. Cette grand-mère choisit le bal, la fête et ses amours, à ses enfants. Elle en paiera chèrement le prix. À la Libération, elle a été tondue avec d’autres femmes accusées d’avoir couché avec l’ennemi pour leur rappeler que leurs corps ne leur appartenaient pas.

Les corps abîmés et fatigués sont au coeur de votre film, comme celui de cette dame âgée qui raconte qu’elle portait des sacs de pomme de terre de 25 kg sans jamais prendre de vacances.

Dans tous mes films, j’ai besoin de la présence du corps dans l’image. En travaillant les archives, je cherche les gros plans, les visages, les yeux, des détails de la peau… Les corps des travailleuses et des travailleurs, ces corps marqués, me bouleversent parce que je les connais, ils font partie de mon quotidien, et parce qu’à travers eux j’entraperçois une vie précise, je la sens. Il est d’autant plus important pour moi de les montrer qu’ils ont disparu des écrans. La publicité et les présentateurs et présentatrices de télévision, les stars, mais aussi les femmes et les hommes politiques, incarnent un corps social soigné et standardisé. Or la société est composée de corps différents, parfois malades et atteints, mais absents.

Comment fabriquez-vous vos films ?

Je procède avec la même méthode sur tous mes films. Le temps consacré à la recherche d’archives varie selon leurs difficultés d’accès. Ma connaissance du cinéma politique m’a aidé pour Retour à Reims [Fragments]. Les archives audiovisuelles sont bien conservées en France grâce à des institutions comme l’INA ou Ciné-archives qui conservent les images du PCF et de la CGT, et des producteurs comme Pathé et Gaumont. Cela permet d’avoir accès à des banques de données organisées et propres. Je collabore avec la même documentaliste sur tous mes films, Emmanuelle Koenig. Nous commençons toujours par faire un inventaire de la matière filmique la plus facilement disponible. À partir de cette recherche initiale, j’entame un premier montage. Ce qui ouvre de nouvelles pistes d’exploration. Parallèlement, je fais des recherches presque universitaires pour repérer d’autres réalisateurs, films et productions. Un travail d’allers et retours s’installe entre montage et recherches. Le film s’affine au fil du temps. Le montage est une part importante de l’écriture d’un film d’archives. Je monte seul car j’ai besoin de sentir les images, leur matérialité, d’y être plongé.

Avez-vous éprouvé des difficultés dans vos recherches d’archives pour ce film ?

Quelques-unes. Des catégories de métiers par exemple ne sont jamais représentées. Il est possible de trouver des images de « l’aristocratie ouvrière » : les ouvriers à l’usine ou les mineurs. Mais les femmes de ménage sont, elles, très rarement montrées à la télévision et au cinéma. Ou alors en soubrettes. Je n’ai trouvé à leur sujet qu’un documentaire et une fiction, et encore, c’est une comédie. De la même manière, depuis l’émergence du Front national, il y a très peu de représentation de ses électeurs et de ses électrices, et du racisme. A part un documentaire sur Jean-Marie Le Pen, je n’ai déniché sur lui que de brèves séquences composées de petites phrases haineuses. Aucun temps long n’était dédié à la compréhension de ce qui se jouait, sur le pourquoi de ce racisme, ou encore sur la ghettoïsation et l’abandon des cités par les pouvoirs publics. Au cinéma, le racisme est presque uniquement représenté par le plouc de province de la comédie vulgaire.

Le premier mouvement de votre film raconte l’histoire de la classe ouvrière. La seconde, celle de sa disparition et de son passage dans le giron du Front national. Plus le film avance dans le temps, plus la nature des archives que vous utilisez semble différer. Pourquoi un tel choix ?

La première raison est technique, liée à l’histoire de la télévision. Dans le premier mouvement,j’utilise notamment des images de reportages télévisés allant des années 1950 aux années 1970. À cette époque, ils étaient tournés en 16 mm. Une fois restaurés, cela ressemble à du cinéma. Après les années 1970, la télévision passe à la vidéo, une vidéo moche dont les défauts sont accentués par des copies mal conservées et détériorées. Beaucoup de matières utilisées pour ce film étaient de mauvaise qualité. J’ai nettoyé et restauré les extraits les plus dégradés. Plus jeune, j’étais monteur-truquiste et j’ai appris à nettoyer et restaurer les images vidéo et filmiques. La deuxième raison est liée à la qualité du travail journalistique télévisuel produit avant les années 1980 : du documentaire de création, avec peu de voix off, un cinéma d’observation parfois de très belle facture. Dans les années 1980, la télévision se standardise et se fige dans ce que sera la télé d’aujourd’hui. Parallèlement, cette décennie est aussi celle de la disparition de la figure des ouvriers au cinéma. Pour raconter les années 1980, il ne me restait que des images de télévision. Mon film dessine donc en creux une histoire de la télévision et du cinéma.

Comment expliquez-vous cette absence de représentation du monde ouvrier au cinéma ? Un changement dans la production ?

Avec le boom de la télévision et de la vidéo, le cinéma, plus onéreux, perd les spectateurs des classes populaires. Les classes moyenne, supérieure et intellectuelle, forment alors le public du cinéma. On n’a plus besoin de produire des films avec des ouvriers, comme ceux avec Jean Gabin par exemple. Parallèlement, les producteurs et réalisateurs communistes disparaissent du paysage. Et la figure de l’ouvrier devient caricaturale.

Comment qualifieriez-vous votre travail ?

Je n’utilise pas les images d’archive comme des illustrations à calquer sur un discours préétabli. Dans mon travail, l’archive a autant d’importance que le texte. Les archives précèdent le texte ou, lorsqu’il y a un texte, elles sont en relation et pas subordonnées à lui. Le film se modifie, s’écrit à partir de ce qui existe, de ce que je trouve. Et s’écrit avec lui une histoire de la représentation. C’est un peu tarte à la crème de dire cela, mais la représentation du monde, comme l’histoire, est écrite par les puissants. J’ai besoin de continuellement revenir sur les luttes sociales, les événements historiques laissés sous le tapis, de travailler les endroits de non-dit de l’histoire officielle. Je redonne voix aux histoires fragiles, oubliées, aux personnes laissées de côté, comme le sont les ouvriers. Retour à Reims [Fragments] est ainsi pour moi une manière de raconter une autre histoire de la France du xxe siècle.

Comment expliquez-vous le passage d’une partie du vote ouvrier du Parti communiste au Front national, aujourd’hui renommé Rassemblement national ?

Didier Eribon a les mots pour synthétiser et proposer une lecture de ce phénomène. Cela a beaucoup pesé dans ma décision d’adapter son texte. Il explique que le Front national a permis à des gens, qui ne se sentaient plus appartenir à une classe et qui se sentaient dépossédés, de retrouver un espace politique où l’on parle en leur nom. Dans les années 1980, les usines ferment, une nouvelle forme de capitalisme se développe et la classe ouvrière change au point qu’elle n’existe plus en tant que telle. C’est l’explosion du tertiaire d’un côté et d’un prolétariat précaire et isolé de l’autre, représenté aujourd’hui par les livreurs à vélo, les chauffeurs Uber ou les soignants des Ehpad. J’ai écouté beaucoup de discours de Jean-Marie Le Pen et j’ai été surpris par le fait qu’il pouvait être assez brillant dans sa manière de parler du peuple et au peuple, même si c’était évidemment un peuple fantasmé et fictif. A l’inverse, les autres politiciens, de gauche notamment, ne s’adressent plus à des citoyens mais à des consommateurs. C’est comme si les politiciens se choisissaient maintenant un marché électoral et parlaient uniquement à une portion de la population pensée comme un marché. La politique s’est professionnalisée et les représentants issus de la classe ouvrière ont disparu.

La disparition des ouvriers et ouvrières des discours de la gauche socialiste est-elle une faute ?

Une erreur absolue et une faute. Leur seule manière de répondre au vote frontiste des ouvriers et des ouvrières a été de recycler petit à petit des points du programme de l’extrême-droite : sur la question sécuritaire, celle-ci a gagné. Dans mon film, on entend par exemple Georges Marchais (secrétaire général du Parti communiste de 1972 à 1994) expliquer qu’il faut stopper l’immigration car elle crée du racisme. Ce n’est pas de la faute des immigrés s’ils sont en train de crever et ont besoin de travailler ! Et en quoi ils seraient responsables du racisme qu’ils subissent au quotidien…

Dans Retour à Reims, Didier Eribon s’interroge : comment faire quand c’est votre famille qui vote FN ? Il se donne alors la tâche de les écouter, de les entendre. Et il argumente avec sa mère. C’est en discutant que la politique peut advenir, la politique c’est du désaccord. Je pense qu’il y a des gens que l’on peut bouger. Mais cela n’a pas été fait par la « gauche ».

NE CROYEZ SURTOUT PAS QUE JE HURLE

« Janvier 2016. L’histoire amoureuse qui m’avait amené dans le village d’Alsace où je vis est terminée depuis six mois. À 45 ans, je me retrouve désormais seul, sans voiture, sans emploi ni réelle perspective d’avenir, en plein cœur d’une nature luxuriante dont la proximité ne suffit pas à apaiser le désarroi profond dans lequel je suis plongé. La France, encore sous le choc des attentats de novembre, est en état d’urgence. Je me sens impuissant, j’étouffe d’une rage contenue.
Perdu, je visionne quatre à cinq films par jour. Je décide de restituer ce marasme, non pas en prenant la caméra mais en utilisant des plans issus du flot de films que je regarde. »

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Note d’intention

En tant que spectateur, j’ai toujours été sensible à la poésie des plans qui, une fois isolés, ne trahissent plus leur provenance. Des plans d’horloge, de fenêtre, de clé, d’écrans, de meubles, de panneaux de signalisation, d’engrenages, de claviers, de végétation, de paysages mais aussi des plans de visage, ceux des figurants soudain isolés pour le besoin du montage et qu’on ne recroise jamais dans le film. J’ai tenté par le biais du mash-up de réunir ce type de plans, rendus muets, d’en revendiquer l’hétérogénéité, d’alterner noir et blanc et couleur, de respecter leur format d’origine et de les faire dialoguer avec l’évocation des jours sombres que j’ai traversés en 2016. De créer une dynamique réflexive pour le spectateur, de jouer en permanence tantôt du décalage, tantôt de la correspondance entre ce qu’il voit et ce qu’il entend. Mais tout cela n’est peut-être qu’un discours de la méthode, une tentative d’établir une règle du jeu, une tentation de théoriser une pulsion profonde. L’idée était avant tout de restituer un cri, d’extérioriser une colère par la collusion de la chronique de mon désespoir avec des images venues d’un autre temps et d’un autre espace et qui pourtant commentaient mon quotidien, l’incarnaient mieux que mes propres images n’auraient su le faire. Des images et des mots qui disent mon fracas intérieur, mon impuissance, ma déréliction. Ma peur de la violence sociale, policière, économique, idéologique, humaine activement à l’œuvre aujourd’hui dans mon pays, la France et dans le monde entier. En me disant que ce cri je me devais de le pousser pour ne pas étouffer.

Frank Beauvais

Entretien avec Frank Beauvais

Comment est né le désir de faire ce film ?

C’est un désir lié à une frustration, celle de me retrouver, à un moment donné, seul dans un village isolé, sans interlocuteur aucun, ni possibilité tangible d’échapper à cette situation qui devenait pesante. J’ai toujours vu beaucoup de films mais l’isolement m’a poussé à en voir encore plus, au point où visionner des films est devenu mon occupation principale, presque exclusive. Après plus d’un an de ce régime quotidien, une opportunité de revenir à Paris dans un futur proche mais encore non défini s’est présentée à moi. Une porte s’ouvrait mais je ne savais combien de temps encore j’allais devoir patienter. M’est alors venue l’idée de tenter de raconter l’isolement dont je souffrais et ce compagnonnage ambivalent avec les films. De documenter les états par lesquels je passais et les étapes qui mèneraient au départ définitif de ce village dont je me sentais prisonnier. Les films que je visionnais finissaient tous, de façon quasi pathologique, à me tendre, ne serait-ce que le temps d’une image, un miroir de ma situation. J’en suis donc venu à me dire que plutôt que de prendre une caméra, il serait intéressant de restituer mes impressions, de recomposer les espaces mentaux et géographiques que je traversais à partir d’images extraites du flux de celles que j’ingurgitais sans modération. Le found footage, auquel je m’étais déjà essayé dans deux courts métrages, s’est alors imposé comme mode d’expression.

Comment avez-vous sélectionné les images ?

Au cours des six mois évoqués dans le film, j’ai regardé plus de quatre cents films. Je les ai listés et j’ai opéré une première sélection, supprimant les films expérimentaux dont le propos ou la texture étaient trop proches formellement de ce que je recherchais moi-même. L’idée a très vite été de se concentrer uniquement sur les films de fiction. Dans un deuxième temps, j’ai revu chacun de ces films en isolant les images qui me parlaient, qui m’avaient frappé à la première vision, qui, prises hors de leur contexte initial, isolées des plans qui les précédaient et les suivaient, exerçaient une fascination sur moi ou me troublaient. Je suis immanquablement ému par la poésie des plans desquels les corps des comédiens sont exclus, des plans de personnages de dos quittant un lieu, des plans de coupe, de paysages, des inserts sur des objets. Des segments visuels qui, dans le déroulement narratif du film d’origine, soit délaissent pour un temps le corps-acteur pour se poser sur un élément du décor, soit se rapprochent trop de lui pour qu’il reste discernable en tant que corps. Des plans qui, une fois isolés, ne trahissent plus leur provenance : si le visage d’un acteur disparaît et que la caméra filme la route, le fragment n’est souvent plus révélateur de son origine et ne permet plus d’identifier le film dont il provient avec certitude. J’aime la poésie de ces brefs plans perdus qui, dans un nouvel ordonnancement peuvent revêtir une fonction métaphorique, se parer d’une dimension poétique, qui n’étaient pas la leur à l’origine. Dans le cas de ce projet, ils renvoyaient directement à mon propre sentiment de déshérence et de désolation.

À quel stade avez-vous écrit le texte ?

Durant trois ou quatre mois, Thomas Marchand, le monteur, et moi avons d’abord trié et indexé les images, les répartissant en des catégories thématiques très variées. Un chutier contenait, par exemple, tous les plans d’animaux, un autre, ceux de végétation, un autre des manifestations de violence ou encore un autre les symboles de l’autorité et du pouvoir. Nous répartissions ainsi les images en une trentaine de rubriques et avons constitué un répertoire de plus d’une dizaine de milliers de plans, que nous avons vus et revus afin de les connaître sur le bout des doigts. Après l’élaboration de ce lexique, j’avais une idée assez précise de la palette visuelle que nous aurions à disposition et je me suis plongé dans la rédaction du texte. Je suis reparti en Alsace sur les lieux que j’avais quittés. J’ai pris dans mes bagages plusieurs ouvrages d’auteurs dont la prose me semblait nourricière. Des écrivains comme Annie Ernaux, Georges Perec, Georges Simenon ou Hervé Prudon. Je ne me mettais jamais à écrire sans les avoir lus au moins deux heures auparavant afin de m’imprégner quelque part, j’imagine, de la musique et du rythme de leur écriture. J’ai un peu hésité à recréer un journal. Je n’en avais pas tenu à l’époque et j’estimais malhonnête l’idée de recréer un journal artificiellement jour après jour. J’ai tenté de me remémorer les événements personnels qui avaient jalonné ce semestre, les visites d’amis, les voyages que j’avais faits et, parallèlement, de remonter le fil de l’actualité politique de cette période et de m’interroger sur la résonance qu’elle avait eue sur moi, sur les liens entre le sentiment de déperdition qui m’habitait et les états d’urgence dans laquelle la France et le reste du monde étaient plongés. Et j’ai alors opté pour la forme d’une chronique rétrospective, d’un déroulement chronologique relaté a posteriori.

Comment avez-vous travaillé le montage du texte et de l’image ?

Une fois le texte rédigé, nous sommes restés six mois en salle de montage. Nous avons d’abord enregistré la voix, puis nous avons repris le répertoire que nous avions établi et avons confronté les images au texte de façon systématique. Nous lancions la voix et regardions 75 minutes d’un chutier en repérant les passages où quelque chose se produisait entre image et son. Et nous recommencions avec le chutier suivant jusqu’à épuisement des soixante heures d’images sélectionnées. Nous comblions le vide,en plaçant, çà et là, au fur et à mesure des plans qui dialoguaient avec la narration écrite. C’était une sorte de puzzle géant, un travail de fourmi vertigineux mais constamment ludique. Nous ne voulions surtout pas que les images soient une simple illustration de la voix off. Bien sûr, il fallait qu’elles restent en rapport avec le texte, afin de ne pas perdre le spectateur mais nous avons privilégié un montage qui faisait la part belle au jeu métaphorique, à l’association d’idées, à l’homophonie, au jeu des contraires, à l’ironie, au dérèglement sémantique, à des correspondances formelles et chromatiques. Afin de créer une dynamique poétique, une sorte de gymnastique cérébrale pour le spectateur et de ménager une place à l’humour au sein d’un récit marqué par la noirceur et la dépression. La syntaxe du texte et le rythme du montage obéissent à un souci de retranscrire le contraste entre la violence des sentiments qui m’assaillent et la lenteur, l’immobilité de la vie de village. Ainsi, lors de la description des crises d’angoisse ou les poussées de colère et de désespoir liées à la répression policière ou à l’inanité politique, le rythme et la forme de la narration sont altérées, les phrases deviennent brèves, coupantes, nominales, se rapprochant du courant de conscience cher à Joyce ou du slam. Ce sont comme des claques (slam en anglais signifie claque).

Il n’y a qu’une seule musique dans le film, qui apparaît lors du générique de fin. Pourquoi ce choix ?

Nous savions dès le début qu’alors que le texte réfère souvent aux morceaux que j’écoutais en 2016, nous n’utiliserions pas de musique : elle aurait agi comme une troisième couche, sur l’image et le texte. Nous voulions que le spectateur reste concentré sur la tension entre les images et la voix.Toute musique est narration et il semblait inconcevable et contreproductif d’ajouter une dimension narrative supplémentaire au film. Cela risquait d’égarer le spectateur ou d’être simplement redondant. I See a Darkness, la chanson composée par Bonnie Prince Billy, en revanche, me paraissait être idéale pour clore le film, au moment où les images disparaissent de l’écran, où le flux de parole se tarit et où la possibilité d’un ailleurs se concrétise. C’est un chant intime bouleversant, tout en fêlures, d’une déchirante beauté qui insiste sur l’importance de l’amitié et de l’amour pour compenser la noirceur de nos existences.

Quelle est l’origine du titre ?

Le titre pastiche celui d’un film est-allemand de Frank Vogel, intitulé Denk bloß nicht, ich heule (1965). Le verbe heulen est sémantiquement ambigu. Il peut signifier à la fois pleurer ou crier. J’ai décidé de m’en inspirer et j’ai gardé hurler, à l’homophonie proche de heulen. Ce titre renvoie aussi, pour moi, au Cri de Munch, à sa profonde noirceur, à son fond d’angoisse et de terreur et à la folie qu’entraîne le spectacle hallucinatoire d’une horreur ubiquiste.