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Auteur/autrice : Marie-Sylvie Riviere

ARBRES

Arbres est une histoire de l’Arbre et des arbres. Elle commence par les Origines puis voyage à travers le monde des arbres et les arbres du monde, sans précision géographique et temporelle. Le film raconte les grandes différences et les petites similitudes entre l’Arbre et l’Homme avec l’idée prégnante que l’arbre est au règne végétal ce que l’homme est au règne animal, son représentant ultime. Arbres est un parcours dans une autre échelle de l’espace et du temps où l’on rencontre des arbres qui communiquent, des arbres qui marchent, des arbres timides ou des arbres fous… Arbres renverse quelques idées reçues en partant du constat que l’on voit toujours l’animal qui court sur une branche mais jamais l’arbre sur lequel il se déplace. Arbres se situe dans un monde entre-deux où le merveilleux s’échappe du savoir scientifique et où le savoir scientifique se change en conte par la magie du cinématographe.

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Vous pouvez télécharger le dossier de presse complet et le texte intégral de la voix off ICI

Dossier de presse

Pour leur troisième film, après Pêcheurs à cheval (1993) et Par devant notaire (1999), Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil ont parcouru 140 000 kilomètres, plus de trois fois le tour de la Terre, pour filmer les arbres du monde. Inspiré de propos du botaniste Francis Hallé, Arbres se veut un « essai poétique à fondement scientifique » où la réalité des arbres est aussi un appel à la fiction. Les cinéastes livrent ici des extraits de leur journal de repérage et présentent leur casting sous forme de planches botaniques où le texte du film côtoie leurs propres réflexions cinématographiques. Patrick Leboutte

Eloge de l’arbre par FRANCIS HALLÉ

 » Il y a quelques années, dans un avion, j’ai sympathisé avec un industriel travaillant à Téhéran. Il m’a dit ceci qui ne m’a plus jamais quitté : « Toutes les activités humaines engendrent le doute ; qui que vous soyez, ingénieur ou saltimbanque, charcutier ou archevêque, un jour viendra où vous vous poserez la question de savoir si votre activité professionnelle est véritablement utile. Une seule exception : planter des arbres. » L’arbre met à l’abri du doute comme il met à l’abri du soleil ? Mériterait-il que l’on s’intéresse à lui ? Silencieux comme il l’est, l’arbre a mis longtemps à retenir notre attention autrement que comme source de matières premières pour l’industrie. Mais, depuis quelques dizaines d’années, ça y est, l’arbre intéresse : il intéresse les sportifs qui apprennent à y grimper, il intéresse les « accrobranchés », nouveaux barons perchés qui ont appris à y vivre, il intéresse les historiens qui y voient des archives où ils peuvent lire les climats d’époques révolues et les philosophes qui y trouvent la source de nos mythes et le modèle selon lequel la pensée humaine a pris naissance ; il intéresse les artistes qui ne cessent de lui consacrer des expositions et des manifestations — graphisme, musique, littérature et poésie, sculpture et peinture ; il intéresse les industriels qui commencent à comprendre son rôle d’usine d’épuration, il intéresse les scientifiques qui y reconnaissent un modèle biologique d’une altérité totale, aussi différent du modèle animal que pourrait l’être une forme vivante venue d’une autre planète ; même les forestiers, instruits par les tempêtes récentes, comprennent que le rôle écologique de l’arbre ne s’arrête pas avec sa vie et qu’après sa mort, il reste extraordinairement utile. Quelle joie de voir que les cinéastes s’intéressent eux aussi aux arbres, à la richesse intellectuelle, esthétique et poétique qu’ils représentent pour qui décide que le tilleul du square et le platane de l’avenue ne suffisent plus et qu’il faut aller voir les arbres du vaste monde, l’arbre géant, quasiment immortel, l’arbre souterrain et l’arbre sous-marin, l’arbre sans branche et l’arbre sans feuille, l’arbre qui marche, l’arbre qui chante, l’arbre qui ressemble à une forêt ; voilà une autre entreprise qui paraît être au-dessus du doute : apporter au public une image enrichie de ce qu’est l’arbre, cet être hors du commun, avec qui nous devons apprendre à vivre.  » ( Montpellier, 23 décembre 2001)

Cinergie.be

Arbre, mon semblable, mon frère

Filmer un arbre qui marche, un autre qui chante, un troisième qui défie le temps ou donne la mort ou connaît la folie. Filmer un arbre, des arbres, sans vouloir filmer la forêt, en gardant la diversité de chacun comme autant de petites histoires, comme autant de récits singuliers d’un pays où l’arbre et l’homme ne font qu’un, où entre l’homme et l’arbre il n’y a pas de frontière mais une permanence de sujet, une complicité d’égaux.

Projet insensé, rêve d’illuminé car filmer ainsi des arbres, c’est filmer un lieu d’utopie que nous côtoyons quotidiennement et dont l’évidente réalité nous aveugle bien souvent. C’est filmer, derrière cette cécité de l’humain, cette vie des arbres qui est déjà, encore et toujours la nôtre. Et ce pari fabuleux, Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil viennent de le réussir avec leur dernier film : Arbres. Se voulant une transposition poétique d’observations scientifiques, Arbres voyage, d’arbre en arbre, le monde des arbres en nous livrant comme au gré d’une rêverie éveillée des informations sur chacun d’eux, sortes de fausses fiches signalétiques qui vont du conte traditionnel aux dernières découvertes des botanistes en passant par des anecdotes qui ont la saveur des souvenirs d’enfance.

Somptueusement filmé, Arbres trouve à chaque fois l’image juste face à la multiplicité de son sujet. Pour chaque arbre, Bruneau et Roudil ont cherché et trouvé une approche qui est comme une façon de raconter l’arbre, un regard qui en prolonge la présence, un mouvement et un rythme qui en sont l’expression plus que l’immobilité, la parole plus que le mystère. Cela nous donne une invention cinématographique qui, de l’effleurement à la caresse, nous fait pénétrer dans un rapport personnel avec chaque arbre en particulier. Mais la finesse, la sensibilité du travail de Bruneau et Roudil ne s’arrête pas là.

Cette pertinence dans l’image, nous la retrouvons dans leur art du montage qui amplifie et prolonge l’émotion d’un instant et tisse, d’arbre en arbre, la ramure comme l’enracinement d’une fiction qui nous englobe totalement. Et cette émotion, nous la retrouvons également dans leur traitement de la bande sonore du film, qui déploie pour chaque arbre une mosaïque de bruits naturels qui devient progressivement comme une musique polyphonique. Et nous sommes alors pris, comme envoûtés, par cette histoire dont les mille et unes facettes nous rendent manifestes ces multiples paroles des arbres de même que cette communauté de vie qui, du végétal à l’animal humain, nous lie et nous relie. Poétiques, scientifiques, ces fictions nées du monde des arbres nous sont rendues aussi par un commentaire très écrit auquel Michel Bouquet prête sa façon de dire, étrange et comme désincarnée.

Et c’est là peut-être la seule réserve à notre enthousiasme : ce commentaire s’impose parfois plus qu’il ne se propose, à l’égal d’une musique qui vient à de rares moments appuyer une partition sonore qui n’en a guère besoin, créant ainsi un effet d’artifice qui diminue alors la portée du film. Pourtant, loin de ces remarques, le film de Bruneau et Roudil est passionnant et innove dans cette façon de faire du cinéma dit de nature, proposant à lui seul une nouvelle approche de la diversité du monde.

À PEINE J’OUVRE LES YEUX

Tunis, été 2010, quelques mois avant la Révolution, Farah 18 ans passe son bac et sa famille l’imagine déjà médecin… mais elle ne voit pas les choses de la même manière.
Elle chante au sein d¹un groupe de rock engagé. Elle vibre, s’enivre, découvre l’amour et sa ville de nuit contre la volonté d’Hayet, sa mère, qui connaît la Tunisie et ses interdits.

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Le Monde – Jacques Mandelbaum

La réalisatrice Leyla Bouzid signe un premier long-métrage plein de promesses.

Bon sang ne saurait mentir. Mensongère dans la plupart des cas, qu’il s’agisse de noblesse ou de show-business, la formule sied à quelques-uns et unes. C’est le cas de Leyla Bouzid, fille d’un cinéaste précieux en la personne du Tunisien Nouri Bouzid, laquelle signe un premier long-métrage plein de promesses. Venue étudier en France à l’âge de 18 ans, la jeune femme est aujourd’hui diplômée de la Femis, et a déjà collaboré avec Abdellatif Kechiche sur La Vie d’Adèle.

Première surprise, alors qu’elle tourne dans son pays, la réalisatrice évite le film d’urgence attendu, qui se serait confronté au séisme de la révolution et à l’immense défi démocratique qui se joue actuellement en Tunisie. Il y aurait eu du panache à le faire, il n’y a pas pour autant de honte à s’y soustraire. Leyla Bouzid a visiblement préféré ne pas s’infliger à elle-même cette pression, et a fait le petit pas de côté qui lui permet, in fine, d’aborder une situation qui vaut aujourd’hui aussi bien qu’hier.

Tous les amateurs de cinéma arabe, et particulièrement maghrébin, en connaissent par cœur le motif : éprouver la liberté et aussi bien l’aliénation d’une société à l’aune du statut réel accordé à la femme. Mais, quitte à remettre le motif sur le métier, elle parvient à composer un des ouvrages les plus pertinents en la matière. Le film se déroule dans un passé plus que proche : en 2010, à la veille du « printemps arabe », sous le régime défunt du président Ben Ali.

Farah, bac en poche, est une jeune fille de son temps, qui rêve d’amour, de musique, de liberté. Son rêve va se fracasser sur la réalité de son pays, insoupçonnée par cette enfant de la bourgeoisie, fille d’un père ingénieur et d’une mère infirmière. Membre d’un groupe de folk-rock artistiquement et politiquement engagé, dénonçant l’immobilisme réactionnaire de la société tunisienne et l’étouffement de sa jeunesse, la jeune fille goûte jusqu’à l’ivresse à l’exaltation de la création, de la révolte, de la libre disposition sentimentale et sexuelle d’elle-même. Filant le parfait amour avec le compositeur du groupe, elle va rapidement se heurter à la peur panique qu’inspire son comportement à sa mère, Hayet, une femme d’expérience qui pressent à quels dangers s’expose, dans une société aussi policière, sa fille et lui arrache la promesse de commencer, à côté de sa vocation de chanteuse, des études de médecine.

Approche réaliste et immersive

Cette mise au premier plan de la lutte entre la mère et la fille témoigne de la subtilité du film, qui évite ainsi tout manichéisme et toute démonstration militante. Car si le cœur des spectateurs va comme il se doit à la fille, qui brandit l’étendard de l’émancipation, contre la mère qui paraît avoir intériorisé jusqu’à la paranoïa les interdits de la société tunisienne, leur esprit devra tôt ou tard se rendre à la raison de la mère, et la requalifier ipso facto comme personnage positif. Une peinture sans concession des hommes, détenteurs du véritable pouvoir, soutient ce sombre tableau, sous le signe de l’absence (le père), du contrôle (l’ex-compagnon de la mère) ou de l’oppression la plus humiliante (la police).

Filmé en caméra portée et en décor réel, le film privilégie une approche réaliste et immersive, et joue sa meilleure carte dans l’attention qui a été manifestement portée à la crédibilité de la musique et des musiciens. Longuement filmées, les chansons du film font entendre une musique superbe (un mélange de traditionnel tunisien et de rock alternatif composé par Khyam Allami), des paroles imagées et percutantes, et une interprète convaincante en la personne de la pétulante Baya Medhaffar, qui interprète le rôle principal. Cette jeune actrice passerait ainsi pour une vraie chanteuse, quand la chanteuse Ghalia Benali, qui interprète sa mère, passerait pour une véritable actrice. Il faut y voir davantage qu’une malice quant à la conception du cinéma de Leyla Bouzid.

Critikat

La tête contre les murs, par Clément Graminiès (extrait)

[…] Plutôt que de tenter le portrait générationnel impossible à constituer dans un pays aussi protéiforme que la Tunisie, Leyla Bouzid a préféré parler du milieu qu’elle connaissait : elle-même fille du réalisateur Nouri Bouzid, issue d’un milieu aisé, laïc et progressiste dans un pays où règnent en maître la corruption et la pression religieuse, la jeune réalisatrice se sentait probablement trop loin des difficultés rencontrées par les laissés-pour-compte du régime pour oser prétendre à devenir un de leurs porte-paroles dans un contexte politique aussi chaloupé. Sorte de versant tunisien du film iranien Les Chats persans, À peine j’ouvre les yeux va préférer s’intéresser à la culture alternative et au discours contestataire portés par une jeunesse aisée et cultivée. Pour cela, Leyla Bouzid structure entièrement son récit autour de Farah, dix-huit ans; au moment des derniers mois de la dictature, et brillante lycéenne à qui ses parents prédisent des études de médecines qui feront toute la fierté de la famille. Sauf que la jeune femme, chanteuse dans un groupe de musique qui égrène les clubs de Tunis avec ses textes contestataires, rêve plutôt d’une carrière artistique, intimement convaincue que le changement ne peut venir que dans le refus du compromis. Déterminée à la limite de l’inconscience, Farah affirme une liberté qui inquiète son père pourtant tolérant et sa mère revenue de ses années de rébellion. Complètement rivée à Farah, la caméra enregistre chaque moment clé susceptible de contribuer à sa pleine affirmation : chanteuse, amoureuse, sensuelle, rebelle, égoïste et insoumise, la jeune femme assume pleinement son caractère changeant, peu préoccupée par les règles de bienséance. Le danger pour la réalisatrice aurait été de faire du personnage un monstre narcissique détenteur d’une certaine vérité et prenant l’ascendant sur son entourage : pourtant le récit ne fait jamais abstraction des rapports de classe tronqués qui régissent autant les relations que Farah entretient avec ses camarades qu’avec la bonne de la famille qu’elle rend complice de ses mensonges au risque de lui faire perdre sa place. Mais c’est peut-être parce qu’elle est assume cette inconscience de classe, qu’elle ne tient aucun discours politique à proprement parlé, que Farah ne symbolise rien d’autre qu’elle-même. Si son parcours fait bien évidemment écho à un désir de liberté et d’affirmation de soi, c’est par le prisme du regard que ce personnage jette sur son environnement sclérosé par la peur que le film trouve sa touchante singularité.

LONG STORY SHORT

« Ce que c’est de vivre avec des ressources limitées » : avec pudeur mais bien en face, la centaine d’interviewés que Natalie Bookchin a filmés en Californie dans des soupes populaires, des foyers ou des centres d’alphabétisation racontent la pauvreté aux États-Unis, les façons de vivre avec et, peut-être, de s’en sortir.

Grand prix du Cinéma du Réel 2016

Site de la réalisatrice Natalie Bookchin

« Au lieu de contrer la frontalité des adresses face-caméra en creusant une profondeur psychologique ou narrative, la réalisatrice fait le choix formel inverse, surprenant : élaborés en partie par les participants eux-mêmes puis montés par sujet et parfois présentés simultanément en split screen, les entretiens convergent de temps en temps jusqu’à une phrase prononcée en un chœur que seul le montage révèle, avant de bifurquer à nouveau en des formulations différentes. À chaque histoire singulière se substitue par moments cette montée d’une voix collective, soudain puissante, à l’encontre d’une représentation de la pauvreté comme exception. L’articulation entre individu et collectif met aussi au jour la façon dont s’articulent dans le système classe, race, violence urbaine et drogue. Le dispositif d’enregistrement individuel et le montage quasi-viral de Long Story Short, inédits sur grand écran, matérialisent une tension déchirante entre l’isolement social et la promesse d’une solidarité.  » (Charlotte Garson)

« Le dispositif passionnant de Long Story Short installe un dialogue qui n’existe que par le montage des images. Certains récits se recoupent, les voix posées l’une sur l’autre disent la même chose comme dans une sorte de chœur antique transposé dans des centres d’accueil de Californie.

L’une des forces de Long Story Short est que la réalisatrice ne perd jamais de vue l’intimité, la personnalité des gens à qui elle s’adresse. Ces mêmes personnes qui, pourtant, se sentent parfaitement invisibles. L’accumulation des portraits à l’image pourrait les fondre dans une masse indistincte : pourtant, chaque voix ici compte. En creux, Long Story Short raconte ce qu’un homme désigne comme l’american nightmare, tandis qu’une femme explique en quoi l’argent est devenu la nouvelle forme d’esclavage dans le pays. Il n’y a jamais de condescendance ou de bienveillance toute molle dans le regard de Bookchin, et celle-ci parvient à trouver le ton juste pour laisser de la place aux aspirations de ses interlocuteurs et à ce qu’ils aiment dans la vie. Même si l’on est persuadé ici que cette situation indigne tue l’âme à petit feu. » (Nicolas Bardot)

Entretien avec Natalie Bookchin

Quel a été le point de départ de Long Story Short ?

J’ai débuté Long Story Short à la suite de la grande crise économique de 2008. Je voulais parler de l’absence de perspectives pour ceux qui ont été le plus sévèrement touchés par la crise et par des conditions qui sont de pire en pire après vingt ans de politique néolibérale très dure. A la suite de la récession, les médias et les politiciens américains ont commencé à parler de l’économie, de la disparité grandissante des revenus, mais leurs conversations concernaient essentiellement les classes moyennes en difficulté. On s’est à peine préoccupé de la pauvreté, et quand cela a été le cas, ceux qui vivent vraiment dans la pauvreté ont toujours été inaudibles.

Pendant ce temps, les bavardages sur les réseaux sociaux ont enflé. Sur ces plateformes, les non-experts – des gens ordinaires – parlaient directement à de nombreuses personnes, racontant leur propre version de la crise économique. Mais les réseaux sociaux sont des endroits où les gens présentent la meilleure version d’eux-mêmes, et les points de vue à la première personne, en matière de pauvreté, sont restés tout aussi inexistants.

Dans Long Story Short, je voulais créer un espace dans lequel les gens vivant dans la pauvreté donneraient leur propre définition et analyse des situations auxquelles ils sont confrontés. Cela inclue une interrogation sur les termes eux-mêmes – comme « pauvre » ou « pauvreté » – et sur la façon dont ces termes, mais aussi l’expérience même de vivre dans des conditions aussi précaires, peuvent être rejetés, modifiés ou au contraire réappropriés.

Comment avez-vous choisi les intervenants qui ont participé au film ?

En fait j’ai inclus tous ceux qui ont participé. Il n’y a que quelques cas où, lorsque la qualité d’image ou sonore était insuffisante, les entretiens n’ont pas été intégrés. Au lieu de s’intéresser à un unique héros extraordinaire, je voulais présenter une multiplicité des points de vue, et suggérer le potentiel illimité de telles archives où, pour chaque voix entendue, il reste des centaines de milliers qui ne le sont pas.

La façon dont Long Story Short est tourné rappelle les vlogs. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix esthétique ?

Le vlog est associé davantage aux micro-productions qu’à des productions plus amples. Le fait qu’il soit lié aux réseaux sociaux et que son esthétique fasse amateur le rend accessible et familier. La forme suggère la facilité avec laquelle ces images peuvent être produites et peuvent voyager d’écran en écran. J’ai choisi de travailler sur cette esthétique afin de faire un lien entre les outils et l’esthétique de la consommation collaborative sur internet et la pauvreté. A mesure qu’internet s’est développé, le fossé entre les riches et les pauvres s’est creusé. J’ai décidé d’utiliser ces mêmes formes pour souligner et amplifier les voix de ceux qui en ont été dépossédés. Je trouve cette image non-officielle, au cadre peu rigoureux, assez belle dans son imperfection. J’adore les détails qui n’ont pas été pensés, ce qui donne le sentiment d’une vie qui s’étend au-delà du cadre. J’aime les hésitations, les toux et ces autres traces d’être humains qui se sont assis devant la caméra.

Chaque personne a sa propre voix distincte dans Long Story Short, mais le film ressemble aussi parfois à un chœur. Comment avez-vous travaillé sur cet équilibre ?

Trouver cet équilibre entre les individus et le choeur était peut-être l’un des premiers défis à mes yeux : s’assurer que chaque individu reste visible et audible dans toute sa singularité, même au sein d’un groupe. En même temps, je voulais combiner des fragments de voix et de visages pour suggérer quelque chose de plus grand et comparable à la société que des voix seules.

Mon rôle en faisant ce film était d’écouter attentivement. Cette écoute se matérialise par mon montage qui devait rendre compte du grand nombre de narrations collectées. J’ai monté ces histoires à la façon d’une composition musicale, en m’attachant au rythme, aux contrastes entre les formes, les tons et les sujets ; en identifiant les intervenants comme des solistes, des duos, des trios, des chœurs. Parfois l’un d’eux s’adresse à la caméra tandis que les autres restent en retrait sur l’écran, jetant un coup d’œil à celui qui est en train de parler ou au spectateur, témoins de ce que les autres ont à dire tout en rappelant leur présence à ceux qui regardent l’écran – ajoutant un mot, parfois un geste, un regard, un hochement de tête en signe de solidarité.

Quelqu’un, à un moment du film, évoque l’american nightmare. Avez-vous le sentiment qu’il y a un cauchemar américain qui se déroule actuellement dans votre pays ?

C’était un moment puissant pour moi quand l’un des interlocuteurs – Alfredo Garcia – a parlé de ce « cauchemar américain » pour décrire ses conditions de vie. Le cauchemar de l’inégalité structurelle existe dans le monde entier, mais le « rêve américain » est l’esprit fondateur des États-Unis : il implique que tous les Américains ont droit à la liberté, une vie meilleure et la promesse de pouvoir progresser sur l’échelle sociale. Mais comme l’a dit un jour l’humoriste américain George Carlin : « La raison pour laquelle ils appellent ça le rêve américain est qu’il faut dormir pour y croire ».

Habituellement, vos œuvres sont montrées dans des musées. Long Story Short vient de remporter la compétition du Festival Cinéma du Réel dédiée à des films de cinéma. Faites-vous une différence entre vos installations visibles dans un musée et une œuvre comme Long Story Short qui est incluse dans une compétition de films ?

La forme véritable de mon travail, c’est l’installation dans laquelle le public peut aller et venir ; et c’est tout à fait différent de la forme offerte par une salle de cinéma. J’adore travailler dans cet entre-deux, lancer un défi au spectateur quant à ses attentes dans ces différents lieux, et voir comment l’on ressent l’œuvre différemment selon l’environnement.

Quels sont vos cinéastes favoris ?

De la même manière que je n’ai pas de sujet favori, je n’ai pas nécessairement de réalisateur préféré. Différentes œuvres peuvent avoir une résonance différente en moi selon les moments. Ces jours-ci, je pense beaucoup à Chantal Akerman, James Benning et ses films des années 80 comme Landscape Suicide, le film Gloria de Sebastian Lelio, les montages de Hito Steyerl dans ses récentes vidéos ou l’utilisation des images d’archives dans Grosse fatigue de l’artiste française Camille Henrot.

Entretien réalisé le 18 avril 2016.

par Nicolas Bardot

3 VISAGES

Ce film sera précédé d’un court métrage du même réalisateur, Les Mains.
La projection sera suivie d’un débat avec Christophe Loizillon

Les Mains
France – 1996 – 20′
Le réalisateur décide de filmer les mains de ses amis racontant leur histoire.

3 visages
Le film présente six plans séquences de différents visages.
Une petit fille, une jeune fille, une vieille dame vivent une naissance et une mort chacune à leur manière…

Site du réalisateur

PETITS ARRANGEMENTS AVEC LA VIE

La projection sera suivie d’un débat avec le monteur du film, Bernard Sasia

Christophe Otzenberger a passé deux ans dans les couloirs des hôpitaux, il a rencontré des gens qui, comme lui, affrontaient une maladie. Les rencontres ont fait naître l’envie de faire un film sur ces personnes embarquées dans une bataille éreintante, une lutte pour la vie. Un film doux et drôle, où l’on partage des récits sur « la vie d’avant, les espoirs – parfois déraisonnés –, les regrets, les fantasmes, les joies passées, les amours folles ou déçues, ce qui fait de nous des hommes… »

Télérama – François Ekchajzer

Malade, le documentariste Christophe Otzenberger est allé à la rencontre de patients, tout en étant lui-même filmé. Une ode à la vie, légère et grave.

Quand la mauvaise toux qui le secouait depuis quelques semaines s’est révélée causée par un cancer du poumon, le documentariste Christophe Otzenberger n’a pas tout de suite envisagé d’en faire un film, mais une bande dessinée. Allez savoir pourquoi… Peut-être pour tenir à distance une réalité qui l’angoissait, mais dont il fallait bien faire quelque chose. Pour se garder aussi d’un excès de pathos tout en favorisant l’humour, présent dans ses documentaires jusque dans Voyage au cœur de l’alcool(isme) (2011), où se posait déjà la question d’une maladie qu’il connaissait intimement. Mais on ne se refait pas. Le cinéma était au centre de sa vie et nourrissait le regard généreux et gourmand qu’il posait sur les êtres de toutes conditions.

Après quelques tâtonnements, c’est bien dans un projet de film qu’il s’est finalement embarqué, en parallèle d’une traversée hospitalière qui l’a fait naviguer entre Saint-Louis et « Tatave » (surnom qu’il donnait à Gustave-Roussy), puis échouer au cimetière du Père-Lachaise où ses amis l’ont salué en juin 2017 et où commence Petits Arrangements avec la vie. Une ode à la vie et au cinéma plus qu’un documentaire sur la mort, fruit de lumineux échanges avec des malades de tous âges, d’une sérénité qu’il semble leur envier.

On ne s’engage pas dans ce que l’on sait être sa dernière œuvre sans de vives réticences — à commencer par celle de la voir se réaliser. « Son projet était protéiforme, partait dans tous les sens comme un bouquet final. Comportait notamment des scènes de fiction, dont il est vite apparu qu’il n’aurait pas le temps de les tourner. Peu importait sans doute : pour Christophe, finir le film, ç’aurait été mourir », explique son producteur Alexandre Hallier, qui a bravement accompagné jusqu’au bout les Petits Arrangements d’« Otzen ». Même engagement de la part de la documentariste Stéphane Mercurio, initiée à la réalisation par celui dont elle partagea un temps la vie, et demeura l’amie. Elle, à qui il proposa de coréaliser le film parce qu’il l’estimait « seule capable de légèreté et de gravité dans le même moment ».

Grâce
« Quand il a commencé à me parler de son projet, je me suis mise dans la position de celle qui renvoie la balle. On a tourné chez moi un entretien, au cours duquel il a eu ces mots sur ses obsèques que l’on entend au tout début du film. Après quoi, nous nous sommes regardés : la place que je venais d’occuper dans l’échange était celle que je devais adopter sur le tournage au centre de Perharidy, à Roscoff [où ils passeront deux fois dix jours, ndlr]. Lui filmerait les patients, je le filmerais lui, en ayant avec lui un dialogue autour de la maladie, de la mort et de son travail de cinéaste, de la façon dont il obtient de si belles choses par une qualité d’écoute qui n’appartient qu’à lui. »

Film gigogne, Petits Arrangements avec la vie joue sur différents registres et différents niveaux d’échanges, avec une grâce favorisée par le montage de Bernard Sasia, déjà présent sur La Conquête de Clichy et qui connaissait bien Otzen. « Plusieurs fois, se souvient Stéphane Mercurio, Christophe m’a demandé : « Tu as ce qu’il te faut ? Tu es sûre ? » Preuve qu’il était conscient de la façon dont se déroulerait la suite… Avec Bernard, nous nous sommes attelés au montage peu après sa mort. Et ç’a été comme s’il nous soufflait ses indications. » A voir le résultat, on y reconnaît sa présence jusque dans le souffle, le battement de ce film débordant de vie. Et l’on se dit qu’au paradis des cinéastes, Christophe Otzenberger sourit sans doute du travail accompli par Stéphane, Alexandre et Bernard, amis à la vie, à la mort d’un documentariste qui aura servi son art jusqu’au bout, avec infiniment de cœur.

Trois regards sur le film à lire sur Le Blog documentaire

Trois regards sur les « Petits arrangements avec la vie » de Christophe Otzenberger

Siné mensuel

L’immensité de l’océan chuchote quelque chose sur nos petites existences. Christophe Otzenberger a choisi le rivage de Roscoff, pour son dernier film, Petits arrangements avec la vie. Depuis la plage, sa caméra panote fébrilement sur le paysage de côtes, dont la vue apaise les patients de l’hôpital de jour planté là, sur la presqu’île de Perharidy. Il interroge le ressac des vagues : comment vivre avec une maladie incurable ? À 55 ans, il a appris qu’il ne guérirait pas de son cancer des poumons. Derrière l’œilleton, il s’agace, peste, tousse. Pour un réalisateur attaché au cinéma direct, les plans contemplatifs sont décidément vides de sens.

Christophe Otzenberger est avide d’humains. Il a soif des paroles de ces autres condamnés assis sur leurs lits d’hôpital : « Comment tu vis avec, toi ? » Toi, la jeune amoureuse. Toi, le vieux monsieur qui n’en peut plus de souffrir. Toi, qui voudrais des enfants, comme s’il n’était jamais trop tard. Toi, le petit bout de femme qui semble déjà avoir apprivoisé la mort.

Leurs histoires, leurs pensées, se répondent par-delà les murs des chambres baignées de lumière grise. Les résumer ici serait les en déposséder, trop dire du film et rien en même temps. Seul le dispositif peut se raconter : Christophe Otzenberger, assis à côté de sa caméra plutôt que derrière, attentif, le corps tendu vers son interlocuteur, questionne avec douceur. Chaque fois qu’il en a l’occasion, il rend un peu de ce qu’il prend au autres, en partageant à son tour ses doutes et ses joies. Son amie et réalisatrice, Stéphane Mercurio, recueille ces dialogues précieux.

Christophe Otzenberger est mort quelques mois après le tournage, en juin 2017. Stéphane Mercurio a terminé son film, comme promis. Un petit arrangement avec la vie.

WESTERN

Un groupe d’ouvriers allemands prend ses quartiers sur un chantier pénible aux confins de la campagne bulgare. Ce séjour en terre étrangère réveille le goût de l’aventure chez ces hommes, alors que la proximité d’un village les confronte à la méfiance engendrée par les barrières linguistiques et les différences culturelles. Rapidement, le village devient le théâtre de rivalités entre deux d’entre eux, alors qu’une épreuve de force s’engage pour gagner la faveur et la reconnaissance des habitants.

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 Dossier de presse

Notes des producteurs

Valeska Grisebach ne travaille pas comme les autres réalisateurs. Pour elle, tout commence avec un sujet, un thème. Dans ce cas, elle voulait faire un western contemporain définissant comment la communication quotidienne peut devenir une arme potentielle pour un duel. Valeska commence toujours avec une longue période de repérage et de recherche de ses lieux et personnages. Mais il n’y a jamais de scénario classique : elle travaille à partir d’un traitement. Cela représente un défi pour la préparation, la production et le tournage – et, bien sûr, pour le financement du film. Les commanditaires préfèrent toujours voir un scénario.

Une intensité et une simplicité désarmante caractérisent les films de Valeska Grisebach. Leurs héros nous touchent en plein coeur et atteignent quelque chose de fondamental. Valeska travaille toujours avec des comédiens amateurs. Les ouvriers de chantier du film pratiquent le même travail dans la vie aussi. Il a fallu plusieurs années pour effectuer le casting : nous avons auditionné plus de 600 personnes en Allemagne pour trouver nos acteurs principaux Meinhard (Neumann) et Vincent (Reinhardt Wetrek), ainsi que l’ensemble des acteurs. La plupart viennent de Berlin, en grande partie de l’ancienne Berlin-Est. Pour la plupart d’entre eux, c’était la première fois qu’ils voyageaient en dehors d’Allemagne. Nous avons trouvé tous les acteurs bulgares sur le lieu même du tournage, dans le village de Petrelik, où nous avons réalisé le film.

C’est la première fois que nous réalisons un film comme WESTERN. D’habitude, nous avons toujours un scénario à suivre. Avec ce film Valeska a attendu de voir ce qu’elle trouvait sur le lieu du tournage, et cela a façonné son histoire. Elle reste attentive et réceptive aux gens, aux conversations et aux histoires autour d’elle.

Nous avons tourné ce film dans le sud de la Bulgarie, près de la frontière grecque. Le lieu joue un rôle central. Au départ c’était un véritable pas vers l’inconnu, mais on s’est rapidement sentis chez nous : nous avons été accueillis avec curiosité, générosité et hospitalité, ce qui nous a permis de marier en douceur les besoins et l’infrastructure d’une équipe de tournage avec les besoins et le soutien du village.

Nous avons travaillé avec une petite équipe, et le film a été tourné dans un style plutôt documentaire. Le film n‘a que deux séquences d’intérieur –, après tout un western doit avoir lieu à l’extérieur – il était donc essentiel qu’il fasse beau, et nous avons eu de lachance. Le soleil était magnifiquement lumineux et dense. Nous avions 43 jours de tournage, et chaque jour il y avait un défi. Nous avons tourné chronologiquement afin de permettre aux acteurs non-professionnels de développer leurs rôles. Nous avons travaillé à partir d’une sorte de calendrier de travail en trois phases : l’arrivée, la découverte et le duel. Chaque jour de tournage où des besoins spécifiques étaient nécessaires, comme une cascade, nous avons demandé à Valeska de nous en informer trois jours à l’avance. Pour l’équipe et les acteurs, c’était exigeant car tout et tout le monde était constamment dans l’attente.

En Bulgarie, on a eu l’impression d’être aux limites de la civilisation, c’est un sentiment qui fait également partie du western classique. Mais il y a aussi ce fantasme, ce désir de liberté…Il y a ce sentiment : « Je suis mon propre héros. Puis-je recommencer, commencer une nouvelle vie, ici sur cette terre étrangère ? » Et cela fait également partie du film.

Entretien avec Valeska Grisebach

Quel genre cinématoggraphique ou quel sujet précis vous a guidée vers ce film ?

Plusieurs chemins différents ont conduit à ce film, graduellement et par association ils se sont reliés les uns aux autres pour former une histoire. L’un d’eux avait pour genre le western. J’ai grandi avec les westerns des années 70, assise devant une télévision à Berlin- Ouest. De façon étrange et intime ça n’a jamais cessé de me captiver, et cela a finalement déclenché mon désir d’y retourner – comme dans un endroit que je connaissais déjà.

En tant que fille, je me suis identifiée aux héros masculins des westerns. J’ai craqué pour eux sans pouvoir en faire partie.Il se peut que ce conflit ait aussi contribué à mon désir d’explorer ce genre très “masculin”. Je voulais m’approcher de ces personnages solitaires, isolés et souvent mélancoliques des westerns. Tout cela avait à voir avec le sujet de la xénophobie latente – quelque chose que j’ai longtemps voulu explorer dans un film. La volonté de vous placer au statut le plus élevé, de vous différencier. Le moment durant lequel le mépris remplace l’empathie. L’idée de transférer un groupe d’hommes sur le chantier d’un pays étranger– pour un territoire inconnu où ils sont eux-mêmes des étrangers et se trouvent confrontés à leurs propres préjugés et méfiance – m’a tout d’un coup permis d’accéder à ce sujet, tout en étant un point de départ approprié pour une histoire.

Quels éléments du western vous ont donné l’idée de les transférer dans u cadre moderne ?

Je suis émue par les aspects complexes, contradictoires et colorés des westerns, toutes ces caractéristiques auxquelles le genre se réfère lui-même. C’est cette ambivalence qui m’intéresse pour notre époque actuelle comme construction sociale. Je me suis intéressée, en particulier, au duel comme un principe par lequel on vit sa vie et crée des relations, quelque chose de très animé, par lequel on entre en contact avec les gens et d’une certaine manière– si on ose – on regarde l’autre personne dans les yeux. En parallèle, le duel transmet l’idée du pouvoir, du contrôle, de l’aspiration à la force, du mépris pour les faibles. Quand bien même vous en feriez parti. J’ai trouvé ce thème intéressant pour Meinhard, le personnage principal : ce qu’il a le plus de mal à se pardonner c’est sa propre peur. Le duel crée de la distance et en même temps de la proximité. Un instant de réflexion anticipant comment l’autre personne vous voit, ou un fantasme autour de comment il faut se présenter à eux. S’identifier face à son rival. L’intimité, l’inverse du “coup de foudre”.

Le héros du western personnifie la quête de l’indépendance et de la liberté, l’idée de tout laisser derrière ou du moins d’être autonome et libre pendant quelques instants : je l’ai vu comme un thème universel et romantique qui exprime quelque chose sur l’envie d’aventure et la signification du destin individuel.

Les personnages principaux, Meihard et Vincent, incarnent et ressentent particulièrement ces caractéristiques ?

Les westerns reposent également sur la “mise en scène” d’un visage qui n’exprime pas ses sentiments mais dans lequel réside beaucoup d’émotion. Cela inclus la peur de perdre la face, la peur d’être reconnu par l’autre personne. Le fantasme de subjuguer et d’anéantir l’autre personne, la peur de perdre le contrôle. Je voulais un héros qui ne soit plus très jeune, qui ait le sentiment que la vie lui doit encore une aventure, une expérience. Un héros qui doit lutter contre son opportunisme et sa peur. Un grand homme dont les airs et l’image désirable attirent les regards, qui ressemble à un chef, mais à l’intérieur duquel réside également le “petit homme” qui veut se dissimuler dans la foule et passer inaperçu. Quelqu’un qui a dû beaucoup supporter, mais qui continue de rêver tout de même. C’est un personnage qui a aussi un côté asocial, narcissique. Cette tension, entre la personne qu’on souhaite être et la personne qu’on est dans ses actions et ses désirs. Je voulais exposer le personnage à cette tension.

Comment le cow-boy des westerns est-il devenu un ouvrier de chantier allemand à la frontière entre l’est et l’ouest ?

Je cherchais l’iconographie, une sorte de pin-up de héros de westerns de tous les jours, et il m’est arrivé très vite l’idée d’hommes sur un chantier. Leurs physiques, leurs vêtements, leurs outils à la ceinture… Au début, c’était un point de départ très superficiel : quel genre d’homme puis-je imaginer sur un cheval ? J’ai parlé à beaucoup d’hommes et de femmes d’une grande variété de milieux au sujet des duels et du “contexte western” dans la vie quotidienne, mais j’ai gardé mon idée initiale. Je m’intéressais à la masculinité traditionnelle qui règne sur le chantier de construction, cet univers fermé d’hommes, avec ses propres règles. Un monde dans lequel les femmes sont absentes mais toujours présentes dans les fantasmes des hommes. Leur humour et leur esprit, qui sont si plein de créativité, m’ont impressionnée. C’est une sorte de prose complètement à eux. Quand on s’insulte, l’objectif est d’aller toujours plus loin. J’ai été touchée par la tendresse et l’intimité qui – quelle que soit la grossièreté – relient ces hommes entre eux. Néanmoins, le choix du cadre, le chantier, est vraiment une décision superficielle, de pure forme. Il ne s’agit pas d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit, le cadre pourrait également être ailleurs.

Quelque chose d’important en revanche pour mon film était l’idée “d’être un expatrié” : à savoir être dans un pays étranger et commencer à se familiariser avec l’endroit par le biais des grosses machines et par son travail physique. J’ai aimé l’idée des hommes allemands, avec leur affirmation de supériorité technique, arrivant en Bulgarie et partageant l’expérience du communisme avec les gens des villages.

Aptès Mein Stern et Désir(s), c’était votre premier tournage dans un pays étranger. Comment cela s’est-il passé ?

Pour moi, le fait de tourner dans une langue étrangère dans des lieux où je ne suis pas chez moi était un exercice très positif en terme d’abandon du contrôle. Le talent improvisé des gens des villages, leur confiance sans prétention dans le projet – que cela finira par fonctionner d’une manière ou d’une autre – je trouvais tout cela très riche, productif et ça a été un soulagement. Ça convenait parfaitement à mon approche souvent spontanée, ce qui peut être un défi pour toutes les personnes concernées. Au cours de nos recherches, nous avons fait plusieurs voyages en Bulgarie. Au début, malgré tous nos efforts de préparation, on partait vers l’inconnu. Vous savez plus ou moins ce que vous cherchez, mais pas où le trouver. En même temps, vous n’avez absolument aucune idée, vous êtes ouvert et plein d’appréhension, et vous trouvez quelque chose de différent, qui devient soudain important pour l’histoire. C’est ainsi que nous avons découvert le village de Petrelik comme notre lieu de tournage. En faisant du repérage, j’étais attirée par les régions frontalières : au-delà, le prochain pays, le prochain sentiment d’envie de voyager ou la prochaine aventure nous y attend déjà. Mais dans ces régions, il s’agit aussi d’identité et de séparation, ou de regroupement. À travers le voyage des allemands en Bulgarie, j’ai voulu que deux perspectives européennes différentes se rencontrent et, dans ce processus, j’ai voulu que les perceptions de statut inconsciemment intériorisées soient comme des poids sur une balance mesurant le pouvoir.

Ma décision s’explique aussi par les gens qui nous ont très chaleureusement accueillis et étaient très enthousiasmés par tout ce que nous avons fait. Je ne veux pas l’idéaliser, mais ce qui m’a frappé surtout était la manière avec laquelle ils ont dû relever le défi de gagner leur moyen de subsistance par ce film : avec beaucoup d’improvisation et d’engagement. L’humour bulgare est déchaîné et plein d’autodérision, et se concentre souvent sur le destin individuel. Les gens se moquent d’eux-mêmes, et non des autres. A cause de l’histoire récente, l’idée de pouvoir s’appuyer sur autrui ne prévaut pas dans la société bulgare. Dans chaque famille, quelqu’un est parti à l’étranger pour gagner de l’argent ou pour étudier. Une grande proportion de la jeune génération quitte le pays pour le reste du monde – l‘Allemagne, l’Angleterre, les USA, notamment.

Un film est également défini par son processus de travail, la directions, les plans…

Je n’ai jamais voulu produire de film ni avec un scénario ni avec une histoire à l’esprit. Au lieu de cela, il y a toujours un thème relativement abstrait que j’aborde par un processus de recherche personnelle hautement associative. Pour moi, cet acte de partir, de chercher à entrer en relation est une partie fondamentale de l’écriture et du tournage du film.

Pour moi, il est important d’utiliser des méthodes documentaires à chaque étape, car c’est le moyen par lequel l’inattendu peut se réaliser : les choses qu’on ne peut pas inventer. Je trouve très productif de confronter à plusieurs reprises un récit fictionnel à la réalité. C’est comme un adversaire idéal pour l’imagination, un enjeu utile aux réflexions mais c’est aussi un allié qui confère à l’histoire une dimension supplémentaire. Pour ce faire, j’ai besoin d’une structure stable et dramatique. Ce qui me donne de la liberté quand il s’agit du contenu, de l’élaboration de sous-textes et d’un voyage de découverte.

La base pour le tournage est d’être exhaustif. Pour moi, d’un côté, c’est une description concrète de l’intrigue, mais le texte doit aussi transmettre quelque chose d’une ambiance et affiner la perception qu’ont les gens de l’histoire et des scènes. Parfois cela comporte aussi un flou qui décrit mieux ce que je cherche encore. Dans l’ensemble du processus, beaucoup de détails et de scènes se développent et s’intensifient à travers les comédiens et les lieux du tournage. Par leur biais, l’histoire développe sa propre réalité. Je suis toujours très heureuse quand le récit trouve son propre chemin. Une étape essentielle est également celle de la révision avec la monteuse Bettina Böhler, qui permet de concevoir le film « à nouveau», en le condensant.

Comment travaillez-vous avec le cameraman Bernhard Keller qui a tourné tous vos films ?

Je voulais une caméra calme et discrète aux focales normales et longues avec des prises statiques qui accentuent les perspectives des spectateurs selon le niveau d’abstraction des scènes. Nous voulions trouver un style simple et informel dans lequel des séquences du type “western” s’ouvrent occasionnellement. Parce que la matière du film est faite de fantasmes, de regards parfois directs parfois secrets, de duels, nous voulions que la technique « champ-contrechamp » joue un rôle. Mais aussi l’espace – non seulement l’espace public que les personnages partagent, mais aussi celui qu’ils ont à eux-mêmes : le monde de Meinhard. Je n’ai pas vu l’expatriation des hommes allemands vers un chantier de construction dans un pays étranger comme une situation strictement réaliste, un récit naturaliste. Je me suis intéressée à ce thème en raison de son exagération : au premier regard, je voulais que le paysage apparaisse exotique et fascinant. Je voulais immédiatement attirer l’attention sur les hommes. Soudain, ils semblent différents de ce qu’ils sont chez eux. Pendant un bref moment, ils peuvent se bercer de l’illusion qu’ils sont seuls et peuvent s’approprier le paysage comme une découverte. Par la mise-en-scène et la composition, nous avons voulu ouvrir un espace hors du temps et plein d’aventures qui, avant tout, par le biais du travail sur un chantier de construction, raconte l’histoire du fantasme de Meinhard et d’un groupe d’hommes.

Critiques

LE MONDE Mathieu Macheret

On sera sans doute surpris que derrière le titre Western se cache un long-métrage allemand, le troisième de Valeska Grisebach, réalisatrice affiliée à l’« Ecole de Berlin » (vague moderniste apparue dans le courant des années 2000), dont on avait un peu perdu la trace depuis son précédent Sehnsucht (Désir(s), 2006). Peut-être s’étonnera-t-on aussi que Western ne décrive pas un déplacement vers l’Ouest, à l’image du genre évoqué, mais bel et bien à l’Est, celui d’un groupe d’ouvriers allemands partis travailler au fin fond de la campagne bulgare, près de la frontière grecque, à la construction d’une centrale hydroélectrique.

Ce jeu du chat et de la souris avec un genre très codifié dit bien la façon détournée avec laquelle Valeska Grisebach emprunte à la mythologie américaine par excellence : non pas pour la transposer, ni même pour la parodier (comme naguère le « western spaghetti »), mais pour observer la persistance de ses grands motifs dans un tout autre contexte, celui de l’Europe d’aujourd’hui. Car de quoi nous parle le western, sinon des rapports toujours reconduits entre l’homme et les grands espaces, la loi et le territoire, l’étranger et l’autochtone, l’individu et la communauté, la nature et la civilisation ? Toutes choses qui, en définitive, n’ont jamais vraiment cessé de nous concerner.

Autant de grands motifs qui vont se rappeler inopinément à nos ouvriers « détachés », notamment à Meinhard (Meinhard Neumann), grande tige moustachue au cuir tanné, venue là « pour se faire du fric ». Très vite, le chantier se trouve gelé, à cause de matières premières qui n’arrivent pas (on soupçonne une extorsion de la mafia locale) et d’une coupure d’eau. Pendant que ses collègues se retranchent dans un attentisme de plus en plus nerveux, Meinhard en profite pour descendre au village le plus proche, entrer en contact avec les habitants, passer du temps avec eux, malgré la barrière de la langue. Il parvient à comprendre un peu mieux la région, à nouer des amitiés.

L’homme, peu disert, dont on apprend qu’il fut un ancien légionnaire, passé par l’Afrique et l’Afghanistan, se signale surtout par une intelligence pratique à toute épreuve, une adhésion très forte au réel, lui permettant de résoudre tous les problèmes, matériels ou humains, qui se présentent à lui. Peu à peu, il devient une sorte d’électron libre, n’appartenant plus à aucun des deux groupes, mais circulant sans cesse entre les deux.

Débrouillardise patiente

Vissé tout du long aux allées et venues de ce personnage, Western s’identifie à son impassibilité, à sa pénétration rentrée, et semble s’ouvrir sous les auspices d’un comportementalisme distant, dont on craint d’emblée l’issue fatale. Mais les soupçons s’estompent devant l’incroyable sinuosité du récit, qui épouse avant tout la mobilité de son héros, sa propension à l’action, sa débrouillardise patiente. Meinhard bricole, répare, construit, monte à cheval, apprend, communique ; il désamorce une situation crispée qui semble pouvoir s’enflammer à chaque instant, entre des Allemands arrogants, et des Bulgares qui se débattent avec les effets de la crise (chômage, exil des jeunes, manque d’argent). Ainsi, plutôt que d’embrayer sur la logique du pire, le film opère toute une série de contournements, déjouant sans cesse ce qui pouvait sembler inévitable : la violence, le drame, l’affrontement, la guerre.

Le hiatus qui s’esquisse désigne aussi les disparités d’une Europe à plusieurs vitesses

Entre les deux groupes, le hiatus qui s’esquisse n’est pas seulement culturel, mais désigne aussi les disparités d’une Europe à plusieurs vitesses, où l’Ouest exerce sur l’Est un assujettissement économique qui ne dit pas son nom. A ce stade, il faut préciser que Western est produit par une autre cinéaste allemande, Maren Ade, qui, avec Toni Erdmann (2016), évoquait un même type de rapport asymétrique entre l’Allemagne et la Roumanie. Ces deux fictions de la déterritorialisation offrent plus qu’une coïncidence : non seulement une même interrogation critique sur la position dominante de l’Allemagne en Europe, mais, chose encore plus émouvante, la manifestation d’une conscience et d’une sensibilité véritablement européennes (enfin autre que celle des « europuddings »). A ce titre, Western semble nous rappeler une chose importante : que les traités économiques ne suffiront jamais à circonvenir et à neutraliser les relations toujours incertaines entre les peuples. Relations dont il n’est jamais exclu qu’il puisse sortir un échange humain, une collaboration plutôt qu’un servage.

Acteurs non professionnels

Western doit, par ailleurs, une grande part de sa densité et de sa force d’incarnation au choix de ses acteurs, des non professionnels choisis au terme d’un long travail de recherche. Ceux-ci viennent du monde ouvrier, de la manutention, du bâtiment, et portent pour ainsi dire la marque du travail sur leurs visages, sur leurs corps. Il n’y a qu’à voir Meinhard Neumann, un ancien forain, dont la sécheresse physique, la peau parcheminée, les mains calleuses, sont à elles seules toute une histoire de tâches et de labeurs. Le film y gagne non seulement en réalisme (les corps ne trichent pas dans l’action), mais aussi une forme renversante et inédite de sensualité, qui s’attache, une fois n’est pas coutume, à ces corps matures, burinés, sillonnés par le temps.

Car le véritable objet du film réside aussi, peut-être, dans cette « compagnie des hommes » qu’il s’attache à décrire. La masculinité y est scrutée, non pas comme une généralité, mais dans ses aspérités et sa rugosité, dans ce qu’elle peut avoir à la fois de pathétique, de ridicule même, mais aussi d’émouvant. La caméra s’attarde lentement sur les rituels qui la constituent et s’échauffent pendant le gel du chantier : la drague, parfois lourdaude, les rodomontades, les jeux d’argent et d’alcool, mais aussi la camaraderie, l’effort partagé, le temps passé ensemble. Valeska Grisebach en tire un saisissant portrait des hommes entre eux, doublé d’une étude précise du geste, de la mobilité masculine. Et qu’il faille une réalisatrice pour nous rappeler, aujourd’hui, qu’un amour des hommes est encore possible, n’a évidemment rien d’anodin.

Critikat

Vivre ma vie, par Maël Mubalegh

Le film a à peine commencé que, déjà, son nom apparaît : Meinhard Neumann. En grands caractères blancs, sur une vue très banale de terrain de jeu, dans une petite ville est-allemande, l’acteur principal de Western est annoncé comme une star, alors qu’il n’est pour l’instant qu’une silhouette vague qui, depuis le lointain, s’avance doucement vers nous. Toute l’ambition du troisième long-métrage de Valeska Grisebach est résumée dans ce détail apparemment anodin : troubler la quotidienneté la plus platement ordinaire en révélant sa face cachée, sa part de romanesque. La suite du film viendra ainsi porter à son point d’accomplissement ce vers quoi, depuis Mein Stern (2001), la réalisatrice s’était efforcée de s’acheminer : donner à un inconnu le rôle que le cinéma lui destinait, offrir à un homme le film – et donc l’aventure – de sa vie.

Un western erratique

Un groupe de travailleurs allemands détachés est envoyé dans la province bulgare, à la frontière grecque, pour y construire une centrale hydraulique. Meinhard (Meinhard Neumann), le nouveau venu, observe d’un œil distant les signes de mépris que ses collègues adressent aux habitants d’un village voisin et les humiliations diverses qu’ils font subir à ces derniers. Quelque peu solitaire, il décide de faire connaissance avec les indigènes – qui figurent les Indiens des westerns classiques. Mais il s’attire, en retour, la méfiance des autres travailleurs allemands, et en particulier celle du chef de chantier, Vincent (Reinhardt Wetrek), qui voit en cet inconnu au bataillon un rival potentiel. Après un bref prologue allemand éloigné de tout genre cinématographique défini, le récit s’articule autour d’un principe, a priori assez simple, de duels et de confrontations que Valeska Grisebach va décliner selon des modalités et des échelles différentes. Une scène en particulier annonce cette dynamique du duel, en la plaçant de façon très explicite dans une logique de western : cadrés dans un plan d’ensemble, Meinhard et Vincent se font face pour la première fois sur le chantier bulgare. Champ/contrechamp : les deux hommes se toisent du regard et d’une certaine manière on les sent prêts à dégainer. À ce moment-là, cut abrupt. Western : avec une certaine insolence, le titre s’inscrit enfin à l’écran. Tout en signalant délibérément son désir de western, Valeska Grisebach matérialise ici le rapport même de son film au genre mythique qu’il va travailler et interroger : c’est qu’il s’agit moins d’adapter une grammaire classique à une réalité contemporaine que de puiser dans cette grammaire des formes immédiatement parlantes qui viennent donner à la narration une structure limpide, en même temps qu’elles la confrontent au risque de l’image d’Épinal.

Un risque que Valeska Grisebach prend avec entrain, sans jamais succomber aux sirènes de la citation. Car de même que Sehnsucht (2006) n’était un mélodrame que par spasmes et par échos, Western ne s’avère conforme à son titre que de façon très indirecte. Le film comporte certes son lot de topiques et de réminiscences du western hollywoodien : ici, une baignade mouvementée qui rappelle une scène d’altercation autour d’un point d’eau dans La Ville abandonnée (William Wellman, 1948), là, l’érection d’un drapeau allemand au sommet du camp qui, entre autres, évoque la scène finale de Sur la piste des Mohawks (1939) – où Valeska Grisebach substitue à la ferveur patriotique du film de John Ford une solitude très romantique face à l’immensité d’une nature sauvage. Mais ces instants, loin d’être figés dans un fétichisme cinéphile, communiquent surtout un sentiment d’incomplétude : ce sont des éclats fugitifs que Western dissipe dans ses détours imprévus.

Glissement progressif des signes

De fait, le film cherche moins à souligner des rapports de force binaires – Bulgares contre Allemands, hommes contre femmes, justes contre corrompus, Meinhard contre Vincent… – qu’à suggérer, par petites touches, l’effritement d’un ordre bien établi. C’est par exemple, dans la première scène de repas entre les ouvriers allemands, cet effacement de Meinhard au sein du groupe – effacement non pas ostentatoire, mais justement très discret –, qui met légèrement à distance la virilité presque débridée de ses camarades : en quelques plans très simples, Valeska Grisebach suggère d’emblée une friction entre deux masculinités aux antipodes l’une de l’autre.

Bien qu’il s’affirme très vite comme un être d’une grande sensibilité, en quête d’altérité, Meinhard n’est lui non plus pas épargné par ce climat d’incertitude et de flottement des valeurs. C’est ce que vient insinuer le motif du couteau, qui revient à plusieurs reprises, construisant une petite dialectique lapidaire. La première occurrence se produit au début du film, lorsque Meinhard accompagne quelques collègues partis cueillir des baies dans un champ – lequel s’avère appartenir à un paysan bulgare : deux habitants du village, qui passaient dans le coin, font savoir leur mécontentement auprès des Allemands. C’est alors que l’instigateur du vol sort un couteau et menace les deux Bulgares. Meinhard ordonne rapidement à son concitoyen de ranger son arme : c’est la première intervention du héros en faveur des autochtones. Plus loin, après un incident survenu avec Wanko – un adolescent du village –, l’oncle de celui-ci priera Meinhard de ne pas initier le jeune homme au maniement des armes – couteaux, fusils –, qui semblent alors cristalliser une sorte d’instinct tribal ; le signe d’une loi du talion aussi redoutée que réellement praticable. La promesse à laquelle il assure ici se tenir, Meinhard la violera néanmoins dans le dernier mouvement de Western, au détour d’une scène elliptique dans laquelle il confie son canif à Wanko – à la suite de quoi plusieurs Bulgares lui feront comprendre que, probablement aveuglé par son désir d’appartenance au groupe des villageois, il n’a pas su déchiffrer à temps les avertissements et les signes qui lui étaient pourtant envoyés.

Danse avec Meinhard

C’est peut-être dans cette manière très ténue de jouer avec l’ambivalence des signes et des signaux que Valeska Grisebach marque le plus nettement son attachement au genre. Nombre de héros de westerns du répertoire, fussent-ils ouvertement racistes, maîtrisent en effet parfaitement le langage des Indiens – que ce soit leur langue à proprement parler (James Stewart dans La Flèche brisée, de Delmer Daves) ou l’interprétation des traces qu’ils laissent dans le plan (John Wayne dans La Prisonnière du désert, de John Ford) –, ce qui instaure une passerelle tangible, fût-ce sur le mode du conflit, entre les deux communautés. Dans Western, la situation est donc inverse : Meinhard, outre qu’il ne maîtrise pas le bulgare, n’arrive pas à établir un partage clair entre le signe amical et le signe de désapprobation, l’accueil et le rejet. Si la langue hybride – faite de gestes et de phrases démembrées – qui naît des rencontres successives entre Meinhard et les villageois permet d’abolir en partie la frontière qui les sépare, elle reste dès lors l’objet d’un doute quasi permanent.

Pour autant, il serait dommage de réduire le film au constat d’une incompréhension générale : jusqu’à la fin, Western est un film de mouvements – mouvements des corps, mouvements des cœurs –, qui met au premier plan les revirements émotionnels de son héros. La scène de danse – à la tonalité très incertaine – sur laquelle Western se clôt parachève ainsi ce que Mein Stern et Sehnsucht, à travers des scènes similaires, avaient déjà quelque peu mis en forme dans l’économie propre à leur récit : ce moment décisif et étrange où un personnage, au bord du précipice, s’autorise à s’abandonner à sa douleur autant qu’à sa joie d’être au monde. Cadré de près et de profil, isolé au sein du plan, à l’écart de l’effervescence collective : c’est dans sa danse légèrement désynchronisée que l’on quitte Meinhard – on l’imagine rejoindre la jeune Nicole qui, dans une belle scène de Mein Stern, finissait par danser seule dans une boîte de nuit, et Markus, le héros de Sehnsucht, dont on n’a pas oublié la danse très libre, sur un tube de Robbie Williams, dans une scène cruciale du film. C’est bien cet abandon de la mise en scène à la danse un peu désaccordée du héros qui achève ici d’épaissir le mystère de ce Western tourné vers l’Est : Meinhard Neumann et Valeska Grisebach emportent avec eux, dans ses dernières inflexions contradictoires, le secret de leur film.

 

CUBA, ROUGES ANNÉES

Entre 1963 et 1970, Cuba est l’une des capitales de la Révolution. Elle s’est fâchée avec Moscou. Elle appuie les guérillas latino-américaines. Elle essaie d’imaginer un socialisme autonome, ni soviétique, ni chinois, dont Che Guevara serait l’étendard. Une effervescence politique, sociale et culturelle s’empare alors de l’île. A l’aide d’archives inédites et du témoignage des protagonistes de cette épopée, Rouges années revisite une hérésie communiste qui s’éteindra avec la disparition de Che Guevara et le Printemps de Prague.

La projection est organisée en partenariat avec Les Amis du Monde diplomatique. Elle sera suivie d’un débat avec le réalisateur, Renaud Schaack, Paul Benalloul, des Amis du Monde diplomatique, et Loïc Ramirez, journaliste spécialiste de l’Amérique latine.

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Critique ciné – Louis Danvers

Les avis sur Cuba et sa révolution manquent si souvent de nuances qu’on en est presque toujours réduit à voir s’opposer thuriféraires inconditionnels et critiques impitoyables. Comme si la réalité ne pouvait qu’être une et univoque, comme s’il n’y avait aucune marge entre le paradis communiste et l’enfer totalitaire… Renaud Schaack fait donc oeuvre utile avec Cuba, rouges années, un documentaire tentant de faire la part des choses et battant en brèche quelques idées reçues. Notamment et surtout quand il vient rappeler qu’avant de s’inscrire puis de retourner dans l’orbite soviétique, avant aussi de se raidir idéologiquement et de réprimer à tout-va, le régime issu du renversement du tyran Batista a tenté de tracer une voie originale, alimentant une utopie socialiste insoumise aux grands blocs et à l’affrontement Est-Ouest. Le film replonge dans ces années 1963- 1970 où, fâchée avec Moscou, La Havane porta la flamme révolutionnaire sur le continent latino-américain et même au-delà. Tout en voyant une grande effervescence politique mais aussi culturelle s’emparer de ses rues. Il ne masque pas pour autant les dérives qui figèrent ce mouvement, des purges aux censures et à la limitation des libertés en matière d’expression mais aussi de sexualité. Entre la montée des espoirs de changement, les acquis indéniables puis les errances (économiques, surtout, mais aussi politiques), Cuba, rouges années ne manque pas d’interroger aussi le présent. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce documentaire propre à faire débat.

Cinémas Utopia

Depuis près de 60 ans et surtout durant la dernière décennie, qui semble avoir vu triompher l’idéologie néo-libérale et le dénigrement généralisé des expériences socialistes, Cuba semble être l’objet de deux opinions irréconciliables : d’un côté celle qui ne voit en Cuba qu’un des derniers reliquats des régimes totalitaires communistes entre répression aveugle et misère économique, oubliant totalement ce que fut auparavant la terrible dictature corrompue de Battista ; de l’autre celle qui s’attache désespérément à l’expérience cubaine des origines qui fut, au début des années 60, porteuse d’un énorme espoir social et historique pour tous les peuples du monde qui voulaient se libérer du joug de l’impérialisme américain et de ses vassaux. Et bien voilà un film formidablement documenté, confrontant l’histoire et le présent, qui pourrait réconcilier les plus ouverts des deux camps, tant il résume bien toute la complexité parfois schizophrène du sujet.

Entre 1963 et 1970, Cuba est l’une des capitales de la Révolution. Prenant ses distances de Moscou, elle soutient les guerillas latino-américaines et tente d’imaginer un socialisme autonome, ni soviétique, ni chinois, dont Che Guevara serait l’étendard. Une effervescence politique, sociale et culturelle s’empare alors de l’île. A l’aide d’archives inédites et du témoignage des protagonistes de cette épopée, Cuba, Rouges années revisite une hérésie communiste qui s’éteindra avec la disparition de Che Guevara et le Printemps de Prague.

Rares sont les films sur l’histoire de Cuba qui ne se focalisent pas sur les protagonistes de la révolution communiste. Celui de Renaud Schaack a cette qualité. En soixante-treize minutes, à l’aide d’archives inédites et de témoignages nombreux, il aborde en profondeur la double question : quelles transformations a connues Cuba dans les années 1960 et quelles en ont été les conséquences ? Le documentaire se resserre précisément sur la période 1963-1970, qu’il reconstitue de façon chronologique et par chapitres. Intellectuels, universitaires et artistes ayant vécu ces « rouges années » témoignent de l’effervescence qui s’empara de l’île. Formulant une critique lucide, au-delà des icônes révolutionnaires et des illusions perdues, ils expliquent clairement pourquoi l’utopie cubaine, cette « hérésie communiste », n’a pas marché.

Rien n’est occulté des discriminations, de la propagande révolutionnaire ou de la réalité du régime autoritaire. Sur le plan formel, le film intercale entre les interviews de beaux portraits de Cubains de tous âges, ménageant ainsi des respirations qui permettent de digérer la profusion d’informations.

Cela fait maintenant vingt ans que le réalisateur, diplômé de l’Institut Européen du Cinéma de Nancy, est tombé sous le charme de Cuba. Arrivé un peu par hasard, il s’est laissé séduire par l’âme et l’histoire de cette île. A travers ses nombreux films, tels que Cuba : une utopie blessée (2006) ou Haydée et Célia : quand la Révolution s’est faite femme (2011), c’est cet amour de Cuba et de son peuple que Renaud Schaack essaie de nous transmettre.