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LE GRAND BAL

C’est l’histoire d’un bal. D’un grand bal. Chaque été, plus de deux mille personnes affluent de toute l’Europe dans un coin de campagne française. Pendant 7 jours et 8 nuits, ils dansent encore et encore, perdent la notion du temps, bravent leurs fatigues et leurs corps. Ça tourne, ça rit, ça virevolte, ça pleure, ça chante. Et la vie pulse.

Site Internet de Lætitia Carton

https://player.vimeo.com/video/185192570?dnt=1&app_id=122963

DOSSIER DE PRESSE

Note d’intention

J’ai toujours aimé danser. Je n’ai pourtant pas eu de modèles, mes parents ne dansaient pas. Mais ma grand-mère me racontait souvent que, jeune, dans un temps où je ne la connaissais pas encore, elle montait sur le parquet en début de bal et ne le quittait plus avant le petit matin. Que la danse la transportait. Son visage s’illuminait quand elle me racontait ces nuits dans l’ivresse du mouvement, de la musique. Je pense que même sans l’avoir vue danser, elle m’a transmis son amour des bals. Mon premier bal trad a été un coup de foudre. C’était un samedi soir de janvier, au fin fond d’un petit village auvergnat, dans une grange pleine à craquer, avec des vrais musiciens sur scène. La musique était belle et tout le monde dansait ! Une vraie fête ! Des centaines de personnes. Beaucoup de jeunes, ça m’a surprise. Ça tournait, ça frappait, ça se regardait, ça souriait ou c’était très sérieux, mais ça dansait, pour de vrai. C’était gai surtout. Il y avait de la joie à être là ensemble. Les danseurs enchaînaient bourrée, scottish, polka, mazurka, jusqu’au petit matin. Des sourires. Des mains moites. Des embrassades en fin de morceau au moment de se quitter pour un autre cavalier. Une belle chaleur humaine. Un morceau funk très énergique où l’on se défoulait, où les rythmes s’accéléraient, où l’on se donnait, tout en gardant beaucoup d’allure, puis une mélodie nostalgique, et langoureuse, où les couples se rapprochaient, les têtes se touchaient. Le temps se suspendait.

Le monde du bal trad, je l’ai aimé tout de suite. Je m’y suis senti tellement bien. Chez moi. Depuis les bals jalonnent ma vie. Il y a quinze ans, je suis allée pour la première fois aux Grands Bals de l’Europe, à Gennetines dans l’Allier. C’est un lieu magique, une parenthèse enchantée. On y danse pendant 7 jours, non-stop. Les musiciens ne s’arrêtent jamais de jouer. Jour et nuit. Aujourd’hui, 29 ans après sa création, les Grands Bals de l’Europe, c’est 2 000 personnes qui dansent pendant une semaine, sur 8 ou 9 parquets sous chapiteau, en plein air. Sur ces parquets tournent tous les jours une vingtaine de groupes de musique, il y a environ 500 musiciens, pour des ateliers, et une quinzaine de bals le soir. Toutes les générations, jeunes et vieux se mélangent et dansent ensemble. C’est une des choses qui me réjouit le plus. Je ne vois guère d’autres lieux de fête qui brassent autant d’âges et de vies différentes. Les filles dansent avec les garçons, les garçons avec les filles, les filles avec les filles, et de plus en plus les garçons avec les garçons. Le temps de la danse, un lien particulier peut se tisser avec son partenaire pour créer un univers subtil, magique et unique. On sait comment on rentre dans la mazurka, on ne sait pas dans quel état affectif on va en sortir. Cette émotion, cette convivialité, cette énergie partagée qui nait de ce collectif, je ne la trouve pas ailleurs… Au bal on est tout simplement des danseurs et des danseuses. Il n’y a plus de riches ou de pauvres, de costume, de statut social. Tout le monde se mélange le temps d’une nuit. Nous vivons dans une société rongée par la création de besoins artificiels, une société qui pousse à consommer, seul et vite dans un perpétuel renouvellement. La danse trad permet de retrouver le plaisir d’être avec les autres et avoir des pratiques communautaires qui n’existent plus aujourd’hui. En partageant cette fête, on redécouvre qu’une unité existe et qu’on y a une place. Cette aventure humaine sans commune mesure, que je vis depuis plusieurs années, méritait qu’on la regarde, qu’on la contemple. Qu’on la partage. Alors pendant l’été 2016, avec deux équipes, une de jour et une de nuit, nous avons filmé la totalité du Grand Bal. Deux équipes, pour tenir. Comme les danseurs. Ecouter son corps, sa fatigue. Mais ne rien louper. Ne rien rater de ce tourbillon. Et faire un film comme un tourbillon.

L’équipe a vécu avec les danseurs et les musiciens, la même expérience. Les mêmes sensations : tourner, tenir, manger, danser, danser, danser, dormir, tourner, danser, boire, tourner, danser, se rencontrer… Et filmer les regards, les échanges, la communauté, la somme de ses singularités, le mouvement balbutiant, naissant, l’agilité, la simplicité des expérimentés, les lâcher-prises, les libertés que l‘on prend, la folie douce, la grande humanité qui défile, la joie qui illumine les visages, les attentes sur les chaises, l’amour qui naît, la fatigue qui tombe, les liens qui resserrent et font tenir debout. Donner à voir comme c’est différent, quand on ose enfin se toucher, quand on se regarde, quand on vit vraiment ensemble. Et que la vie pulse.

Entretien avec Lætitia Carton

Jusqu’ici vos documentaires étaient très liés à une personne en particulier : votre ami Vincent dans J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, le dessinateur Baudoin dans Edmond, un portrait de Baudoin. Cette fois-ci, le point de départ semble davantage être un ressenti personnel, quelque chose qui vibrait au fond de vous. La démarche est-elle différente ?

Ça ne me paraît pas si différent. Je fais toujours des films sur des personnes, des univers, ou des communautés que je connais déjà très bien. Je ne me demande jamais sur quoi je pourrais faire un documentaire. Mes désirs de film naissent plutôt de ce que je vis et que j’ai envie de partager. Edmond Baudoin est quelqu’un que j’admire, j’aime sa manière d’être au monde et son dessin. Je ne pouvais plus le garder pour moi. Pour la communauté Sourde, c’était la même envie : comment le monde entier pourrait ne pas vouloir connaître cette culture, cette langue, cette richesse ? Pour moi, c’est vraiment la même origine et le même désir à chaque fois. Et pour Le Grand Bal, c’est le même processus. Quel a été le déclic ? La première fois que je suis allée au Grand Bal, c’était il y a quinze ans. Je me disais depuis plusieurs années qu’il y avait un film à faire. Mais je n’étais jamais passée à l’acte parce que je me disais qu’une caméra n’y rentrerait jamais. C’est un espace assez protégé, qu’on n’a pas envie d’abimer. Et puis, en 2015, les organisateurs des Grands Bals ont autorisé une équipe de journalistes à filmer et j’ai pu observer que la caméra avait été plutôt bien acceptée. Et un soir sur un parquet alors que Bernard Coclet, le créateur du Grand Bal, et moi regardions émus les danseurs, nous avons eu la même idée au même moment. Il fallait le faire.

Vous avez participé à ce bal de nombreuses années. Est-ce qu’il a été facile de vous y faire accepter, non plus en tant que participante mais en tant que réalisatrice ?

Je savais que cela passerait d’abord par beaucoup de communication, avant et pendant le tournage. Je savais que moi-même j’aurais vécu cela comme un geste intrusif dans cet espace qui m’est précieux. Mais je savais aussi que le jeu en valait la chandelle. J’avais fait passer un mot à tous les inscrits grâce aux organisateurs avant le bal. J’y expliquais mes intentions, et ma volonté de partager la beauté de ces rencontres. On a aussi organisé deux temps d’échanges au cours du tournage où tout le monde pouvait venir et poser des questions sur le film, sur mes intentions. Et un texte très personnel, était affiché à l’entrée du bal et sur les panneaux d’informations. J’ai été surprise car au final très peu de gens ont refusé d’être filmés : seulement 11, sur les 2500 présents. On les a pris en photos, et tous les cadreurs les avaient repérés et les évitaient. Au montage, on a éliminé d’office les séquences où ils apparaissaient. La confiance que les danseurs et danseuses m’ont donnée est extraordinaire. Je pense qu’ils ont senti qu’on avait cet amour du Grand Bal en commun. Ils nous ont fait un énorme cadeau.

Dans le documentaire que vous lui avez consacré, Edmond Baudoin s’interrogeait sur la faculté du cinéma à représenter avec justesse l’intensité des lieux auxquels nous sommes attachés. Je suppose que vous vous êtes posé la question avant de filmer ce Grand Bal auquel vous tenez tant.

Tout le temps. Une caméra pourra-t-elle capter ce qui se passe, et toutes ces émotions ? J’avais peur que ça ne marche pas. J’ai souvent des doutes sur le pouvoir du cinéma, je devrais pourtant, après 3 films, croire au Cinéma ! Et comme souvent, j’ai été agréablement surprise. On vit les choses de manière tellement intense, c’est tellement fort ce qui se passe entre les gens, mais tellement invisible, impalpable, qu’on se dit qu’une machine ne peut capter ces émotions, ces énergies. Et pourtant, si ! C’est magique. Et on le sent d’ailleurs quand on filme, même derrière les chefs opérateurs. C’est indéfinissable, imperceptible. L’émotion se laisse attraper, passe et se transmet.

À l’époque de J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, vous disiez que vous préfériez filmer les gens vous-même, que ça créait une proximité essentielle. Pour Le Grand Bal, vous êtes quatre à avoir tourné les images. Comment s’est déroulée cette répartition ?

Je ne pouvais pas faire l’image seule, pour plusieurs raisons : je voulais filmer de jour comme de nuit, et que l’image sublime la danse. Et je voulais aussi un peu danser ! Deux équipes se sont relayées pour avoir une grande amplitude de tournage : une équipe de jour et une équipe de nuit. Et je dormais les matins. C’était très léger comme dispositif, quelqu’un au son et l’autre à l’image. Et les deux équipes tuilaient autour de 21h, pour avoir deux caméras sur les premiers bals du soir.

Le Grand Bal possède une image très cinématographique, c’était important pour vous que ce film-ci ait une telle qualité visuelle ?

C’était une condition sine qua non. Il y a une beauté dans le bal, que je voulais rendre. Quand on vient de l’extérieur, on ne va pas forcément voir cette beauté au premier abord, parce que le Grand Bal c’est le royaume des bâches et des chaises en plastique, des néons et des spots de chantiers. Donc si je voulais que la beauté que je vois dans la danse et les gens se ressente, j’avais besoin d’une vraie image de cinéma, avec beaucoup de profondeur de champ, et qui s’est accompagnée d’un long travail d’étalonnage. Pour qu’on soit vraiment avec les gens et non avec le plastique des bâches, le métal des barrières ou les slogans des tee-shirts. Certains plans paraissent plus construits que d’autres, comme ces scènes autour du canapé en extérieur où les danseurs viennent se reposer quelques minutes.

Quelle est la part de mise en scène dans Le Grand Bal ?

Je dirais que c’est plutôt un film où l’auto-mise en scène a été déterminante. Les danseurs choisissaient de venir sur le canapé alors que la caméra était devant, ou de ne pas en bouger quand on venait vers eux. On avait une sorte d’accord tacite. On tendait l’oreille aux discussions, on s’approchait, et les gens nous faisaient signe s’ils ne voulaient pas qu’on les filme, si les discussions étaient trop privées ou au contraire ne s’arrêtaient pas de discuter entre eux et faisaient même une place à la caméra. Beaucoup de danseurs et de danseuses ont joué le jeu, ils nous ont offert leurs discussions, et c’est exactement ce que j’espérais capter. Parce qu’au Grand Bal, soit on danse, soit on parle, et bien souvent on parle de danse, du bal et de ce qu’on y vit.

Vous dites dans votre film, en voix-off, qu’au sein du Grand Bal, on perd la notion du temps. Cette idée de perte de repères temporels, mais aussi en termes de modernité technologique, vous intéressait ?

C’était un de nos objectifs au montage : donner à vivre ce tourbillon. Mais c’était compliqué. On a essayé par exemple au début de ne pas prendre en compte l’alternance jour/nuit, mais le film avait du mal à tenir debout, ça ne marchait pas, et on est revenu à une structure plus chronologique. On a tenté de jouer sur la durée des séquences pour souligner la perte de la notion du temps, et sur le côté cyclique, sur le retour de certaines séquences. De penser le film, chaque journée, comme un cercle, sans début ni fin.

Dans Edmond, vous souleviez une théorie : un artiste, quel qu’il soit, ne ferait toujours que des autoportraits. On a tendance à vous donner raison ; à chacun de vos films, on a l’impression de lire une page de votre journal intime.

Oui je pense, comme Baudoin, que chaque film est un autoportrait. C’est vrai selon moi pour toutes les formes d’expressions artistiques. Et oui, Le Grand Bal est aussi une page de mon journal intime, comme l’ont été mes autres films. Ma vie et mes films sont très poreux. De manière générale, j’ai du mal à mettre des frontières, à cloisonner. Ma vie déborde dans mes films, mes films débordent dans ma vie. Tout se mêle et s’entremêle, j’ai du mal à le concevoir autrement.

À travers votre voix et vos paroles passe énormément de poésie. Pour votre texte, vous créditez plusieurs auteurs, dont Bobin. Comment l’avez-vous travaillé ?

Je raconte ce processus dans mon premier court-métrage, D’un chagrin j’ai fait un repos : je recycle, j’utilise des pensées d’occasion. Je lis, j’écoute, je note, je pioche à droite à gauche, et mes voix-off sont construites de cette manière, elles sont truffées de citations. Oui, j’ai emprunté par exemple une phrase de Christian Bobin. C’est comme un hommage pour moi, je les convoque. Il y a aussi un texte d’une danseuse, Natacha Devie, sur les moments difficiles que l’ont peut vivre en bal. Ce sont des emprunts, des textes en patchwork. J’adore travailler comme ça.

Dans vos œuvres, on décèle très souvent une volonté de transmission, de partage. Transmettre, c’est une sorte de mantra pour vous ?

Au départ, c’était inconscient. Avec le temps, plus j’avance, plus je me rends compte que c’est vraiment central dans mes films. Ça dépasse le simple intérêt : c’est ce qui me meut. La transmission, c‘est essentiel. C’est ce que j’aime filmer, et c’est ce qui donne du sens à la vie en général. Et ça m’obsède encore plus depuis que j’ai un enfant. Comment transmet-on les choses ? C’est un leitmotiv, un mantra oui.

On ressent également un grand amour pour le geste artistique dans vos films : celui d’Edmond Baudoin, celui, très chorégraphique et poétique, de la langue des signes, et enfin la danse du Grand Bal…

L’amour du geste, oui, mais pas uniquement le geste artistique. Je suis aussi admirative du travail de mes amis potiers, du geste artisanal. Ça dépasse l’expression artistique. Je suis admirative de tous ces métiers de geste, j’aime énormément la série de portraits qu’avait faite Alain Cavalier sur le sujet. Il y avait la fileuse, la matelassière, la relieuse… Il n’y a pas plus humain que ces gestes de la main, du corps. Le geste, et au-delà le mouvement, c’est l’expression de notre humanité. Dans Le Grand Bal, le corps est évidemment central : c’est un film sur le lâcher-prise, sur le voyage corporel, sur le désir aussi. Un désir d’expérience, de ressenti, de transmission encore. Oui c’est un film sur le désir, l’élan de vie. Un protagoniste du film dit une chose très belle sur ce lien entre la vie et l’envie. Je n’avais jamais écouté que dans « avoir envie », il y a « en vie ». Il y a tout dans la danse. Il y a le geste, le corps, mais il y a l’autre aussi. Comment vivre tous ensemble ? Ce Grand Bal m’apporte une forme de réponse. C’est un condensé de tout ce qui me fait aimer être vivante. Vous êtes-vous posé la question de la place de votre caméra pour filmer ces corps, des corps collectifs qui plus est ? En bal, je peux passer des heures à regarder les gens danser. J’ai délibérément donné aux chefs opérateurs la place que je prends naturellement : en bord de scène, entre les musiciens et les danseurs. Énormément de scènes du film ont été tournées dans cet entre-deux. J’aime observer ce lien invisible mais palpable, qui passe par l’ouïe, par les regards, et sentir l’énergie, la manière dont elle circule. C’est incroyable, cette osmose ! Sans musiciens, il n’y a pas de bal. Leur présence est essentielle. Et leurs singularités, leurs styles impriment complètement chaque bal. Et en font des moments uniques.

Qu’est-ce qui vous séduit dans ces musiques traditionnelles qu’on peut entendre au Grand Bal ?

Je raconte au début du film que c’est dans les années 90 que je suis allée à mon premier bal trad en Auvergne. Et je suis immédiatement tombée amoureuse de cette musique et de ces bals. D’abord parce que c’était un répertoire musical qui avait bercé mon enfance dans le Bourbonnais, où j’ai grandi, elles m’étaient familières, mais aussi parce que j’y ai senti des racines, un lien très fort avec le territoire. Elles étaient porteuses d’une histoire, elles n’arrivaient pas de nulle part. D’ailleurs ma grand-mère dansait ces danses. Pas mes parents. Elles ont sauté une génération grâce à tous ces gens qui ont fait du collectage depuis plus de 40 ans auprès des anciens. J’aime cette épaisseur historique. Et mêmes si les danses évoluent, qu’elles se métamorphosent vraiment, au grand désespoir de certains, cela reste des musiques et des danses vivantes et ancrées. J’aime voir tous ces jeunes danser une bourrée à 3 temps. Ça me touche beaucoup. Je nous sens reliés à nos anciens, à leur histoire. Dans ce bal, on voit 2 000 personnes partager la même passion, mais avec 2 000 personnalités différentes et autant de façons d’aborder la danse et le rapport à l’autre. Leurs confessions apportent une multitude de nuances à ces portraits. C’était très important dès l’écriture. Je ne voulais pas faire un film où l’on suit des personnages. Bien sûr, on peut voir à l’écran certains participants plusieurs fois, les repérer dans d’autres séquences, mais je voulais d’abord filmer un corps collectif, composé d’une multitude de singularités. Il m’importait d’aller écouter ces danseurs qui nous confiaient leurs manières d’être, de concevoir et de ressentir la danse, mais qui fassent avant tout partie d’un collectif. Aller de l’intime vers l’universel et du singulier vers le collectif. On a tenté de construire le film comme ça, avec Rodolphe Molla, le monteur, et ça a été tellement difficile ! C’est dur de jeter des bonnes séquences, même quand on sait qu’elles n’ont pas leur place dans le film. C’est un deuil à chaque fois. On a recueilli des discussions captivantes entre danseurs, mais qui sont passés à la trappe parce qu’il fallait rétablir la balance, veiller à ce que personne ne prenne le dessus au montage. Mais créer un grand tout, un grand corps collectif respirant à l’unisson, c’était l’une de mes convictions premières et on ne l’a pas lâchée. Autour de ce petit microcosme de la piste de danse, de nombreuses questions familières font leur retour. Les « pourquoi ne m’invite-t-il pas à danser ? », « est-ce que je devrais lui proposer ? », « et s’il disait non ? ». Cette piste de danse, finalement, c’est un véritable monde à taille réduite. Comme souvent dans les microcosmes, on retrouve en tout petit les grands enjeux qui traversent notre société. Par exemple, cet été-là, on sentait déjà les prémices du grand mouvement féministe de ces derniers mois. Dans pratiquement toutes les discussions, on arrivait à un moment à ces questions autour du rapport hommes/femmes, de la répartition des rôles à la question du genre. On pourrait faire un film entier sur le sujet rien qu’avec ces rushs. Il y a par exemple cette « causerie », que l’on voit dans le film. Les causeries au Grand Bal sont des temps de discussion et d’échanges sur un thème au moment de l’apéro. Ce jour-là, c’était un atelier sur les limites dans la danse. On y voit une jeune fille qui demande combien de femmes ont été gênées par une danse sans oser le dire. Les mains sont nombreuses à se lever… Et une autre lui répond que c’est difficile de dire non, d’exprimer son désaccord. Ce sont des questionnements qui, dans l’année qui a suivi, ont resurgi dans la presse et sur les réseaux sociaux. J’ai été surprise pendant le tournage devant la somme des discussions et la fréquence à laquelle le sujet revenait, je me suis dit qu’il y avait un truc, et que ça devait figurer au montage. Mais ce n’était pas quelque chose que je cherchais, ni ne m’attendais à trouver avec autant d’importance, dans cet espace, très bienveillant, protégé, contrairement au reste du monde. Au-delà du sexisme et du consentement, le film n’oublie pas de mentionner la part de dureté de la manifestation. Que ce soit celle faite au corps, liée à la fatigue, et aux nerfs, mais aussi celle des participants les uns envers les autres, quand il peut y avoir une forme d’exclusion. Pour beaucoup de gens, le premier bal peut être difficile. On est confronté à ses propres limites corporelles, physiques, mais aussi à ses aptitudes, ou à ce que l’on peut vivre comme des manques. On peut aussi avoir envie de faire passer le plaisir avant tout, celui de la « bonne danse » et dire non à une invitation, et que cela soit mal pris par d’autres danseurs. Une jeune fille le dit très bien dans le film « Ça touche un peu l’ego » ! On arrive tous avec nos bagages, nos valises, notre histoire, et on doit faire avec pendant une semaine, au milieu d’un concentré de vie, et de milliers de personnes 24h sur 24. Les questions qui nous taraudent se manifestent forcément de manière encore plus intense. La vie pour moi c’est comme une médaille. Il y a la face et le revers. Dans toute zone d’ombre il y a de la lumière et inversement. Au Grand Bal, c’est quelque chose qu’on vit de manière très intense. En cinq minutes, on peut vivre un moment de grâce et se prendre une grosse claque, d’une violence inouïe cinq minutes après. C’est un petit monde où on revit plus intensément tout ce qu’on peut vivre à l’extérieur. Mais c’est cette intensité qui me plait.

On sent chez vous un grand cœur de mélomane. Pourquoi, au milieu de ces musiques traditionnelles, avoir intégré cette chanson d’Etienne Daho et Dominique A, et pourquoi lui accorder cette place centrale ?

C’est un texte de Dominique A qui me touche depuis très longtemps, où il parle d’une prise de conscience, du temps que l’on passe à la surface des choses. Au Grand Bal, on vit intensément les rapports aux autres, parce que la danse ouvre des portes sur des inconnus, et parce que le temps nous permet de passer du temps à parler, échanger entre nous en profondeur. Et on prend conscience en comparaison du peu d’intensité qu’on met dans la vie de tous les jours. Cette chanson arrive après une de mes séquences préférées du film entre deux soeurs qui se parlent de leur complicité, de l’amour qu’elles se portent l’une à l’autre. Une séquence qui, même après l’avoir vue 200 fois, me donne toujours la chair de poule. Elle est un peu la quintessence de tout le film. J’aimais aussi beaucoup l’idée d’orchestrer une rupture forte avec une musique de studio très pop au sein de ce film où règne la musique diégétique. J’aime beaucoup ce genre de rupture formelle dans les films. La chanteuse Camille, qui était déjà présente dans J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, signe ici la chanson du générique en compagnie de l’équipe du film.

Chez vous, sa musique devient à son tour une expérience collective.

Camille est une amie et vient souvent au bal avec moi. Elle fait partie de tous ces gens que j’aime qui ont disparu du film au montage. Je lui ai proposé de faire une chanson pour le générique et elle a eu, comme toujours, une idée fantastique : réunir tous les gens qui ont travaillé sur le film pour chanter ensemble le générique. Ça ressemble tellement au film, je ne pouvais imaginer mieux : un grand corps collectif qui chante. C’était une évidence. On a passé une après-midi très douce à chanter tous ensemble, gens de la technique, de l’organisation du bal, de la production, et même de la distribution, c’était beau. Elle aime beaucoup faire chanter les gens. Sa manière de travailler, d’être au monde, de le regarder, est très proche de la mienne. Et son travail me touche depuis toujours.

Scottish, cercle circassien, mazurka, bourrée, pizzica, hanter dro, gavotte de l’Aven, congo des landes… un petit mot sur les danses qui peuplent le film.

Certaines étaient dansées par ma grand-mère, la scottish, la mazurka, la bourrée bien sûr car elle vivait en Auvergne, mais je suis certaine que si elle était toujours là, elle trouverait que je les danse d’une manière bien différente d’elle. Elles sont pour la plupart liées à des musiques dites traditionnelles, transmises oralement de génération en génération. Souvent on n’en connait pas les auteurs et leur style est caractéristique d’un territoire géographique, qu’il est facile de reconnaître pour des oreilles habituées. La pulse, l’énergie et la manière de bouger n’est pas la même en Gascogne ou en Bretagne par exemple. C’était la musique populaire d’avant l’arrivée de la radio, de l’enregistrement, des disques. On l’écoutait dans les bals, les fêtes, elle était jouée par des musiciens. Elle était encore très vivante au début du 20ème siècle, et la génération de ma grand-mère a été témoin de sa quasi-disparition. Dans la mouvance de mai 68, des musiciens s’y sont intéressés, et ont décidé de sauver ce qui pouvait encore l’être de ce patrimoine menacé. Ils étaient jeunes, souvent citadins et formés à la musique dans les conservatoires. Ils ont commencé ce qu’on appelle un collectage : ils se déplaçaient dans les campagnes, à la recherche d’anciens qui se souvenaient encore de chants, de musiques, de danses. Ils les ont filmés, enregistrés, se sont réapproprié ces airs… C’est grâce à eux qu’aujourd’hui ces danses revivent de si belle manière, et peuvent continuer d’évoluer et se transformer comme elles l’ont toujours fait. Ce mouvement trad a créé dans son élan le mouvement folk : on puise dans des racines traditionnelles des mélodies, des paroles en les mélangeant à des influences plus récentes, avec d’autres instruments, des harmonies modernes, d’autres cultures musicales. C’est un grand métissage qui s’est opéré depuis quelques décennies, d’une richesse et d’une diversité foisonnantes. On peut s’amuser à suivre le chemin de chaque danse à travers ces époques … La mazurka, par exemple, une danse de couple, a une histoire fascinante. Elle viendrait de Pologne et serait arrivée autour de 1830 en France avec les migrants. Parmi eux, Frédéric Chopin, qui par ses compositions lui a donné une grande notoriété dans les salons bourgeois. Elle s’est ensuite répandue dans les campagnes, à la fin du 19ème, jusque dans les bals musette, et jusqu’à ma grand-mère, dans son village de l’Allier. Elle la dansait de manière très sautillante, car les musiciens lui impulsaient alors un rythme très énergique en Auvergne. Aujourd’hui, on danse plutôt une forme de mazurka qui a été collectée en Gascogne dans les années 70. Elle s’est imposée sur les parquets en devenant un peu le slow des bals, certains l’appellent même la mazurka chamallow pour en rigoler. Elle est plus coulée, plus glissée, plus langoureuse, avec une infinité de variantes. On peut aussi parler du cercle circassien, une danse collective, en cercle, où l’on change de partenaire à chaque cycle musical. Il est d’origine écossaise, il a été repris par le mouvement de l’Education Nouvelle au début du 20ème siècle, puis il est devenu très populaire dans le milieu folk des années 70. Aujourd’hui c’est un hit des bals folks. Certains disent qu’il permet de repérer ceux ou celles qu’on a envie d’inviter après ! Pour finir, la bourrée d’Auvergne, qui se danse à deux ou à quatre. Son origine n’a jamais pu être précisément déterminée. On en trouve trace dans des écrits pour la première fois en 1665. Elle a traversé les siècles, en évoluant bien sûr, sans grande rupture, même si elle est tombée en désuétude comme les autres danses au 20ème siècle. C’est émouvant de penser à ça quand on regarde tant de jeunes la danser aujourd’hui. Merci à Marc Lemonnier pour son texte qui a inspiré cette dernière page.

LOUISE WIMMER

Insoumise et révoltée, Louise Wimmer a tout perdu.

Armée de sa voiture et de la voix de Nina Simone, elle va tout faire pour reconquérir sa vie.

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Entretien avec Cyril Mennegun

De quelle façon vous êtes-vous intéressé au cinéma, au point par la suite d’avoir eu envie d’en faire ?

Dans ma ville natale, Belfort, j’étais en total refus de la vie qui m’attendait, en me demandant par goût du défi ce qui serait pour moi le plus intéressant, le plus improbable aussi. Le cinéma s’est imposé, quoi de plus inaccessible ? Je voyais ce monde réservé à un milieu social autre que le mien, avant de réviser mon jugement par la suite. Mon premier rapport avec le cinéma, les plateaux de tournage, ça a été l’émission télévisée Cinéma Cinémas. Je me souviens d’un reportage sur Pialat au travail, qui m’avait fasciné, et d’un autre avec John Cassavetes et Gena Rowlands. J’ai écrit un premier projet de court-métrage, en 1998, cherché de l’argent, une équipe. C’était l’histoire toute simple d’un rendez-vous amoureux manqué. Ce film a marqué ma rencontre avec Thomas Letellier, qui signe aujourd’hui l’image de Louise Wimmer.

Qu’avez-vous fait entre votre premier court métrage en 1998 et Louise Wimmer ?

J’ai réalisé un premier documentaire, en 2001, et j’en ai enchaîné plusieurs pour France 5 et Arte. Puis j’ai rencontré mon producteur, Bruno Nahon, qui m’a accompagné sur Tahar l’étudiant et Le Journal de Dominique. L’envie de fiction était bel et bien là depuis toujours mais sans la confiance de Bruno, je n’aurais peut-être jamais franchi le pas.

Quelle est la genèse du personnage de Louise Wimmer ?

A l’origine du personnage, il y a une femme que j’ai rencontrée pour un documentaire. Il y a également un peu de ma mère, de ma tante, qui ont été des “femmes de”, qui ont eu de l’argent, et ont tout perdu du jour au lendemain, quand le mari les a quittées. A l’approche de la cinquantaine, elles se sont retrouvées sans statut, sans argent, sans possibilité de rebondir. Beaucoup de gens se battent et font tout pour sauver les apparences, alors qu’ils vivent des situations extrêmement graves sans aide aucune, car ils sont invisibles. Comme Louise Wimmer, ils sont dans l’impossibilité de dire qu’ils ont besoin d’aide. Cela me vient de ces femmes avec qui j’ai grandi. Elles avaient une fierté sauvage poussée à outrance. Une fierté qui pouvait devenir un piège pour elles car à un moment donné, s’il est nécessaire de demander de l’aide et qu’on ne le fait pas, il faut une sacrée force pour tenir le coup. J’ai passé mon enfance et mon adolescence à les observer, à me laisser influencer par leur beauté, leur héroïsme quotidien, alors Louise c’est un peu moi aussi.

Il y a une belle scène dans Louise Wimmer, quand elle fait le ménage chez une personne et revêt une robe noire, se maquille. On imagine alors la femme qu’elle était auparavant.

J’ai voulu faire de ce personnage de femme une héroïne de cinéma à part entière, avec ses multiples visages : celui d’une personne détruite par l’expérience de la vie, et celui de la femme qu’elle est encore au fond d’elle même, capable de séduire, d’aimer, de se battre. Cette facilité qu’ont les femmes à porter des masques, à revêtir des apparences, à se transformer, me fascine. C’est toujours la même femme, mais plus le même personnage. En cheminant vers ce long-métrage, avec tout ce qu’il faut traverser pour faire un premier film, il m’a d’abord fallu trouver l’actrice pour qui écrire… Je voulais qu’elle soit grande, rousse et approche de la cinquantaine. J’ai cherché un peu partout, jusqu’au jour où, en regardant un téléfilm, je suis tombé sur une femme dans une voiture qui éclatait de rire. J’ai enregistré la suite pour avoir le générique et retrouver son nom. Je suis entré en contact avec son agent, et le lendemain j’étais à Roubaix pour la rencontrer. En la voyant venir de loin, j’ai eu la certitude immédiate que c’était elle et aucune autre.

Corinne Masiero est formidable et en même temps elle n’appelle pas la compassion. Elle tient tête, elle se bat. C’est un choix de votre part ?

Plus qu’un choix, c’est pour moi un acte fort. Je ne voulais pas que Louise appelle à la compassion, mais que le film rende hommage à sa force, sa fierté autant qu’à ses fragilités qui affleurent petit à petit dans la narration. Louise doit aussi beaucoup à une autre femme, Valérie Brégaint, la monteuse du film qui s’est beaucoup investie dans ce projet, encore une belle rencontre. Et puis comme dans la vie, il arrive que l’on rencontre quelqu’un qui nous fait une drôle d’impression, désagréable parfois, puis on se met à l’aimer pour finalement ne jamais l’oublier. Louise, c’est ça, une rencontre. Quant à Corinne, c’est un petit miracle, un coup du sort, je voulais une actrice, grande, rousse et balaise, j’ai cherché et un jour je suis tombé sur cette magicienne, envouté immédiatement, j’avais ma Louise. L’écriture du scénario pouvait commencer, car j’ai écrit Louise pour elle. J’avais bien entendu la trame, mais j’avais besoin d’un visage, d’un corps pour écrire.

En voyant Louise Wimmer, j’ai pensé à Laurent Cantet et à L’Emploi du temps où le personnage, pour d’autres raisons, passe ses journées dans sa voiture. La voiture est le second personnage de votre film.

L’Emploi du temps est un film crucial dans mon parcours et si cela se voit alors tant mieux. Je crois que je ne pourrai jamais oublier les détails de ce film, le visage d’Aurélien Recoing, l’échange de regards entre lui et son réalisateur et cette voiture qui nous embarque vers un destin. Pour Louise, la voiture permet de fuir, de se rendre sur son lieu de travail et pour elle, de se loger. Le véhicule de Louise Wimmer est une extension de sa personne. Certes un refuge, un symbole de sa galère, mais aussi une métaphore : comme Louise cette voiture est grande, solide, un peu abîmée mais toujours très classe.

La voiture est associée à la nuit. Le plan où Louise Wimmer avance entre deux poids lourds pour siphonner de l’essence pourrait venir d’un film d’horreur. La scène de nuit où deux types rôdent autour de sa voiture fait peur aussi.

Je ne sors pas du point de vue de l’intérieur de la voiture et ne montre pas ces hommes autrement. On est avec Louise Wimmer et on vit le monde à partir de ce qu’elle entend et voit. J’ai tourné des choses plus explicites, que j’ai supprimées au montage, préférant suggérer, susciter le hors-champ sonore. Louise est intelligente, toujours dans la lumière, ne stationne pas dans des lieux exposés au danger. Elle a pour habitude de se garer la nuit dans des rues résidentielles, sauf ce jour-là, où on peut supposer, même si le film ne l’explique pas, qu’elle n’avait pas assez de carburant pour aller où elle a l’habitude d’aller.

Louise Wimmer affronte les gens en les regardant dans les yeux. Elle leur fait toujours face, sans se dérober.

Elle a des yeux qui disent : « je t’emmerde. » Cela provient de Corinne, de la violence magnifique qu’elle a à l’intérieur d’elle-même, de ses propres expériences de vie, et d’une volonté de ma part de suivre un personnage qui ne se soumet pas. Elle toise, elle affronte car si on baisse les yeux, ce qui vient en face, on ne le voit pas.

Quand elle démarre sa voiture, cela enclenche toujours la même chanson, qui fonctionne comme un gag à répétition. D’où est venue cette idée ?

C’était au tout départ du projet. Tout simplement parce que j’ai connu une personne qui avait un CD coincé, qui démarrait toujours en même temps que sa voiture. Ça me rendait fou tout en m’amusant beaucoup. Je ne voulais pas de musique originale sans vouloir pour autant d’un film où elle serait absente et comme j’avais envie de faire venir de la musique contre l’avis du personnage, cette histoire de CD coincé était idéale. Et quand elle en aura ras le bol, il n’y aura plus de musique dans le film. Quant à Nina Simone, elle était présente elle aussi très tôt. C’est un exemple de femme qui n’a jamais baissé les yeux ni courbé l’échine, à la fois sublime et monstrueuse, une méchante femme, une drôle de voix, avec de la douleur en elle. Donc pas étonnant que Louise aime ça. Cela convenait à la nuit. C’est Thomas Letellier, mon chef-opérateur, qui m’a suggéré cette chanson, Sinner Man.

Et la chanson finale ?

Je ne voulais pas de chanson française, car on interprète tout de suite les paroles en fonction de la situation et celle choisie, Days of Pearly Spencer de David McWilliams colle avec le rêve américain à deux balles des tours HLM, le côté Eldorado. Là, on se laisse emporter par la musique et si on comprend un peu les paroles, tant mieux. Après le hasard fait bien les choses, quand on entend Milk white skin, on découvre le visage de Louise et pour la première fois un sourire qui l’irradie… On partage alors sa joie tout en réalisant que ce n’est pas le paradis non plus, ce que la musique suggère avec les images en contre-plongée sur les tours d’habitation. Accéder à un logement décent est un rêve avec la certitude de ne plus être seul. Ce qui persiste de beau dans ces quartiers, ce sont les personnes qui y vivent. Ces barres de béton racontent bien des choses et sont pour Louise la promesse d’un nouveau départ. Rivée au sol, sur quatre pneus, elle va vivre au 15ème étage et voir la vie autrement, comme un aigle.

Après Louise Wimmer, vers quelle direction souhaitez-vous aller ?

Je termine le scénario de mon prochain film Insight. Je l’écris sur mesure pour Tahar Rahim et pour Alexandre Guansé qui sera la découverte du film. J’ai filmé Tahar dans un docufiction, Tahar l’étudiant (2005), et entretemps il est devenu cet acteur incroyable. Il voulait devenir acteur, et moi, cinéaste. J’ai commencé à penser ce projet pour lui bien avant Louise Wimmer et Tahar a décroché le rôle de Malik dans le film de Jacques Audiard quand j’obtenais l’Avance sur recettes pour le mien. Dans la vie aussi il y a des hasards magiques.

Propos recueillis par Charles Tesson

Critikat – Fabien Reyre

Femme femme

On n’est pas près d’oublier son nom : Louise Wimmer. Et, par la même occasion, ceux du réalisateur (Cyril Mennegun) et de l’actrice (Corinne Masiero) qui, en une heure et vingt minutes, donnent vie à l’un des plus beaux personnages du cinéma français de ces dernières années. Louise Wimmer : une femme a priori banale, qui roule dans la nuit en écoutant en boucle « Sinnerman », la célèbre chanson de Nina Simone. Clope après clope, d’un petit boulot à un bar PMU qui fait crédit, Louise semble foncer à toute allure, enivrée par le rythme obsédant du chef d’œuvre de la chanteuse soul. Louise est une battante. Elle est fière, elle n’a peur de rien, en apparence. Louise ne demande qu’une chose : avoir un logement.

Une femme sans influence

Cyril Mennegun vient du documentaire : on le devine aisément, à regarder la précision avec laquelle il dépeint le quotidien de son personnage, toujours à la bonne distance, avec une empathie qui ne sombre jamais dans le pathos. Héroïne de son temps, Louise Wimmer donne un visage aux anonymes brisés par les gros mots que les journaux ressassent froidement, jusqu’à l’écœurement : crise, récession, précarité… Mais c’est par le truchement de la fiction que le cinéaste parvient à rendre vivante cette victime collatérale de l’impitoyable machine économique. Pour autant, jamais la question politique n’est ouvertement posée : infiniment plus que le récit indigné d’une vie en déséquilibre, Louise Wimmer est, surtout, un magnifique portrait de femme. Le jeune cinéaste ne lâche pas son actrice une seconde, faisant de Louise un personnage non seulement d’une densité rare, mais également d’une belle sensualité. Le film évite de nombreux écueils, ne se limitant jamais au constat froid et compatissant de la descente aux enfers d’une quinquagénaire : il est, au contraire, débordant d’espoir et de vie, d’humour et de plaisir. Qui est Louise Wimmer ? Une femme tour à tour arrogante et bornée, touchante et admirable, pathétique et grandiose. Comme un Cassavetes revu et corrigé par Laurent Cantet, Cyril Mennegun appréhende le désordre social par le biais de l’éternel féminin : une grande crinière rousse et un corps étonnant, lourd et gracieux à la fois, en guise de Marianne moderne, pas du tout investie par une quelconque mission, sinon celle, si contemporaine, de sauver sa peau du marasme global.

Il faut, pour cela, une actrice, une vraie, une grande, et celle révélée par Cyril Mennegun est un ravissement. Corinne Masiero brûle littéralement l’écran de son physique presque androgyne, faisant de cette Louise un corps en perpétuel mouvement, qui ne doit jamais s’arrêter pour ne pas mourir. La voiture, élément clé du film, est le prolongement de Louise : elle y dort, elle en a besoin pour travailler, elle l’utilise pour rouler à toute allure et oublier ses malheurs. Elle est le lien qui l’unit à une vie sociale, à la générosité de ceux qui veulent bien lui donner un coup de main pour ne pas qu’elle sombre. Louise est un mystère, et Corinne Masiero réussit parfaitement à lui donner chair sans jamais la dévoiler tout à fait : le résultat, vertigineux, embarque le spectateur vers des sommets de sentiments contradictoires. Quand, à la fin, un rayon de lumière éclaire l’écran et le visage de Louise/Corinne, Cyril Mennegun réussit un petit miracle : faire couler des larmes de joie sur nos visages ébahis.

Le Monde – Thomas Sotinel

Un captivant portrait cinématographique, qui révèle progressivement son sujet, jusqu’à en faire un objet d’admiration.

Voici Louise Wimmer. Vous allez passer quatre-vingts minutes avec elle. C’est long pour une première rencontre, il faut une bonne raison pour lui consacrer tout ce temps, la voici : Louise Wimmer est une héroïne. Arc-boutée contre la fatalité, elle incarne la volonté de prendre son destin en main. Louise est d’autant plus héroïque qu’elle est ordinaire. Ce qui l’est moins c’est l’image qu’en donnent Cyril Mennegun et Corinne Masiero, le réalisateur et l’interprète du long-métrage qui porte le nom de cette femme à la fois du et hors du commun. Louise Wimmer, le film, est un captivant portrait cinématographique, qui révèle progressivement son sujet, jusqu’à en faire un objet d’admiration.

Pourtant, admirable n’est pas le premier adjectif qui vient à l’esprit quand on rencontre Louise. C’est une femme de haute stature, mise sans apprêt, qui ne parle pas beaucoup. Mais à qui parler, pourquoi et comment s’habiller mieux ou se maquiller quand on habite dans sa voiture, quand on passe les heures à courir de l’hôtel où l’on fait les chambres aux villas que l’on balaie ? Louise vit au bord du gouffre et le film de Cyril Mennegun, documentariste qui réalise ici sa première fiction, ressemble d’abord à la peinture d’une situation sociale, d’une précarité montrée ici dans sa forme la plus extrême.

Si Louise Wimmer s’en tenait à ce seul propos, ce serait un film méritoire, un « cri d’alarme » ou un « implacable réquisitoire ». Or, c’est bien plus que ça et c’est à ce moment que la tâche du critique de cinéma se complique.

Car dans ce bloc de misère, le réalisateur et la comédienne sculptent peu à peu un personnage d’une grande complexité. Ce n’est pas que Louise se mette à déclamer de grandes tirades. Jamais le film ne se départ de l’observation des comportements. Simplement, au fil des séquences, on apprend deux ou trois choses sur Mme Wimmer. On devine bien qu’elle est tombée de haut, un peu au moins, puisqu’elle vit dans un break Volvo, et pas dans une Twingo. A 50 ans, elle a eu le temps de vivre, d’aimer, d’ailleurs les lambeaux de cette vie sont rassemblés dans le box d’un parking dont elle peine à payer le loyer.

Mais le reste de Louise, les détails de ce passé et les escarmouches incessantes de la campagne qu’elle mène pour s’assurer un avenir, il faut les découvrir au fil de ce beau film. D’observateur plein de commisération, on passe peu à peu dans la peau d’un partisan passionné : on se demande si la voiture va démarrer, ce matin-là, avec autant d’angoisse que l’on se demandait si Cary Grant et Eva Marie Saint arriveraient à escalader le nez de Thomas Jefferson dans La Mort aux trousses.

Un film de guerre

Cette empathie qui va croissant tient d’abord à la manière dont Cyril Mennegun mène son récit, découpé en blocs assez brefs qui prennent tout juste le temps de dessiner une situation, d’en définir les enjeux et de mettre en scène la stratégie qu’adopte l’héroïne pour y faire face. Jamais le metteur en scène ne s’attarde, tenant ainsi les tentations et les pièges du mélodrame à l’écart.

Finalement, Louise Wimmer est un film de guerre. Corinne Masiero, avec son mélange de brutalité et d’élégance, repart sans cesse à l’assaut. Elle alterne les coups de main (il faut découvrir au fur et à mesure ces situations impossibles que fait surgir la misère, et les trésors d’astuce et de persévérance qu’il faut pour les conjurer) et les affrontements à terrain découvert, avec les membres de sa famille, ses interlocuteurs de l’administration, les agents du maintien de l’ordre.

Ces personnages restent d’une certaine façon à la périphérie de la vie de Louise, elle est engloutie dans la solitude et la misère. Pourtant, le film fait leur place à ces seconds rôles, tous interprétés avec une grande rigueur (Anne Benoît en patronne de café est parfaite, par exemple : elle n’a pas un grand coeur, elle a un coeur qui fait ce qu’il peut) si bien que le monde dans lequel se débat Louise Wimmer reste humain, malléable quand même malgré son extrême dureté pour les faibles. Quant à savoir si Louise aura prise sur lui, il faut passer quatre-vingts minutes avec elle pour le découvrir.

CHARLES PATHÉ ET LÉON GAUMONT – PREMIERS GÉANTS DU CINÉMA

Pathé et Gaumont : deux signatures qui traversent le XXème siècle et brillent encore dans nos salles obscures. Mais qui se souvient que, derrière ces deux noms, se cache l’aventure extraordinaire de deux hommes qui ont révélé au monde la magie du cinéma, l’ont fait vivre pour tous et bien au delà de nos frontières ? En à peine vingt ans, Charles Pathé et Léon Gaumont vont édifier les bases sur lesquelles le cinéma continue de s’épanouir aujourd’hui.

https://player.vimeo.com/video/187033760?dnt=1&app_id=122963

Télérama – Nicolas Didier

D’un côté, Charles Pathé, brillant homme d’affaires. De l’autre, Léon Gaumont, inventeur visionnaire. Avec les frères Lumière (qui cessent la réalisation en 1900) et le magicien Georges Méliès (qui, ruiné, ­arrête en 1913), ces deux-là ont quasiment inventé le cinéma (français). Grâce à leur ­rivalité, celui-ci a connu un développement spectaculaire à partir de 1895, passant peu à peu du phénomène de foire au divertissement à grande échelle.

Dense et captivant, le documentaire tire admirablement parti des écrits des industriels (correspondance, Mémoires) et s’appuie sur des archives renversantes, puisées dans leurs catalogues respectifs. Avec une précision d’horloger, il passe en revue les innovations techniques successives. Comme les « phonoscènes » de Gaumont, inventées en 1902, soit vingt-cinq ans avant Le Chanteur de jazz — officiellement le premier film parlant de l’histoire —, produit par Warner.

Pendant que Charles fait peindre ses pellicules à la main, Léon travaille d’arrache-pied à son « Gaumontcolor », qu’il présente en 1913. Les deux pionniers se frottent à tous les genres (vues documentaires, westerns, comédies burlesques). Et se concurrencent même sur le serial, l’ancêtre de la série télé : Pathé sort Les Mystères de New York (1914), Gaumont réplique avec Les Vampires (réalisé par Louis Feuillade en 1915). De cet antagonisme ­légendaire sont nés un respect mutuel, puis une solide amitié à la fin de leur vie. En 2001, comme un symbole, les deux sociétés ont regroupé leurs salles au sein d’une filiale commune.

Le Monde – Alain Constant

Leurs noms sont mondialement célèbres, et depuis longtemps. Mais qui se souvient que derrière Pathé il y a un Charles, et derrière Gaumont un Léon ? Deux hommes issus de milieux modestes, nés à quelques mois d’intervalle (Pathé en 1863, Gaumont en 1864), aux caractères différents mais devenus inventeurs visionnaires et ayant permis, au même titre que les frères Lumière ou Georges Méliès, de donner au cinéma français naissant un rayonnement exceptionnel.

Bénéficiant d’images d’archives époustouflantes, ce documentaire s’appuie également sur de nombreux écrits des deux hommes. Jacques Bonnaffé prête sa voix à Charles Pathé, Eric Caravaca la sienne à Léon Gaumont, ce qui ajoute une touche de classe et d’élégance à ce film. Et à travers les succès et mésaventures des deux hommes, qui furent longtemps féroces rivaux, avant de devenir proches lors de leur retraite sur la Côte d’Azur, c’est aussi une histoire culturelle et industrielle de la France qui se dessine.

Charles Pathé n’a donc pas repris la charcuterie familiale de Vin­cennes. Léon Gaumont est sorti de son milieu social peu favorisé (père cocher, mère femme de chambre) pour entamer de brillantes études et devenir un ingénieur de haut niveau. A partir du milieu des années 1890, les deux hommes vont, chacun de leur côté, inventer, apprivoiser des procédés techniques, bâtir des ateliers consacrés au cinéma. Charles Pathé a le sens des affaires, Léon Gaumont un talent d’ingénieur qui lui permettra d’inventer avant l’heure le cinéma parlant en couleur.

Fascination pour l’Amérique
Phonoscènes de Gaumont, vues animées de Pathé, les inventions se succèdent. De l’attraction de foire aux immenses salles de projection, la concurrence des deux hommes va profiter à l’ensemble de l’industrie cinématographique française. Et les saynètes muettes et grivoises des débuts vont, petit à petit, laisser place à des œuvres plus élaborées, du burlesque de Max Linder aux séries à succès comme Fantômas. Sans oublier d’étonnants westerns à la française tournés en Camargue.

Alors que Charles Pathé choisit le coq comme emblème, Léon Gaumont mise sur la marguerite. Chez Pathé, le bon goût est celui du public, chez Gaumont, on se veut plus sélectif, plus bourgeois en quelque sorte. Mais les deux hommes ont en commun un attrait pour l’innovation et une fascination pour l’Amérique, où les deux sociétés réussiront de belles affaires. C’est aux Etats-Unis que Pathé découvrira le feuilleton policier à épisodes (le serial), genre aussi lucratif que populaire qu’il adaptera pour le public français avec Les Mystères de New York (1914). Jamais en retard d’un combat, Gaumont répliquera dans la foulée avec Les Vampires, réalisé par le talentueux Louis Feuillade en 1915.

Mais la Grande Guerre va décimer les rangs des ouvriers de Gaumont et Pathé. Désormais, les Américains, avec William Fox, Jack Warner ou Samuel Goldwyn, investissent des sommes folles sur des films, modernisent l’industrie, bâtissent des temples consacrés au cinéma. Pathé et Gaumont tentent de résister, misent sur des films d’auteur, des réalisateurs de talent (Abel Gance, Marcel L’Herbier). Mais le cinéma américain, plus commercial, envahit tout.

Fatigués, Charles Pathé et Léon Gaumont partent sur la Riviera profiter d’une retraite bien méritée. Les rivaux deviennent amis, jusqu’à la fin de leur vie. Comme un clin d’œil à l’histoire, les responsables de Gaumont et de Pathé décideront, en décembre 2000, de regrouper leurs salles.

LE TEMPS DES FORÊTS

Symbole aux yeux des urbains d’une nature authentique, la forêt française vit une phase d’industrialisation sans précédent. Mécanisation lourde, monocultures, engrais et pesticides, la gestion forestière suit à vitesse accélérée le modèle agricole intensif. Du Limousin aux Landes, du Morvan aux Vosges, Le Temps des forêts propose un voyage au cœur de la sylviculture industrielle et de ses alternatives. Forêt vivante ou désert boisé, les choix d’aujourd’hui dessineront le paysage de demain.

https://player.vimeo.com/video/283494172?dnt=1&app_id=122963

Entretien avec François-Xavier Drouet

Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux forêts ?

Je suis arrivé il y a dix ans sur le plateau de Millevaches en Limousin, une zone boisée à 70 %. Je ne connaissais alors rien aux forêts. Ces grands massifs de résineux m’évoquaient le Canada et me semblaient tout ce qu’il y a de plus naturel. J’ai vite compris que ces monocultures n’avaient rien de spontané et que la biodiversité sous ces conifères était très pauvre. Au détour de chemins, j’ai découvert des dizaines d’hectares coupés à blanc, des paysages saccagés, des sols et des rivières dévastés par les machines… Quelques semaines après, on replantait sur ces champs de ruines des petits sapins gavés d’engrais et de pesticides. En faisant ce film, j’ai voulu comprendre ce système que personne ne semblait questionner, comme s’il était le seul modèle possible pour produire du bois. Comme le dit un intervenant dans le film, on a tendance à penser la menace qui pèse sur la forêt en termes de déforestation. Le problème qui se pose en France est plutôt celui de la « malforestation ». Quelle forêt voulons-nous pour demain? Un champ d’arbres artificiel ou un espace naturel vivant ?C’est la question que pose ​Le Temps des forêts​.

Comment les forestiers vivent-ils ces bouleversements ?

Tous témoignent d’un changement brutal du travail en forêt depuis la fin des années 1990. Même dans des régions de tradition forestière, comme l’Alsace et la Lorraine, on voit s’imposer ces formes de sylviculture ultra-simplifiées, calquées sur le modèle agricole productiviste, où le forestier n’est plus qu’un récolteur de bois. Ce n’est souvent pas la conception qu’ils ont de leur métier. Cette pression génère chez ceux qui résistent une grande souffrance éthique, dont la face visible est la vague de suicides qui secoue l’ONF depuis les années 2000. Beaucoup ont pourtant du mal à exprimer leurs doutes publiquement. Il y a une forme d’omerta en forêt. L’ONF verrouille sa communication, imposant aux agents un devoir de réserve. La filière bois est aussi un monde presque exclusivement masculin, assez brutal, où il n’est pas bien vu de critiquer ou de montrer sa sensibilité. On est vite taxé de doux rêveur ou, pire, d’écologiste !

Un mot sur la forme du film ?

C’est un film de paroles, où les mots interagissent avec le paysage. J’ai voulu m’éloigner de l’esthétique traditionnelle des documentaires naturalistes qui montrent souvent une forêt mythifiée, sublimée, un peu carte postale, qui n’est pas vraiment celle que l’on rencontre au quotidien. Le cœur du film n’est pas la forêt, mais ceux qui la travaillent et le rapport qu’ils entretiennent avec le vivant : la collaboration pour certains, l’opposition pour d’autres. J’ai filmé à hauteur d’homme, en tâchant d’inscrire les personnages dans leur milieu, de montrer les logiques de chacun, sans juger. J’espère qu’au terme de ce film, le spectateur ne regardera plus la forêt de la même manière et qu’il saura lire les contradictions qui la traversent.

Comment s’est passé le tournage ?

La filière bois est très soucieuse de son image et n’aime pas que l’on s’intéresse à elle. Personne n’a accepté que je filme un épandage de pesticides en forêt par exemple. Il faut un peu forcer les portes pour accéder à certains chantiers, rentrer dans des usines, obtenir des entretiens… L’industrie investit énormément en communication pour verdir son image, en mettant en avant la replantation. Dans l’imaginaire urbain, planter un arbre, c’est un acte positif. Mais planter une monoculture à la place d’une forêt vivante et naturelle qu’on a rasée au bulldozer, c’est tout autre chose.

Qu’en est-il de la forêt publique ?

Elle ne représente qu’un quart de la forêt française, mais plus d’un tiers du bois commercialisé. Les réformes menées depuis 2002 ont bouleversé le métier de l’agent ONF, à qui l’on demande de privilégier la vente du bois au détriment des autres fonctions de la forêt : écologiques, récréatives, paysagères… Depuis longtemps déjà, des projets de privatisation traînent sur les bureaux des ministères et les grands groupes sont à l’affût. Le film montre des agents très mobilisés pour défendre leur statut de fonctionnaires assermentés, garant pour eux d’une certaine autonomie. Ils auront besoin du soutien de tous pour y parvenir.

Des alternatives existent-elles ?

Oui et depuis longtemps ! Le film montre qu’on peut tout à fait produire du bois et satisfaire nos besoins sans saccager l’éco-système. Il est absurde d’opposer économie et écologie. C’est au contraire en s’appuyant sur les dynamiques naturelles qu’on obtient les meilleurs rendements à long terme. Mais ce n’est pas cette logique qui est défendue par les politiques forestières, qui visent à adapter la forêt aux besoins de la grande industrie. La forêt française est à la croisée des chemins et les propriétaires ont une lourde responsabilité sur son devenir. Ceux qui ne possèdent pas de forêt peuvent participer en achetant des parts d’un groupement forestier citoyen, comme celui que j’ai filmé dans le Morvan. Il faut aussi développer les circuits courts, de l’arbre à la poutre, sur le modèle de l’agriculture paysanne. Les choix que nous faisons aujourd’hui auront des répercussions à l’échelle du siècle. J’espère que le film donnera l’envie à chacun d’agir sur le cours des choses.

DOSSIER PEDAGOGIQUE (extrait)

Etat des forêts, brève histoire de l’enrésinement

L’histoire des relations entre les hommes et la forêt est une longue histoire. Si la forêt n’a pas besoin des hommes pour vivre, ces derniers par contre ont toujours eu recours à ses services. Pour y trouver refuge, pour s’en nourrir, pour se chauffer, pour y pratiquer les rituels… Pendant le Moyen-Âge, la forêt fut une réserve de chasse pour les seigneurs et une ressource en bois pour les communautés paysannes, mais aussi le lieu où aller faire paître les porcs pour la glandée. Pour les bâtisseurs et les charpentiers, la forêt constituait un immense réservoir de bois d’œuvre, et pour la proto-industrie (les forges, les charbonnières) une source d’énergie que l’on pensait illimitée. Au XIXe siècle, les mines et les chemins de fer, en plein essor, eurent un besoin gigantesque en bois d’étayage et de traverses. Au même moment, les poètes et les peintres méditaient devant les paysages forestiers, préfigurant ce que le tourisme vert allait devenir un siècle plus tard, lorsque les citadins en mal de nature iront se ressourcer dans les parcs naturels. Aujourd’hui, les forêts continuent d’offrir de nombreux services aux hommes, mais bien des dangers pèsent sur elles : déforestation massive pour la plantation de palmiers à huile (dont on connaît les effets désastreux de la culture dans les pays du sud), transformation en biomasse-énergie, poursuite de l’enrésinement pour les besoins de l’industrie, financiarisation dans les bourses au carbone.

L’exploitation intensive des forêts ne date pas d’hier. Déjà dans l’Antiquité, le philosophe grec Platon s’indignait au vu des étendues pelées qui entouraient Athènes, massivement déboisées pour les besoins de la marine. L’empire romain, quant à lui, a défriché d’énormes surfaces de forêts pour ses cultures et l’extension de ses colonies. Au Moyen-âge, la croissance démographique ainsi que l’intense défrichement pour les cultures ont contribué à faire reculer les forêts. C’est de cette époque que datent les premiers conflits entre les populations locales (attachées aux droits d’usage sur les bois), les pouvoirs seigneuriaux et les administrations des eaux et forêts, réglementant de plus en plus ces droits coutumiers, voire les interdisant. Le mot « foresta », dès le XIIe siècle, désignait d’ailleurs une étendue boisée soustraite de l’usage commun par ordre d’un seigneur, afin d’y installer son territoire de chasse ou de fournir aux abbayes un espace de vie retiré du monde.Mais c’est bien autour du XVIIe siècle que les besoins en charbon de bois pour le fonctionnement des forges et des verreries commencèrent à impacter, de manière industrielle, les milieux forestiers. C’est l’époque où l’État, inquiet de l’appauvrissement du domaine forestier français, prend des mesures drastiques afin de préserver cette ressource essentielle à son économie, notamment pour les taxes qu’il ponctionne sur les étendues forestière mais aussi, bien évidemment, pour sa marine de guerre et de commerce dont les arsenaux exigeaient du bois de qualité pour la construction des navires. C’est en 1669 que, sous l’impulsion de Colbert, naît la première ordonnance qui réglemente les ressources sylvicoles, notamment en restreignant la pratique du pâturage en forêt et le défrichement. Dans l’Allier par exemple, la forêt domaniale de Tronçais et ses chênes centenaires demeurent un emblème du colbertisme. À l’époque des Lumières, au XVIIIe siècle, les massifs forestiers n’étaient plus laissés dans les mains de la Providence, mais chaque parcelle cartographiée constituait le produit d’un encadrement humain. Dans l’esprit des élites de l’époque, le milieu forestier (à l’instar de l’agriculture) était admiré lorsqu’il était exploité méthodiquement et qu’il pourvoyait des richesses économiques. Comme le note l’historienne Martine Chalvet : « Les notables de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe affichaient une prédilection pour les campagnes exploitées et bien délimitées, suivant en cela les principes de régularité et de symétrie que l’on retrouvait dans les jardins à la française. Avec de telles considérations, ils critiquaient sévèrement les landes, les marais et les maquis comme les reliquats d’une nature brute improductive et désordonnée. À l’instar des fleurs, des céréales ou des arbres fruitiers, les essences forestières pouvaient être cultivées. » Une histoire de la forêt, Seuil, 2011, p.118.

Dans la première moitié du XIXe siècle, les forêts sont devenues un potentiel économique à exploiter. Les spécialistes de cette nouvelle science qu’était alors la sylviculture se devaient de gérer ce potentiel de manière cohérente et efficace. Sur le modèle allemand, l’École Nationale des Eaux et Forêts est créée à Nancy en 1824. En sortant de cet enseignement scientifique à la sylviculture, le forestier français n’avait plus seulement la fonction d’agent chargé de la police des bois ou de l’approvisionnement des arsenaux, mais la fonction d’administrateur, formé aux mathématiques et à la botanique. Mais contrairement au modèle allemand de la régénération artificielle (coupe rase suivie de plantation homogène de semis) l’école française tenta, à ses débuts en tout cas, de privilégier la régénération naturelle, c’est-à-dire en privilégiant la restauration spontanée du couvert forestier à partir des rejets de souches et des graines présentes dans le sol.

Néanmoins, à l’heure de la première révolution industrielle, dans la première moitié du XIXe siècle, il fallait privilégier la croissance rapide des futaies. La nouvelle industrie, la construction navale et urbaine, nécessitaient des longs fûts, de la résine et du liège. Il fallait du bois standardisé pour les poteaux télégraphiques, les coffrages, la pâte à papier. L’exploitation de la forêt pour les besoins domestiques, artisanaux ou industriels a donc contribué largement à une première phase dans la diminution de la diversité des essences de bois. Le monde agricole fut, dans son ensemble, assez rétif à la transformation des taillis en futaies, aménagement qui suspendait les coupes pendant trente ou quarante ans et donc suspendait aussi les revenus qui pouvaient être tirés de ces coupes de bois. Les riches propriétaires terriens, quant à eux, défendaient les méthodes de modernisation des forêts pour la production de bois d’œuvre et de gemme (production de résine pour les distilleries de térébenthine) permettant de répondre à la demande croissante des industries et des villes. En 1827, aidé de l’arsenal juridique du Code forestier, l’Administration des Eaux et Forêts décide de restaurer la forêt française en futaie en y réglementant l’accès, l’aménagement et les usages des forêts. Tous ces aménagements ne se déroulèrent pas sans conflits avec les populations rurales qui avaient un besoin vital de bois pour leur nourriture, mais aussi de branchages, de perches et de grumes, ainsi que de sous-bois pour faire paître leur bêtes.

Pour multiplier la production ligneuse en fonction de l’économie et de ses besoins grandissants (charbonnages, chemins de fer), les services des administrations forestières procédèrent donc à la plantation d’essences résineuses, notamment le pin sylvestre, l’épicéa, le mélèze. Petit à petit, le bois comme source d’énergie (charbon de bois), fut remplacé par le charbon de terre (issu de l’extraction minière).Historiquement, ce sont des voyageurs naturalistes qui ont ramené ces essences lors de leurs expéditions au XVIIIe et XIXe siècles. Par exemple le thuya vient d’Amérique du Nord, le Douglas vient de la côte Ouest américaine, le pin blanc vient de l’Est de l’Amérique du Nord. Ils sont introduits en Europe autour des années 1840-1850. À cette époque, les autorités forestières décident de boiser les landes, les anciennes zones de pacage, les zones marécageuses. Leur choix se porta d’abord sur le pin sylvestre, ensuite l’épicéa, enfin le Douglas pour des raisons de facilité de multiplication des semis et leur rentabilité. L’exemple le plus connu est celui du massif landais en Gascogne planté de pins maritimes sur plus d’un million d’hectares, ce qui en fait aujourd’hui une des plus grandes forêts plantées d’Europe. La plantation en résineux fut largement, dès le milieu du XIXe siècle, un choix économique. L’essor du monde industriel, alors en pleine expansion, avait un grand besoin de bois : pour l’étayage des mines, pour les traverses de chemins de fer, pour la pâte à papier, etc. Dans ce cadre, les résineux pouvaient fournir une rentabilité qui correspondait aux besoins des industries puisque leur productivité est deux fois supérieure au moins à celle des feuillus et la rotation de leur coupe est plus courte.

De la fin du XIXe jusqu’aux années 1930, les forestiers s’attelèrent également à une grande entreprise de reboisement et de protection des versants montagneux afin de lutter contre l’érosion et les dangers liés aux crues. Le reboisement du Mont Ventoux dans le Vaucluse par du peuplement mixte (résineux et feuillus) et du Mont Aigoual en Lozère par du peuplement mélangé (différentes essences réunies) constitue un exemple de sylviculture de protection afin de maintenir les terres. Classé réserve de biosphère en 1990 par l’Unesco, le massif du Mont Ventoux comprend actuellement 950 espèces. Mais après la crise de 1930 et les deux guerres mondiales, une optique non plus de protection forestière mais de « production de bois » vit le jour sur l’ensemble du territoire français. Les grands acteurs de la « filière bois » (syndicats de producteurs, négociants, gouvernement, grands propriétaires) entendaient se structurer autour de la reconstruction urbaine et la croissance économique (construction, ameublement, cellulose, etc.). Dans le cadre du plan Marshall et de la montée en puissance d’une économie libérale, l’Administration des Eaux et Forêts devait réformer sa planification forestière en privilégiant une politique productiviste, à coups d’exonérations fiscales, de subventions, d’aides et de prêts. Les forestiers devinrent alors inféodés aux industriels.

L’enrésinement commença à être systématiquement pratiqué dans les années 1950 par un plan gouvernemental ambitieux, avec l’aide de l’Administration des Eaux et Forêts mais sous tutelle de la Cour des Comptes et du Ministère de l’Agriculture : c’est le FFN, Fonds Forestier National (voir encadré 2), créé en septembre 1946. Une logique d’intensification de l’exploitation forestière se met alors en place avec des méthodes de gestions issues directement du monde agricole : mécanisation, emploi d’insecticides et d’engrais,intensification des cultures, multiplication des routes d’accès, etc. Les essences de résineux ont été choisies principalement pour leur croissance rapide, leur tronc régulier, leur résistance au froid. Les conditions de l’après-guerre exigeaient en effet de disposer de suffisamment de bois pour la reconstruction du pays et pour la production papetière dont la consommation explose alors. À la fin de la deuxième guerre mondiale, le FFN s’est donc constitué dans le but de financer rapidement les boisements et reboisements des terrains, notamment les terres agricoles abandonnées des particuliers, et de mettre en place des actions de gestion des forêts auprès des communes. La régénération naturelle des forêts était considérée comme « trop longue » et de « mauvaise qualité » par rapport aux attentes économiques de l’État. Les plantations massives de résineux furent alors déclarées « d’intérêt national ». Le FFN aura été effectif de 1946 à 1999, remplacé depuis par d’autres dispositifs d’État. Comme le dit bien Philippe Canal, forestier dans la Nièvre et secrétaire général de SNUPFEN-Solidaires (premier syndicat à l’ONF) : « À la sortie de la deuxième guerre mondiale, le FFN tente de pallier au manque de bois en France et met en place une taxe sur le sciage de bois, qui servira en retour à financer la plantation de résineux à croissance rapide. D’une part, on va planter des résineux là où il y avait des pâtures comme dans le Limousin ou les Landes, mais petit à petit les feuillus existants vont être remplacés par des résineux comme dans le Morvan, avec une tendance générale à la réduction de l’âge d’exploitation des arbres qui vont être coupés de plus en plus jeunes. L’enrésinement massif en France date plus ou moins des années 1950. »

Pour comprendre la politique forestière en France, il est un acteur incontournable qu’il faut citer. C’est l’ONF (Office National des Forêts), créé au début des années 1960 sous l’impulsion d’Edgard Pisani. Cet ancien préfet, et ministre de l’Agriculture (1961-1966), a contribué à faire entrer l’agriculture française dans le productivisme et l’exportation et a participé à la mise en place de la Politique Agricole Commune (PAC). C’est dans ce cadre politique qu’il inspire la loi du 23 décembre 1964, instaurant la création, par décret en janvier 1966, de l’ONF comme établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). L’Office succédera en partie à l’Administration des Eaux et Forêts, et va devoir s’auto-financer, essentiellement par la vente de bois et la location de lots de chasse et de pêche. L’office sera également chargé de distribuer les aides du FFN pour encourager la création artificielle de peuplements dans le domaine public et privé. Dans cette nouvelle organisation, dont les objectifs sont focalisés autour de la filière bois (plus qu’autour des prérogatives de préservation), l’ancien corps des Eaux et Forêts fut intégré au nouveau corps des IGREF (Ingénieurs du Génie Rural et des Eaux et Forêts) et formés à l’Ecole nationale du génie rural, des eaux et des forêt (ENGREF), école membre d’AgroParisTech. Cette institution a elle-même été réformée en 2009 avec la création d’un nouveau corps d’ingénieurs au spectre d’action très large allant du climat à l’énergie, en passant par l’aménagement du territoire, le logement, la mise en valeur agricole et forestière, ainsi que l’agro-industrie. Ce nouveau corps de hauts fonctionnaires, c’est celui des ingénieurs des Ponts, des Eaux et des Forêts (IPEF) résultat de la fusion des corps d’ingénieur des Ponts et Chaussée et celui d’ingénieur du Génie Rural, des Eaux et des Forêts.

Avec cette évolution historique de l’administration forestière vers des structures gouvernementales de plus en plus intégrées aux grands corps d’État, les forestiers ont gagné dans l’extension de leurs compétences, mais il ont perdu, par cette évolution même, leur spécificité et une partie de leur pouvoir en tant qu’agents de terrain. Il est évident que le rôle historique de l’ONF a été « d’intégrer les plantations et leur exploitation au sein d’une filière bois rentable. Pour atteindre cet objectif, il fallait enrayer la multiplication des petites opérations de reboisements dispersées et mettre en place une exploitation organisée et productive grâce à des reboisements industriels liés à un traitement des matériaux ligneux en aval de la coupe. (…) Elle prétendait mettre sur pied une véritable sylviculture industrielle, comparable en termes de progrès et de modernisation à l’agriculture française dans le cadre de la PAC. (…) Outil économique de la nation, la forêt devait être gérée comme un champ de petits pois et de tomates avec un souci constant de productivité et de rentabilité. » Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Seuil, 2011, pp.229-230.

Cette politique d’enrésinement fut critiquée non seulement par les populations rurales dont les traditions agro-sylvo-pastorales ont toujours été liées à la forêt, mais aussi dans les années 1970, avec la naissance des mouvements écologistes. Les effets négatifs de l’enrésinement devinrent ainsi une grande question politique de l’aménagement du territoire. De plus en plus de voix commencèrent à s’élever contre la pratique de l’enrésinement qui génère des effets négatifs sur le milieu forestier : diminution de la biodiversité, acidification des sols, sensibilité accrue aux incendies. Aujourd’hui, dans certaines régions comme les Landes ou le Massif Central, il faudrait même parler de « ligniculture » plutôt que de sylviculture. La ligniculture pourrait être définie comme la culture d’essences d’arbres en vue d’obtenir le maximum de bois dans un minimum de temps, en s’appuyant sur des interventions de type agricole (travail du sol, plantation mono-spécifique, sélection génétique, etc.). Comparées aux futaies irrégulières de feuillus, les plantations sombres, trop denses et monotones de Douglas, de pins ou d’épicéa deviennent de plus en plus décriées par tout un chacun, non seulement à cause des conséquences nuisibles de leur exploitation industrielle mais aussi à cause de leur « laideur », entachant les paysages par des lignes de résineux à l’infini. Sans parler de l’effet paysager de leurs coupes rases, perçues comme de grandes « plaies ouvertes» au milieu des collines.

Mais, au sein même de l’ONF, des conflits existent de longue date entre la direction, qui entend continuer sa politique productiviste, et des acteurs de terrain qui dénoncent une logique mercantile compromettant l’avenir des forêts. Ces acteurs de terrains essaient de se structurer, entre forestiers, acteurs locaux de la filière, collectifs citoyens, propriétaires, bûcherons, et de tenter de défendre une certaine sylviculture, avec des méthodes respectueuses des écosystèmes. Par exemple, dans une lettre ouverte aux Sénateurs datée d’avril 2014, le collectif SOS Forêts France (voir encadré), affirmait son refus, au vue de l’orientation trop économique de la loi d’avenir sur les forêts votée au Sénat « d’une industrialisation intensive des forêts basée sur une rentabilité maximale à court terme, la mise en place d’une politique de gestion des forêts favorisant partout la monoculture de résineux, l’utilisation abondante de pesticides, les coupes rases… ». Des choix qui ne sont pas sans rappeler ceux faits en agriculture avec les conséquences désastreuses qu’on connaît.

Pour SOS Forêts France, d’autres pistes de développement économique existent : la relocalisation dans les territoires et le développement de petites unités de production d’énergie, prioritairement orientées vers la production de chaleur, proches de la ressource.

Pour la plupart des acteurs de terrain, le constat est le même : la foresterie est passée, en l’espace d’un demi siècle, de l’entretien de la multifonctionnalité des forêts (liant production de bois, biodiversité et valeur paysagère) à leur exploitation purement économique comme usine à bois. Au niveau des politiques gouvernementales, la logique semble identique. Dans le programme national de la forêt et du bois 2016-2026, établi par le Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, sont convoquées les notions de « développement durable » et de « respect des usages diversifiés » des forêts… Mais derrière ces mots publicitaires, les acteurs de terrain et les collectifs de citoyen s’inquiètent du tournant pris par ce programme, dont l’esprit peut être résumé par ces lignes : « Les défis à relever pour améliorer la compétitivité de la filière bois sont largement partagés par l’amont et l’aval de la filière : investir en forêt pour faire baisser les coûts d’exploitation, mettre en gestion des parcelles peu ou non gérées et reconstituer les peuplements, accélérer la modernisation des exploitations forestières et des scieries afin qu’elles puissent innover et approvisionner les marchés dans des conditions performantes et concurrentielles. » Programme national de la forêt et du bois 2016-2026, p.9

L’objectif de ce programme est la mobilisation supplémentaire de plus de douze millions de mètres cubes de bois à horizon 2026. Selon l’avis des forestiers de terrain, des différentes associations de protection des forêts, ainsi que pour l’Autorité environnementale (qui a renvoyé un avis négatif concernant les justifications environnementales de ce programme), cette mobilisation supplémentaire ne sera pas supportable pour les écosystèmes forestiers. D’autant plus que les chiffres annoncés sur le « potentiel des ressources forestières »ont été surestimés de 20%, sans tenir compte des possibilités techniques d’accès à la ressource.

Pour résumer les dangers actuels qui pèsent sur les forêts, on pourrait dire que sur les plans industriel et politique, la stratégie générale est d’organiser le secteur des scieries en un nombre limité de très grosses unités, d’assouplir la réglementation en matière de gestion forestière et d’inciter fiscalement à la mobilisation de la ressource en bois plus qu’à la protection de la biodiversité. Cette stratégie insiste de plus en plus sur la dynamisation de la récolte, le raccourcissement des cycles forestiers et le reboisement intensif en résineux, et elle veut faire de la biomasse-énergie le nouvel eldorado des industriels, qui consiste à faire de l’électricité avec du bois déchiqueté, ou la fabrication de pellets (voir encadré).

Conjointement à cette stratégie, la forêt en libre évolution et mature est souvent présentée par les tenants de la biomasse-énergie comme une « friche dangereuse », tant économiquement qu’au regard des changements climatiques, puisque selon eux elle produit mal et elle stocke moins bien le CO2, contrairement à de jeunes plantations. Sur ce point, Pierre Athanaze (Vice-Président de l’ONG Forêts Sauvages et Président de l’ONG Nature Re-wilding France) estime que les décideurs n’ont pas compris les recherches récentes sur la fixation du CO2 par les écosystèmes forestiers. « En effet, on considérait encore dans les années 1990 que les flux de dioxyde de carbone dans une forêt naturelle s’équilibraient, entre absorption par photosynthèse et émission par respiration. Toutefois, une étude internationale parue dans la revue Nature en 2008 a démontré que la plupart des forêts anciennes les moins perturbées par l’homme continuent à absorber plus de carbone atmosphérique qu’elles n’en rejettent.

Cette étude démontre également que la déforestation, mais aussi le remplacement de telles forêts par des boisements de production – paradoxalement qualifiés de puits de carbone – libère dans l’atmosphère un énorme stock de carbone. Le stock de carbone séquestré dans les sols en particulier est souvent négligé, alors qu’il augmente considérablement avec la maturité des forêts. Les arbres eux-mêmes ont un rythme d’absorption de dioxyde de carbone qui augmente avec leur âge. L’ensemble de ces données scientifiques contredit l’affirmation qu’une forêt jeune est plus efficace sur ce point, affirmation colportée au départ par les industries de la biomasse mais hélas de plus en plus reprise parmi les décideurs et même les forestiers de métier. » Actes des assises nationales de la forêt, initiées par le collectif SOS Forêt, octobre 2015, Gardanne, p.15.

Les forestiers sont de plus en plus inquiets sur la question de la financiarisation des services de la forêt, notamment grâce aux « crédits carbone » qui permettent à un porteur de projet industriel, dans le cadre du Protocole de Kyoto, d’acheter ou de vendre des droits à polluer. Le piégeage du carbone par les arbres devient en fait un droit à polluer, et la forêt se trouve réduite à un outil financier pour capturer le carbone atmosphérique. Dans le secteur de la biomasse-énergie, de plus en plus de forestiers et de citoyens dénoncent une « transition énergétique » menée dans une logique purement spéculative, dont on fait porter finalement le poids sur les forêts. Les gros acteurs industriels pèsent de plus en plus lourd dans cette financiarisation de la nature. Le cas de la centrale électrique à bois biomasse de Gardanne mise en place par le géant allemand de l’énergie EON est en ce sens exemplaire des dérives de « l’électricité verte » (voir encadré).

Face à l’incertitude sur l’avenir des forêts, on peut avancer deux scénarios possibles. Le scénario des traders du bois, des ministères, des financiers et de la direction de l’ONF est un scénario qui promeut un système sylvicole consistant d’abord à récolter les arbres de plus en plus jeunes, monospécifiques et aux dimensions standardisés pour les seuls besoins des industriels. L’autre scénario est porté par la société civile, les collectifs et les forestiers de terrain et préconise au contraire de prolonger autant que possible la durée de vie des arbres et de conserver un maximum de mélanges d’essences. Ce qui contribue à augmenter la résilience des massifs forestiers, c’est-à-dire les capacités qu’ils ont de s’adapter aux variations du climat et aux perturbations de l’ensemble de l’écosystème. Les études scientifiques les plus récentes valident le fait que la plus grande partie des réponses au changement climatique se trouve dans les forêts elles-mêmes. Il est donc préconisé d’y conserver au maximum l’ancienneté, la variété et la complexité fonctionnelle qui offrent en effet les meilleures possibilités d’adaptation.

Comme le résume parfaitement le SNUPFEN-Solidaires dans un rapport d’orientation : « Ce sont bien deux visions du monde qui ici se font face. L’une, brutale, expéditive et tellement sûre d’elle-même, l’autre plus prudente, humble et qui fait place à l’observation et à l’accompagnement des processus naturels. La première extrait la ressource ligneuse (exploitation de type minier), la seconde met en avant, en proposant de l’adapter, la tâche du forestier (sylviculture). De ce rapport à la nature découle très directement le rapport des hommes entre eux. »

Pour tenter de limiter l’enrésinement et la malforestation, les acteurs du deuxième scénario ont une approche qui intègre la forêt dans la notion de « bien commun », c’est-à-dire qui vise à dépasser le seul droit de propriété pour aller vers le droit d’usage (les services écosystémiques fournis par la forêt à tout un chacun). Car chaque type de sol, chaque parcelle, chaque forêt représente un enjeu primordial pour les sociétés humaines, puisqu’elle joue un rôle important dans la qualité de l’eau, dans la régulation du régime des eaux d’écoulement, dans le stockage de CO2… La protection des sols forestiers est essentielle puisqu’un sol préservé porte des arbres en meilleure santé, qu’il est plus accueillant pour la biodiversité souterraine, qu’il stocke plus d’eau, plus accessible pour les végétaux qui en auront de plus en plus besoin.

Pour être pleinement multifonctionnelle (production de bois, préservation de la biodiversité, qualité paysagère), la gestion forestière doit reconnaître que toutes les sylvicultures ne se valent pas d’un point de vue environnemental et social. Elle doit intégrer les résultats de la recherche et ce que les acteurs de terrain et les collectifs citoyens ont appris de leur expérience commune. Récolter des peuplements toujours plus jeunes (et les rémanents d’exploitation) a un effet néfaste sur la fertilité et la vie des sols. Augmenter de ce fait la fréquence des mises à nu des sols libère également plus de CO2 qui était contenu dans ces sols. Aussi, contrairement aux résineux, les arbres à feuilles caduques, sous nos latitudes, résistent mieux au changement climatique, car ils préservent mieux les réserves en eau du sol, notamment en hiver (pas d’évapotranspiration, pas d’interception des eaux de pluie). Il y a en tout cas beaucoup de choses à apprendre des arbres et de leurs écosystèmes. Il devient de plus en plus évident que la malforestation et des décennies d’enrésinement, de coupes rases, de maltraitance des sols, de sur-mécanisation dans la gestion forestière ont aboutit à des aberrations environnementales, mais aussi à une incompréhension de la vie des forêts. Face à cela, des alternatives concrètes se mettent en place, portées par des acteurs qui ont une autre vision de la sylviculture et une autre vision du monde.

 

LA SALAMANDRE

Pierre et Paul, respectivement journaliste et écrivain, s’associent pour écrire un scénario d’après un fait divers : l’histoire d’une jeune fille accusée par son oncle d’avoir tenté de le tuer. Pour en savoir plus, les scénaristes retrouvent Rosemonde.

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Dossier de presse

« Ah que le bonheur est proche ! Ah que le bonheur est lointain ! « 

Entre Rosemonde et le monde, rien ne colle. Telle est la condition de ce personnage décentré dans un film où souffle fort le vent d’une époque qui n’a pas fini de nous décoiffer et de nous transporter entre utopie et désenchantement. Deux écrivains, un romancier et un journaliste, tentent de saisir une salamandre qui ne peut évidemment que leur échapper. Une oeuvre qui n’a rien perdu de sa puissance subversive, bien servie qu’elle est par une mise en scène inspirée, des interprètes brillants et une ironie aussi féroce que jouissive.

La Salamandre est l’émanation d’une époque : les échos et les répliques de l’année 1968. Et d’un puissant désir de cinéma, en Suisse en l’occurrence, pays qui n’a pas connu « sa » Nouvelle Vague. Jusqu’ici documentariste, notamment pour la télévision, Alain Tanner se lance, fauché et sans distributeur (« On ne touche pas à la merde gauchiste » dit alors l’un d’eux), dans la production de cette fiction avec une structure marginale et associative, notamment autour du « groupe des cinq » genevois (lui-même, Claude Goretta, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Jean-Jacques Lagrange). Cette approche, on ne peut plus perceptible dans le résultat final, donne une grande vitalité à l’ensemble. Et ce n’est pas sans surprise que le film va rencontrer chez le public cette grande demande de films qui n’existaient pas, ou pas assez. Ainsi le succès est immense : 50 000 spectateurs pour les seules villes de Genève et Lausanne et 200 000 à Paris. Sans parler du million au total dans le monde, puisque La Salamandre, profitant de son éclairage cannois (Quinzaine des réalisateurs en 1971), va être visible notamment aux États-Unis et au Japon. Un résultat inattendu par Alain Tanner, qui ne trouvait pas le film réussi et ne voulut le revoir que trente ans après sa sortie. Permettons-nous de le contredire et de ne pas attendre aussi longtemps pour le découvrir ou le revisiter.

Le cœur du film est donc Rosemonde (Bulle Ogier). Venue de la campagne, elle vivote de petits boulots en métiers subalternes. Avec le fusil de l’armée que tout helvète mâle possède chez lui, elle fut accusée d’avoir tiré sur son oncle qui l’avait recueillie à la ville. Le jugement aboutit à un non-lieu. Elle est une jeune femme de 23 ans habitée par une révolte sauvage, sans articulation intellectuelle ou politique, mais toutefois consciente, ce qui lui fait dire : « Je ne suis pas très normale… enfin c’est ce qu’on dit. » Car en la personne de la Suisse résident toutes les valeurs honnies. Le pays d’Alain Tanner et de Rosemonde est perçu ici comme une gigantesque puissance normative et aliénante. Rosemonde devient le centre de gravité de Pierre (Jean-Luc Bideau) et Paul (Jacques Denis), deux marginaux désargentés chargés par la télévision d’écrire son histoire, en partant de l’épisode du coup de feu sur Tonton. Le rythme est enlevé, les dialogues spirituels et joueurs, avec un sens du cocasse assez jouissif (« Ça vous va comme un gant, qu’est-ce que vous êtes élégant »). L’interprétation parachève la réussite, chacun dans un registre pourtant très différent, presque désynchronisé. Bulle Ogier, l’un des multiples arguments du film, se définit par une présence et une indifférence au monde jamais complètes, sans cesse sur la brèche. Elle dégage aussi une vraie folie dans le regard ou le geste, notamment lorsqu’elle agite la tête comme une possédée sur un morceau de rock’n’roll. Jean-Luc Bideau est une sorte de fanfaron souverain alors que Jacques Denis est plus dans la retenue et la fragilité.

La Salamandre est un film de son époque, d’un ton très anarcho-libertaire jusque dans son mode de production, la charge contre les valeurs bourgeoises et capitalistes y est très virulente. Le point de départ de l’histoire de Rosemonde est tout de même un coup de fusil contre un vieux barbon réactionnaire, acte qu’il s’agit de ne surtout pas condamner. L’empreinte godardienne, citationnelle ou non, est forte, particulièrement dans le parallèle entre aliénation capitaliste et sexuelle, dont le Franco-Suisse s’est fait le chantre, particulièrement dans Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967, thème ensuite repris dans Sauve qui peut (la vie) ou Passion. La société moderne oblige, d’une manière ou d’une autre, à des formes de prostitution. Cette correspondance est au centre de La Salamandre, où Rosemonde personnifie le refus de toute concession en la matière par sa manière instinctive, presque primitive et animale, de suivre ses désirs. Dans la charcuterie industrielle où elle officie, trois séquences montrent Rosemonde remplir mécaniquement de chair des condoms, formant ainsi de dodues saucisses. Forme phallique, consentement obligé sous la surveillance d’un chef autoritaire, aspect visqueux, métaphore non voilée d’une dégoûtante éjaculation : tout y est. Et lorsqu’elle rend son tablier, la machine poursuit son oeuvre et un immonde étron géant se forme sur le plan de travail. La répétition et la parfaite utilisation de la durée dans ces séquences font que l’on passe de l’aspect comique de la chose à une situation de véritable malaise. Dans un entretien, Alain Tanner explique que la censure portugaise (le pays était alors sous la coupe d’une dictature militaire) de l’époque avait parfaitement compris le sens d’un plan où elle remplit exactement douze saucisses. Les autorités avaient alors réclamé une coupe au terme de la formation des trois premières. Sans doute le plus bel hommage qui puisse être fait au cinéaste et à l’aspect politique de l’étirement du plan au cinéma. « 

Approcher cet animal insaisissable, la salamandre, qui a la faculté, dans une Suisse pourtant décrite comme glaciale à tous les niveaux, de traverser le feu sans se brûler est une question de méthode. De la part d’Alain Tanner d’abord. La narration se fait sous les augures de la distanciation brechtienne visant à établir un dialogue entre le cinéaste-citoyen et le citoyen-spectateur, plaçant ce dernier en situation de non passivité. Cette mise à distance est assurée par la voix-off féminine réitérative, parfois contradictoire, toujours pleine d’ironie. D’un point de vue visuel, deux parenthèses, ouvrant et fermant le film, encadrent une réalisation posée : cadres très largement fixes jouant sur les effets de durée déjà évoqués. Ces deux séquences utilisent un montage plus rapide, des plans rapprochés et une image davantage granuleuse (sans doute tournée en 16 mm puis gonflée en 35) et mouvante. La première est la scène du coup de feu. Déconstruite, elle laisse place à l’ambiguïté. La seconde est une déambulation de Rosemonde dans les rues genevoises alors qu’elle vient de claquer la porte à un nouvel employeur. Grave et légère, gracieuse et au bord de la folie, elle semble planer au-dessus de la morne foule affairée à ses achats de Noël.

Question de méthode aussi pour les deux écrivains associés. Dans leur quête, l’un et l’autre appliquent deux démarches contradictoires. Paul, le romancier, place son récit du côté de l’imaginaire et de la projection intellectuelle. Pierre, le journaliste, prend le parti de l’objectivité par le biais d’une enquête le mettant au contact de Rosemonde. En la rencontrant simplement pour Paul et en couchant avec elle pour Pierre, la neutralité axiologique est rompue. Les deux démarches sont allègrement englouties, sans effort ni même volonté, par la créature. Et c’est finalement un voyage au pays de Rosemonde dans la campagne catholique helvète qui met définitivement Pierre et Paul face à l’aporie de leur entreprise. Résonne ici le cheminement d’Alain Tanner, jusqu’alors documentariste, puisque c’est Paul, par le biais de ses spéculations, qui avait touché dans le mille : l’imaginaire permet de s’approcher plus près du réel. « L’imagination au pouvoir », ça vous dit quelque chose ? Bon anniversaire.
Arnaud Hée

CARTE BLANCHE

« Très souvent, lorsque les conflits violents reprennent au Proche-Orient, les personnes d’origine juive, comme moi, sont appelées à soutenir inconditionnellement l’Etat d’Israël. Pourtant, nous sommes un certain nombre à refuser de nous enfermer dans cette assignation communautaire, tout en craignant le développement de l’antisémitisme. Voilà pourquoi je suis allé à leur rencontre. » Daniel Kupferstein

Site de Daniel Kupferstein

L’ÎLE AU TRÉSOR

Un été sur une île de loisirs en région parisienne.

Terrain d’aventures, de drague et de transgression pour les uns, lieu de refuge et d’évasion pour les autres. De sa plage payante à ses recoins cachés, l’exploration d’un royaume de l’enfance, en résonance avec les tumultes du monde.

https://player.vimeo.com/video/274737754?dnt=1&app_id=122963

Dossier de presse

Entretien avec Guillaume Brac

Comment et pourquoi décidez-vous de filmer cette île de loisirs de Cergy-Pontoise ?

C’est un lieu qui fait partie de mon enfance, auquel restent associés encore aujourd’hui des souvenirs très précis. On n’habitait pas très loin, mes parents nous y emmenaient de temps en temps avec mes frères et soeurs, c’était une sortie du weekend. Bien des années plus tard, j’ai découvert L’Ami de mon amie d’Eric Rohmer, et j’ai ressenti une émotion très spéciale en retrouvant dans un film important pour moi un décor de ma propre vie. D’un seul coup, ce lieu a pris une sorte d’aura un peu mythique, et ça m’a donné envie d’y retourner. La première fois, c’était un dimanche de septembre, il faisait très beau, il y avait une joie, une vitalité, ces fumées de barbecue sculptées par les rayons du soleil, cette foule mélangée avec toutes ces cultures qui se côtoyaient, j’ai été à la fois fasciné et très touché… Ça a rejoint une réflexion personnelle sur les cloisonnements sociaux. J’ai grandi dans un milieu privilégié dans lequel j’aurais pu rester enfermé, coupé de tout un pan du monde. Je crois que, sans en avoir conscience, je me suis mis à faire des films pour essayer de gommer certaines frontières, chercher une forme de dénominateur commun entre les hommes. Il vient dans ce lieu des gens très différents, qui tous n’ont pas eu, loin s’en faut, la même enfance, les mêmes chances. Mais tous sont réunis par une communauté d’émotions et de sentiments, ceux qu’éveille une journée d’été, une journée de vacances. Durant cette période de l’année, des rencontres entre des mondes différents deviennent possibles, qui ne l’étaient pas le reste de l’année. C’est déjà un peu ce que racontait Un monde sans femmes.

Il y a aussi cette idée de filmer un lieu, un territoire…

J’ai toujours besoin de partir d’un lieu, ça a été le commencement de chacun de mes films. Circonscrire un territoire, puis l’explorer, rencontrer les gens qui y vivent, construire avec eux des « ponts émotionnels », c’est ce qui me passionne le plus. Avec l’idée que ces petits mondes, qui existent déjà très fortement par eux-mêmes, finissent par raconter un monde plus vaste. J’avais jusque-là beaucoup filmé la province, et je ressentais la nécessité de filmer la banlieue parisienne. Avec la question d’un côté de ma légitimité à le faire, et de l’autre, cette question du cliché qu’il faut sans cesse déjouer. Mon parti pris a été de filmer la banlieue, tout en la laissant dans le hors champ.

Avec L’Île au trésor, vous signez votre 2ème documentaire après un moyen métrage, Le Repos des braves. Mais votre cinéma entretenait déjà un rapport très singulier avec le réel, un désir de capter la vie, de faire en sorte qu’elle puisse circuler librement y compris dans le contexte assez cadenassé d’un tournage de fiction. Comment mettez-vous en regard ces deux démarches ?

Ma démarche en fiction était en effet déjà très empreinte de documentaire : partir d’un lieu et d’acteurs, ou plus exactement de personnes, car j’ai essentiellement filmé des acteurs que je connaissais très bien, avec qui il existait déjà une forme d’intimité qui imprégnait tout le film. Dans Tonnerre ou Un monde sans femmes, il y a aussi des scènes qui sont presque des blocs documentaires, des espèces de trouées dans la fiction, où tout d’un coup un interprète non-professionnel se raconte, offre un fragment de son existence à la caméra. Ce sont des moments qui avaient été particulièrement émouvants pour moi au tournage et qui confirmaient un désir fort de captation du réel. Pour autant, en documentaire, je ne suis pas dans le fantasme d’un réel brut, saisi de façon objective. Je cherche des points de rencontre, des gens qui vont me toucher et souvent provoquer un effet miroir au-delà des différences d’âges et de milieu. L’Ile au trésor raconte évidemment cet endroit de façon très subjective à travers les gens que j’ai eu envie de filmer, puis de garder au montage. Et puis en fiction comme en documentaire, j’ai ce rapport à l’accident, à l’imprévu. J’ai tendance à faire en sorte que les choses ne se passent pas comme prévu. C’est plus fort que moi et d’ailleurs souvent assez épuisant, mais ça ne m’intéresse pas que la journée se déroule en filmant scrupuleusement ce qui est écrit, le découpage… J’ai toujours ce besoin de questionner ce qui a été fixé, de le bouleverser, de le remettre en jeu, en fonction de ce que je ressens ce jour-là, dans ce lieu-là. Je crois qu’avec ce film, j’ai eu envie de me jeter encore plus dans le vide, de me laisser vraiment surprendre, de laisser la possibilité à tout d’advenir. C’est assez vertigineux et j’ai connu de grands moments d’angoisse, mais aussi des moments d’épiphanie qui font tout oublier, face à une personne ou une situation que je n’aurais jamais pu imaginer ou écrire !

C’est toute la beauté de l’inattendu… Il y a pour autant une écriture documentaire qui s’élabore au fur et à mesure, au fil des repérages notamment. Comment avez-vous procédé ?

C’est un projet que je nourrissais depuis plusieurs années en prenant des notes, en allant passer régulièrement des après-midis sur place. De temps à autre, je voyais un film qui faisait écho à ce sentiment que j’avais envie de capter là-bas. Les Hommes le dimanche de Robert Siodmak et Edgar George Ulmer, avec tous ces gens réunis au bord d’un lac des environs de Berlin, qui, le temps d’une journée d’été, oublient le travail, le quotidien. Avec ce sentiment enivrant que durant quelques heures tout devient possible… L’As de pique de Milos Forman, avec ses scènes de baignade à la fois burlesques et sensuelles, à la lisière de la ville. Ce cher mois d’Août de Miguel Gomes. Les films de Rozier évidemment, qui sont des jalons importants dans ma cinéphilie et qui racontent tous une parenthèse, une échappée hors du quotidien… Et puis sont arrivés à l’été 2016 les Contes de juillet, un diptyque, né d’un atelier avec des jeunes comédiens du Conservatoire, dont j’ai choisi de tourner la première partie sur cette île de loisirs. Avec l’idée d’arpenter ce lieu, de le filmer une première fois, pour l’apprivoiser un peu plus, me l’approprier. Enfin, au printemps 2017, j’ai fait de nombreux repérages tout seul, durant lesquels je me contentais le plus souvent d’observer, d’écouter. Je pouvais rester une heure au même endroit, à capter des bribes de discussion, emmagasiner des impressions, des sensations. J’ai aussi rencontré beaucoup d’employés, jeunes et moins jeunes, avec lesquels s’est installée une complicité, qui m’a été très précieuse par la suite.

Comment ont-ils accueilli votre démarche et comment s’est déroulé le tournage à proprement parler ?

Avant toute chose, j’ai eu beaucoup de chance, car le directeur de l’île de loisirs s’est avéré être un grand cinéphile, fan de Capra notamment ! Je lui ai montré mes films précédents, qui l’ont touché notamment dans leur rapport au lieu et aux gens. Il a tout de suite compris ce que je venais chercher et m’a fait confiance en me laissant une liberté totale. Durant les repérages, j’avais déjà noué des liens avec un certain nombre d’employés. La plupart ont accepté que je les filme. Quelques-uns se méfiaient, ce qui est normal. Il m’a fallu faire un peu de pédagogie, expliquer que ma démarche n’était pas de l’ordre de l’enquête ou de l’investigation journalistique. Que je ne recherchais pas le grinçant ou le croustillant, mais quelque chose d’à la fois plus simple et plus profond, de l’humain, des fragments de vie, des moments en apparence légers, mais qui peuvent en dire beaucoup. Le tournage a duré deux mois, presque en continu. Nicolas Anthomé, mon producteur, qui m’a fait confiance lui aussi, alors même que le projet était très peu écrit, et donc pas évident du tout à financer, a tout de suite eu l’intuition qu’il faudrait tourner le plus longtemps possible. Que c’est seulement ainsi que je trouverais une méthode, que ma mise en scène s’affinerait, et que m’apparaîtrait progressivement le cœur du film. On était quatre, Martin Rit à l’image, Nicolas Joly au son, Fatima Kaci, une jeune étudiante en cinéma de Paris 8, qui cumulait les casquettes d’assistante mise en scène et de régisseuse, et moi-même. On vivait sur place. Le film n’était pas écrit, j’avais simplement établi des listes de scènes que j’avais envie d’attraper ou d’essayer de provoquer. Des situations que j’avais observées durant mes repérages, comme les intrusions sur la plage, les sauts du pont, les tentatives de drague… Ou que l’on m’avait racontées. Mais beaucoup de séquences et de personnages sont nés de rencontres fortuites, lors de tours à vélo sur l’île de loisirs. Comme Patrick par exemple, le professeur à la retraite. Ou Joelson et son petit frère Michael, rencontrés un soir par Fatima, alors qu’ils étaient venus tout seuls sur l’île. On devait jongler avec tout un tas de contraintes, la météo, les moments d’affluence, les congés des employés et surtout ce renouvellement permanent, avec cet aspect un peu déchirant de tomber sur des gens qu’on ne va plus jamais réussir à revoir. Pour ne pas avoir de regrets, il y a beaucoup de gens qu’on filmait directement, dès la première rencontre.

Le mouvement du film donne à sentir ce chemin que vous avez parcouru : l’exploration de ce lieu dans lequel on rentre de plus en plus profondément, qui se laisse arpenter, domestiquer et qui en retour se confie, s’épanche. De ce lieu finissent par émaner des récits plus denses et plus intimes, comme si l’espace se dépliait…

Il y a eu un énorme travail de montage avec ma monteuse Karen Benainous pour donner un sens à toute cette matière, faire émerger ce qui comptait vraiment à mes yeux, me touchait, trouver un ton, un rythme, et surtout dessiner ce mouvement souterrain du film, qui emporte le spectateur, presque sans qu’il s’en rende compte. L’amener du foisonnement, de la légèreté du début, à quelque chose de plus mélancolique, de plus existentiel. Et on était effectivement assez obsédés avec Karen par la géographie du lieu, avec cette envie que le film commence dans les endroits les plus évidents, comme la baignade, et s’éloigne progressivement du centre, qu’on explore les recoins plus cachés.

Comme celui où pique-nique la famille afghane ?

Cette rencontre a eu lieu au tout début du tournage, le deuxième jour. Ils étaient en train de s’installer dans cet endroit assez idyllique, loin de la foule. Il y avait un petit côté Partie de campagne, avec l’eau juste derrière, les tâches d’ombre. J’ai eu envie de saisir quelque chose tout de suite. Je leur ai demandé s’il était possible de faire simplement quelques plans d’eux, les préparatifs du barbecue, l’arrivée du reste de la famille, et très généreusement, ils ont accepté. A un moment donné j’ai entendu une phrase du petit garçon qui demandait “ Papa, c’est vrai que quand on avait 13-14 ans en Afghanistan et qu’on avait des poils de barbe, on était envoyés à la guerre ? ”. Le père a acquiescé et puis il a croisé mon regard, j’aurais aimé rebondir, mais j’ai senti que c’était déplacé, que ce n’était pas le moment, qu’ils n’avaient pas envie d’évoquer ça, qu’ils cherchaient plutôt à donner la vision d’une famille heureuse. Leur récit, on ne l’a filmé qu’un mois et demi plus tard : j’ai attendu tout l’été qu’ils reviennent et, quand je les ai revus, alors que je commençais à mieux comprendre ce qu’allait être le film, je leur ai expliqué qu’on avait filmé de très beaux plans d’eux, qui racontaient quelque chose d’une joie de l’été, d’être ensemble, mais qu’il manquait comme le contrechamp de ces images-là. Ils ont compris ma démarche et ont accepté de me raconter ce difficile parcours, ce qui les avait menés jusqu’ici avec beaucoup de simplicité, de douceur et de pudeur.

Il y a quelque chose de très politique dans cette parole. Tout comme dans celle du veilleur de nuit…

A l’origine, il ne s’agissait pas particulièrement de recueillir une parole politique, c’est venu petit à petit, presque naturellement. Au départ, c’était plus la démarche même du film qui pouvait avoir quelque chose de politique, le fait de filmer à la même hauteur,sans distinction, des gens avec des parcours extrêmement différents, venant de milieux extrêmement différents, face à la question des vacances, des loisirs, de l’été, des souvenirs, de la séduction, de la solitude… Des émotions universelles. Je pense à cette séquence toute simple de balle au prisonnier avec cette famille philippine : les voir dans ce contexte, celui d’un temps à eux, dans un de ces rares moments de détente, de liberté, avec cette joie incroyablement communicative des enfants, était assez bouleversant. Ce qui est terrible dans la vie de tous les jours c’est qu’on croise une infinité de destins, dont on ne sait strictement rien. Notre façon de vivre fait qu’on n’a pas la curiosité, la générosité, le temps, l’envie de connaître l’autre. Tout à coup, avec ce dispositif de tournage, toutes les rencontres devenaient possibles.

On rencontre aussi des personnages comme Patrick ou Jérémy pour lesquels l’Île représente une terre de liberté.

Oui, ces deux personnages entretiennent un rapport très fort à ce lieu, mais plus encore à la jeunesse. Jeunesse passée pour Patrick, qui ressurgit à travers l’évocation de ses sorties pédagogiques avec ses élèves et surtout de sa rencontre troublante avec cette jeune fille de 20 ans. Jeunesse en train de se vivre – et de se finir – pour Jérémy, l’Adonis blond des pédalos. C’est un personnage qui incarne presque à lui tout seul la dimension la plus solaire du film, qui l’irrigue de sa vitalité, de sa soif de rencontres et d’expériences. Il est bien plus qu’un séducteur. C’est quelqu’un qui a une pureté, un rapport aux autres et à la vie d’une simplicité et d’une spontanéité, déconcertantes. Il y a quelque chose chez lui d’un Peter Pan, avec cette peur de grandir et de quitter ce monde de l’enfance. Cette île est vraiment son territoire. Comme elle est le territoire du film. J’irais presque jusqu’à dire que son personnage incarne le film et plus largement mon cinéma, cette articulation entre la légèreté, la comédie, le rapport aux jeux de séduction, et quelque chose de plus douloureux, de plus mélancolique, qui n’émerge que petit à petit.

En effet, si les trésors que recèle cette île sont ces rencontres et, à travers elles, cette communauté humaine qui se dessine, le film est aussi teinté d’une forme de nostalgie de l’enfance, comme le bien le plus précieux, avec une alternance de vitalité absolue et de mélancolie…

Pour des raisons intimes, mon rapport au cinéma est étroitement lié à cette idée de garder une trace, de contrer la disparition, l’oubli, la mort. Avec cette obsession qui en découle, de saisir des fragments de vie, des moments de joie et d’insouciance, dont on sait qu’ils sont éphémères. La mélancolie du film tient à ça, à cette idée que les choses ont nécessairement une fin, que la jeunesse ne dure pas éternellement, qu’une journée d’été est déjà presque terminée à peine après avoir commencé. C’est un sentiment d’adulte, les enfants n’en ont heureusement pas conscience, ce qui rend leur vitalité d’autant plus précieuse. Pendant tout le tournage, j’étais fasciné par les enfants, à tel point que Martin et Nicolas me disaient souvent d’arrêter de les filmer, qu’on en avait suffisamment – on en a d’ailleurs beaucoup retiré au fil des versions de montage – mais je ne pouvais pas me lasser de les regarder ! Il y avait des raisons émotionnelles à cela, mais aussi des raisons purement cinématographiques : j’ai toujours été fasciné par la façon dont la vie vient animer ou remplir un cadre de cinéma. Et la quintessence de ça, c’est des enfants sur une plage, avec ce foisonnement, cette multiplicité d’actions simultanées, qui font qu’on pourrait revoir un plan cent fois et remarquer à chaque fois des détails différents.

Peut-on parler un peu plus de votre façon justement de cadrer le réel ?

Il y a quelque chose, dont je me suis aperçu au montage : on a tourné beaucoup de plans que je qualifierais de “plans Lumière”, assez primitifs, fixes, larges, dans lesquels la vie s’installe et se déploie. Comme celui du pont au début, avec ces adolescents qui sautent et tous les enfants des centres de loisirs, qui applaudissent et crient joyeusement. Avec la musique très enlevée et un peu naïve deYongjin Jeong, ça m’évoque presque une scène de cinéma muet. Durant le tournage, j’étais obsédé par la question de l’échelle des plans, je demandais tout le temps à Martin Rit des plans larges, des plans réunissant plusieurs personnages, plusieurs actions. Au final, il n’y a quasiment aucun gros plan dans le film. Et une grande majorité de plans fixes, laissant au spectateur une liberté de regard, que je trouve très importante. Cette façon de tourner représentait une difficulté supplémentaire. Dans un contexte documentaire aussi foisonnant, il n’était pas toujours simple de poser la caméra, de composer un cadre. Mais je sentais que c’était ce que je voulais, cadrer la vie… Et puis il y avait l’idée que les personnages principaux du film sont ce lieu et cette saison, et que ce qui est beau c’est de voir comment chacun s’inscrit dans l’espace et dans ce moment particulier.

La musique de Yongjin Jeong est à la fois joyeuse et mélancolique, avec quelque chose de très enfantin, comment en êtes-vous venu à travailler avec lui ?

Pour moi, le travail sur la musique ne va jamais de soi. C’est à chaque fois le fruit d’un long tâtonnement, d’une longue réflexion, pour trouver la musique qu’appelle le film. Pour L’Île au trésor, je sentais confusément qu’il fallait quelque chose de très simple – en apparence du moins, car faire simple est souvent ce qu’il y a de plus compliqué – comme une petite ritournelle, qui reviendrait de façon entêtante et se graverait dans la tête du spectateur. Dans mon idée, la musique devait relier les personnages, tout en racontant la course du temps, ce passage du jour à la nuit, la mort d’une journée d’été et la naissance d’une autre. J’aimais aussi beaucoup l’idée de travailler avec un compositeur étranger, comme pour rester fidèle à la dimension universelle du lieu. J’avais également l’impression que mon film, dans sa forme comme dans sa sensibilité, entretenait des liens discrets avec le cinéma asiatique. C’est ce qui m’a conduit à Yongjin Jeong, dont j’adore le travail sur les films de Hong Sangsoo. Il a un vrai sens de la mélodie. Ce qui est très touchant, c’est que lorsque Yongjin a découvert le film sans sous-titres, donc sans comprendre ce qui se disait, il y a tout de même retrouvé plein de choses liées à sa propre mélancolie de l’enfance, de l’été. Ça m’a beaucoup rassuré et je crois que sa musique ajoute vraiment une couleur universelle au film.

Le film s’ouvre sur un véritable abordage et se termine par l’assaut d’une colline qui ne sont pas sans évoquer Stevenson avec cette idée que tout fait histoire, que tout est aventure et spectaculaire à échelle d’enfant. C’est un film qui dit beaucoup aussi sur l’initiation, sur l’apprentissage, sur le contournement de l’interdit.

Le titre du film, évidemment emprunté à Stevenson, s’est en effet imposé à moi pour toutes ces raisons. L’Île au trésor, le livre, est d’ailleurs à la fois une quête, un récit d’apprentissage et l’histoire d’une mutinerie, d’un défi lancé à l’autorité. Ça a été très troublant pour moi, vers le milieu du montage, de constater qu’il y avait des correspondances souterraines entre tous les témoignages, tous les personnages que le film « acceptait de garder ». Le rapport à l’enfance, bien sûr, on l’a dit. Mais aussi celui à la liberté, à l’autorité, à l’insoumission, à la transgression, omniprésent jusqu’au récit de Bayo, le veilleur de nuit, qui raconte ce cri de révolte, cette parole libre et insolente qui lui a coûté si cher. Progressivement, presque inconsciemment, ce rapport à la liberté et à la règle est devenu le coeur du film. Au départ, j’avais abordé ce lieu comme un espace de liberté. Mais je me suis vite aperçu que même là, il y avait énormément d’interdits et de règles, que cette base de loisirs était faite à l’image de notre société. Au début du tournage, j’avais d’ailleurs un rapport assez adolescent à cette idée de la règle, qui me poussait naturellement à me placer du côté des fraudeurs, et me mettait un peu en porte-à-faux vis-à-vis de la direction – heureusement très bienveillante ! Ce qui devrait être un lieu de liberté ne l’est pas, mais est-ce qu’il pourrait en être autrement ? Pour autant, il n’est pas interdit d’en rire. Il y a au fond quelque chose d’assez drôle et d’un peu absurde dans ce petit jeu du chat et de la souris auxquels se livrent jour après jour les jeunes et les agents de sécurité – qui faisaient d’ailleurs souvent les mêmes bêtises quelques années auparavant – autour des points stratégiques que sont la plage payante, le pont… C’est pour cela que j’aime particulièrement cette scène où Michael et Joëlson s’arrêtent devant le grand panneau des interdictions et les énumèrent une à une, avec leur innocence d’enfants, les tournant en dérision sans s’en apercevoir, par la même occasion.

Vous revenez d’ailleurs régulièrement au directeur et à son adjoint…

Dans ce lieu que je filme un peu comme une vaste cour d’école – je parlais souvent à Karen, ma monteuse, de Zéro de conduite -, il fallait une figure de l’autorité, comme un proviseur, tentant comme il peut de maintenir un semblant d’ordre. Pour autant, je trouve qu’il y a quelque chose de plutôt très sympathique chez eux, et d’assez comique aussi. De toute façon, je ne suis pas capable de filmer des gens pour qui je n’éprouve pas de sympathie. Pour moi, Nicolas et Fabien sont un peu « les speakers de l’été », les seuls à rester enfermés dans leur bureau, quand la totalité du film se déroule en extérieur. Ils font aussi partie des très nombreux duos de personnages qui traversent le film.

Vous parliez de jeu, il y a un autre jeu très intéressant dans votre film, c’est celui qui se met en place entre vous et ceux que vous filmez, entre le réel et ce qui ressemble à des embryons de fiction… Pouvez-vous nous parler de ce « pacte » que vous passez avec vos personnages ?

Il y a en effet dans le film plusieurs registres documentaires qui s’entremêlent, entre la captation et certaines situations que je peux mettre ou plutôt remettre en scène après y avoir assisté sans caméra. Assez paradoxalement, je me suis rendu compte que j’obtenais souvent des choses beaucoup plus justes en provoquant certaines situations, plutôt qu’en espérant un peu naïvement, avec des principes trop rigides, que les choses arrivent toute seules, comme par miracle, devant la caméra. C’est souvent lorsqu’il y avait un pacte équilibré, clair, ludique, avec les gens que je filmais que de très belles scènes m’ont été données. Certaines situations, de drague notamment, se trouvaient à la lisière de la fiction, parce que je les provoquais. Mais très vite, le documentaire revenait au galop et quelque chose se jouait devant la caméra, à travers les mots, les gestes, les regards, et même les sentiments, d’absolument réel. Quand Reda regarde partir la jeune Emma, qui vient de lui donner son snap, il y a de l’amour dans ses yeux et dans ses mots. Il est vraiment tombé amoureux d’elle. Il veut vraiment avoir des enfants avec elle !

C’est la fameuse scène du flyboard ! Quand vous parliez du réel qui revient au galop, il y a aussi cette séquence du saut depuis les pylônes, un pur moment de vie, de sensation forte, d’existence.

C’est une situation que j’ai aidée au départ, là encore. Mais du côté de Jérémy comme de celui de Lisa, chacun s’est mis à y croire, et il s’est vraiment passé quelque chose, je ne parle pas en dehors du film, ça ne me regarde évidemment pas, mais devant la caméra. Je trouve très troublant ce moment où ils sont sur le pylône et où ils sautent, cette irruption de l’imprévu au cœur d’une journée d’été, qui bouleverse le cours ordinaire des choses. Lisa était venue faire un tour de pédalo avec sa copine et elle se retrouve à sauter, pour la première fois de sa vie, de 10 mètres de haut, main dans la main avec un beau jeune homme. D’une certaine façon, c’est Jérémy qui a écrit et mis en scène cette situation, c’est son idée, son rituel, son terrain de jeu. Une fois passé le moment de la rencontre, je ne suis plus intervenu. Un moment comme celui-ci, résume presque à lui tout seul la magie précieuse et éphémère de l’été.

■ Entretien mené par Elsa Charbit

IL SE PASSE QUELQUE CHOSE

Un road movie féminin, humaniste et social à la rencontre d’une Provence hors des sentiers battus.

Avignon. Irma, qui ne trouve plus sa place dans le monde, croise sur sa route Dolorès une femme libre et décomplexée en mission pour rédiger un guide touristique gay-friendly. L’improbable duo se lance sur les routes. Au lieu de la Provence pittoresque et sexy attendue, elles découvrent une humanité chaleureuse qui lutte pour exister. Pour chacune d’elle, c’est un voyage initiatique.

https://player.vimeo.com/video/281266572?dnt=1&app_id=122963

« Il se passe quelque chose est un film sur l’amitié et une fenêtre ouverte sur la beauté du monde. Deux femmes se rencontrent par hasard au bord d’une route. L’une est très libre, heureuse de vivre, mais il lui manque quelque chose d’indéfinissable. L’autre voudrait quitter la vie, parce qu’elle ne parvient pas à surmonter le deuil de l’homme qu’elle a aimé. Entre elles, se tisse un lien. De la confiance qu’elles se témoignent, naît peu à peu leur confiance dans le monde qu’elles parcourent. Il y a des rencontres avec des gens généreux et fraternels. Il y a aussi des cheminées d’usine au milieu des champs d’oliviers, des ronds–points incongrus fichés au cœur de la campagne, des horizons illimités. Nous sommes dans les Bouches–du–Rhône, en Camargue, au bord de l’eau, entre la mer et les bras du fleuve. C’est le territoire de la réalisatrice, son territoire intime, dont elle sait capter la lumière douce, rendre la majesté étrange, entre plages nichées à l’ombre des hauts–fourneaux et nature souveraine, raconter la vie des habitants surtout, qu’elle filme dans des rôles inspirés de leurs propres histoires. Pour filmer, il faut aimer. De cette vérité, la réalisatrice fait un acte de cinéma. Parce que nous voyons le monde à travers les yeux des deux héroïnes, que leur amitié rend à la vie, ce que nous voyons est ennobli, magnifié par leur regard. Il se passe quelque chose de politique. Car voir à travers le prisme de l’amitié, révéler l’humanité des gens, n’est–ce pas aller à la source même de l’engagement.
Mathieu Lis, cinéaste, membre de l’ACID

Dossier de presse

NOTES SUR LE FILM

De l’écriture au tournage

Il y a quelques années, alors que je filmais des groupes de parole, je découvrais avec un certain étonnement que le malaise que j’éprouvais vis à vis de la société actuelle – pour le dire vite, le monde capitaliste ultra individualiste et libéral – était largement partagé. Par les exclus, ce qui paraît peu étonnant, mais aussi par les inclus (la façade de bien–être se lézardait très vite dès qu’on grattait un peu). Au final, une question collective sourdait de ces rencontres: « quelle place pour l’humain aujourd’hui? ». C’était décidé, elle serait la question centrale de mon film, et Irma, une femme qui ne trouve plus sa place dans le monde, en serait le vecteur. L’idée fut très vite d’opposer ce personnage perdu à son contraire, une femme hyper–adaptée à la modernité, travaillant dans le tourisme, pointe avancée du nouveau monde, figure ultime de la colonisation du vivant. Ainsi Irma et Dolorès étaient nées. Un scénario vit le jour, nourri du réel dont j’aime bien m’inspirer. La fabrication d’un long–métrage n’étant pas un long fleuve tranquille, les années ont passé. Il y a un an, j’ai décidé de remanier le scénario et de confronter mes 2 personnages (dont je gardais la trajectoire et le background) au réel. Au lieu de rencontres pré–écrites, Irma et Dolorès iraient au devant des humains d’aujourd’hui. Une fois cette décision prise, nous avons circonscrit notre terrain de jeu : un tout petit territoire à l’ouest de l’étang de Berre qui nous permettait d’explorer tout à la fois un bout de Camargue (Port St–Louis du Rhône), une terre agricole (la plaine de la Crau, ses vergers, ses bergers), une énorme zone industrielle et portuaire (Fos, Port de Bouc, Martigues) et son monde ouvrier et populaire, une zone ultra aménagée (Istres, ses ronds–points et ses pavillons)… Sur quelques dizaines de km se tenait devant nous un petit cœur du monde. Tous yeux et toutes oreilles ouvertes, nous l’avons exploré pendant un mois (avec Luis Bértolo), ouverts aux rencontres, aux hasards, à tout ce qui pouvait aussi résonner avec les thématiques du film. De cette récolte, de nouveaux personnages sont apparus (Dora et sa « Réparation », l’équipe E.S.P.R.I qui cherche à filmer l’invisible), des personnages se sont transformés, une thématique nouvelle est apparue, celle de la migration. Quasi tous ceux que nous rencontrions venaient d’ailleurs. Je pris rendez–vous avec certains des derniers venus, les demandeurs d’asile du CADA de Miramas. Ce jour là, en face de moi 15 personnes venues d’horizons divers, et le sentiment très fort de me retrouver face à un échantillon de l’humanité… Il fallait évidemment s’emparer de cela. Le film est une trame construite autour de ces réalités multiples traversées qu’il met en écho les unes avec les autres pour qu’elles dessinent une image du monde d’aujourd’hui. Il est né de ces rencontres, de ces énergies partagées et des visions qu’elles ont produites en moi.

L’enjeu du film, la rencontre

Le pari du film est celui des rencontres. Certaines totalement documentaires, comme celle du karaoké où j’avais décidé qu’Irma parlerait publiquement de son suicide – la réaction spontanée des gens, d’une humanité immense, a surpassé de loin mes espérances. D’autres plus construites, comme celle avec Serge, qui tenait un rôle dans le film que je lui demandais d’investir à sa manière. Avec les non–professionnels nous n’avons pas répété, juste testé le fait d’être devant une caméra ou cherché à connaître leurs talents. Nous avons travaillé un lien d’où est né une confiance mutuelle, une confiance aussi dans ce que nous étions capables d’inventer ensemble ici et maintenant. Après le mois d’exploration, je suis partie écrire, puis revenue leur proposer des rôles, pour eux. Pendant le tournage, mes indications de texte ont été minimales, elles donnaient surtout l’enjeu de la séquence ou la thématique que je souhaitais déployer (comme dans la scène en voiture entre Jean et Irma, l’idée d’une nouvelle vie et celle de la lutte). L’exercice a été sensiblement le même avec les comédiennes : hormis les scènes entre elles, tirées du scénario, je leur ai demandé d’incarner leur personnage au beau milieu du réel, de laisser venir les choses, de ne pas en avoir peur. C’est donc à un magnifique lâcher-prise de leur part que nous assistons. Le film peut donc se voir à certains endroits comme leur portrait face à des personnes que ma proposition transforme en acteur pour l’occasion.

L’intime et le collectif

Comment habitons nous le monde? Quelles rencontres sont possibles aujourd’hui? Les 100 minutes du film explorent cela. Au cours de ce voyage qu’on pourrait dire initiatique, le réel se densifie, on quitte un monde lisse, menacé de vacuité (l’Avignon touristique, les zones pavillonnaires, le village des marques – faux village provençal et centre commercial à ciel ouvert) et l’on rentre peu à peu dans un monde où l’homme est encore au monde… Un monde peuplé d’humains, d’usines, où la nature bien qu’abimée et sans cesse menacée montre encore toute sa puissance. Le film devient polyphonique. L’histoire de Dolorès et d’Irma nous laisse entrevoir d’autres histoires toutes aussi riches. La communauté humaine existe, je l’ai rencontrée. La vie court et la joie aussi. Elles nous indiquent le chemin de la lutte à venir. Bien au delà des slogans, celle pour la beauté et la vie.

La comédie et le discours

Le pari du film est celui de la légèreté et de la vie. Le duo des deux personnages construits sur le modèle de la comédie, un duo auguste et clown blanc, lunaire et solaire… Plutôt que d’assener un discours critique qui risquerait d’enfermer le réel, j’ai choisi le mode interrogatif et fait le pari du surgissement. Les choses sont montrées, notamment la multitude d’invisibles, si souvent fantasmés et si rarement vus, et c’est au spectateur de faire son chemin avec ça. Les outils de la modernité sont mis à l’épreuve du réel. Gps, téléphone portable, google trad… Qu’est–ce que rencontrer l’autre? Est–ce que communiquer suffit? La scène de la rencontre avec le berger donne lieu a un moment de vérité. La comédie est là, elle nous interroge dans nos pratiques et nos certitudes. A nous de jouer.
Anne Alix – avril 2017

À LA RECHERCHE DES FORÊTS BRÛLÉES

Pierre Thoretton, photographe, a pour projet de photographier les vestiges des feux qui ravagent chaque année la Californie. Mais les forêts brûlées sont introuvables, et les problèmes techniques liés à la prise de vue avec une chambre s’accumulent. Que faire quand rien ne se passe comme prévu ? Non sans humour, le photographe ajuste son projet aux contingences du moment présent. Au-delà du travail qui prend forme au fil de la route et des paysages, le portrait d’un homme s’esquisse, à contre-courant de son époque.

De la Californie à l’Arizona en passant par l’Utah et le Nevada, À la recherche des forêts brûlées interroge notre rapport à l’image, le processus de création artistique et le choix de continuer à faire de la photographie argentique dans un monde numérique.

Note d’intention de la réalisatrice

Au départ, il s’agissait juste de documenter la réalisation d’un travail photographique, avec les forêts brûlées comme ligne de mire et garde-fou. Mais très vite la beauté des paysages a imposé autre chose. Le besoin de conserver des traces, pour après. Le désir de fouiller le présent. Un homme lutte contre les obstacles qui l’empêchent d’atteindre son but. Spectacle universel. Mais qui est-il, lui ? Qu’est-ce qui l’a mené à choisir cet étrange sujet ? Il a fallu des milliers de kilomètres et de nombreuses discussions pour comprendre. La réalité prend rarement la forme des rêves dans lesquels on l’a esquissée. Pourtant ce sont eux qui portent l’avenir, car ce sont eux qui poussent à l’action. Qu’importe si l’explication émerge a posteriori, si elle est autre que celle qu’on attendait. Le sens se donne. Le temps se prend. Au fond le film se résume à cela : une ode à la durée dans un monde d’immédiateté.

Pierre Thoretton

Assistant d’artistes comme Pier Paolo Calzolari et Franz West à la fin des années 1980, Pierre Thoretton mène une carrière de vidéaste, peintre et photographe jusque dans les années 2000. Il se tourne ensuite vers la production (Les Films de Pierre) et la réalisation avec le documentaire L’Amour fou (2006), qui remporte notamment le prix Fipresci de Toronto.

THE RIDER

Le jeune cowboy Brady, étoile montante du rodéo, apprend qu’après son tragique accident de cheval, les compétitions lui sont désormais interdites. De retour chez lui, Brady doit trouver une nouvelle raison de vivre, à présent qu’il ne peut plus s’adonner à l’équitation et la compétition qui donnaient tout son sens à sa vie. Dans ses efforts pour reprendre en main son destin, Brady se lance à la recherche d’une nouvelle identité et tente de définir ce qu’implique être un homme au cœur de l’Amérique.

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Dossier de presse

C’est en 2013 à la réserve indienne de Pine Ridge, sur le tournage de son premier film Les chansons que mes frères m’ont apprises, que Chloé Zhao a rencontré un groupe de cowboys Lakota. Malgré le teint clair que certains d’entre eux peuvent avoir, ils sont nés et ont grandi dans la réserve et sont à la fois des Sioux Lakota Oglala et d’authentiques cowboys. Ils portent des plumes à leurs chapeaux en l’honneur de leurs ancêtres Lakota – des cowboys indiens – une réelle contradiction américaine. Ils ont exercé sur Chloé Zhao une fascination telle, que certains ont été retenus pour des rôles secondaires dans son film. En 2015, lors d’une visite dans un ranch de la réserve de Pine Ridge, la réalisatrice a rencontré un cowboy Lakota âgé de vingt ans, nommé Brady Jandreau. Brady est un membre de la tribu Sioux des Brûlés et réside actuellement à Pine Ridge. Dresseur et adepte de la discipline du cheval sauvage, il vit en homme de la terre. Il chasse sur sa monture, pêche dans les eaux de la White River, passe le plus clair de son temps à travailler auprès des chevaux sauvages, s’appliquant à les débourrer et les dompter jusqu’à ce qu’ils soient aptes à la vente.

Comme un poisson dans l’eau, Brady semble comprendre chaque mouvement des chevaux, comme s’il était relié à eux par une chorégraphie télépathique, l’un montrant la voie à l’autre, jusqu’à instaurer tranquillement, avec douceur, une confiance mutuelle. Brady a commencé à l’âge de huit ans et c’est magique à voir. Chloé a immédiatement été captivée et s’est mise à rassembler des idées pour réaliser un film sur Brady. Le 1er avril 2016, Brady a intégré la PRCA (Professional Rodeo Cowboys Association) de Fargo, dans le Dakota du nord. Il devait concourir dans la catégorie du cheval sauvage et s’est senti sûr de lui après un enchaînement de succès dans le courant de la saison. Mais ce soir-là, il a été projeté par un cheval qui s’est cabré et a piétiné sa tête, écrasant son crâne de manière presque fatale. Son cerveau a subi une hémorragie interne. Brady a eu une attaque et a sombré dans le coma pendant trois jours. Aujourd’hui, Brady a une plaque de métal dans la tête et souffre de problèmes de santé corrélatifs, associés à un grave traumatisme crânien. Les médecins lui recommandent de ne plus monter du tout. Il ne survivrait sans doute pas à un nouveau choc à la tête.

Or, il a fallu peu de temps pour que Brady ne recommence à dresser des chevaux sauvages. Chloé lui a rendu visite et ils se sont entretenus de ce qui l’anime au point de risquer sa vie. “Le mois dernier, nous avons dû abattre Apollo (un des chevaux que dressait Brady) parce que sa patte a été grièvement entaillée par des barbelés” a raconté Brady à Chloé. “Si un animal dans les parages était blessé comme je l’ai été, il se ferait piquer. On m’a gardé en vie au motif que je suis un humain, mais cela ne suffit pas. Je suis inutile si je ne peux pas accomplir ce à quoi je suis destiné”. Au-delà des difficultés financières qui ont découlé de cet accident, la réponse de Brady a fait réfléchir Chloé sur l’impact psychologique que ces blessures peuvent causer sur des jeunes hommes comme lui — ce qu’ils doivent ressentir en vivant au coeur de l’Amérique, tout en étant dans l’incapacité de correspondre à l’image idéale du cowboy, image à la hauteur de laquelle ils ont tenté de se montrer leur vie durant. La réalisatrice a décidé de tourner un film sur le combat de Brady, tant sur le plan physique qu’émotionnel, tandis qu’il fait face à ses blessures. Chloé a accompagné les réflexions de Brady au cours des premiers mois qui ont suivi sa blessure et elle l’a choisi, ainsi que sa famille et ses amis, pour incarner la version fictionnalisée de leurs personnages. Tout le monde dans le film provient de la réserve ou de ses environs. Parmi eux, Tim, le père de Brady, est un cowboy traditionnel qui a transmis à son fils tout ce qu’il sait. Sa petite soeur Lilly, douée et pleine d’entrain, atteinte du syndrome d’Asperger, s’est exprimée sans inhibition aucune. On trouve également ses amis de rodéo, qui partagent avec Brady ses espoirs, ses craintes et ses rêves ainsi que son ami Lane, entièrement paralysé depuis un accident qui a brisé définitivement sa carrière prometteuse de monte de taureau. “Les scènes tournées avec Brady et Lane ont été les plus grandes leçons d’humilité de ma vie, des moments passionnants” analyse Chloé. “Nous avons débuté la production le 3 septembre 2016 et le tournage s’est déroulé en cinq semaines à l’intérieur de la réserve et dans ses alentours, la région des Badlands. Brady, qui travaille comme dompteur de chevaux professionnel, dressait ses montures tous les matins afin de les tenir prêtes à la vente. Nous avons donc eu de nombreuses occasions de saisir des instants authentiques où Brady les entraîne et interagit avec eux, tout en profitant des couchers de soleil féeriques du Dakota du sud. Nous avons travaillé en équipe réduite, tournant chez les gens des situations et des événements réels. C’est la seconde fois que je collabore avec le directeur de la photographie Joshua James Richards. Nous nous sommes efforcés de capturer certains moments de manière organique autant que cinématographique, dans l’idée d’insuffler au récit un sentiment de réalité. À travers le voyage de Brady, tant à l’écran que dans la vie, j’aspire à explorer notre culture de la masculinité et à offrir une version plus nuancée du cowboy américain classique. Je souhaite également proposer un portrait fidèle du coeur de l’Amérique, rocailleux, véritable et de toute beauté, que j’aime et je respecte profondément.”

Critikat – Thomas Choury

Impitoyable

L’ampleur émotionnelle déployée par le magistral The Rider prend paradoxalement source dans son dispositif minimaliste : un ton doux et patient, une narration élimée, un portrait intime. Surtout un portrait : le nouveau film de Chloé Zhao (trois ans après le très réussi Les Chansons que mes frères m’ont apprises) est d’abord le récit d’une irruption, celle d’un acteur dont les premiers pas sur grand écran sont déjà inoubliables. Brady Jandreau – dans un rôle très proche de sa propre vie – est insaisissable : cowboy blessé dans sa chair après une chute lors d’un rodéo (il porte, au début du film, une large plaie recousue qui le défigure, le crâne estropié), il est une gueule cassée, une tête folle si puissante que la fébrilité de son corps et de son esprit, la retenue de son jeu et son regard fuyant ne suggère jamais une quelconque faiblesse. Au contraire, il est un cheval fou, rempli d’orgueil et de violence que son physique ruiné ne peut lui permettre d’exprimer. Il emprunte au règne animal son instinctivité : on sent, derrière l’épuisement du corps, un caractère indomptable, une présence qui ne peut se conformer au cadre imposé par la caméra que ce soit dans ses gestes, ses attentions, ses obsessions. Et pourtant, cette détresse ne semble être tournée que vers une bonté inaltérable, un sens de l’écoute et de l’entraide, une sensibilité supérieure. La grandeur de la réalisatrice réside dans son refus obstiné de domination d’un créateur sur sa créature, d’en faire une bête de foire malléable et extravagante. Elle s’efface et laisse s’épanouir toute sa profondeur.

Saisissante effigie qui porte en elle le poids d’un paysage et de son histoire : le cinéma de Chloé Zhao se place dans la lignée de celui de Jeff Nichols où le lieu mis en scène charrie tant de souvenirs et de chagrins qu’il en devient écrasant et impossible à fuir. À l’instar des personnages de Shotgun Stories, ceux des Chansons que mes frères m’ont apprises et de The Rider sont perclus par un sortilège, un statisme presque métaphysique, une damnation du passé et de ses derniers vestiges sur un sol gorgé de douleur. À travers les figures de l’Amérique qu’il représente, ce second long-métrage est un miroir du premier : les cowboys répondent aux indiens, le rodéo aux rites chamaniques, les décombres du western et du rêve pionnier à ceux d’une civilisation autochtone. L’horizon dans The Rider est désolé : de vastes plaines désertiques s’étendent à perte de vue et ne laissent apparaître, près des habitations, que des terrains vagues d’où surgissent des carcasses de voitures, des déchets, des tombes. Des grands espaces mythifiés par le cinéma, il ne reste plus qu’un monde englouti, une Atlantide agonisante où les héros d’antan, fatigués et vulnérables, attendent sereinement leur disparition. Le film décèle toute la confusion de cette intemporalité : aux confins du monde moderne, tous les souvenirs (exploits équestres ou photos de famille) surgissent par l’intermédiaire de télévisions, smartphones ou tablettes, objets technologiques qui paraissent anachroniques par anticipation.

L’histoire fatiguée

La douceur et la simplicité de la mise en scène de Zhao trouvent leur raison d’être dans ce territoire crépusculaire et apaisé : faite d’éclats impressionnistes, proche de la captation documentaire – renforcée par l’écriture de personnages calqué sur la réalité de ceux qui les incarnent – et nourrie par une intimité qui n’est jamais intrusive, elle filme Brady et ses proches comme membres à part entière d’une harmonie, témoins d’un retour à l’état de nature où toutes les frontières (si cruciales dans la définition du western et de l’histoire de l’Amérique) se brouillent. D’origine Sioux-Lakota, les personnages de The Rider ont le visage pâle et une vie de cowboys. Les hommes et les chevaux, véritables alter egos, se partagent l’espace de façon équitable et avec évidence, incarnant aussi bien des êtres complémentaires et amicaux que la menace principale à la survie de l’autre. Tout porte à croire que ce monde en déshérence est imprégné d’un syncrétisme magique, qui emprunte autant aux chamans et aux totems que l’on aperçoit au fond d’un plan qu’à la croyance dans le rodéo, culture populaire élevée au rang de religion. Au centre, Brady Blackburn est un demi-dieu déchu : ancienne star – il est arrêté par de jeunes fans dans un supermarché pour prendre une photo – il ne peut plus pratiquer sa passion sur ordre médical. Son don se déplace : de cavalier hors pair, il devient dresseur et c’est grâce à la minutie et la tendresse des gestes qu’il prodigue que les plus rugueux des animaux se calment et prennent confiance. Au-delà de l’aspect très chorégraphique que prennent les séquences consacrées à ce dressage, Zhao sonde une sorte de langage inconnu et incertain.

Se dévoile alors peu à peu le cœur de The Rider : la transmission, qu’elle soit dressage, rééducation ou héritage, imprègne toutes les dimensions du long-métrage. La puissance du film ne peut se départir d’un autre personnage qui, depuis sa première apparition, hante chaque image comme un cauchemar : Lane, le meilleur ami de Brady, lui aussi victime d’un accident de rodéo et dont le destin ne lui a pas accordé la même seconde chance en le laissant dans un état végétatif, à peine capable de gémir. Par des gestes mimétiques à ceux qu’il utilise pour débourrer les animaux, le jeune cowboy s’évertue à recréer les sensations de la piste pour extirper son camarade de la monotonie de son enfermement mental. La sensibilité de la réalisatrice fait des miracles : là où la séquence avait tout pour redoubler de mièvrerie un peu obscène, elle y saisit une candeur authentique, une affection immédiate et terrorisée qui en décuple l’émotion. De miroirs en miroirs, chaque relation entre personnages est dépendante des autres. L’amitié fraternelle et la culpabilité d’être valide qui fonde le regard de Brady sur Lane renvoie à la pureté de sa complicité avec Lily, sa sœur atteinte d’autisme mais douée d’une vivacité des plus vitalistes. Ils sont les deux anges gardiens, l’un spectre de la mort, l’autre pure énergie.

Là est la force du cinéma de Chloé Zhao : montrer la tristesse du monde avec une pudeur telle qu’il ne peut en surgir que de la grâce et de la lumière. Comme dans Les Chansons que mes frères m’ont apprises, elle place sa caméra avec une rigueur qui la défend de toute approche paternaliste : en restant constamment à hauteur de la croyance de ses personnages, la réalisatrice s’installe dans leur rythme et magnifie leurs possibles. L’humilité qui se dégage de cette méticulosité emplit chaque plan d’un lyrisme immanent qui imprègne la terre et les hommes et ne cherche qu’à exploser dans des séquences lumineuses et poignantes, dans un geste de pure sublimation musicale. Cette acuité et cet humanisme généreux ne cherchent jamais à « rendre leur dignité » à ces pauvres âmes, marginales et éreintées, comme s’il s’agissait d’une faveur accordée d’en haut. Au contraire, Zhao ne fait que capter leur grandeur endormie et promet, discrètement, d’en être le témoin.