JEUDI 26 JANVIER 2023 à 19 h 30 : Au travers des oliviers, d’Abbas Kiarostami
Au travers des oliviers
d’Abbas Kiarostami
Iran – 1994 – reprise en 2021 – 1h 43’ min
Avec Mohamad Ali Keshavarz, Zarifeh Shiva, Hossein Rezai, Tahereh Ladanian, Farhad Kheradmand
Une équipe de cinéma arrive dans un village du nord de l’Iran dévasté par un tremblement de terre pour réaliser un film, Et la vie continue. Keshavarz, le réalisateur du film qui s’intitule Et la vie continue, est à la recherche de ses acteurs… Hossein, jeune maçon, est engagé pour un petit rôle dans le film. Sa partenaire est Farkhondé, la jeune fille du voisinage dont il est amoureux.
Télérama – Vincent Remy
Où s’arrête la vie ? Où commence le cinéma ? Réponses dans un film drôle et chaleureux de l’Iranien Abbas Kiarostami
En apparence, mais en apparence seulement, les temps et le cinéma ont changé : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, allez vous faire foutre », soliloquait Belmondo, filant au volant de sa voiture, dans A bout de souffle. « Je n’aime pas beaucoup les films, le cinéma et l’art en général. Mais si vous me trouviez un petit rôle, j’accepterais… », dit une voix sans visage, dans le camion bringuebalant d’Au travers des oliviers. Quel rapport entre ces deux citations ? A priori, aucun. Sauf qu’elles disent, de manière opposée, imprécatoire pour l’une, discrète pour l’autre, exactement la même chose. Chez Godard, un film empoigne la vie. Chez Kiarostami, une vie s’accroche au film. Au bout du compte, un constat commun, une même façon de prendre cinéma et vie à bras-le-corps, dans un même élan, et de les rendre aussi distincts qu’indissociables. Les fossoyeurs du cinéma et les fossoyeurs tout court peuvent déposer leur bêche. Le cinéma et la vie. Où commence l’un, où s’arrête l’autre ?
Avec Kiarostami, comme avec Godard et quelques autres qui croient encore à leur travail de cinéaste, la question reste en suspens. Souvenons-nous : en juin 1990, le nord de l’Iran est dévasté par un tremblement de terre. Aussitôt, Kiarostami part à la recherche des deux enfants qu’il avait fait jouer, en 1987, dans Où est la maison de mon ami ? Le résultat ? Et la vie continue, tourné cinq mois plus tard. Kiarostami y reconstituait sa quête, mais c’est un comédien qui tenait le rôle du cinéaste. Devant sa caméra, dans les décombres d’une maison, un jeune homme, Hossein, racontait son mariage sous un « palastique », au lendemain du séisme, tout en houspillant sa jeune épouse pour une histoire de chaussettes égarées. Une séquence parmi d’autres, quatre minutes de Et la vie continue. Comme un séisme annonce de nouvelles secousses, ces quatre minutes ont engendré Au travers des oliviers. Où l’on découvre, cette fois, que le brave Hossein jouait un rôle, et un rôle qui lui déplaisait, puisqu’il était amoureux de sa partenaire, qui ignorait ses avances. On assiste au tournage de cette scène. Mais, puisqu’il s’agit de « démystifier » Et la vie continue, un nouveau réalisateur, joué par un nouvel acteur, a pris la place de l’ancien, redevenu simple acteur. Tous deux, évidemment, manipulés dans l’ombre par Kiarostami, qui s’offre le clin d’oeil d’une petite incursion dans l’image. Vous ne suivez plus ? Ce n’est pas grave : Kiarostami n’a jamais pu faire comprendre ce dispositif à son équipe. Pourtant, à l’écran, tout devient limpide… Coquetterie, que ce « film dans le film dans le film » ? Tout le contraire. Un seul exemple : celui de la fameuse scène conjugale. On tourne, donc. Hossein raconte son mariage sous l’œil du premier réalisateur et devant la caméra du second. Il réprimande sa femme pour ses chaussettes égarées, comme on l’avait vu faire dans Et la vie continue. Mais maintenant, entre deux prises, on le voit s’excuser timidement auprès de sa partenaire : c’est le rôle qui le veut méchant, dit-il, mais la vie, si elle consentait à se marier avec lui, serait tout autre… Rien ne prouve, évidemment, que cette dernière vérité soit la bonne. Pourtant, c’est à celle-là qu’on veut croire. Parce que cette histoire d’amour entre deux comédiens amateurs n’est ni plus ni moins vraisemblable que leur première histoire, celle de leur mariage sous un « palastique », au milieu des morts du tremblement de terre. Parce qu’elle nous émeut, tout simplement, et d’autant plus qu’elle vient se superposer à cette première histoire, et non l’annihiler. Bref, cette vérité provisoire nous convient… Elle nous convient, mais nous n’en sommes pas dupes : de film en film, Kiarostami nous a appris à douter de tout, y compris de ses propres images. A cela, une première raison toute bête : « On croit pouvoir attraper le réel, mais on ne l’attrapera jamais », dit-il. Et une seconde, plus tordue : comme la famille de Close up, mystifiée par le faux réalisateur Makhmalbaf, on sait, désormais, qu’on n’est trompé que parce qu’on désire l’être… Au travers des oliviers pourrait se contenter d’être un film intelligent. Mais c’est, avant tout,un film vibrant de sensualité, drôle et chaleureux. On pense, parfois, aux Renoir, père et fils, peintre et cinéaste. Du second, Kiarostami tient le goût de la comédie humaine, l’amour des « petites gens » et ce souci de ne laisser personne sur le chemin : « Je ne crée pas, je choisis », dit Kiarostami, qui choisit, peut-être, mais n’écarte jamais. Lors de la première scène, celle, étonnante, du casting dans la campagne iranienne, il prend soin de demander son nom à chacune des filles qu’on ne reverra pas. Sauf, peut-être, dans un film ultérieur, puisque chaque silhouette est, chez lui, un premier rôle possible. Quant au peintre, c’est évidemment le dernier plan, splendide, qui l’évoque. Hossein et la jeune fille s’éloignent, disparaissent sous les oliviers et réapparaissent au loin, l’un toujours poursuivant l’autre. L’oeil fixe ces deux personnages jusqu’au vertige, jusqu’à s’apercevoir qu’il n’identifie plus que deux taches en mouvement, deux touches de couleur abstraites. Que se passe-t-il à cet instant ? Mystère de la vie, et de l’art. Alors, « si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville », allez voir ce film. Et si vous n’aimez pas beaucoup « les films, le cinéma et l’art en général », il se pourrait bien qu’Au travers des oliviers vous fasse aimer la vie.
Libération – Olivier Seguret
Dans Au travers des oliviers, le réalisateur iranien parle de son métier de cinéaste et se pose en plus la question: comment être féministe dans son pays?
On n’imagine pas Abbas Kiarostami proférer des sentences macabres. Pourtant, son opinion des acteurs est que «ceux qui jouent devant la caméra sont leurs propres cadavres et non pas eux-mêmes. On prend un être vivant, on lui enlève sa vie, et on le limite dans le cadre d’un plan. Il devient alors un être artificiel». Depuis vingt-cinq ans qu’il fait des films, tout le travail du cinéaste iranien consiste précisément à lutter contre cette vampirisation, cet emprisonnement des êtres acteurs. Son cinéma naît tout entier de la tension entre le vrai et le figuré: il tend infiniment vers la vérité, même si, bien évidemment, ce cinéma « n’est pas la vérité non plus: on croit pouvoir attraper le réel mais on ne l’attrapera jamais, alors on peut toujours aller plus loin ». Mais pour vraiment apprécier ses films et son travail, il faut accéder à la demande implicite et préalable du metteur en scène: Kiarostami exige de nous que l’on adopte, avec lui, sur le monde et sur les choses, un regard de cinéaste. Tout son cinéma tient comme ça. Un cinéma du pied de la lettre, qui va à chaque film un peu plus loin vers l’invraisemblable vérité.
L’amour, la société et le cinéma
Ainsi, on peut prendre les films de Kiarostami par n’importe quel bout, on se retrouvera toujours avec la même pelote, celle de la vie. Avec Au travers des oliviers, il va en effet encore un peu plus loin dans ce processus en nous proposant un cas très drôle et très épineux de la relation entre l’amour, la société et le cinéma : sur le tournage d’un film qui pourrait être de Kiarostami, le jeune Hossein fait sa cour à la belle Tahereh. Il est fébrile ; elle est minérale. Il est bavard ; elle ne pipe mot. Il l’adore ; elle l’ignore, à moins qu’elle ne le feigne. Kiarostami, un cadreur fou Tout Au travers des oliviers tient en cela : le tournage de quelques plans, les déplacements de l’équipe entre un camp de base et le plateau, la mélopée assidue de Hossein à destination de sa douce et, environnant le tout, les grands blocs d’une nature colossale.
On savait déjà que Kiarostami était un cadreur fou: les façades, les portes, les rétroviseurs et les vitres des voitures sont pour lui les meilleurs passages entre les mondes du secret et de la représentation, de l’ouvert et du fermé, du vu et du réfléchi. Cette fois, c’est sur les êtres qu’il accentue son regard, en se mettant personnellement en jeu à travers ce qu’il a de plus précieux: son intégrité de cinéaste, son honnêteté d’artiste et sa sincérité d’homme. A travers les figures emboîtées de trois metteurs en scène qui n’en font qu’un, le cinéma qui se fait sous nos yeux à l’écran est trois fois le sien.
En réalisant ainsi un film sur son métier de cinéaste, Kiarostami pourrait prendre le risque de pêcher par égocentrisme. Or c’est tout le contraire qui se produit: il met le principe de la création au service d’une histoire amoureuse aussi infinitésimale qu’universelle et l’opération pourrait bien, si l’on en croit la magie et le mystère du dernier plan, avoir à son tour transformé la réalité : il semble que l’histoire racontée dans Au travers des oliviers ait généré, au-delà du film, sa propre existence et que Hossein et Tahereh aient cultivé dans la vie l’amour qui germe dans le film.
Voilà quelques années déjà que Kiarostami résolvait sous nos yeux ébahis l’équation compliquée : « Comment peut-on être un bon cinéaste en Iran ? » Il y ajoute désormais cette difficulté supplémentaire : « Comment peut-on être cinéaste et féministe en Iran ? » Au travers des oliviers n’est pas à proprement parler un film féministe, il est d’une certaine manière mieux que ça : l’extraordinaire beauté des jeunes filles, leur timidité magnifique, leur incroyable maîtrise du silence, leur violence veloutée, l’autorité de leurs mères… Tout semble en permanence plaider en leur faveur, y compris l’intense frustration, génialement entretenue par Kiarostami, de ne jamais voir son héroïne s’exprimer frontalement. On voit le visage de Tahereh et, à d’autres moments, on entend sa voix; on ne la voit jamais parler.
C’est peut-être à la lumière de cette sollicitude particulière de Kiarostami à l’égard des femmes de son pays qu’il faut lire le prégénérique d’Au travers des Oliviers, où l’on voit un groupe de jeunes paysannes s’inquiéter de la présence d’une caméra (« C’est filmé? Vous allez le montrer ? A nous ? A la télé ? ») et décliner néanmoins les deux faces de leur identité: leur visage et leur nom. Après le générique, la première image est celle d’une femme voilée conduisant fermement un camion sur les pistes boueuses de la région du Koker iranien…
Au travers des oliviers ajoute une troisième dimension à l’édifice qu’Abbas Kiarostami bâtit à Koker : après une première fiction, puis une seconde sur le devenir des interprètes de la première, il y réalise un dernier film relatant quelques incidents du précédent tournage. Un acteur professionnel (fait très rare, alors inédit, dans le cinéma de Kiarostami) se présente face caméra : il s’appelle Mohamad Ali Keshavarz et il s’apprête à jouer « le metteur en scène ». Son assistante, Mme Shiva (Zarifeh Shiva), organise pour lui un casting (pas exactement sauvage, mais à l’air libre) de jeunes filles. L’ambiance est cordiale, une adolescente charrie le réalisateur (ce qui lui vaudra d’être remarquée, son nom noté sur un carnet), mais ce n’est en pas moins une situation de pouvoir. De même que le groupe d’enfants que nous verrons plus tard maintenus dernière une ligne que le cinéaste demande à franchir pour venir converser avec eux désigne une logistique non dénuée d’autorité. Un pouvoir et une autorité qui ne sont pas nécessairement abusifs, mais qui sont rendus visibles. Le cinéma de Kiarostami prend de l’ampleur, ce troisième volet des films du Koker est coproduit, en France, par CiBy 2000. Miramax en acquerra les droits pour la distribution américaine (avant que les frères Weinstein n’enterrent pratiquement cette sortie, rendant la réception de l’œuvre de Kiarostami plus compliquée aux États-Unis qu’elle aurait pu l’être). C’est une œuvre qui gagne en puissance de frappe et Kiarostami (qui entretient de plus des rapports compliqués avec la production de son pays) n’affiche pas de fausse-modestie à ce sujet.
Toutefois, il se souvient du chemin parcouru avec d’autres (l’instituteur de Où est la maison de mon ami ? à qui Mme Shiva propose un trajet en voiture ; les deux gamins, dont Ahmed Babek Poor, recherchés dans Et la vie continue, qui aident ici au tournage) et des difficultés induites par son approche. Celles-ci peuvent paraître cocasses et dérisoires, mais elles disent, dans cette dérision même, la difficulté d’approcher le réel, de jouer avec lui. Elles questionnent l’exigence de vérité, l’authenticité du geste. Une jeune fille, Tahereh, a été choisie pour jouer dans une scène. Il lui faudrait porter un costume traditionnel (qu’elle serait supposée fournir elle-même), mais le jour même, elle se présente au départ de chez elle avec une tenue plus moderne, qui a sa préférence. La tenue traditionnelle qu’on voudrait lui faire porter, ici il n’y a que les filles de la ferme, celles qui n’ont pas de formation scolaire, qui la portent encore. Pour l’œil citadin de Mme Shiva, le textile de la tenue traditionnelle est beaucoup plus élégant, pour Tahereh ce serait un signe de honte. Jamais elle ne porterait ça et Mme Shiva, qui porte une parka, a beau jeu de faire l’éloge d’un costume de l’ancien Iran. Tahereh pose immédiatement les deux problèmes qui seront au cœur du film. Un. Les habitants de la région de Koker ne transigent pas avec le réel, on ne la leur fait pas, ils ne diront pas de balivernes, ne feront pas de choses absurdes. Deux. S’il y a une chose qui compte dans la région, c’est bien le partage social entre ceux qui ont une éducation élémentaire et ceux qui n’en ont pas. Pour des gens venus de Téhéran, tous sont peut-être au fond des habitants du même coin paumé, mais pour ceux-ci la distinction sociale entre les lettrés et les analphabètes est cruciale. C’est un fossé socio-intellectuel qu’ils perçoivent comme infranchissable. De ce déchirement naîtra le drame du film.
Tahereh joue dans une scène de Et la vie continue (dans les faits, ce n’était pas la même interprète) hors-champ, en haut d’un balcon (pour éviter d’avoir à filmer le costume jugé inapproprié ?), tandis qu’à l’étage inférieur se déroule un dialogue filmé : celui du jeune marié qui a célébré ses noces en dépit du tremblement de terre et du cinéaste interloqué. Face aux deux acteurs, l’équipe technique (dont Jafar Panahi dans son propre rôle) est en place. Mais celui qui a été choisi pour le rôle du jeune marié révèle une faiblesse cruciale : il ne peut s’empêcher de bégayer quand il adresse la parole à une femme. Cette timidité s’avérant insurmontable, il faut le remplacer. On se tourne donc vers un second choix que Mme Shiva doit aller chercher pour l’amener sur le lieu du tournage. Si les deux précédents films commençaient par un enjeu simple, direct (rapporter son cahier à l’ami, retrouver un enfant parmi les décombres), celui-ci prend le temps d’une mise en place où le caractère narratif du film est suspendu longuement. Au sein d’un film construit en plusieurs emboîtements, porté sur la mise en abyme, la nature plus simple, plus directe, des deux précédents volets est finalement prise en charge par un protagoniste.
Hossein, le remplaçant, est un personnage d’un premier degré héroïque, complet, imperméable à toute forme d’ironie. Une figure d’idiot, au sens le plus noble du terme, capable de formuler les idées les plus subversives, d’agir avec une obstination qui confine à l’obsession, la paranoïa grandiose même. Sur le trajet qui les mène au tournage, la route est momentanément bloquée par un chantier, un ouvrier ironise : plutôt que d’aller faire des films, ils ne voudraient pas lui donner un coup de main ? Hossein ne mange pas de ce pain-là. Faire du cinéma, d’accord, mais travailler dans le bâtiment, c’est fini. Il ne plaisante jamais, ce qui lui permet d’affirmer sérieusement les choses les plus hardies. Quand son cœur s’est brisé après qu’on l’a éconduit (parce qu’il ne « possède pas de maison »), il a éprouvé comme une juste revanche divine que le tremblement de terre prive ensuite les autres de la leur. Ça les a tous mis momentanément sur un pied d’égalité. Quand le metteur en scène lui fait remarquer qu’il se plaint qu’on lui ait refusé la main d’une fille qui sait lire (au motif de son illettrisme), mais qu’il vient de lui dire qu’il refuserait d’en fréquenter une autre illettrée, il présente un argument fondé sur l’union des contraires : un homme illettré et une femme qui l’est aussi, comment feront-ils pour s’occuper des devoirs de leurs enfants ? Ce serait un cercle vicieux. Lettrés et illettrés, riches et pauvres, sans-abri et propriétaires ne devraient-ils pas plutôt s’unir ? Rééquilibrer ce que l’ordre social, qui donne aux riches en plus de ce qu’ils ont déjà, et enlève encore aux pauvres en plus de ce qu’ils n’ont déjà pas, a maintenu soigneusement séparé. Que rétorquer à cela ?
La question de la lutte des classes, souvent présente chez Kiarostami, quoique de façon généralement plus lancinante et tacite, est ici très visible. Ce qui complique, une fois de plus, le tournage de la scène est que la jeune fille dont Hossein est amoureux et que la famille de celle-ci lui refuse, s’avère être Tahereh, qui ne lui adresse pas la parole, lui oppose une figure d’une opacité complète (de fait, si le film n’est pas exactement insensible au point de vue de Tahereh, ce qu’elle ressent dans cette situation est beaucoup moins exprimé qu’en ce qui concerne Hossein). Un flash-back, figure tout à fait inhabituelle dans le dispositif narratif de Kiarostami, va jusqu’à montrer comment la grand-mère de celle-ci réprouve Hossein, après l’enterrement des parents de Tahereh, morts durant le séisme. Hossein fera remarquer à Tahereh, au sujet de la manière dont il a été chassé par sa grand-mère comme un malpropre, cette vérité qui n’a pas changé : tout ce qui compte pour les anciens, c’est la propriété. En plus, c’est une hypocrisie : possédaient-ils une maison, eux, quand ils se sont mis en couple ? Il est souvent affaire de convenances dans Au travers des oliviers (tel ce veuf qui trouve simplement qu’il ne serait pas « convenable » de se remarier après cinquante ans de vie commune), que le film paraît regretter plus qu’il ne les salue. Peut-être est-ce la raison pour laquelle son metteur en scène se présente sous des atours plus prolétariens que l’allure de dandy de Kiarostami lui-même (qui joue son propre rôle au détour d’une scène, moment de tournage qui révèle à Hossein la possibilité d’une vie provisoire dans le cinéma).
Le conflit « dans la vie » entre les deux interprètes est source de difficultés pour le tournage de la scène, mais il n’y pas que ça. Il y a cette vérité de leur relation qu’ils ne peuvent cacher, dont ils ne peuvent pas complètement faire abstraction, mais il y a encore le refus conscient de ne pas mentir. Hossein (qui s’est d’abord empressé d’expliquer à Tahereh mutique que, serait-il marié à elle, il la traiterait bien mieux que son personnage qui la rudoie) refuse de dire le script tel qu’il est écrit : son personnage déclare que soixante-cinq de ses cousins sont morts dans le tremblement de terre. C’est un peu exagéré : lui, c’est vingt-cinq morts. Pas question de dire soixante-cinq. Il y a ensuite le refus de Tahereh de le vouvoyer : dans la région, le tutoiement est de rigueur. Le metteur en scène s’obstine, les interprètes fatiguent. Il abdique. Il n’est du reste pas sûr qu’ils n’aient pas eu raison de lui opposer ces divers refus : d’un point de vue documentaire, tout cela est plus exact. Les habitants de Koker ne présupposent pas le réalisme (à l’inverse d’une équipe de cinéma qui cherche à fabriquer quelque chose de fictionnel qui paraisse vrai), ils affirment, et imposent, des effets de réel.
En retour, le cinéma s’immisce dans leur vie, affecte leur réalité. Dans un geste ambigu (c’est à moitié cautionner une forme de harcèlement), le metteur en scène encourage Hossein à rejoindre une dernière fois Tahereh, qui vient de partir, à aller la chercher, lui faire formuler une acceptation ou un refus qu’elle n’a pas encore exprimé (c’est sa grand-mère qui a posé son veto, elle s’est jusqu’ici contentée de ne rien dire). Une dernière fois, chemin faisant, au travers des oliviers, Hossein expose son cas, quel mari dévoué et respectueux (de son statut de femme qui sait lire, en premier lieu) il serait. Tahereh, qui refusait de le dévisager, lui préférant sur le plateau la lecture d’un livre, ne le regarde toujours pas, ne lui répond rien. Nous ne verrons pas son visage quand elle se retournera finalement, nous n’entendrons pas sa voix. C’est du lointain (le point de vue d’un cinéaste alors distant, qui peut-être aurait eu meilleur temps de s’occuper de « ce qui le regarde ») que nous apercevons la scène, peut-être la plus belle et mystérieuse du cinéma de Kiarostami. Hossein, alors loin d’elle, court à travers champs après Tahereh, il la rejoint. Elle s’arrête brièvement, se retourne, puis reprend son chemin. Il repart en courant d’où il est venu, dans la direction inverse de la jeune fille. Vraisemblablement, c’est une dernière rebuffade. (2) Mais l’Allegro Giusto de Cimarosa se fait précisément allègre (en un point de montage au sein d’un plan fixe) au moment où Hossein repart. Peut-être est-ce au contraire une course de célébration, de préparatifs ? Il y a enfin l’hypothèse étrange qu’il formulait lui-même un peu plus tôt : de loin quelqu’un pourrait croire que nous nous parlons alors qu’il n’en est rien. Peut-être Tahereh ne lui a-t-elle toujours rien dit (très improbable mais pas tout à fait inconcevable : Hossein pourrait-il supporter d’être seulement dévisagé par elle) ? Dans tous les cas, l’opacité de la jeune fille gagne le film entier, en un instant jubilatoire, émouvant, au-delà des mots. À ce moment, Kiarostami est comme un peintre dont la toile vivrait en temps réel. Le cinéma raconte peut-être des histoires, il est peut-être de nature narrative, mais il est plus que cela, il fait plus que produire du récit. Et c’est pour ce genre d’instants en état de grâce, qu’on ne peut pas vraiment raconter, que les grands cinéastes se donnent tant de peine, celle-ci pourrait-elle paraître dérisoire et cocasse.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles