MERCREDI 8 FEVRIER 2023 à 19 h 45 : Les Mots de Taj, de Dominique Choisy
Les Mots de Taj
de Dominique Choisy
France – 2021 – 1 h 58’
A 14 ans, Tajamul a fui l’Afghanistan pour venir jusqu’en France. Six ans plus tard, il a voulu refaire le voyage mais à rebours, d’Amiens jusqu’à Kaboul, pour raconter et montrer ce qu’il a vécu pendant le trajet qui a fait de lui un réfugié ; des mots pour celles et ceux qui ne peuvent pas, qui ne peuvent plus parler. Les Mots de Taj est certainement un témoignage, mais c’est aussi le portrait d’un jeune homme d’aujourd’hui, en qui résonne le fracas du chaos du monde.
Entretien avec Tajamul Faqiri-Choisy
– Pourquoi avez-vous tenu à faire ce film ?
Tajamul Faqiri-Choisy : Quand je suis arrivé, j’ai rencontré Dominique, comme ça, par hasard,pendant un stage obligatoire en troisième, alors que je ne parlais pas du tout français. C’est quelqu’un en qui j’ai une confiance totale et que j’aime plus que tout dans la vie.
Maintenant, je suis son fils, il est mon père, on s’est adopté. Et depuis mon arrivée en France, je me disais qu’il fallait raconter ce trajet. Bien sûr, c’est le mien, mais c’est celui de tellement d’autres réfugiés ; d’où qu’ils viennent, c’est la même histoire, au fond… Et personne ne peut comprendre ce que nous sommes si on ne le raconte pas nous-mêmes, si on ne le partage pas avec les autres… Et comme Dominique fait des films, et que je voulais lui parler à lui d’abord, pour qu’ensuite chacun puisse entendre, je lui ai demandé… Faire le film avec lui, ça s’est posé presque naturellement.
En fait, pour 90 % – même plus, la majorité, je ne peux pas donner un chiffre – des personnes qui partent, qui traversent tous ces pays-là pour arriver en France, en Allemagne, n’importe où, raconter leur histoire, c’est honteux… Ils ont vécu des choses terribles, humiliantes, ils n’avaient pas à manger pendant des jours, ils se faisaient traiter pire que des animaux… Ils se disent qu’il ne faut pas raconter ça… Mais pour moi, ce n’est pas une honte. Aujourd’hui, je sais qui je suis, et je suis construit de ce passé-là. C’est mon passé, c’est le chemin que je devais prendre et je n’ai pas honte. Ces choses que j’ai vécues, j’ai été obligé de les vivre. Ce n’est pas un choix, mais ma responsabilité c’était de traverser tout ça, de survivre, pour raconter et demander : pourquoi? Pourquoi on ne peut pas vivre heureux dans notre pays ? Pourquoi je dois partir ? Qui a décidé de ça pour nous ? Et en plus, je devrais avoir honte ? Jamais !
J’espère que ce film aura un impact positif sur comment on voit les réfugiés, et que les réfugiés qui verront le film deviendront fiers d’être là, d’avoir réussi ça : arriver quelque part. Vivants.
Alors bien sûr, je pense que mon parcours, ma vie, ce que je suis aujourd’hui, c’est aussi une grande part de chance. Les gens qui me connaissent me disent : « Mais Taj, tu as provoqué cette chance.» Mais non… Et puis je ne sais pas, je ne crois pas, j’y réfléchis… Il y a beaucoup de questions pour lesquelles je n’ai pas de réponses. Mais ce que je sais c’est que je ne veux pas de la pitié. Ce n’est pas moi. Il faut parler, mais pas pour faire pitié.
– Ce film, c’est la volonté de témoigner de tout ce que vous avez vécu ?
Tajamul Faqiri-Choisy : Mon objectif, à travers ce documentaire, c’est de raconter l’histoire d’un être humain, même pas l’histoire d’un réfugié, juste d’un être humain. Des personnes, très jeunes, ou moins jeunes, ont tout quitté, pour ne pas mourir… C’est une histoire hélas éternelle et pourtant, beaucoup de personnes racontent n’importe quoi autour de ça… Pour faire peur… Pour des raisons de pouvoir, des raisons de mauvaise politique… Faire porter les faiblesses d’un pays sur encore plus faible… C’est dégueulasse.
J’aime beaucoup ma mère. Mais j’ai été obligé de la quitter. Quand je lui ai annoncé que je m’en allais, elle s’est évanouie. Nous sommes des êtres humains. J’aimerais que les gens qui vont voir le film puissent juste dire : « Voila , tu as vécu tout cela, tu peux venir, tu peux vivre en France un peu tranquillement, enfin. »
– Quel regard portez-vous sur ce film ?
Tajamul Faqiri-Choisy : C’est un projet qui a pris très longtemps. Je demandais régulièrement à Dominique : « Alors, comment ça se passe mon vieux ? » Il répondait : « Attends, attends, j’écris, on va voir ! » C’est un projet qui s’est mis en place aussi dans une période un peu compliquée, j’étais en Allemagne où j’étais parti pour travailler. Mais je n’ai jamais lâché, car c’est quelque chose que je voulais absolument faire, même si, aujourd’hui, j’aurais préféré le faire avec d’autres mots, car plus le temps passe, plus j’apprends le français et je commence à avoir plus de vocabulaire sur lequel m’appuyer pour expliquer des choses. Mais quand même, ça va. Les paroles, elles sont là.
– Comment avez-vous vécu ce voyage à l’envers ?
Tajamul Faqiri-Choisy : Dans le documentaire, parfois, il y a des lieux un peu forts. Je n’étais pas bien. J’allais revivre exactement ce que j’avais vécu durant mon trajet. D’ailleurs, pendant des années, je n’étais pas bien, j’allais même voir des psychologues. Parfois, je m’enfermais pendant des jours, dans le noir… J’étais jeune. Je me demandais : « Mais pourquoi on en est arrivé jusque-là ? » Ce sont des questions qui reviennent souvent. Même maintenant. Mais il faut donner une réponse politique à ça.
Pendant le tournage du documentaire, en retournant dans certains lieux, certaines choses me venaient en tête ; parfois je me fâchais un petit peu… Mais c’est moi-même, c’est ma manière de raconter, de dire des choses, comme je les ai vécues : c’est moi, livré à moi-même. Et ce qui est étrange, c’est que le voyage, c’est aussi une liberté totale… Tu ne sais rien… Tu ne sais pas quand les flics vont t’arrêter et t’amener directement en prison. Une fois sorti, tu ne sais pas où tu dois aller. Tu dors où tu veux.
C’est très bizarre parce qu’aujourd’hui, comme tout s’est finalement « bien » passé, c’est quelque chose que je trouve à la fois drôle, et que je ne regrette pas d’avoir vécu… Cela m’a fait beaucoup grandir. Parfois, j’ai des discussions avec des personnes, et je sais que ce ne sont pas les discussions d’un jeune homme…
A certains moments, quand j’étais en prison, en voyage, j’ai rencontré des gens qui avaient l’âge de mon père, qui me racontaient des choses, comme à un égal. Et, puis, aussi, plus on rencontre de difficultés, plus on devient adulte vite : je suis devenu un adulte très tôt dans ma vie.
Quand on a fini le documentaire, on est rentrés, je me suis assis, et là , je me suis dit : « Voilà, Taj, t’as tourné la page. Il faut que maintenant, tu passes à autre chose. » Maintenant, je suis passé à autre chose. Je peux même me dire que je vais aller à Patras [NDLR : en Grèce] pour une semaine de vacances ! Maintenant, ça me ferait plaisir. C’est que c’était beau, aussi, Patras…
– Maintenant, le film va être montré… Qu’attendez-vous de ces projections ?
Tajamul Faqiri-Choisy : Ce n’est pas facile de savoirqu’on va « me voir ». Franchement, je préfèreêtre discret… Mon objectif, c’était de donner une image de l’histoire de milliers de personnes un peu partout dans le monde : des Afghans, des Pakistanais, des Bengalis, des Syriens, des Libyens, des Iraniens… Je ne peux pas les dire tous, et puis je ne connais pas bien les pays d’Afrique, mais il y a aussi tous les Africains… Nous sommes tellement nombreux, tellement…
Mais on passe tous par le même chemin, on risque tous les mêmes choses. Imaginons que le film change la manière de voir d’une personne, qu’elle se dise après avoir vu le documentaire :« Ouais, quand même, j’ai eu tort de penser ça des réfugiés… » Si c’est juste une personne, alors, moi, j’ai gagné quelque chose. Je voulais vraiment, à travers ce documentaire, changer la vision des gens qui disent : « Ouais, l’immigré, il vient prendre ça, l’immigré, il est terroriste, il est comme ci, il est comme ça… »
Non, en fait, on est obligé, on traverse tout ça pour venir jusqu’ici, pour avoir un espoir, pour ne plus vivre dans la peur, essayer d’avoir malgré tout un avenir. Ceux qui ne nous aiment pas feraientpareil s’ils étaient obligés. Ces gens ne se rendent pas compte de ce qu’ils disent. Peut-être que s’ils nous détestent, c’est simplement qu’ils se détestent eux-mêmes…
– Quels sont vos projets ?
Tajamul Faqiri-Choisy : Mon projet, c’est de repartir en Afghanistan, car je sais qu’on n’a pas besoin de moi ici en France. En tant que jeune Afghan, j’ai eu la possibilité de venir en France,d’avoir une éducation, d’avoir une famille et de connaître la culture française. C’est important pour moi. Mais je pense qu’il est encore plus important pour nous, jeunes Afghans, de retourner dans notre pays, de rebâtir ce pays. Parce que si nous, nous ne le faisons pas, personne ne le fera à notre place, aucun pays d’Occident. On a vu les Américains, dans quel état ils laissent l’Afghanistan…
Le pays est fracassé, divisé, il sombre dans la nuit… Et on ne peut pas résister de la même façonqu’avant. Les luttes armées n’ont rien apporté, si ce n’est une retour de 20 ans en arrière. Il fautconstruire autrement. Je vais passer un diplôme de relations internationales et de langues. J’aimeraisbien continuer dans ces domaines, parce que je pourrai offrir ça à l’Afghanistan plus tard, cetteconnaissance.
Le chaos se construit sur l’ignorance et le manque d’éducation. Il faut résister à la tentation de retourner là-bas pour prendre les armes, même si pour nous c’est difficile à admettre… Et il fautapprendre, apprendre, apprendre. Et retourner avec les mots, le savoir.
Vous savez, je serai toujours un Afghan… Mais je serai toujours aussi un Français. Pourquoi ? Parce que la France est le pays où je peux acquérir ce savoir, où je peux faire des études en sécurité, pour grandir, et pouvoir retourner dans mon pays maternel riche de cette connaissance… C’est pour ça que je serai toujours reconnaissant envers la France, mais ça ne signifie pas « dire merci » toute sa vie. Ça ne me rend pas redevable. Je fais ma part, aussi… Mais ce que j’espère surtout, c’est que comme je suis multi-culturel, je vais pouvoir naviguer entre différents mondes, et essayer d’aider avec ce que j’aurai compris, à mon niveau. Y’a du boulot… Le film, c’est peut-être un peu le début de ça.
Propos recueillis par Isabelle Wackenier
Entretien avec Dominique Choisy
– À l’origine des Mots de Taj, il y a votre rencontre en 2013 avec un jeune réfugié afghan de 15 ansqui fait un stage à France 3 Amiens où vous travaillez à l’époque comme monteur. Aujourd’hui,vous l’avez adopté, il s’appelle Tajamul Faqiri-Choisy. Quels ont été les récits qui vous ont mené à envisager de tourner un documentaire cinq ans plus tard ?
Dominique Choisy : D’abord, Taj n’a jamais tout expliqué, beaucoup de choses ont été dites, mais ça a pris du temps. Rien n’a été raconté de façon linéaire, tout est arrivé dans le désordre. Et, même pendant le tournage du film, pendant ce trajet que nous avons fait ensemble, il y avait des endroits où on allait, dont je savais qu’ils étaient importants car je connaissais l’histoire qui s’y raccrochait ; mais il y en avait d’autres dont j’ignorais tout. J’ai découvert des pans entiers de son histoire au moment où il les racontait, comme par exemple le naufrage en Grèce, dont il ne m’avait jamais parlé.
– Comment est-ce possible ?
Dominique Choisy : C’est, je crois, le fait d’être sur place et d’être filmé, qui a fait jaillir son récit. Je pense que Taj s’était mis en tête d’être dans une forme de clarté : faire le film c’était aussi pour que « ça » arrive et donc il fallait qu’il parle. Avant le film, je connaissais des bribes de sa vie et depuis je découvre encore des choses, qui sont de l’ordre familial, la place de sa famille enAfghanistan, sa place à lui, là-bas… Aujourd’hui encore, je pense ne connaître qu’un dixième de son histoire ; mais j’en apprends un peu plus chaque jour.
– Si Taj parle aussi peu, comment avez-vous su qu’un film sur son histoire était envisageable ?
Dominique Choisy : Le vrai point de départ, c’est le festival Crossing Europe à Linz, en Autriche.J’y avais été invité en 2014 avec des étudiants de l’Université Picardie Jules Verne pour montrer leurs films, et Taj est venu avec nous. Lors de la soirée d’ouverture nous avons vu L’Escale de Kaveh Bakhtiari, sur la situation de migrants iraniens bloqués à Athènes et la façon dont ils essaient de quitter la Grèce…
Le réalisateur était présent, nous avons discuté avec lui et, ensuite, Taj m’a dit : « Je crois qu’il faudrait faire un film sur mon histoire… » Pour lui, L’Escale ne montrait qu’une partie des choses, et il pensait que ce serait intéressant de raconter tout le trajet… Raconter tout ce que ça signifie d’être réfugié, d’être arraché à sa terre et d’être dans cette espèce de « mouvement » pour arriver quelque part. C’est là que l’idée a germé vraiment… et c’est une idée que j’ai refusée.
– Pourquoi ?
Dominique Choisy : J’étais beaucoup trop proche, même si à l’époque on ne s’était pas encore« adoptés », puisque l’adoption a été prononcée à ses 18 ans. Je pensais ne pas être la bonne personne. Et puis, je viens de la fiction et, pour moi, il y a une forme d’aristocratie à être documentariste. Le réel m’impressionne ; personnellement, il faut que je négocie beaucoup dans ma vie pour réussir à être en phase avec la réalité ! Et je me disais que je ne saurais pas traduire le réel si complexe de Taj, que j’allais m’empêtrer dans notre lien, que j’allais tomber dans la « sur-empathie » et le tire-larmes, ce qui était la dernière chose à faire. Le projet me paraissait tellement gigantesque que je ne me voyais pas les compétences pour répondre à cette demande.
– Comment Taj a-t-il réussi à vous convaincre ?
Dominique Choisy : Quand Taj entendait les informations sur les réfugiés, la façon dont on parlait des naufrages de migrants en chiffres impersonnels, ça le mettait hors de lui. Il disait : « C’est pas 175 migrants, c’est un homme, plus une femme, plus un enfant, plus une vie, plus une danse, plus un sourire, plus une larme… Putain, c’est des humains, c’est pas des chiffres ! ». Et puis ce genre d’information était coincée entre une brève sur je ne sais quel homme politique et les résultats de la Coupe de France, il trouvait ça profondément dégueulasse et il avait raison. Moi, plus j’y pensais, plus je trouvais important de faire le film, parce que, politiquement, il y avait une place à occuper. Mais je ne me voyais toujours pas le réaliser, je voulais trouver quelqu’un avec un regard neutre.Chaque fois qu’on en rediscutait, Taj répétait : « Je ne vois pas pourquoi tu ne veux pas faire le film, tu es réalisateur, moi j’ai des choses à dire ; et je ne veux les dire qu’à toi pour qu’après tout le monde les entende. Si je ne les dis pas à toi, je ne les dis à personne, or ces choses-là, il faut qu’elles soient dites… » Comment ne pas finir par lui dire oui…
– Comment avez-vous trouvé le « dispositif » du voyage à l’envers ?
Dominique Choisy : Au début, je n’avais pas l’idée du film. Comment on raconte ça ? Comment on enregistre ces images ? Je ne me voyais pas tourner dans ma cuisine et dire à Taj : « Vas-y, raconte. » Taj non plus ne voyait pas comment faire. Et donc le temps a passé. Et puis, un jour, alors que nous étions au conseil départemental d’Amiens dans les démarches pour faire valider je ne sais quel morceau du monstrueux dossier d’adoption, dans la salle d’attente, Taj m’explique que c’est là qu’il avait été amené le premier jour où il est arrivé. Il me raconte qu’il était complètement perdu, il ne savait pas où il était, il était épuisé, angoissé, déprimé… Et il me montre où il s’était assis, puis comment il a aligné des chaises pour s’allonger et essayer de dormir un peu, comment il est tombé des chaises pendant son sommeil…
Il me décrit la dame des services sociaux qui lui parlait en français, il ne comprenait rien et répétait : « I’m hungry, I’m hungry… », alors on lui a apporté à manger, il a mangé, mais on ne savait pas quoi faire de lui car personne ne parlait dari… Le récit de Taj n’était pas du tout larmoyant, c’était même drôle, étonnamment. Sans doute aussi parce qu’il revenait au conseil départemental pour « faire famille » avec moi. Il y avait quelque chose dans cette « boucle » qui l’étonnait lui-même, et comme tout ça allait finalement dans le bon sens, ça le faisait rigoler… Et puis après, dans la voiture, je crois qu’on a eu la même idée au même moment, et je lui ai dit : « Taj, c’est ça, le film : il faut que tu nous « montres », que tu sois notre guide et qu’on parte d’Amiens pour arriver à Kaboul en passant par les endroits où tu as envie de nous raconter ce que tu y as vécu… ».
Il m’a répondu : « J’allais te le dire. Si on doit faire quelque chose, c’est ça ! » C’est là qu’on a trouvé ce fameux « dispositif », qu’on nous demande d’élaborer quand on veut réaliser un documentaire, et là, c’était faire le trajet, mais à l’envers. Il y a quand même un côté un peu mécanique et borné dans le terme « dispositif » qui m’énerve, et qui fait que je ne me sens pas à l’aise avec le mot, mais ensuite, il s’agit de dépasser le terme et de le fondre dans le film. Et à partir de ce moment-là, j’ai vraiment commencé à penser à une écriture possible…
– Et à vous sentir, finalement, légitime pour le réaliser ?
Dominique Choisy : Je crois qu’ une espèce de dissociation s’est opérée : oui, je suis son père, mais je suis aussi réalisateur, et j’ai un film à faire. L’envisager, le préparer, le concevoir au mieux, ça devenait des questions inhérentes à mon métier. Et, curieusement, c’est un cap que j’ai réussi à garder. Pendant le tournage, j’ai eu de grosses engueulades avec Taj parce qu’il me reprochait d’être devenu surtout le metteur en scène du film, et de ne plus trop être son père… Mais moi, je devais être le garant du film. Il fallait qu’il existe, et qu’il soit « bien », qu’il soit à la hauteur de ce que Taj nous livrait. Cet enjeu fait que je n’ai jamais lâché, et que je n’étais pas très marrant, c’est sûr…
Par exemple, à Vienne, Taj, son cousin et des amis afghans avaient préparé un pique-nique alors que moi j’avais pris rendez-vous avec un journaliste spécialiste des migrations, qui était à Vienne en 2015, au moment où toutes les frontières se sont ouvertes. Je trouvais intéressant de confronter le côté journalistique, voire historique de ce moment, avec ce que Taj avait vécu. Et le matin du rendez-vous, Taj m’appelle pour nous inviter à ce pique-nique au bord du Danube. Comme j’avais eu du mal à caler l’entretien avec le spécialiste, on s’est engueulés, et puis il a gagné, j’ai annulé l’interview et on les a rejoints. Mais pas pour s’asseoir et manger avec eux, au grand dam de Taj, mais pour filmer. Henri Desaunay, le chef opérateur, et moi avons tout de suite senti que ce moment était essentiel.
La lumière était splendide, c’était un dimanche soir et nous repartions le lendemain, Taj n’avait pas vu son cousin depuis des années, il ne savait pas quand il le reverrait… Il y avait là quelque chose de très important à saisir. De plus, ce genre de moments a vraiment eu lieu pendant son trajet. Ceux qui tiennent, qui vont jusqu’au bout, qui ne s’effondrent pas, c’est parce qu’ils recréent ça en route.Et, très souvent, Taj m’a raconté que lorsqu’il était en prison en Turquie, ou dans un camp en Serbie, il y avait toujours la musique, la danse, comme pour résister… Avec Henri on se devait de capter ça… Mais Taj était très fâché qu’on ne se pose pas avec eux pour profiter un peu, qu’on reste dans le film à faire…
– La chronologie du voyage est respectée dans le film ?
Dominique Choisy : On a vraiment tout fait à la suite, de début mai à mi-juin 2018. Nous sommes arrivés en Turquie après être partis d’Amiens et être passés en Suisse, en Autriche, en Hongrie, en Serbie, en Macédoine du Nord, et en Grèce. En Grèce, ça avait été chaud, c’était très lourd émotionnellement pour Taj de revenir à Patras… Et en Turquie, à Istanbul, ça a été très tendu parce qu’on était tous crevés, et aussi parce qu’on était arrivés sans savoir comment on allait faire ensuite pour tourner en Iran et en Afghanistan. J’avais pris des billets d’avion pour Téhéran, et pour Kaboul, mais j’avais envisagé, avec mes producteurs, que si on n’arrivait pas à obtenir les autorisations pour tourner dans ces deux derniers pays, on rentrerait en France.
J’étais très inquiet : si on arrêtait là, ça allait être très difficile de revenir et réenclencher le récit, surtout pour Taj… Et même fatigués nous étions quand même en permanence dans une forme d’énergie qui était celle du film… Alors nous avons enchaîné vers l’Iran puis vers l’Afghanistan, où nous avons tourné sans la moindre autorisation, comme dans tous les autres pays d’ailleurs… C’était un peu fou, quand j’y pense…
– Vous avez pris le parti de ne jamais incruster les noms des villes et des pays, ce qui fait que la confusion qui devait être celle de Taj enfant à l’époque de son voyage est aussi la nôtre.
Dominique Choisy : Je voulais restituer, de façon presque impressionniste, ce que Taj ressentait.Plus on est proche de la France, plus c’est précis, parce qu’à ce moment-là, c’est précis pour lui : il sait vraiment où il est, où sont les frontières, comment il doit les passer ou pas : c’est répertorié. Mais ailleurs, non. Ailleurs tout était flou, chaque mouvement était empêché, et c’était comme si les frontières étaient partout. Il fallait donc, à l’écran, faire valser cette question de la frontière au sens où nous, nous la percevons. Au début du film, dans le train, il s’émerveille beaucoup devant les paysages alors qu’on allait vers Mulhouse. Alors je lui pose la question de ce qu’il pensait de cette vue lors de son premier voyage, et il répond qu’il n’en pensait rien. Il était tellement flippé, que c’était impossible d’intégrer ça dans son cerveau, et puis il avait voyagé de nuit, et donc tout ce qu’on voit, lui ne l’avait même pas vu, et il le découvrait pendant le tournage ! Il a visualisé ce qui avait fait son parcours,en tant que territoire, pendant que nous faisions le voyage ensemble, mais pas quand lui l’a fait tout seul. Nous, nous ne sommes pas allés jusqu’à tourner de nuit, on a assoupli le dispositif de son trajet, pas seulement pour des raisons cinématographiques, mais bien pour réaliser un film et non un reportage à la TF1 avec caméra embarquée et « remise dans les conditions du réel ». Et Taj est suffisamment capable de nous emmener dans ses images pour qu’on puisse imaginer ce wagon la nuit, la famille bloquée, et tout à coup ce contrôleur qui débarque et décide, finalement, de les laisser tranquilles.
– Techniquement comment avez-vous fait pour obtenir cette qualité de son et d’image en équipe légère ?
Dominique Choisy : Nous n’étions que trois —Taj, Henri, le chef opérateur/ingénieur du son, et moi— et on devait pouvoir passer pour des « touristes », puisque nous n’avions pas les autorisations de tournage nécessaires. Et donc le tournage commençait concrètement dès que nous étions équipés de nos micros HF, Taj et moi. Je portais la ceinture avec le récepteur son, et il y avait un excellent micro directionnel sur l’appareil photo, un Sony Alpha 7S. On avait quatre ou cinq micros HF supplémentaires pour équiper les personnes qu’on rencontrait, lorsqu’elles acceptaient de parler. Mais ce n’était pas toujours possible lorsque les choses arrivaient très vite : on ne l’a pas fait avec les trois jeunes Afghans à Patras, ni dans le parc à Athènes lorsqu’on discute avec le jeune Baloutche.
Dans ce cas, Taj devenait le maître de la situation, il était toujours très proche des personnes avec lesquelles il parlait, donc le son était aussi pris dans son HF, et puis nous avions décidé qu’Henri ne serait jamais loin non plus, pas pour des raisons sonores, mais pour être toujours dans les pas de Taj, dans le creux de son épaule, je voulais qu’on soit accroché à lui. Ainsi, le signal sonore était à chaque fois suffisamment riche pour qu’au final tout se passe bien, mais la qualité du son est aussi due au talent d’Edouard Morin, qui a mixé le film, et de Lucile Demarquet qui a fait le montage son.
Par moments, c’est de l’orfèvrerie : tout est construit au son pour se répondre et tisser des liens entre certains moments, certains lieux, liens dont on n’a même pas conscience, mais qui sont là… Henri est avant tout un homme d’images, mais il accorde un soin maniaque au son. C’était vraiment un rituel : Taj équipé, moi équipé, le tournage commençait, et il était censé s’arrêter quand on avait éteint et retiré les micros.
Mais Henri continuait presque toujours à tourner… Ce qui donne des séquences fortes ou étonnantes, qu’on a finalement montées. Par exemple, en Macédoine la scène des chiens et de la pizza : nous étions sur l’autoroute pour aller en Grèce, et on s’était arrêté dans cette espèce de resto-route vide, où on a mangé seuls. Et puis, alors que nous allions partir, sont arrivés ces deux chiens errants. Il est un peu vertigineux, ce moment-là, parce qu’il résonne avec celui où, un peu plus tard, Taj dit : « On nous traitait comme des chiens sauvages. » Ce qu’on perçoit sur le coup comme un moment presque léger devient par la suite un moment grave et chargé de sens, car pour Taj, maintenant, même un chien sauvage ne doit pas être traité comme un chien sauvage…
– Parmi les moments très bouleversants, il y a celui sous les pylônes en Serbie, où Taj dit : « Je suis venu pour être ton ami, est-ce que tu m’acceptes ? (…) Quand tu es un réfugié, tu n’es qu’une ombre, tu n’existes pas, les gens te marchent dessus, ils ne te voient même pas… » Comment cette scène arrive-t-elle ? Qu’en savez-vous par avance ?
Dominique Choisy : Le matin, en Serbie, avant de partir de l’hôtel, je sais seulement que Taj a prévu qu’on aille près de la frontière avec la Croatie. Donc, on met le GPS en marche, et on y va. Mais j’ignore ce qui va se passer, je sais juste que Taj a essayé de passer de Serbie en Croatie sous des pylônes. Je ne peux pas savoir qu’il va dire ça comme ça, parce que ça lui appartient. On a trouvé l’endroit, on a arrêté la voiture, et au moment où il est sorti, on a filmé, filmé, filmé. On a beaucoup parlé, je lui posais des questions, je revenais sur ce qui ne me semblait pas clair, et je crois que ça l’a amené à adopter une parole plus intime, plus personnelle…
Ce que j’ai vite compris, au début du tournage, c’est que Taj pouvait « démarrer » n’importe quand. Tout d’un coup, il se rappelait, et il fallait que nous soyons prêts. Henri l’a bien compris aussi, c’est pour ça qu’il tournait presque sans arrêt.
– Finalement, vous êtes partis tourner à Kaboul, sans revenir en France…
Dominique Choisy : Oui… Et en Afghanistan plus qu’ailleurs, Taj était notre guide : on ignorait complètement où on allait. Dès l’arrivée, en sortant de l’aéroport Hamid Karzaï, je ne savais pas ce qui m’arrivait. Je me répétais : « Je suis à Kaboul, Afghanistan ». J’étais émerveillé mais certain d’avoir atterri en plein milieu du chaos, là où tout merde… Je me disais bien que c’était sans doute dangereux, mais sans y croire vraiment, parce que c’était le pays de Taj et qu’il était avec nous… Mais avec le recul, je crois que j’étais sidéré d’être là et j’avais tellement envie de « comprendre »…
Je regardais Taj, et j’étais traversé de sensations multiples, fortes, confuses… Je me rappelle, nous sommes montés dans le 4X4 de Souleiman, le copain de Taj venu nous chercher à l’aéroport, et à l’arrière de la première camionnette qu’on a croisée sur la route, il y avait six gars armés de Kalachnikovs…
Et puis il y avait les murs en béton protégeant les maisons, les barbelés, les check points… Très vite je me suis rendu compte que Taj, visiblement, était «assez » connu. J’ai compris qu’il venait d’une famille qui « pèse » comme on dit : plein de gens venaient à sa rencontre pour le saluer… On s’est arrêté 15 fois entre l’aéroport et le cimetière, où on a tourné ce qui est devenu l’avant-dernière séquence du film, lorsque Taj parle de sa sœur ainée, et que nous allons sur sa tombe. Mais Taj ne nous avait pas dit que nous nous rendions au cimetière de Kaboul… Nous l’avons découvert au moment où le 4×4 s’est arrêté et où Taj est sorti…
– C’est un documentaire, mais néanmoins, votre mise en scène existe ?
Dominique Choisy : Pendant le tournage, j’étais en questionnement permanent sur ce que c’est que la « mise en scène ». Par rapport à ce que Taj disait, quelle que soit la façon dont, émotionnellement, je le recevais, se posait la question : « Comment est-ce que je monte ça dans le film ? Est-ce qu’il faut que le plan suivant soit plus large, moins large ? Est-ce que ce qui advient là fait partie du film ou pas ? Et si oui, où ? Comment envisager la bascule entre telle séquence et telle séquence…»
Il fallait donc à la fois écouter tout ce que Taj était en train de dire (et éventuellement ce qu’il ne disait pas), et en fonction, penser sans cesse au montage… C’était le seul moyen que j’avais pour garder une vision globale d’un film possible… Henri et moi avons énormément discuté avant et nous étions tombés d’accord sur le fait qu’il devait être un peu comme un pied de caméra : il avait le regard sur le cadre et moi j’étais à 360°… Souvent c’était Taj qui l’emmenait dans son mouvement,mais parfois, je voyais des choses vers lesquelles je le faisais « pivoter ». Mais Henri était quasiment toujours là où il fallait être, il avait comme une sorte d’instinct du film qui correspondait exactement à ce qui m’intéressait… Pour moi c’était très important que, sur le plan du cinéma, le film ait « de la gueule », sans faire du beau avec le tragique…
– Ce n’est pas ce que vous faites, et la beauté du film réside en Taj, son courage, sa force, sa dignité.
Dominique Choisy : Et sa droiture… Le film devait être à la hauteur de ça… Je voulais qu’il puisse être cinématographiquement comme une traduction de la personne qu’est Taj… Pour ça, il fallait faire des choix drastiques, affirmer des partis pris et un regard, un point de vue. Le format du cadre, notre proximité avec Taj, sa présence permanente dans le cadre, l’absence quasi totale de panoramiques descriptifs, de plans d’installation, les ellipses, tout ça était pensé pour essayer d’éviter au maximum toute tentation d’exotisme, toute velléité mélodramatique, ce que le corps même de Taj aurait rejeté… Nous voulions tenter de proposer en images ce que Taj est profondément, essayer de donner à voir un peu de son âme…
– Il était déjà, avant le tournage, retourné en Afghanistan ?
Dominique Choisy : Oui, la première chose qu’il a faite quand il a obtenu la nationalité française c’est retourner à Kaboul, pour aller voir sa mère… Il est aussi allé voir son frère Mushtaq, qui est bloqué en Turquie. Mais en ce qui concerne tous les autres pays, il y remettait les pieds pour lapremière fois.
– On voit le frère de Taj dans le film, mais vous avez choisi de ne pas filmer sa mère ?
Dominique Choisy : Je ne lui ai même jamais demandé car il n’était pas dans l’idée du documentaire de filmer la maman de Taj. Quand on s’est rencontrés à Kaboul, elle et moi, c’était extrêmement émouvant, pour nous tous, mais ce moment n’appartient pas au film.
– Le film c’est le voyage de Taj, ce qu’il nous raconte des réfugiés qui « deviennent fous, parce qu’ils n’ont pas d’avenir, pas de maison, pas d’espoir…». C’est aussi le constat que fait Taj qu’en 2018, lorsque vous avez tourné, c’était dix fois pire que lorsqu’il a quitté Kaboul, on n’ose pas imaginer ce que c’est devenu depuis ?
Dominique Choisy : Tout s’est dégradé. Il faut absolument se pencher sur la question des réfugiés, à l’échelle des états et des nations, en réfléchissant sur comment accueillir plus et mieux, et pas sur comment rejeter et fermer, parce que nous sommes en train de perdre une partie de notre humanité. On se racornit, on se replie, on se rétrécit, et tant que ça va pour soi, on en a rien à foutre de ce qui se passe pour les autres. Les réfugiés, pour nous, ils sont loin, ils n’ont pas de nom, pas le même environnement, pas la même manière de vivre, ni d’être. Il faut se reconnecter à l’altérité, à la différence, et « se voir » de nouveau. Et de toute façon, le sens de l’histoire est avec ces jeunes gens qui seront tissés de plusieurs cultures. Ces jeunes hommes, ces jeunes femmes, sont l’avenir. Ceux qui résistent à ce mouvement ont déjà perdu, et ils le savent. C’est pour ça qu’ils sont en ce moment si violents, si abjects… Je crois que ce qui nous importait dans le film, c’était de réussir à aborder ces questions d’une façon qui permette d’entendre, justement. D’entendre les mots. Et donc se situer aux antipodes de la narration de l’actualité qui est tellement« coup de pelle » qu’on peut refuser d’accueillir cette violence dans sa vie quotidienne… Or moi, je voulais que « ça » passe. Ce que Taj raconte, il le fait avec une sorte de légèreté, de tranquillité… Il fallait être dans une forme d’invisibilité de l’horreur pour que le spectateur puisse l’accueillir malgré lui, sans s’en défendre, et qu’il se dise rétrospectivement, après avoir vu le film : « Alors, c’est donc cela, que de partir…»Propos recueillis par Isabelle Danel – Juin 2021
Le film vu par Ariane Ascaride
« Taj a un physique de héros de l’Odyssée d’Homère, on pourrait le comparer à Ulysse qui revient enson pays d’origine après avoir traversé des aventures si terribles que seuls ceux « touchés » par les dieux ensortent vainqueurs.Taj a le sourire facile et une légèreté de vie qui appartient à ceux qui ont vécu des événements inscritsdans leurs têtes et leurs corps jusqu’à leur dernier souffle.Il a l’élégance de nous raconter son périple inimaginable depuis l’Afghanistan avec cette dignité propreaux héros, ne jamais appuyer sur les parcours relatés.Il dit, vers la fin du film, « ça peut être tellement simple de voyager avec un passeport», alors que luia failli mourir lors d’un p assage clandestin de frontière.Quitter son pays est une grande douleur, on ne s’y résoudra que lorsqu’on prend conscience que rester ne vous permettra pas deconstruire, d’aimer, rire, de vivre, tout simplement.Taj nous prend par la main, par le coeur et, avec beaucoup de tact, nous fait entrevoir, voir, le statut de celui qui est dénommé immigréet bien souvent mal accueilli.Lui nous redonne l’espoir en nous présentant des femmes si bienveillantes. Le film commence ainsi, avec des femmes vivantes et entreprenantes,mais finit sur la tombe en Afghanistan d’une autre femme, la soeur de Taj. Et jamais la moindre plainte, le silence parfois etl’ombre profonde dans son regard, chassés par un sourire pudique.Taj, cet « Argonaute », force notre respect, notre sympathie, et provoque l’envie féroce de lui tendre la main. »
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles