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Auteur/autrice : Marie-Sylvie Riviere

ET J’AIME À LA FUREUR

Depuis son enfance, le co-réalisateur de C’est arrivé près de chez vous collectionne des bobines de films. Grâce à ces instants de vie de cinéastes anonymes et ces traces d’émotions préservées, il reconstitue l’aventure de sa famille. Avec Et j’aime à la fureur, André Bonzel déclare son amour pour le cinéma. Sur une musique originale de Benjamin Biolay, il raconte une histoire qui pourrait être la nôtre…

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Dossier de presse

Entretien avec André Bonzel

D’où vous vient ce goût pour les films de famille ?

Cela remonte à l’époque où le père d’un copain nous projetait des films pendant les vacances d’été. J’idéalisais ce père bien aimant, qui s’occupait de ses enfants. Il nous montrait non seulement des Keaton ou des Chaplin mais aussi des films plus étranges comme Le Cabinet du docteur Caligari, Les Trois Lumières. Ajoutez à cela le cliquetis du projecteur, la traduction par le père de mes amis des intertitres et c’est le moment précis où est né mon désir de posséder des films. Je tannais mes parents pour avoir un projecteur et j’ai fini par avoir un Pathé-Baby. Et avec il y avait des films d’amateurs, films qui m’ont fasciné. Avec ce côté voyeur qui va très bien au cinéma.

Qu’est-ce qui vous intéresse tellement dans ces films ?

Ce que j’aime dans les films amateurs c’est que ce sont des films uniques. Des gens qui filment leur propre vie. Et ce sont des originaux. Des inversibles dont il n’existe qu’un seul exemplaire. Le film que l’on projette est celui qui était dans la caméra. Attention, tout n’est pas passionnant. Il y a des kilomètres de bébés, de première communion… des trucs insupportables. Mais de temps en temps il y a des pépites. Ce qui est intéressant c’est que l’on voit les gens grandir, vieillir…Votre vie se déroule donc très tôt à travers les images des autres…Clairement. À ce moment, c’est une vie par procuration. Enfant, je m’inventais la famille que je n’avais jamais eue parce que c’était des films de familles heureuses et en les regardant je rêvais à cela. Je cherchais l’amour de mon père aux yeux duquel je n’existais pas. Pour moi le bonheur ressemblait à cela.

Quitte, comme vous le dites, à inventer des destins malheureux à ceux qui ont des têtes d’abrutis ?

C’est vrai. Quand on regarde ces films on ne sait rien de leur contenu. Parfois sur l’amorce ou sur la boîte figure un prénom ou une date. Mais rien de plus. Donc on invente. Et dès qu’un élément surgit dans le cadre on change l’histoire que l’on est en train de fabriquer. C’est addictif.

À quels désirs répondait ce film quand vous avez commencé le gigantesque chantier de sa fabrication ?

D’abord l’envie de partager ma passion pour ces films qui sont éminemment cinématographiques. Je crois qu’ils ont vraiment quelque chose à nous apprendre sur le cinéma. Et sur nous-mêmes. Les cinéastes amateurs filment le réel tel qu’il est et par là ils retrouvent l’origine même du cinéma. Il y a cette idée de vouloir laisser une trace des gens aimés. C’est pour moi une manière sans doute inconsciente de lutter contre la fin qu’on connaît.La seconde raison c’était de faire un long métrage. Parce que depuis C’est arrivé près de chez vous j’ai monté pas mal de projets qui n’ont pas abouti. Et l’envie de produire de nouveau un film moi-même, sans attendre de trouver des financements. J’ai donc commencé en m’autofinançant, puis j’ai obtenu l’avance sur recettes. Puis Les Films du Poisson sont arrivés en aidant à la production. Nombreux sont les personnages dans le film qui veulent, à leur manière, faire du cinéma. Et mon film raconte ça, le désir à tout prix de faire un film.

D’où est venue l’idée d’assembler de vieux films de famille puis d’y accoler votre narration ?

C’est ma femme Anna qui me connaît depuis toujours avec mes bobines de films envahissantes qui m’a encouragé. Mais raconter sa vie et prétendre que cela va intéresser quelqu’un, fallait-il le faire ? Surtout à une époque où tout le monde fait des blogs et poste des photos de soi ? Cela me freinait. Je me suis lancé en racontant d’abord l’histoire de personnages un peu éloignés de ma famille, avec un côté Zelig.J’avais fait une petite bande démo que j’ai montrée à Benoît (Poelvoorde). Il m’a conforté en me disant que ce qu’il voyait était super, mais qu’il fallait que je raconte plus ma vie. Il savait pour mon père, mes troubles alimentaires et il trouvait cela plus intéressant. Ça a été le déclic et ça m’a conforté dans l’idée que ça pouvait fonctionner. Et puis je me suis dit vas-y, si ça ne marche pas tu arrêtes…Pareil pour la voix off. J’ai pensé la confier à un comédien d’autant que je déteste m’entendre. Et puis finalement je me suis rangé à l’idée que ce serait plus authentique. Les choses se sont construites ainsi. Au fur et à mesure. Au départ j’avais 60 heures d’un premier montage de films choisis.

Il y a dans le récit que vous construisez une forte dimension romanesque puisque vous revenez sur les traces, réelles ou pas, de vos ancêtres…

Je suis persuadé que l’on hérite obligatoirement de celles et ceux qui nous ont précédés. Sans même connaître certains éléments biographiques. Est-ce dans l’ADN ? Dans la transmission génétique ? Je ne sais pas vraiment. Je ne savais rien de l’histoire de ma famille. Mon père ne m’a presque jamais adressé la parole. Ma mère venait d’une famille très catholique avec ce que cela suppose de choses dont il ne fallait pas parler. Ce n’est que quand ils n’ont plus été là que cela a commencé à me travailler. Donc oui avec ce film j’ai voulu réfléchir à mon héritage familial. J’adore cela au cinéma comme en littérature, les oeuvres qui racontent toute une vie condensée. Tout se précipite. Il y a quelque chose de profond. D’existentiel. Qui pose la question : c’est quoi la vie ? J’ai soixante ans. Et je n’ai pas vu le temps passer. Dans ma tête j’ai l’impression d’en avoir 20. Cette idée du temps qui passe me travaille. Pour ne pas dire m’obsède. Le corps qui vieillit, le fait d’avoir des enfants… Le film raconte cela aussi.

Tout ce que vous racontez dans le film sur votre aïeul est-il vrai ?

Tout ce que je raconte sur moi est rigoureusement vrai. Comme par exemple mon père qui construit un mur dans la maison pour la séparer en deux, le décès de ma petite amie ou la rencontre avec Anna. Mais pour certaines séquences disons qu’il y a des choses inspirées de faits réels. Après tout, Borges disait « Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée ». Je dirais que tout est plausible. Prenez par exemple les histoires de ma famille pendant la guerre. Honnêtement je ne sais rien du tout car ce n’est pas le genre de choses qui se raconte. Mais c’était une bonne idée romanesque et scénaristique pour dire les secrets de famille, ceux qui sont enfouis et tus. Après, les images sont vraies puisqu’elles ont été tournées. En plus elles ont été réalisées par des amateurs ou des semi-professionnels avec ce côté fascinant qui est de filmer sa propre vie contrairement au documentaire. Cela apporte une dimension particulière à ces images. Cela attrape des choses imprévues. Avec des sens cachés. Ces films gardent un peu du sentiment éprouvé par ceux qui les réalisent et pour les personnes filmées. La plupart du temps ils filment les gens qu’ils aiment. Et cela transparaît. Et cela fait de ces films des objets cinématographiques à part.

Votre film est aussi l’histoire d’un siècle enregistré par une invention qui lui est contemporaine…

Je voulais que le film raconte ma vie, le cinéma et le siècle. À un moment je racontais aussi les luttes sociales à travers des films sur les mines, les accidents du travail… et même si j’ai beaucoup coupé il reste quelque chose de cela. Il y a souvent dans ces films un contenu qui nous semble anodin, des prises de vue de la rue, de kermesse qui avec le temps prennent une valeur insoupçonnée.

Il raconte aussi la dimension sexuée du cinéma…

J’ai commencé à filmer à 14 ans. C’est l’âge de la découverte de ma sexualité et elle est très liée au cinéma. Ce que je raconte avec les images de Sabine qui était dans le grenier avec nous, qui fut ma première petite copine et dont j’étais amoureux fou. C’est intimement lié. C’est lié à la pénombre, aux images projetées. Je draguais avec ma caméra. Elle me sécurisait.La force du cinéma c’est que chacun y met ce qu’il a envie d’y trouver et se fabrique son propre film. C’est pour cela que personne ne voit jamais le même film. Je crois que l’on peut trouver sa vie dans le cinéma. Mais la vie reste pour moi plus importante que le cinéma.

Le film commence par un train entrant en gare, puis il y a cette parodie les arroseuses arrosées… d’une manière vous racontez aussi l’histoire du 7ème art…

Ces films amateurs sont quelque part l’essence même du cinéma. Il est évident que ces cinéastes du dimanche se posent les mêmes questions que les réalisateurs de toujours. Qu’est-ce que je vais filmer ? Comment vais-je cadrer ? Gérer le découpage… Et surtout quel regard je vais poser sur ce que je filme ? Sur ce que je raconte. Ils essaient plein de choses. C’est ça qui est beau. C’est une sorte de cinéma brut. Ces envies transpirent dans leurs films. Cinquante, cent ans après, ils renaissent et sont vus par des spectateurs, ce qui est la seule finalité du cinéma.

L’une des forces du film tient à sa mélancolie. Ces vies que vous montrez ont disparu emportées par l’oubli…

Je trouve fascinante cette dimension existentielle qui tient au fait que ces gens dont on ne sait rien, qui sont totalement anonymes, qui ont aimé et vécu, continuent d’exister à nos yeux parce que quelqu’un a juste pris une caméra pour les filmer. Et forcément par extension, on se demande ce qui va rester de nous-même. Et on le perçoit, on le ressent à chaque image. C’est ce paradoxe fascinant que j’ai voulu mettre dans le film. Sans aucune nostalgie du passé.

Pour la musique vous avez travaillé avec Benjamin Biolay.

La musique est l’autre narration du film. Et j’adore le travail de Benjamin Biolay. Le chanteur, l’acteur et la personne qu’il est. Même avant de le connaître. Je savais dès le départ qu’il faudrait beaucoup de musique puisque les films sont muets. J’ai très vite pensé à Biolay car ses mélodies restent tout de suite en mémoire, et je rêvais qu’il compose la musique du film. Il s’est tout de suite intéressé au projet. Comme j’avais un premier bout-à-bout, on lui a projeté. Il a reconnu Ambleteuse, village qui est dans le film et que peu de personnes connaissent. Heureux hasard.

Comment a-t-il travaillé ? À partir de quelles images ?

Il m’a demandé quels instruments j’aimais. Je lui ai donc indiqué que j’appréciais les pizzicati, les cordes, les Rhodes, les pianos électriques mais aussi les sifflements comme dans certaines comédies françaises. Mais je lui ai surtout demandé de se faire plaisir. Je crois que les images l’ont vraiment inspiré. Il s’est investi complètement. Il a composé plus de soixante-cinq morceaux. Par contrat il ne devait faire que des musiques mais il nous a écrit quelques chansons. J’ai passé du temps en studio avec lui à le voir travailler et c’était un vrai bonheur.

Vous pensez parfois à l’après ? À ce que deviendra votre collection plus tard ?

Il faudra la léguer. La donner à une cinémathèque. Il faut qu’elle continue à exister car certaines de ces images sont précieuses.

LA SOIF (JAJDA)

Des draps blancs flottent dans le vent, quelque part dans les terres vallonnées de Bulgarie. Ils proviennent d’un hôtel de la région. Un couple et leur fils de 16 ans gagnent leur vie en les lavant. Pourtant, l’eau se fait rare cet été-là, mettant à mal leur affaire. On fait alors appel à un homme et à sa fille adolescente pour résoudre le problème. Ils sont puisatiers. À la recherche de nouvelles sources d’eau, les deux familles apprennent à se connaître et découvrent bientôt qu’ils ressentent un plus grand besoin encore: l’amour, qui ne tardera pas à submerger tous les protagonistes. Svetla Tsotsorkova nous présente pas à pas, dans son premier film mêlant images époustouflantes et laconisme latent, la soif d’amour de ses personnages.

Film sélectionné pour le festival du film européen 2019 (ARTE)

Cineuropa

On ne peut guère imaginer cadre plus pittoresque que celui choisi par Tsotsorkova pour dépeindre la manière dont des forces étrangères peuvent affecter la vie sans histoires d’une famille. La vieille maison exposée aux éléments, au milieu des draps claquant au vent, rappelle l’image d’un Béhémoth brun qui serait prêt à s’élancer vers le ciel dans un grand déploiement d’ailes colorées. Cela pourrait peut-être déclencher une tornade en Chine, bien qu’ici, à dire vrai, la sourcière aux cheveux blonds sera à l’origine des bouleversements de cette histoire, écrite par la réalisatrice avec Svetoslav Ovcharov et Ventsislav Vasilev.
Avec ses vérités tronquées, son extrême franchise et sa nature tranquille, presque maussade, la jeune fille fait surgir l’évidence pour chacun des autres personnages. L’adolescent se rend compte qu’il comble le vide de ses journées en repassant les draps et en s’occupant de la cuisine, la mère se rend compte que les années s’envolent aussi rapidement que des secondes au milieu des draps suspendus, chassées par le vent aride et perdues à jamais ; tandis que le père comprend que ses deux crises cardiaques ont fait de lui un vieil homme. Présenté par la réalisatrice comme un film “intime, vécu, à caractère autobiographique”, Thirst montre que non contente de meurtrir le sol, la sécheresse peut aussi fendre l’âme.
Tandis que le travail attentif du directeur de la photographie Vesselin Hristov emplit l’écran de bruns infinis, la réalisatrice pimente les tribulations de ses personnages de moments drôles, méditatifs et affectueux qui font de la colline et de la maison au bout de son chemin de terre sinueux, un fascinant microcosme des réalités familiales.

Cineuropa : Le lieu que vous avez choisi pour le tournage est très important pour l’histoire. Le scénario a-t-il été écrit spécifiquement pour ce lieu ?

Svetla Tsotsorkova : Nous avons passé des mois à chercher un site où tourner le film. Quand nous avons déniché le village idéal pour le script, nous nous sommes demandé pourquoi aucune résidence d’été n’avait été construite sur place, car le paysage était magnifique. Il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre que c’était à cause du manque d’approvisionnement correct en eau dans la région. Les quelques habitants qui y vivent doivent encore aller puiser leur eau à la source. La sécheresse est un fléau, mais elle n’empêche pas d’être inventif. Par exemple, dans l’une des maisons, une piscine a été construite pour récolter l’eau de pluie. Nous avons instantanément décidé d’utiliser ce détail dans le film. Comme mon mentor, Georgi Djulgerov, avait coutume de me dire à l’époque où j’étais encore son élève à l’Académie du cinéma de Sofia : « La vie est le plus grand des inventeurs ». Il avait raison.

Vous semblez très efficace dans la direction des jeunes acteurs. L’adolescence revêt-elle une signification particulière pour vous, en tant qu’auteur ?

J’ai passé mon enfance dans un petit village niché sur une montagne bulgare. J’étais sûre que la vie dans le village était ennuyeuse et monotone. Aujourd’hui, quand j’y repense, je me dis que j’étais décidément bien irréfléchie et égoïste, à l’image de l’enfance, mais j’ai pu me plonger à nouveau dans cette période en cherchant un sujet pour mon film… Peut-être parce que j’ai conscience qu’il s’agit du seul moyen pour moi d’y retourner.

Quel a été le plus grand défi du tournage de Thirst ?

Trouver des adolescents capables d’incarner le garçon et la fille n’a pas été chose facile. Cela m’a pris presque deux ans. Mon assistant et moi avons passé de nombreuses heures à observer des garçons et des filles au parc et dans les cours de récréation. Si l’un d’eux nous paraissait prometteur, nous allions à sa rencontre. J’ose à peine imaginer ce qu’ils ont dû penser ! Ainsi, j’ai rencontré plus de 3 000 adolescents avant de trouver Monika et Alexander.

Travailler avec des acteurs aussi intelligents, sensibles et professionnels qu’Ivaylo Hristov, Svetlana Yancheva et Vasil Mihajlov s’est révélé extrêmement précieux, mais c’était aussi une gageure : c’était mon premier long-métrage et eux leur centième. Leur expérience du métier a été d’une grande aide au moment du développement des personnages, mais il a parfois été difficile pour moi de les diriger comme je le voulais.

Est-il difficile de sortir un film bulgare en Bulgarie ? Comment s’assurer qu’un film sera applaudi à la fois dans les festivals et dans les salles ?

Il faut s’écouter. Il faut croire en sa sensibilité, son goût et son intuition, raconter des histoires authentiques ou vécues, mettre en scène des personnages que vous avez rencontrés ou que vous pouvez réellement comprendre. Tout cela ne peut mener qu’à un résultat positif, d’une manière ou d’une autre.

Calculer si le film sera une réussite ou non auprès du public ou s’efforcer de faire plaisir aux festivals, c’est encore autre chose. Un des problèmes que rencontre la distribution des films, en Bulgarie, c’est le manque de présence d’un réseau stable de cinémas d’art et d’essai. Les multisalles affichent principalement des productions américaines ; les titres européens et bulgares ne les intéressent pas. Ce système transforme la distribution de films en un travail de démarcheur : les réalisateurs se voient souvent obligés de prendre leur film et de faire le tour de différentes villes pour négocier avec les autorités locales l’autorisation de le projeter dans les cinémas locaux. Il est difficile de capter l’attention des cinéphiles.

Notre film va bientôt sortir en Bulgarie. Le public a perdu confiance dans les productions locales. Il nous faut creuser un tunnel mais les deux parties, auteurs et cinéphiles, doivent se mettre à l’ouvrage si on veut nourrir l’espoir de les voir se rejoindre.

La Bulgarie a présenté dernièrement un série de premiers long-métrages très impressionnante qui suggère un intéressant changement de générations. Comment décririez-vous le paysage cinématographique bulgare ?

Le cinéma bulgare est fortement dépendant du soutien financier de l’État. Si le gouvernement décide que le budget est menacé, le secteur culturel sera le premier à subir des coupes budgétaires, ce qui pourrait signifier plusieurs années sans aucune production cinématographique. J’espère sincèrement que le gouvernement est maintenant conscient que la culture est un des quelques produits qui distinguent notre pays. J’espère également qu’ils ont compris que la culture ne pouvait pas être « guidée », mais qu’au contraire elle doit être encouragée. Il y a beaucoup de réalisateurs de talent en Bulgarie, dans toutes les générations. Ils devraient simplement pouvoir travailler sans aucune ingérence de la part du gouvernement.

LA TRAVERSÉE

Un village pillé, une famille en fuite et deux enfants perdus sur les routes de l’exil…

Kyona et Adriel tentent d’échapper à ceux qui les traquent pour rejoindre un pays au régime plus clément. Au cours d’un voyage initiatique qui les mènera de l’enfance à l’adolescence, ils traverseront de multiples épreuves, à la fois fantastiques et bien réelles pour atteindre leur destination.

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Dossier de presse

Le temps indéfini de la légende

Note d’intention de Florence Miailhe

Le propos de La Traversée est né de la rencontre entre deux émotions : la mémoire familiale – mes arrière-grands-parents fuyant Odessa au début du XXe siècle, ma mère et son jeune frère sur les routes de France gagnant la zone libre en 1940 – et la spectaculaire augmentation des déplacements humains au cours des dernières décennies. J’ai vu se refléter dans le parcours des familles kurdes, syriennes, soudanaises, afghanes, celui de ma propre famille juive. Des gens poussés par la guerre, la faim, les persécutions, cherchant une meilleure terre où reconstruire leur existence et prêts pour cela à affronter tous les périls. Si le film s’ancre dans les réalités migratoires contemporaines, le sujet est traité de façon intemporelle – afin de montrer la permanence de l’histoire des migrations – en s’inspirant de la narration des mythes et des contes. La décision de suivre deux héros au sortir de l’enfance a été prise avec ma co-scénariste, la romancière Marie Desplechin, dont les livres s’adressent en priorité à la jeunesse. Nous avons abordé le récit dans cette optique : nos deux héros, sœur et frère, Kyona et Adriel, portent aussi bien la figure de Hansel et Gretel que celle de deux jeunes « mineurs isolés ». C’est dans cette double approche, dont la pertinence s’est confirmée au fil de l’écriture, que nous avons construit la narration. Le film est découpé en autant de « chapitres » qui correspondent chacun à un domaine du conte et simultanément à une situation actuelle des chemins d’exil. Ainsi, les enfants des rues sont évoqués comme des « frères corbeaux » ou des petits poucets abandonnés par leurs parents, la vieille femme qui recueille Kyona dans la forêt comme une Baba Yaga, le couple des acheteurs d’enfants comme des ogres… Pariant sur le pouvoir de la fiction à rendre compte au mieux du réel, nous utilisons ses codes. L’histoire est située sur une carte imaginaire, rappelant peu ou prou les contours de l’Europe. Les peuples qui l’habitent nous sont étrangement familiers. Rien ne permet d’attribuer une époque donnée à l’histoire, qui pourrait se dérouler au siècle dernier comme aujourd’hui ou demain. Nous sommes dans le temps indéfini de la légende. Cette approche a fait que nous nous adressons à un public commun d’enfants et d’adultes, comme le font les mythes, qui offrent à chaque âge des images nécessaires pour se représenter et apprivoiser l’expérience du monde. L’action, du départ à l’arrivée, se déroule sur quatre saisons, que distinguent les atmosphères et les couleurs. Ce cycle contient une double traversée, les deux héros quittant à la fois leur pays et l’enfance. Sur le chemin, les héros apprennent à résister, à se battre, à perdre et à aimer. Ils deviennent progressivement eux-mêmes. Leur caractère évolue, comme leur corps et leur visage. Leur épopée prend un caractère initiatique et leur voyage s’offre comme la métaphore du passage vers l’âge adulte. Le récit est porté par la voix de Kyona âgée, qui relate le souvenir de sa « traversée », à partir d’un carnet de croquis qu’elle dessine tout au long de son périple. Cette mémoire restituée se présente ainsi comme un acte de transmission. Le carnet a été reconstitué à partir de dessins de ma mère, Mireille Glodek Miailhe. Entre 15 et 18 ans autour de la deuxième guerre mondiale, elle représente sa famille, son frère, des scènes de la vie quotidienne. C’est à partir de ses dessins que nous avons défini les personnages et certains décors. Inversement, des dessins de ma mère ont été modifiés pour correspondre aux personnages. Ainsi une troublante réalité se crée, faite d’allers-retours entre les croquis d’époque et l’univers du film. Le travail sur les décors et les situations a été précédé d’une documentation importante sur les parcours des réfugiés, les dangers encourus et les camps de rétention. Photos, reportages, récits fondent la part de réalité contemporaine du film. On le constate particulièrement dans les séquences consacrées au refuge des enfants des rues, au cirque nomade et aux prostituées et dans celles qui portent sur le camp de rétention de Shalangar. Le film joue ainsi constamment entre l’imaginaire et le documentaire, le quotidien et l’onirique. L’animation en peinture, avec ce qu’elle offre d’émotion esthétique et de mise à distance y contribue.

Peinture animée

Ma technique de peinture animée est un peu comme un numéro d’équilibriste sans filet. Je peins directement sous la caméra avec tout ce que cela implique de risques, d’intuitions, de hasards et d’exigences. Le processus est apparemment simple. Une caméra au dessus d’une table, un premier dessin est photographié puis modifié légèrement sur la même surface et au fur et à mesure des changements, on prend des images. Il y a peu de possibilités de retours en arrière. Je dessine le mouvement par transformations successives, touche après touche, créant une matière qui agit, vibre, produit ses propres intensités, ses propres couleurs. Je profite des accidents qu’elle m’offre, je me laisse guider par elle. Le détail des mouvements s’improvise au gré de mes intuitions, des idées qui surgissent… Je me suis toujours donné la liberté d’hésiter, de traîner, de gâcher parfois… Il n’y a rien de moins industriel que cette technique d’animation. Il est quasiment impossible de rationaliser le travail, d’espérer que l’on pourra faire tant de secondes par jour, tant de décors, tant de reprises en compositing. Au cinéma, il faut 24 images par seconde pour donner l’illusion du mouvement ou pour économiser un peu de travail , 12 dessins que l’on prend deux fois. On peut faire le calcul du nombre d’images qu’il faut faire pour 1 heure 20 de film. Jusqu’à présent, je travaillais seule ou presque. Mais pour un long métrage, il fallait une équipe. Comment faire passer aux décoratrices, aux animateurs et animatrices, cette technique qui est la traduction d’un travail personnel ? Nous avons commencé par réaliser plus de 500 décors avec dix décoratrices. Quatorze animatrices et un animateur ont travaillé sous ma direction. Il fallait garder la cohérence de l’ensemble, tout en donnant à chacun-chacune la possibilité d’exprimer son talent propre. Cela a été l’un des enjeux principaux du film. La réalisation a duré trois ans. Quatorze bancs-titres ont été construits dans trois studios et trois pays : la France, la République tchèque, l’Allemagne. Et petit à petit, seconde par seconde, plan par plan, j’ai vu le film naître.

Les voix et la musique

J’ai accordé beaucoup de temps au choix des voix et en particulier celles des enfants, souhaitant des acteurs qui aient l’âge des rôles. Les voix ont été enregistrées très en amont afin que les animatrices-teurs puissent se caler sur le rythme et le phrasé des comédiens. J’ai travaillé dans une grande proximité avec le compositeur de la musique, Philippe Kumpel. Pendant les trois ans du temps de la production, il a proposé des musiques parmi lesquelles , avec la monteuse Nassim Gordji Terhani, nous avons choisi celles qui accompagnent le récit de bout en bout, tenant un équilibre subtil entre son rôle narratif et la couleur qu’elle apporte au récit. Du début à la fin, la pie qui traverse le film – compagne « magique » de l’héroïne – est accompagnée d’un thème propre, aux accents enfantins et réconfortants.

Les personnages

Le couple sœur-frère porte le récit. Leur relation va évoluer tout au long de leur voyage et des épreuves. Ils grandissent, changent et révèlent leur personnalité. Aux deux tiers du film, leur relation basculera et c’est Adriel qui soutiendra sa soeur à la fin de leur épopée. La famille et les parents étant perdus assez rapidement, c’est une famille de cœur qui les remplace. Cette nouvelle famille d’alliés et d’amis se constitue au fil des rencontres. Parmi eux, la Babayaga de la forêt, Erdewan, Shaké, Issawa et des personnages attachants mais ambivalents, dont le charme tient à leur ambiguïté même, Iskender ou Madame.

KYONA, âgée de treize ans, vit dans un village pauvre à l’est du continent avec sa famille. Volontaire, téméraire, combattive, elle a trouvé son refuge et son expression dans le dessin. Elle ne se sépare jamais du carnet de croquis qui l’accompagne dans tout son périple et représente visuellement sa mémoire. C’est à travers son récit en voix-off que l’histoire nous est racontée. En tant qu’ainée, elle endosse la responsabilité de conduire son frère jusqu’au terme du voyage.

ADRIEL, âgé de douze ans, est le frère de Kyona. Sensible, facilement effarouché, il est également imprévisible et susceptible d’actes de bravoure irréfléchis. Adriel est au cœur du récit sans en être l’acteur principal. Alternativement moteur e t frein, il est la préoccupation incessante de Kyona dont la mission est de le conduire au delà de la frontière. Éprouvé par les aléas du voyage et les terreurs de la séparation d’avec sa famille, le jeune garçon va grandir douloureusement.

LES PARENTS, dépassés par les événements, décident de fuir leur village, Novi Varna, détruit par des miliciens, pour rejoindre un cousin qui habite dans un pays libre, à l’autre bout du continent. La famille sera vite séparée suite à un contrôle de police.

ISKENDER, chef d’un gang d’enfants des rues, est le premier étranger que les héros rencontrent sur leur trajet. À la fois petit dictateur et protecteur de sa bande, cet adolescent appartient à un peuple chassé des montagnes par les conflits. Il porte sur le visage les tatouages des Skanderbergs. Emporté dans la tourmente des migrations, il a appris à se débrouiller et à tirer seul son épingle du jeu. Iskender est une figure de la séduction et de l’ambiguïté.

JON est une représentation du mal ordinaire, trafiquant de la plus misérable espèce, receleur, vendeur de tout ce qui se vend, ferraille, enfants, renseignements… Personnage sans principe ni foi, Jon est partout, de plus en plus dangereux, de plus en plus menaçant.

LES DELLA CHIUSA sont un couple de bourgeois qui habite une demeure cossue au milieu d’un jardin. Il ne leur manque rien si ce n’est des enfants. Jon leur vend Kyona et Adriel. Étrange marché qui exige des enfants qu’ils oublient tout de leur passé et se plient aux caprices de leurs nouveaux « parents ». En échange, le gîte, le couvert, le luxe et une apparence d’amour qui confine à la folie. Florabelle, aiguë, apprêtée, enfantine, et Maxime, inquiétant et adipeux, sont les figures terrifiantes des ogres qui capturent les enfants.

MADAME, imposante et autoritaire, conduit de main de maître la caravane de son cirque. Elle mène la troupe d’artistes – dont la plupart sont des migrants – jusqu’aux frontières, qu’ils rêvent de traverser. La nuit, après la représentation sous le chapiteau, ses danseuses vendent leurs charmes à l’abri des roulottes. Avec elle, c’est donnant-donnant. Cette femme au passé trouble et que son présent de maquerelle protège de la curiosité policière recueille successivement Adriel puis Kyona.

ERDEWAN est un personnage solaire et attachant, immédiatement sympathique. Il appartient aux peuples du Nord dont il a la haute taille, les longs cheveux blonds et la peau très pâle. Rival d’Iskender, il tombera sous le charme de Kyona.

SHAKE se produit dans le cirque où Kyona et Adriel ont trouvé refuge. Elle y fait un numéro de funambule. Amicale, rassurante, moqueuse à l’occasion, elle se lie d’amitié avec les deux héros.

BABAYAGA pourrait être une sorcière, mais ce n’est qu’une vieille dame, blessée par la vie et qui s’est réfugiée dans le silence. Elle aussi porte les tatouages des Skanderbergs. Elle parle peu. Elle ouvrira sa porte, puis son cœur à Kyona.

ISSAWA, petit garçon de sept ou huit ans, apparaît dans la dernière partie du film, dans le camp d’internement dont il est l’un des prisonniers. Orphelin, il a la gouaille désarmante d’un Gavroche aguerri.

TROIS VISAGES

La comédienne Behnaz Jafari a reçu sur son portable une vidéo très alarmante de la part de Marziyeh, une jeune fille qu’elle ne connaît pas. Cette dernière lui explique avoir été acceptée au concours d’entrée du conservatoire de Téhéran, mais, sa famille refusant de la laisser mener une vie de saltimbanque, elle a sombré dans un profond désespoir. Craignant que l’inconnue n’ait mis fin à ses jours, comme le laisse présager la fin brutale de son message, Behnaz prend la route avec son ami le réalisateur Jafar Panahi pour le village isolé des montagnes azerbaïdjanaises où vit l’adolescente…

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NOTES DE RÉALISATION

LES ORIGINES DU PROJET

Le film est né d’une situation qui, sans être nouvelle, a littéralement explosé avec l’avènement des réseaux sociaux – extrêmement utilisés en Iran : la quête éperdue de contact, en particulier avec des personnalités du cinéma. Jafar Panahi, malgré sa situation officielle de réalisateur proscrit dans son propre pays est l’un des destinataires les plus sollicités par ces propositions – notamment de jeunes gens qui veulent faire des films. Et comme la plupart de ceux qui reçoivent de nombreux messages de la part de leurs fans sur les réseaux sociaux, il n’y répond que rarement, mais cela lui est déjà arrivé de ressentir une sincérité, une intensité qui l’ont poussé à se questionner sur la vie de celles et ceux qui envoient ces messages. Un jour, il a reçu sur Instagram un message qui lui paraissait plus sérieux, et au même moment les journaux ont parlé d’une jeune fille qui s’était suicidée parce qu’on lui avait interdit de faire du cinéma. Il a imaginé alors recevoir sur Instagram une vidéo de ce suicide, et s’est demandé comment il réagirait face à cela.

UNE ROUTE ÉTROITE ET SINUEUSE

Cette idée a croisé l’envie de revenir sur l’histoire du cinéma iranien, et ce qui avait entravé ses artistes, par différentes manières, à différentes périodes. D’où l’idée d’évoquer trois générations, celles du passé, du présent et du futur, par l’intermédiaire de trois personnages d’actrices. En composant ces trois récits est née l’image de cette route étroite et sinueuse, qui est une représentation concrète de toutes ces limitations qui empêchent les gens de vivre et d’évoluer.

LE TOURNAGE

Comme toujours, Jafar Panahi a entièrement écrit le scénario dans les moindre détails – même si en tournant il a fait quelques modifications en fonction de la situation. Une situation qui s’est révélée très accueillante au projet, pour un cinéaste retrouvant l’air libre après des films confinés dans des intérieurs – appartement, maison, voiture. En effet, le tournage a eu lieu dans trois villages, respectivement les villages natals de sa mère, de son père et de ses grands-parents, dans un environnement familier et protecteur qui aura beaucoup facilité ses choix de mise en scène. En utilisant une caméra très sensible, envoyée par sa fille qui habite en France, il a pu travailler y compris de nuit en extérieur sans avoir besoin d’un matériel lourd.

Ces villages se trouvent au Nord-Ouest du pays, dans la partie azérie de l’Iran, où les gens à la campagne sont particulièrement attachés aux traditions, avec des aspects encore très archaïques. Les comportements des habitants dans le film sont conformes à ce qui se passe dans cette région. La route sinueuse que l’on voit à l’écran existe toujours, bien qu’aujourd’hui les voitures empruntent désormais une autre route, plus large et asphaltée.

BEHNAZ JAFARI

Au début, Jafar Panahi avait prévu que le couple qui arrive au village serait interprété par une autre actrice et son mari, qui est producteur. Finalement cette actrice n’a pas pu faire le film, il a alors proposé le rôle principal à Behnaz Jafari, qui est une comédienne célèbre en Iran. Elle a joué dans de nombreux films, Le Tableau noir de Samira Makhmalbaf (2000), ainsi que dans des séries télévisées très populaires. D’ailleurs, l’épisode qu’on voit dans le film passait vraiment à la télévision quand la scène a été tournée. Avec elle, Panahi a décidé de prendre le volant, pour tirer partie de sa connaissance de la langue turque azérie qu’il connaît bien, et qui facilite les relations avec les villageois, et avec la jeune fille qui a envoyé le message, relations qui sont un des enjeux du film. Connue aussi pour être une forte personnalité, Behnaz Jafari a tenu à s’engager entièrement au service du projet, et a refusé d’être payée.

SHAHRZAD & MARZIYEH REZAEI

Si le deuxième personnage féminin majeur du film, la jeune fille, est joué par quelqu’un que le réalisateur a rencontré par hasard dans la rue, aussitôt convaincu que la jeune Marziyeh Rezaei était faite pour ce rôle, la troisième grande figure est une star historique du cinéma iranien, Shahrzad (de son vrai nom, Kobra Saeedi). Le film insiste sur la façon dont les actrices ont toujours été considérées avec mépris, et perçues comme des filles de mauvaise vie, avant comme après la révolution islamique. Un des objectifs de Panahi est de souligner combien elles étaient, et sont au contraire de véritables artistes. C’est exemplairement le cas de Shahrzad, vedette du cinéma populaire de l’époque prérévolutionnaire, actrice très talentueuse même si souvent utilisée en mettant en avant ses attraits physiques dans des numéros chantés et dansés. Elle est aussi poète et auteure d’une œuvre importante. Comme toutes les stars de cette période, Shahrzad est interdite de tournage depuis la révolution. Si elle ne joue pas dans le film, son personnage est soit en ombre chinoise soit de dos pour bien marquer son absence, ce n’est pas pour respecter cet interdit mais par désir de la faire exister comme absence – ce qu’indique d’ailleurs le poème cité à la fin du film. En Iran, tout le monde la connaît, y compris dans les jeunes générations. Parmi ses apparitions les plus célèbres, très nombreux sont ceux qui se souviennent de sa présence dans Qeysar, grand film noir de Massoud Kimiai (1969) où elle interprète un numéro d’une sensualité comparable à celui de Rita Hayworth dans Gilda.

PRÉSENT PAR SON ABSENCE

Une fois le film tourné, Panahi est allé à Ispahan où vit Shahrzad, il lui a demandé l’autorisation d’utiliser son nom. Elle a non seulement accepté mais elle a enregistré son poème, c’est sa voix qu’on entend dans le film. De même l’acteur qu’on voit sur l’affiche, Behruz Vossoughi dans le rôle titre de Tangsir d’Amir Naderi, était immensément populaire, et l’est resté même s’il s’est exilé aux Etats-Unis après la révolution. Et Tangsir, dans un style de western contemporain, est un récit de révolte contre les corrompus, y compris religieux, dont le héros continue d’incarner un esprit auquel les Iraniens se réfèrent volontiers.

LE POUVOIR MASCULIN

Vossoughi a été l’une des incarnations les plus célébrées d’une forme héroïsée du pouvoir masculin dans des films au machisme revendiqué, caractéristique du cinéma populaire d’avant la révolution – depuis celle-ci, les formes de domination masculine ont changé, sans qu’elles disparaissent pour autant, y compris à l’écran. Trois visages évoque de manière critique cet héritage en mettant au centre de son récit des personnages féminins, mais aussi par exemple autour de cette question, très présente dans les parties les plus traditionnelles de la société, de la fétichisation du prépuce. La sacralisation de ce petit morceau de peau, aussi bien que les questions liées à la puissance reproductrice du taureau, participent de ce thème majeur du film.

UN CHANGEMENT D’ATTITUDE

Contrairement à ce qui s’était produit pour Taxi Téhéran, où le nom des collaborateurs ne figuraient pas au générique, cette fois tous s’y trouvent, preuve d’un changement d’état d’esprit en Iran : lors du précédent film, certains techniciens avaient peur des conséquences si leur nom apparaissait, cette fois, tout le monde a insisté pour être présent au générique. Comme on l’a vu aussi lors des manifestations fin 2017, il y a désormais en Iran des gestes de protestations beaucoup plus virulents que par le passé. Cela s’est aussi traduit par la mobilisation de l’ensemble des professionnels du cinéma en faveur de Jafar Panahi : toutes les associations professionnelles du cinéma (réalisateurs, producteurs, distributeurs, techniciens, etc.) ont écrit au président de la République pour lui demander de l’autoriser à aller à Cannes. Mais lui, tout en saluant ce geste de ses confrères, insiste surtout sur le fait qu’on l’autorise désormais à filmer comme il l’entend dans son pays, et à montrer ses films. Panahi a également fait savoir qu’il demande que les autres réalisateurs maltraités soient laissés en paix, avec la possibilité de voyager et de tourner – à commencer par Mohammad Rassoulof, qui avait été arrêté en même temps que lui en 2009, et qui fait à nouveau l’objet de pressions administratives, les autorités lui ayant retiré son passeport après qu’il ait présenté son dernier film à l’étranger.

MEMORY BOX

Montréal, le jour de Noël, Maia et sa fille, Alex, reçoivent un mystérieux colis en provenance de Beyrouth. Ce sont des cahiers, des cassettes et des photographies, toute une correspondance, que Maia, de 13 à 18 ans, a envoyé de Beyrouth à sa meilleure amie partie à Paris pour fuir la guerre civile. Maia refuse d’affronter ce passé mais Alex s’y plonge en cachette. Elle y découvre entre fantasme et réalité, l’adolescence tumultueuse et passionnée de sa mère dans les années 80 et des secrets bien gardés.

Bande annonce

Dossier de presse

Entretien avec les réalisateurs

LA GENÈSE DU FILM

Memory box semble né de votre propre « boîte à mémoire ». Qu’en est-il exactement ?

Joana Hadjithomas : L’origine de ce film, ce sont des cahiers et des cassettes adressés à une très proche amie partie vivre en France durant la guerre civile libanaise. Séparées, on s’était juré de s’écrire et de 1982 à 1988, de 13 à 18 ans, on s’est effectivement écrit tous les jours, enregistré des cassettes, envoyé des photos. Pendant 6 ans, je lui ai raconté ma vie, chaque instant de mon adolescence dans les moindres détails et la guerre civile qui faisait rage autour de moi. Depuis Paris, elle a fait la même chose. Chaque mois, on s’envoyait des paquets, avec des cahiers, des cassettes. Puis on s’est perdues de vue. Un jour, vingt-cinq ans plus tard, on s’est retrouvées. Elle, comme moi, avions tout, mais absolument tout gardé ! On a alors échangé notre correspondance mutuelle. Avoir toute cette archive à ma portée, replonger dans ces écrits, ces souvenirs d’adolescence et de guerre, retrouver sur les cassettes une voix enfantine, la mienne, que je ne reconnaissais pas, a été une émotion très forte surtout que notre propre fille Alya venait tout juste de fêter ses 13 ans.

Khalil Joreige : Alya avait très envie de les lire ! On s’est posé la question de savoir si on pouvait livrer ainsi notre adolescence à notre fille, au même âge, ce que cela voulait dire de partager ces souvenirs, notre jeunesse. Quels effets d’échos cela allait-il provoquer ?

Ce récit s’appuie sur ces cahiers, cette correspondance écrite et ces cassettes,mais vos archives contenaient-elles aussi toutes les photos que l’on peut voir,dans le film ?

KJ : On a voulu rajouter une dimension visuelle basée sur des photographies que j’avais faites durant mon adolescence à Beyrouth dans ces mêmes années. Chacun d’entre nous deux s’était exprimé dans son médium de l’époque, à travers sa passion. On a conjugué nos deux archives, nos histoires. Dans le film, on voit que ces archives sont à la fois réelles et refabriquées, mélangeant traces documentaires et recréation fictionnelle.

JH : Ce film est une fiction basée sur des écrits et des archives sonores, visuelles, parfois des documents comme des journaux qu’on utilise dans le film, mais pour servir l’histoire. On ne voulait pas faire un film documentaire sur mon adolescence, mais user de cette archive qui était une matière formidable.

KJ : Elle nous ouvrait plein de possibilités artistiques. On a écrit ce film avec Gaëlle Macé et tous les trois, nous avons tout de suite voulu déplacer ces archives vers une fiction. Cela nous permettait de nous distancier par rapport à ce matériau et de nous sentir beaucoup plus libres.

JH – On voit dans le film mes vrais cahiers et les vraies photos de Khalil, mais on y a aussi mêlé d’autres écrits, d’autres photos pour servir l’histoire du film.Par exemple, les graphiques d’humeur du jour, ce sont vraiment les miens, mais ils deviennent ceux de Maia, notre personnage fictif. Les photos de Khalil dessinent une cartographie de l’histoire d’amour entre les personnages.

Vous animez vos photos, et vous y intégrez vos personnages fictifs. C’était important que le passage de la réalité à la fiction passe par la matière même de vos images ?

KJ : Cela brouille un peu les pistes et les frontières : qu’est-ce qui est vrai ? qu’est-ce qui est fictionnel ? D’une certaine façon, revisiter les images prises durant nos adolescences nous rapproche aussi du réel du film, nous aide à être au plus près des années 80. On puise dans cette source originelle que nous avons la chance d’avoir. Ces photos, donnent à la jeune Alex, coincée au Canada durant une tempête de neige, une matière à son imagination et aux projections qu’elle se fait des histoires contenues dans les cahiers de sa mère pour recréer et reconstituer ces moments, un pays, une époque qu’elle ne connaît pas. L’histoire d’une personne bloquée dans une chambre qui va s’imaginer et fantasmer les choses est pour nous une métaphore du cinéma. C’est l’évocation, le hors champs, la trace, l’absence propre même au cinéma.

LE RAPPORT AUX IMAGES

Dans le film circulent les époques, les générations mais aussi les technologies, le passage du temps s’éprouvant autant dans le récit, dans ce que vivent les personnages d’une époque à l’autre, que dans la matière même du film ou de la photographie. Parlez nous du rapport aux images.

JH : Les photos sont primordiales dans le film, elles constituent presque un film dans le film. On avait envie aussi de montrer, au cinéma, une histoire de la photographie argentique, que cette matière photographique soit retravaillée à partir des planches-contact, de polaroïd, de super 8, de films latents de cette époque et aussi des choses qu’on a tournées ou photographiées mais jamais diffusées.

KJ : On n’est pas du tout nostalgiques de cette époque mais on voulait voir comment cette matérialité des images, qui avait fonctionné pour nous, fonctionnerait différemment aujourd’hui pour la génération de notre fille, et pour le personnage d’Alex. Sans être moralisateurs envers Internet ou les réseaux sociaux, il nous parait intéressant de comparer les époques. Je possède environ 60 000 négatifs en vingt-cinq ans de pratique de photographe. Notre fille a fait en 6 mois 50 000 photos avec son téléphone ! Ce ne sont pas le même genre de photos à l’évidence, mais ça constitue aussi un journal. Ce rapport aux images à travers le temps change par exemple le rapport entre public et privé, entre le corps social et le corps intime.

JH – Relire mes cahiers nous a permis de comprendre le rapport que notre fille entretient avec son smartphone. Ado, je racontais aussi ma vie dans les plus infimes détails de la même manière. Le film met en scène le statut des images et des documents. Les cahiers, cassettes, photographies de Maia faits de secrets, de non-dits mais aussi les inexactitudes de la mémoire confronte le rapport technologique d’Alex aux réseaux sociaux, à Facebook, WhatsApp, avec la saturation des informations, de la communication et du partage, l’immédiateté et la virtualité. La surabondance des images et des informations aujourd’hui font qu’un tel flux ne peut être traité et équivaut étrangement à l’oubli. Les galeries d’images de nos smartphones évoquent des divisions d’écrans et des split screens qu’on explore dans le film et qui sont essentiel au développement de l’imaginaire d’Alex. Elle finit par suivre l’histoire de sa mère, de cahiers en cassettes comme une série, une saga dont elle devient totalement accro. Elle se plonge tellement dans le passé de sa mère qu’elle ne vit plus son présent et petit à petit, déconnecte avec ses amis. Elle se perd dans diverses temporalités. – – Ce jeu libre avec les régimes d’images et de sons est-il le cœur de tout votre travail, y compris dans ce film qui semble tout récapituler ?

JH : Nous n’aimons ni frontières ni définitions. On aspire à une grande liberté, la possibilité de pouvoir se mouvoir en faisant des films de cinéma, des documentaires, des vidéos d’art, des installations photographiques, des performances, des sculptures… Cela dépend vraiment de notre intérêt, notre inspiration, notre recherche… Dans Memory box, on a cherché à transformer nos recherches artistiques et formelles en quelque chose de cinématographique et d’accessible, quelque chose de jouissif pour le spectateur.

KJ : Ce film incarne la liberté mais aussi une certaine idée de l’artisanat. On ne voulait pas que le film ait une esthétique « effets spéciaux ». On aime le côté artiste, chercheur. Et on souhaitait que cette recherche visuelle ouvre des perspectives émotionnelles fortes. La photo argentique, la planche contact alimente l’imaginaire d’Alex, et l’aide à reconstituer et imaginer de façon fantaisiste, inventive, le Liban, les années 80, le quotidien de la guerre ou l’histoire d’amour passionnée de Maia et Raja. On a découpé des photographies, brûlé certains photogrammes, travaillé le hors champs qui devient celui de la mémoire comme dans la scène où Alex imagine à partir d’une photo, une scène dont elle ne connaît qu’une partie du décor alors la suite devient noire puisqu’elle n’a plus de référent. Ce noir, on l’a vraiment fabriqué en tapissant la rue où l’on tournait de tissu noir…

Vous parlez d’un travail artisanal. En effet, au regard de la richesse des documents dans le film, le travail de préparation a dû être très long ? Vous avez dû refaire des photos, refaire des cahiers, on imagine un travail de collages, de découpages ?

JH : Nous avions comme base les cahiers et les cassettes que j’avais envoyés à mon amie, mais nous avons également fabriqué avec l’aide des équipes la majorité des cahiers que l’on voit dans le film. Nous avons fait plus de 10 000 photos avec les acteurs à différents moments de leur vie, en travaillant le passage du temps et le changement de looks : New wave, punk ou disco, ces années là avaient des esthétiques très marquées. On a utilisé des formats très différents : 8 mm, des films périmés des années 80, des archives papiers, des images tournées avec nos petits téléphones etc…C’était titanesque mais aussi extrêmement amusant et ludique et parfois mélancolique, cette plongée dans la jeunesse.

Certaines séquences font directement référence à vos œuvres artistiques. Pouvez-vous commenter par exemple cette image forte du film : les photos que Maia prend de son père sur son lit de mort, photos surexposées qui effacent presque la trace qu ‘elle veut saisir.

KJ : Ces images font référence à l’histoire du médium photographique. Les premières photos étaient parfois surexposées et c’était souvent des photos de morts. En même temps, ces photos rendent quelque chose aux morts, elles aident à faire le deuil. Les photos prises 30 ans plus tôt ont été oubliées par Maia dans son appareil photo. Elles sont latentes et attendent d’être révélées.

JH : Pendant dix ans, de 1997 à 2006, nous avons fait tous les deux des photos que nous n’avons pas développées, qui sont restées latentes, une façon de soustraire nos images au permanent flux des représentations. Puis, en 2006, on a eu besoin de ramener l’image au coeur de notre pratique – la présence de l’image plutôt que son absence. Dans le film, on s’est aussi inspirés d’un film latent trouvé chez l’oncle maternel de Khalil qui a disparu durant la guerre. Ce film avait été tourné vingt-cinq ans avant et au moment du développement, il est sorti pratiquement tout blanc. Mais certaines images étaient toujours là, c’était comme si l’image ne parvenait pas à disparaître, comme si elle hantait la pellicule, comme une image rémanente. Dans Memory Box, le secret familial voile la mémoire de Maia. Les photos retrouvées de son père vont aider à ramener les traces du passé.

L’HISTOIRE, LA TRACE ET LA MÉMOIRE

Votre film, vos cahiers et cassettes, ne sont-ils pas des blocs solides de mémoire, une forme de résistance à la fragilité de la mémoire et à l’amnésie, que celle-ci soit volontaire ou inconsciente ?

KJ : C’est une interprétation possible. On n’essaye pas de faire un travail d’historien, mais on réfléchit à ce qu’est l’histoire. C’est en l’absence d’histoire commune que la mémoire devient importante.

JH : L’histoire de la guerre civile libanaise n’existe pas dans les livres d’histoire, n’a pas pu être transmise. Des historiens, des artistes, des écrivains essayent d’en reporter des fragments, certains films ou documents sont là pour attester un peu de ce qui a eu lieu. Il y a donc des traces, mais elles sont fragiles, elles se transforment, disparaissent, comme les bâtiments qui ont été détruits par la guerre ou par la rénovation immobilière. Nous n’avons pas fait d’études de cinéma ou d’art, et notre impulsion à faire des films ou des œuvres d’art vient de notre obsession des traces et des questions que cela pose. Qu’est-ce qu’on fait de ces traces ? Et si on ne garde aucune trace du passé, est-ce possible de vivre notre présent ? Memory box pose directement cette question.

La mémoire traitée dans le film n’est pas seulement intime et familiale, mais aussi collective, historique.

KJ : Une des questions que nous nous posons tous, quel que soit notre vécu, est cette relation à la mémoire, au passé, à l’histoire et à sa possible transmission. Qu’est-ce qui demeure, qu’est-ce qui devrait demeurer ? Mais aussi comment réfléchir, à partir d’une histoire personnelle, le rapport à l’Histoire plus collective ? Notre travail d’artistes et de cinéastes interroge depuis des années la représentation de la violence, l’écriture de l’Histoire ainsi que les constructions d’imaginaire.

JH : Ce qui nous a fascinés en lisant mes cahiers, c’est qu’on ne comprend pas vraiment les évènements mais on suit le quotidien, ce qu’on vit, ce qu’on mange, ce qu’on fait dans l’abri, nos sensations, nos débats politiques. Tout est vécu et raconté dans les moindres détails. Et ces détails font totalement partie de la mémoire collective.

KJ : Pour Maia jeune, la guerre n’est pas une situation exceptionnelle, c’est son quotidien. Les cahiers de Joana sont très indicatifs de cela. Maia veut vivre avant tout. On envisage souvent les guerres civiles sous l’aspect du trauma, ce n’est pas ce que nous montrons dans notre travail. Dans la correspondance de Joana, ce qui apparaît surtout c’est le désir de vivre, d’aimer, de s’amuser, la liberté et la pulsion de vie quoiqu’il arrive.

JH : La mémoire passe aussi par la sensualité, par certains gestes, par la texture même du film. C’était très important de rendre visible, sensible l’immatérialité de la mémoire. Cette mémoire invoque l’esthétique, les références, la musique, mais aussi parfois par de tous petits détails, comme le son du rewind de la cassette. Ce son est un embrayeur de mémoire pour nous mais devient iconique peut-être aussi pour une génération qui n’a pas forcément connu les cassettes. Si notre film parle à la génération de notre fille, ce serait aussi une forme de transmission.

LA TRANSMISSION SEMBLE AU CENTRE DU RÉCIT

KJ : Notre film met en scène trois générations de femmes : Téta, la grand-mère, bloque volontairement la mémoire de leur histoire familiale craignant que le secret familial ne ressurgisse. Ce secret qui lui a fait fuir le pays qu’elle aime et dont elle parle la langue. Une langue que sa fille Maia, cherchant à tout prix à s’intégrer, ne parle plus et qu’elle n’a pas transmise à Alex, qui va essayer de remonter ce temps et ces évènements cachés, latents. Les deux femmes ont essayé d’oublier en venant vivre au Canada, elles ont volontairement laissé le passé douloureux derrière elles. Mais ce passé revient les hanter avec l’arrivée des cahiers de Maia à la mort de son amie Liza.

JH : Nous voulions explorer diverses façons de raconter cette histoire ainsi que plusieurs temporalités : celle contemporaine des personnages, celle que va imaginer et reconstituer Alex en lisant la vie de sa mère, enfin celle du Flashback raconté en voix off par Maia quand elle prend le relais du récit. Dans nos films précédents, on s’intéressait surtout au présent,à rendre compte d’états, de situations. Là, on voulait s’atteler à la narration, même si elle s’avère complexe, lacunaire avec ces trous de mémoire, ces réécritures.

LA TRANSMISSION ET L’EXIL…

KJ : Le film est aussi l’ histoire d’un exil dans un pays d’adoption qui est lointain, le Canada, et le retour au pays, initié comme souvent par une génération plus jeune qui a envie de savoir. C’est aussi l’exil de soi-même : Alex essaye de comprendre comment sa mère a tant changé, où sont passés sa passion pour la photographie, l’amitié intense, l’amour fou… C’est pour nous, une façon de questionner et de préserver cette intensité.

JH : Maia est comme coupée de sa jeunesse avant que cette « memory box » ne se rouvre et que tous les fantômes ne reviennent la hanter. La relation entre Maia et Alex ne parvient pas à s’établir tant qu’il n’y a pas cette continuité et cette possible transmission entre passé et présent. En lisant les cahiers, Alex désobéit à Maia, mais c’est une désobéissance féconde. Alex ramène des images du passé et la possibilité de se souvenir malgré les fantasmes, l’imaginaire et la réécriture de l’histoire de chacun. Le passé échappe, se dérobe… malgré tout, l’imaginaire demeure plus fort et c’est peut-être cela ce qui importe le plus, c’est cette imaginaire qui revient nous hanter tels des oasis dans le désert, comme l’écrivait Hannah Arendt.

BEYROUTH AUJOURD’HUI FACE À LA FIN DU FILM

Justement comment ne pas évoquer le présent et la catastrophe économique qui s’abat sur le Liban mais aussi le fait que le film a été tourné avant l’explosion du 4 août. N’y voyez-vous pas un cycle terrible, celui d’un éternel recommencement ?

KJ : Peut-être pas un recommencement puisque les situations évoluent quand même mais oui, il y a un écho terrible aux années 80 qui sont le cœur de ce film. C’est un pays qui s’enfonce à nouveau dans le cauchemar.

JH : Nous avons fini de tourner le film en mai 2019 et commencé à monter en pleine révolution, à l’automne de la même année. Une révolution contre les dirigeants corrompus et criminels et contre le système bancaire qui a pris en otage les Libanais. Bien-sûr, cela résonne de façon tragique, comme un miroir terrifiant, avec de nombreuses pages de mes cahiers qui sont cités dans le film, et qui font écho à la violence de la guerre, la dévaluation actuelle de la livre, l’insécurité, le désespoir et l’effondrement total des systèmes au Liban, la tentation, voire parfois l’obligation terrible de l’exil. Jusqu’à l’explosion tragique du 4 août, la troisième plus grosse explosion après Hiroshima et Nagasaki, qui a détruit un tiers de la ville et une partie de nos vies.

Et pourtant vous avez choisi de garder une fin plutôt positive avec ce retour au Liban ?

KJ : C’est étrange d’entendre que la fin semble positive, quand on sait que le pays, le décor même où la fin a été tournée, tout a explosé après la fin du tournage au sens figuré, mais aussi au sens réel. Cette fin du film apparaît depuis comme un songe, une sorte de (science)fiction fantastique, le rêve d’un retour à la communauté, à un pays qui s’est reconstruit pour être aujourd’hui détruit une fois encore. Et à nouveau, comme dans le film, l’exil est au centre de nos vies. La dernière partie du film raconte aussi le fantasme d’un retour à l’heure où une majorité de personnes de toutes générations quitte le pays.

JH : Maia ne retrouve ni sa maison, ni les sépultures de son frère et de son père, ni le Beyrouth qu’elle a connu. Mais dans un petit pays, certaines retrouvailles sont possibles, comme celle avec ses amis d’antan, avec son grand amour Raja, ses liens se renouent malgré la jeunesse perdue… Maia retrouve des visages aimés, une énergie, juste le temps d’une soirée, une seule… Comme une parenthèse…

KJ : C’est politique et vital d’être capable de ne pas finir un film de la région de manière dramatique même si la violence tragique et le chaos finissent par nous rattraper.

JH : Dans notre profond désarroi, nous ne pouvons nous permettre le désespoir absolu, nous avons tant besoin de lumière. There will be light, promet la chanson à la fin du film…

– La fin du film, avec ce soleil qui monte et descend en accéléré, est-elle aussi une métaphore de l’histoire de cette famille et de la vie en général, de ses aléas, de sa fragilité, de ses aubes et crépuscules, de ses cycles ? Que dit-elle aussi de la situation terrible que traverse le pays ?

KJ : Avec le confinement, on ressent tous encore plus fortement notre appartenance à un cycle. L’incidence de nos vies prises dans un mouvement beaucoup plus large est figurée dans cette fin du film avec cette idée de soleil et de recommencement, de moments lumineux alternant avec des moments plus obscurs…

JH : Nous avons beaucoup travaillé autour de l’archéologie et de la géologie et autour du vertige du temps qui semble infini quand on aborde les choses sous cet angle. Mais il y a quelque chose de permanent, d’immuable, comme un cycle, après chaque catastrophe, il y a une régénération, après chaque désastre, peut-être peut-on espérer un renouveau.

Dans Memory box, la musique joue également un rôle important dans la réminiscence…JH – Les années 80 sont centrales dans le film et la musique rythme ces années-là, elle est fidèle à ce qu’on écoutait à l’époque. Elle charrie l’esthétique de l’époque, la jeunesse et aussi une sorte d’insouciance et actionne aussi les visions d’Alex : Elle l’aide à se projeter dans le passé de sa mère. On voulait aussi des musiques qui rendent compte de la créativité des années 80. La chanson de Blondie, One way or another, lie un groupe de copains, elle les fait danser, partager, oublier leur réalité quotidienne de la guerre… Ils la rejouent lors de leurs retrouvailles trente ans après, et on mesure aussi leur jeunesse passée.KJ – On est structuré par les musiques qu’on a écouté adolescent, elles nous ont constitués. La musique est un trait d’union générationnel, il n’y a rien de plus émouvant que d’entendre son enfant écouter une musique qu’on a adorée. C’est une forme de transmission, ça fonctionne ainsi entre Maia et Alex, et c’est aussi ce qui va refondre ensemble le groupe d’amis après trente années de séparation.

LES MOTS DE TAJ

A 14 ans, Tajamul a fui l’Afghanistan pour venir jusqu’en France. Six ans plus tard, il a voulu refaire le voyage mais à rebours, d’Amiens jusqu’à Kaboul, pour raconter et montrer ce qu’il a vécu pendant le trajet qui a fait de lui un réfugié ; des mots pour celles et ceux qui ne peuvent pas, qui ne peuvent plus parler. Les Mots de Taj est certainement un témoignage, mais c’est aussi le portrait d’un jeune homme d’aujourd’hui, en qui résonne le fracas du chaos du monde.

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Entretien avec Tajamul Faqiri-Choisy

Pourquoi avez-vous tenu à faire ce film ?

Tajamul Faqiri-Choisy : Quand je suis arrivé, j’ai rencontré Dominique, comme ça, par hasard,pendant un stage obligatoire en troisième, alors que je ne parlais pas du tout français. C’est quelqu’un en qui j’ai une confiance totale et que j’aime plus que tout dans la vie.

Maintenant, je suis son fils, il est mon père, on s’est adopté. Et depuis mon arrivée en France, je me disais qu’il fallait raconter ce trajet. Bien sûr, c’est le mien, mais c’est celui de tellement d’autres réfugiés ; d’où qu’ils viennent, c’est la même histoire, au fond… Et personne ne peut comprendre ce que nous sommes si on ne le raconte pas nous-mêmes, si on ne le partage pas avec les autres… Et comme Dominique fait des films, et que je voulais lui parler à lui d’abord, pour qu’ensuite chacun puisse entendre, je lui ai demandé… Faire le film avec lui, ça s’est posé presque naturellement.

En fait, pour 90 % – même plus, la majorité, je ne peux pas donner un chiffre – des personnes qui partent, qui traversent tous ces pays-là pour arriver en France, en Allemagne, n’importe où, raconter leur histoire, c’est honteux… Ils ont vécu des choses terribles, humiliantes, ils n’avaient pas à  manger pendant des jours, ils se faisaient traiter pire que des animaux… Ils se disent qu’il ne faut pas raconter ça… Mais pour moi, ce n’est pas une honte. Aujourd’hui, je sais qui je suis, et je suis construit de ce passé-là. C’est mon passé, c’est le chemin que je devais prendre et je n’ai pas honte. Ces choses que j’ai vécues, j’ai été obligé de les vivre. Ce n’est pas un choix, mais ma responsabilité c’était de traverser tout ça, de survivre, pour raconter et demander :  pourquoi? Pourquoi on ne peut pas vivre heureux dans notre pays ? Pourquoi je dois partir ? Qui a décidé de ça pour nous ? Et en plus, je devrais avoir honte ? Jamais !

J’espère que ce film aura un impact positif sur comment on voit les réfugiés, et que les réfugiés qui verront le film deviendront fiers d’être là, d’avoir réussi ça : arriver quelque part. Vivants.

Alors bien sûr, je pense que mon parcours, ma vie, ce que je suis aujourd’hui, c’est aussi une grande part de chance. Les gens qui me connaissent me disent : « Mais Taj, tu as provoqué cette chance.» Mais non… Et puis je ne sais pas, je ne crois pas, j’y réfléchis… Il y a beaucoup de questions pour lesquelles je n’ai pas de réponses. Mais ce que je sais c’est que je ne veux pas de la pitié. Ce n’est pas moi. Il faut parler, mais pas pour faire pitié.

Ce film, c’est la volonté de témoigner de tout ce que vous avez vécu ?

Tajamul Faqiri-Choisy : Mon objectif, à travers ce documentaire, c’est de raconter l’histoire d’un être humain, même pas l’histoire d’un réfugié, juste d’un être humain. Des personnes, très jeunes, ou moins jeunes, ont tout quitté, pour ne pas mourir… C’est une histoire hélas éternelle et pourtant, beaucoup de personnes racontent n’importe quoi autour de ça… Pour faire peur… Pour des raisons de pouvoir, des raisons de mauvaise politique… Faire porter les faiblesses d’un pays sur encore plus faible… C’est dégueulasse.

J’aime beaucoup ma mère. Mais j’ai été obligé de la quitter. Quand je lui ai annoncé que je m’en allais, elle s’est évanouie. Nous sommes des êtres humains. J’aimerais que les gens qui vont voir le film puissent juste dire : « Voila , tu as vécu tout cela, tu peux venir, tu peux vivre en France un peu tranquillement, enfin. »

Quel regard portez-vous sur ce film ?

Tajamul Faqiri-Choisy : C’est un projet qui a pris très longtemps. Je demandais régulièrement à Dominique : « Alors, comment ça se passe mon vieux ? » Il répondait : « Attends, attends, j’écris, on va voir ! » C’est un projet qui s’est mis en place aussi dans une période un peu compliquée, j’étais en Allemagne où j’étais parti pour travailler. Mais je n’ai jamais lâché, car c’est quelque chose que je voulais absolument faire, même si, aujourd’hui, j’aurais préféré le faire avec d’autres mots, car plus le temps passe, plus j’apprends le français et je commence à avoir plus de vocabulaire sur lequel m’appuyer pour expliquer des choses. Mais quand même, ça va. Les paroles, elles sont là.

Comment avez-vous vécu ce voyage à l’envers ?

Tajamul Faqiri-Choisy : Dans le documentaire, parfois, il y a des lieux un peu forts. Je n’étais pas bien. J’allais revivre exactement ce que j’avais vécu durant mon trajet. D’ailleurs, pendant des années, je n’étais pas bien, j’allais même voir des psychologues. Parfois, je m’enfermais pendant des jours, dans le noir… J’étais jeune. Je me demandais : « Mais pourquoi on en est arrivé jusque-là ? » Ce sont des questions qui reviennent souvent. Même maintenant. Mais il faut donner une réponse politique à ça.

Pendant le tournage du documentaire, en retournant dans certains lieux, certaines choses me venaient en tête ; parfois je me fâchais un petit peu… Mais c’est moi-même, c’est ma manière de raconter, de dire des choses, comme je les ai vécues : c’est moi, livré à moi-même. Et ce qui est étrange, c’est que le voyage, c’est aussi une liberté totale… Tu ne sais rien… Tu ne sais pas quand les flics vont t’arrêter et t’amener directement en prison. Une fois sorti, tu ne sais pas où tu dois aller. Tu dors où tu veux.

C’est très bizarre parce qu’aujourd’hui, comme tout s’est finalement « bien » passé, c’est quelque chose que je trouve à la fois drôle, et que je ne regrette pas d’avoir vécu… Cela m’a fait beaucoup grandir. Parfois, j’ai des discussions avec des personnes, et je sais que ce ne sont pas les discussions d’un jeune homme…

A certains moments, quand j’étais en prison, en voyage, j’ai rencontré des gens qui avaient l’âge de mon père, qui me racontaient des choses, comme à un égal. Et, puis, aussi, plus on rencontre de difficultés, plus on devient adulte vite : je suis devenu un adulte très tôt dans ma vie.

Quand on a fini le documentaire, on est rentrés, je me suis assis, et là , je me suis dit : « Voilà, Taj, t’as tourné la page. Il faut que maintenant, tu passes à autre chose. » Maintenant, je suis passé à autre chose. Je peux même me dire que je vais aller à Patras [NDLR : en Grèce] pour une semaine de vacances ! Maintenant, ça me ferait plaisir. C’est que c’était beau, aussi, Patras…

Maintenant, le film va être montré… Qu’attendez-vous de ces projections ?

Tajamul Faqiri-Choisy : Ce n’est pas facile de savoirqu’on va « me voir ». Franchement, je préfèreêtre discret… Mon objectif, c’était de donner une image de l’histoire de milliers de personnes un peu partout dans le monde : des Afghans, des Pakistanais, des Bengalis, des Syriens, des Libyens, des Iraniens… Je ne peux pas les dire tous, et puis je ne connais pas bien les pays d’Afrique, mais il y a aussi tous les Africains… Nous sommes tellement nombreux, tellement…

Mais on passe tous par le même chemin, on risque tous les mêmes choses. Imaginons que le film change la manière de voir d’une personne, qu’elle se dise après avoir vu le documentaire :« Ouais, quand même, j’ai eu tort de penser ça des réfugiés… » Si c’est juste une personne, alors, moi, j’ai gagné quelque chose. Je voulais vraiment, à travers ce documentaire, changer la vision des gens qui disent : « Ouais, l’immigré, il vient prendre ça, l’immigré, il est terroriste, il est comme ci, il est comme ça… »

Non, en fait, on est obligé, on traverse tout ça pour venir jusqu’ici, pour avoir un espoir, pour ne plus vivre dans la peur, essayer d’avoir malgré tout un avenir. Ceux qui ne nous aiment pas feraientpareil s’ils étaient obligés. Ces gens ne se rendent pas compte de ce qu’ils disent. Peut-être que s’ils nous détestent, c’est simplement qu’ils se détestent eux-mêmes…

Quels sont vos projets ?

Tajamul Faqiri-Choisy : Mon projet, c’est de repartir en Afghanistan, car je sais qu’on n’a pas besoin de moi ici en France. En tant que jeune Afghan, j’ai eu la possibilité de venir en France,d’avoir une éducation, d’avoir une famille et de connaître la culture française. C’est important pour moi. Mais je pense qu’il est encore plus important pour nous, jeunes Afghans, de retourner dans notre pays, de rebâtir ce pays. Parce que si nous, nous ne le faisons pas, personne ne le fera à notre place, aucun pays d’Occident. On a vu les Américains, dans quel état ils laissent l’Afghanistan…

Le pays est fracassé, divisé, il sombre dans la nuit… Et on ne peut pas résister de la même façonqu’avant. Les luttes armées n’ont rien apporté, si ce n’est une retour de 20 ans en arrière. Il fautconstruire autrement. Je vais passer un diplôme de relations internationales et de langues. J’aimeraisbien continuer dans ces domaines, parce que je pourrai offrir ça à l’Afghanistan plus tard, cetteconnaissance.

Le chaos se construit sur l’ignorance et le manque d’éducation. Il faut résister à la tentation de retourner là-bas pour prendre les armes, même si pour nous c’est difficile à admettre… Et il fautapprendre, apprendre, apprendre. Et retourner avec les mots, le savoir.

Vous savez, je serai toujours un Afghan… Mais je serai toujours aussi un Français. Pourquoi ? Parce que la France est le pays où je peux acquérir ce savoir, où je peux faire des études en sécurité, pour grandir, et pouvoir retourner dans mon pays maternel riche de cette connaissance… C’est pour ça que je serai toujours reconnaissant envers la France, mais ça ne signifie pas « dire merci » toute sa vie. Ça ne me rend pas redevable. Je fais ma part, aussi… Mais ce que j’espère surtout, c’est que comme je suis multi-culturel, je vais pouvoir naviguer entre différents mondes, et essayer d’aider avec ce que j’aurai compris, à mon niveau. Y’a du boulot… Le film, c’est peut-être un peu le début de ça.

Propos recueillis par Isabelle Wackenier

Entretien avec Dominique Choisy
– À l’origine des Mots de Taj, il y a votre rencontre en 2013 avec un jeune réfugié afghan de 15 ansqui fait un stage à France 3 Amiens où vous travaillez à l’époque comme monteur. Aujourd’hui,vous l’avez adopté, il s’appelle Tajamul Faqiri-Choisy. Quels ont été les récits qui vous ont mené à envisager de tourner un documentaire cinq ans plus tard ?
Dominique Choisy : D’abord, Taj n’a jamais tout expliqué, beaucoup de choses ont été dites, mais ça a pris du temps. Rien n’a été raconté de façon linéaire, tout est arrivé dans le désordre. Et, même pendant le tournage du film, pendant ce trajet que nous avons fait ensemble, il y avait des endroits où on allait, dont je savais qu’ils étaient importants car je connaissais l’histoire qui s’y raccrochait ; mais il y en avait d’autres dont j’ignorais tout. J’ai découvert des pans entiers de son histoire au moment où il les racontait, comme par exemple le naufrage en Grèce, dont il ne m’avait jamais parlé.
– Comment est-ce possible ?
Dominique Choisy : C’est, je crois, le fait d’être sur place et d’être filmé, qui a fait jaillir son récit. Je pense que Taj s’était mis en tête d’être dans une forme de clarté : faire le film c’était aussi pour que « ça » arrive et donc il fallait qu’il parle. Avant le film, je connaissais des bribes de sa vie et depuis je découvre encore des choses, qui sont de l’ordre familial, la place de sa famille enAfghanistan, sa place à lui, là-bas… Aujourd’hui encore, je pense ne connaître qu’un dixième de son histoire ; mais j’en apprends un peu plus chaque jour.
– Si Taj parle aussi peu, comment avez-vous su qu’un film sur son histoire était envisageable ?
Dominique Choisy : Le vrai point de départ, c’est le festival Crossing Europe à Linz, en Autriche.J’y avais été invité en 2014 avec des étudiants de l’Université Picardie Jules Verne pour montrer leurs films, et Taj est venu avec nous. Lors de la soirée d’ouverture nous avons vu L’Escale de Kaveh Bakhtiari, sur la situation de migrants iraniens bloqués à Athènes et la façon dont ils essaient de quitter la Grèce…
Le réalisateur était présent, nous avons discuté avec lui et, ensuite, Taj m’a dit : « Je crois qu’il faudrait faire un film sur mon histoire… » Pour lui, L’Escale ne montrait qu’une partie des choses, et il pensait que ce serait intéressant de raconter tout le trajet… Raconter tout ce que ça signifie d’être réfugié, d’être arraché à sa terre et d’être dans cette espèce de « mouvement » pour arriver quelque part. C’est là que l’idée a germé vraiment… et c’est une idée que j’ai refusée.
– Pourquoi ?
Dominique Choisy : J’étais beaucoup trop proche, même si à l’époque on ne s’était pas encore« adoptés », puisque l’adoption a été prononcée à ses 18 ans. Je pensais ne pas être la bonne personne. Et puis, je viens de la fiction et, pour moi, il y a une forme d’aristocratie à être documentariste. Le réel m’impressionne ; personnellement, il faut que je négocie beaucoup dans ma vie pour réussir à être en phase avec la réalité ! Et je me disais que je ne saurais pas traduire le réel si complexe de Taj, que j’allais m’empêtrer dans notre lien, que j’allais tomber dans la « sur-empathie » et le tire-larmes, ce qui était la dernière chose à faire. Le projet me paraissait tellement gigantesque que je ne me voyais pas les compétences pour répondre à cette demande.
– Comment Taj a-t-il réussi à vous convaincre ?
Dominique Choisy : Quand Taj entendait les informations sur les réfugiés, la façon dont on parlait des naufrages de migrants en chiffres impersonnels, ça le mettait hors de lui. Il disait : « C’est pas 175 migrants, c’est un homme, plus une femme, plus un enfant, plus une vie, plus une danse, plus un sourire, plus une larme… Putain, c’est des humains, c’est pas des chiffres ! ». Et puis ce genre d’information était coincée entre une brève sur je ne sais quel homme politique et les résultats de la Coupe de France, il trouvait ça profondément dégueulasse et il avait raison. Moi, plus j’y pensais, plus je trouvais important de faire le film, parce que, politiquement, il y avait une place à occuper. Mais je ne me voyais toujours pas le réaliser, je voulais trouver quelqu’un avec un regard neutre.Chaque fois qu’on en rediscutait, Taj répétait : « Je ne vois pas pourquoi tu ne veux pas faire le film, tu es réalisateur, moi j’ai des choses à dire ; et je ne veux les dire qu’à toi pour qu’après tout le monde les entende. Si je ne les dis pas à toi, je ne les dis à personne, or ces choses-là, il faut qu’elles soient dites… » Comment ne pas finir par lui dire oui…
– Comment avez-vous trouvé le « dispositif » du voyage à l’envers ?
Dominique Choisy : Au début, je n’avais pas l’idée du film. Comment on raconte ça ? Comment on enregistre ces images ? Je ne me voyais pas tourner dans ma cuisine et dire à Taj : « Vas-y, raconte. » Taj non plus ne voyait pas comment faire. Et donc le temps a passé. Et puis, un jour, alors que nous étions au conseil départemental d’Amiens dans les démarches pour faire valider je ne sais quel morceau du monstrueux dossier d’adoption, dans la salle d’attente, Taj m’explique que c’est là qu’il avait été amené le premier jour où il est arrivé. Il me raconte qu’il était complètement perdu, il ne savait pas où il était, il était épuisé, angoissé, déprimé… Et il me montre où il s’était assis, puis comment il a aligné des chaises pour s’allonger et essayer de dormir un peu, comment il est tombé des chaises pendant son sommeil…
Il me décrit la dame des services sociaux qui lui parlait en français, il ne comprenait rien et répétait : « I’m hungry, I’m hungry… », alors on lui a apporté à manger, il a mangé, mais on ne savait pas quoi faire de lui car personne ne parlait dari… Le récit de Taj n’était pas du tout larmoyant, c’était même drôle, étonnamment. Sans doute aussi parce qu’il revenait au conseil départemental pour « faire famille » avec moi. Il y avait quelque chose dans cette « boucle » qui l’étonnait lui-même, et comme tout ça allait finalement dans le bon sens, ça le faisait rigoler… Et puis après, dans la voiture, je crois qu’on a eu la même idée au même moment, et je lui ai dit : « Taj, c’est ça, le film : il faut que tu nous « montres », que tu sois notre guide et qu’on parte d’Amiens pour arriver à Kaboul en passant par les endroits où tu as envie de nous raconter ce que tu y as vécu… ».
Il m’a répondu : « J’allais te le dire. Si on doit faire quelque chose, c’est ça ! » C’est là qu’on a trouvé ce fameux « dispositif », qu’on nous demande d’élaborer quand on veut réaliser un documentaire, et là, c’était faire le trajet, mais à l’envers. Il y a quand même un côté un peu mécanique et borné dans le terme « dispositif » qui m’énerve, et qui fait que je ne me sens pas à l’aise avec le mot, mais ensuite, il s’agit de dépasser le terme et de le fondre dans le film. Et à partir de ce moment-là, j’ai vraiment commencé à penser à une écriture possible…
– Et à vous sentir, finalement, légitime pour le réaliser ?
Dominique Choisy : Je crois qu’ une espèce de dissociation s’est opérée : oui, je suis son père, mais je suis aussi réalisateur, et j’ai un film à faire. L’envisager, le préparer, le concevoir au mieux, ça devenait des questions inhérentes à mon métier. Et, curieusement, c’est un cap que j’ai réussi à garder. Pendant le tournage, j’ai eu de grosses engueulades avec Taj parce qu’il me reprochait d’être devenu surtout le metteur en scène du film, et de ne plus trop être son père… Mais moi, je devais être le garant du film. Il fallait qu’il existe, et qu’il soit « bien », qu’il soit à la hauteur de ce que Taj nous livrait. Cet enjeu fait que je n’ai jamais lâché, et que je n’étais pas très marrant, c’est sûr…
Par exemple, à Vienne, Taj, son cousin et des amis afghans avaient préparé un pique-nique alors que moi j’avais pris rendez-vous avec un journaliste spécialiste des migrations, qui était à Vienne en 2015, au moment où toutes les frontières se sont ouvertes. Je trouvais intéressant de confronter le côté journalistique, voire historique de ce moment, avec ce que Taj avait vécu. Et le matin du rendez-vous, Taj m’appelle pour nous inviter à ce pique-nique au bord du Danube. Comme j’avais eu du mal à caler l’entretien avec le spécialiste, on s’est engueulés, et puis il a gagné, j’ai annulé l’interview et on les a rejoints. Mais pas pour s’asseoir et manger avec eux, au grand dam de Taj, mais pour filmer. Henri Desaunay, le chef opérateur, et moi avons tout de suite senti que ce moment était essentiel.
La lumière était splendide, c’était un dimanche soir et nous repartions le lendemain, Taj n’avait pas vu son cousin depuis des années, il ne savait pas quand il le reverrait… Il y avait là quelque chose de très important à saisir. De plus, ce genre de moments a vraiment eu lieu pendant son trajet. Ceux qui tiennent, qui vont jusqu’au bout, qui ne s’effondrent pas, c’est parce qu’ils recréent ça en route.Et, très souvent, Taj m’a raconté que lorsqu’il était en prison en Turquie, ou dans un camp en Serbie, il y avait toujours la musique, la danse, comme pour résister… Avec Henri on se devait de capter ça… Mais Taj était très fâché qu’on ne se pose pas avec eux pour profiter un peu, qu’on reste dans le film à faire…
– La chronologie du voyage est respectée dans le film ?
Dominique Choisy : On a vraiment tout fait à la suite, de début mai à mi-juin 2018. Nous sommes arrivés en Turquie après être partis d’Amiens et être passés en Suisse, en Autriche, en Hongrie, en Serbie, en Macédoine du Nord, et en Grèce. En Grèce, ça avait été chaud, c’était très lourd émotionnellement pour Taj de revenir à Patras… Et en Turquie, à Istanbul, ça a été très tendu parce qu’on était tous crevés, et aussi parce qu’on était arrivés sans savoir comment on allait faire ensuite pour tourner en Iran et en Afghanistan. J’avais pris des billets d’avion pour Téhéran, et pour Kaboul, mais j’avais envisagé, avec mes producteurs, que si on n’arrivait pas à obtenir les autorisations pour tourner dans ces deux derniers pays, on rentrerait en France.
J’étais très inquiet : si on arrêtait là, ça allait être très difficile de revenir et réenclencher le récit, surtout pour Taj… Et même fatigués nous étions quand même en permanence dans une forme d’énergie qui était celle du film… Alors nous avons enchaîné vers l’Iran puis vers l’Afghanistan, où nous avons tourné sans la moindre autorisation, comme dans tous les autres pays d’ailleurs… C’était un peu fou, quand j’y pense…
– Vous avez pris le parti de ne jamais incruster les noms des villes et des pays, ce qui fait que la confusion qui devait être celle de Taj enfant à l’époque de son voyage est aussi la nôtre.
Dominique Choisy : Je voulais restituer, de façon presque impressionniste, ce que Taj ressentait.Plus on est proche de la France, plus c’est précis, parce qu’à ce moment-là, c’est précis pour lui : il sait vraiment où il est, où sont les frontières, comment il doit les passer ou pas : c’est répertorié. Mais ailleurs, non. Ailleurs tout était flou, chaque mouvement était empêché, et c’était comme si les frontières étaient partout. Il fallait donc, à l’écran, faire valser cette question de la frontière au sens où nous, nous la percevons. Au début du film, dans le train, il s’émerveille beaucoup devant les paysages alors qu’on allait vers Mulhouse. Alors je lui pose la question de ce qu’il pensait de cette vue lors de son premier voyage, et il répond qu’il n’en pensait rien. Il était tellement flippé, que c’était impossible d’intégrer ça dans son cerveau, et puis il avait voyagé de nuit, et donc tout ce qu’on voit, lui ne l’avait même pas vu, et il le découvrait pendant le tournage ! Il a visualisé ce qui avait fait son parcours,en tant que territoire, pendant que nous faisions le voyage ensemble, mais pas quand lui l’a fait tout seul. Nous, nous ne sommes pas allés jusqu’à tourner de nuit, on a assoupli le dispositif de son trajet, pas seulement pour des raisons cinématographiques, mais bien pour réaliser un film et non un reportage à la TF1 avec caméra embarquée et « remise dans les conditions du réel ». Et Taj est suffisamment capable de nous emmener dans ses images pour qu’on puisse imaginer ce wagon la nuit, la famille bloquée, et tout à coup ce contrôleur qui débarque et décide, finalement, de les laisser tranquilles.

– Techniquement comment avez-vous fait pour obtenir cette qualité de son et d’image en équipe légère ?
Dominique Choisy : Nous n’étions que trois —Taj, Henri, le chef opérateur/ingénieur du son, et moi— et on devait pouvoir passer pour des « touristes », puisque nous n’avions pas les autorisations de tournage nécessaires. Et donc le tournage commençait concrètement dès que nous étions équipés de nos micros HF, Taj et moi. Je portais la ceinture avec le récepteur son, et il y avait un excellent micro directionnel sur l’appareil photo, un Sony Alpha 7S. On avait quatre ou cinq micros HF supplémentaires pour équiper les personnes qu’on rencontrait, lorsqu’elles acceptaient de parler. Mais ce n’était pas toujours possible lorsque les choses arrivaient très vite : on ne l’a pas fait avec les trois jeunes Afghans à Patras, ni dans le parc à Athènes lorsqu’on discute avec le jeune Baloutche.
Dans ce cas, Taj devenait le maître de la situation, il était toujours très proche des personnes avec lesquelles il parlait, donc le son était aussi pris dans son HF, et puis nous avions décidé qu’Henri ne serait jamais loin non plus, pas pour des raisons sonores, mais pour être toujours dans les pas de Taj, dans le creux de son épaule, je voulais qu’on soit accroché à lui. Ainsi, le signal sonore était à chaque fois suffisamment riche pour qu’au final tout se passe bien, mais la qualité du son est aussi due au talent d’Edouard Morin, qui a mixé le film, et de Lucile Demarquet qui a fait le montage son.
Par moments, c’est de l’orfèvrerie : tout est construit au son pour se répondre et tisser des liens entre certains moments, certains lieux, liens dont on n’a même pas conscience, mais qui sont là… Henri est avant tout un homme d’images, mais il accorde un soin maniaque au son. C’était vraiment un rituel : Taj équipé, moi équipé, le tournage commençait, et il était censé s’arrêter quand on avait éteint et retiré les micros.
Mais Henri continuait presque toujours à tourner… Ce qui donne des séquences fortes ou étonnantes, qu’on a finalement montées. Par exemple, en Macédoine la scène des chiens et de la pizza : nous étions sur l’autoroute pour aller en Grèce, et on s’était arrêté dans cette espèce de resto-route vide, où on a mangé seuls. Et puis, alors que nous allions partir, sont arrivés ces deux chiens errants. Il est un peu vertigineux, ce moment-là, parce qu’il résonne avec celui où, un peu plus tard, Taj dit : « On nous traitait comme des chiens sauvages. » Ce qu’on perçoit sur le coup comme un moment presque léger devient par la suite un moment grave et chargé de sens, car pour Taj, maintenant, même un chien sauvage ne doit pas être traité comme un chien sauvage…
– Parmi les moments très bouleversants, il y a celui sous les pylônes en Serbie, où Taj dit : « Je suis venu pour être ton ami, est-ce que tu m’acceptes ? (…) Quand tu es un réfugié, tu n’es qu’une ombre, tu n’existes pas, les gens te marchent dessus, ils ne te voient même pas… » Comment cette scène arrive-t-elle ? Qu’en savez-vous par avance ?
Dominique Choisy : Le matin, en Serbie, avant de partir de l’hôtel, je sais seulement que Taj a prévu qu’on aille près de la frontière avec la Croatie. Donc, on met le GPS en marche, et on y va. Mais j’ignore ce qui va se passer, je sais juste que Taj a essayé de passer de Serbie en Croatie sous des pylônes. Je ne peux pas savoir qu’il va dire ça comme ça, parce que ça lui appartient. On a trouvé l’endroit, on a arrêté la voiture, et au moment où il est sorti, on a filmé, filmé, filmé. On a beaucoup parlé, je lui posais des questions, je revenais sur ce qui ne me semblait pas clair, et je crois que ça l’a amené à adopter une parole plus intime, plus personnelle…
Ce que j’ai vite compris, au début du tournage, c’est que Taj pouvait « démarrer » n’importe quand. Tout d’un coup, il se rappelait, et il fallait que nous soyons prêts. Henri l’a bien compris aussi, c’est pour ça qu’il tournait presque sans arrêt.
– Finalement, vous êtes partis tourner à Kaboul, sans revenir en France…
Dominique Choisy : Oui… Et en Afghanistan plus qu’ailleurs, Taj était notre guide : on ignorait complètement où on allait. Dès l’arrivée, en sortant de l’aéroport Hamid Karzaï, je ne savais pas ce qui m’arrivait. Je me répétais : « Je suis à Kaboul, Afghanistan ». J’étais émerveillé mais certain d’avoir atterri en plein milieu du chaos, là où tout merde… Je me disais bien que c’était sans doute dangereux, mais sans y croire vraiment, parce que c’était le pays de Taj et qu’il était avec nous… Mais avec le recul, je crois que j’étais sidéré d’être là et j’avais tellement envie de « comprendre »…
Je regardais Taj, et j’étais traversé de sensations multiples, fortes, confuses… Je me rappelle, nous sommes montés dans le 4X4 de Souleiman, le copain de Taj venu nous chercher à l’aéroport, et à l’arrière de la première camionnette qu’on a croisée sur la route, il y avait six gars armés de Kalachnikovs…
Et puis il y avait les murs en béton protégeant les maisons, les barbelés, les check points… Très vite je me suis rendu compte que Taj, visiblement, était «assez » connu. J’ai compris qu’il venait d’une famille qui « pèse » comme on dit : plein de gens venaient à sa rencontre pour le saluer… On s’est arrêté 15 fois entre l’aéroport et le cimetière, où on a tourné ce qui est devenu l’avant-dernière séquence du film, lorsque Taj parle de sa sœur ainée, et que nous allons sur sa tombe. Mais Taj ne nous avait pas dit que nous nous rendions au cimetière de Kaboul… Nous l’avons découvert au moment où le 4×4 s’est arrêté et où Taj est sorti…
– C’est un documentaire, mais néanmoins, votre mise en scène existe ?
Dominique Choisy : Pendant le tournage, j’étais en questionnement permanent sur ce que c’est que la « mise en scène ». Par rapport à ce que Taj disait, quelle que soit la façon dont, émotionnellement, je le recevais, se posait la question : « Comment est-ce que je monte ça dans le film ? Est-ce qu’il faut que le plan suivant soit plus large, moins large ? Est-ce que ce qui advient là fait partie du film ou pas ? Et si oui, où ? Comment envisager la bascule entre telle séquence et telle séquence…»
Il fallait donc à la fois écouter tout ce que Taj était en train de dire (et éventuellement ce qu’il ne disait pas), et en fonction, penser sans cesse au montage… C’était le seul moyen que j’avais pour garder une vision globale d’un film possible… Henri et moi avons énormément discuté avant et nous étions tombés d’accord sur le fait qu’il devait être un peu comme un pied de caméra : il avait le regard sur le cadre et moi j’étais à 360°… Souvent c’était Taj qui l’emmenait dans son mouvement,mais parfois, je voyais des choses vers lesquelles je le faisais « pivoter ». Mais Henri était quasiment toujours là où il fallait être, il avait comme une sorte d’instinct du film qui correspondait exactement à ce qui m’intéressait… Pour moi c’était très important que, sur le plan du cinéma, le film ait « de la gueule », sans faire du beau avec le tragique…
– Ce n’est pas ce que vous faites, et la beauté du film réside en Taj, son courage, sa force, sa dignité.
Dominique Choisy : Et sa droiture… Le film devait être à la hauteur de ça… Je voulais qu’il puisse être cinématographiquement comme une traduction de la personne qu’est Taj… Pour ça, il fallait faire des choix drastiques, affirmer des partis pris et un regard, un point de vue. Le format du cadre, notre proximité avec Taj, sa présence permanente dans le cadre, l’absence quasi totale de panoramiques descriptifs, de plans d’installation, les ellipses, tout ça était pensé pour essayer d’éviter au maximum toute tentation d’exotisme, toute velléité mélodramatique, ce que le corps même de Taj aurait rejeté… Nous voulions tenter de proposer en images ce que Taj est profondément, essayer de donner à voir un peu de son âme…
– Il était déjà, avant le tournage, retourné en Afghanistan ?
Dominique Choisy : Oui, la première chose qu’il a faite quand il a obtenu la nationalité française c’est retourner à Kaboul, pour aller voir sa mère… Il est aussi allé voir son frère Mushtaq, qui est bloqué en Turquie. Mais en ce qui concerne tous les autres pays, il y remettait les pieds pour lapremière fois.
– On voit le frère de Taj dans le film, mais vous avez choisi de ne pas filmer sa mère ?
Dominique Choisy : Je ne lui ai même jamais demandé car il n’était pas dans l’idée du documentaire de filmer la maman de Taj. Quand on s’est rencontrés à Kaboul, elle et moi, c’était extrêmement émouvant, pour nous tous, mais ce moment n’appartient pas au film.
– Le film c’est le voyage de Taj, ce qu’il nous raconte des réfugiés qui « deviennent fous, parce qu’ils n’ont pas d’avenir, pas de maison, pas d’espoir…». C’est aussi le constat que fait Taj qu’en 2018, lorsque vous avez tourné, c’était dix fois pire que lorsqu’il a quitté Kaboul, on n’ose pas imaginer ce que c’est devenu depuis ?
Dominique Choisy : Tout s’est dégradé. Il faut absolument se pencher sur la question des réfugiés, à l’échelle des états et des nations, en réfléchissant sur comment accueillir plus et mieux, et pas sur comment rejeter et fermer, parce que nous sommes en train de perdre une partie de notre humanité. On se racornit, on se replie, on se rétrécit, et tant que ça va pour soi, on en a rien à foutre de ce qui se passe pour les autres. Les réfugiés, pour nous, ils sont loin, ils n’ont pas de nom, pas le même environnement, pas la même manière de vivre, ni d’être. Il faut se reconnecter à l’altérité, à la différence, et « se voir » de nouveau. Et de toute façon, le sens de l’histoire est avec ces jeunes gens qui seront tissés de plusieurs cultures. Ces jeunes hommes, ces jeunes femmes, sont l’avenir. Ceux qui résistent à ce mouvement ont déjà perdu, et ils le savent. C’est pour ça qu’ils sont en ce moment si violents, si abjects… Je crois que ce qui nous importait dans le film, c’était de réussir à aborder ces questions d’une façon qui permette d’entendre, justement. D’entendre les mots. Et donc se situer aux antipodes de la narration de l’actualité qui est tellement« coup de pelle » qu’on peut refuser d’accueillir cette violence dans sa vie quotidienne… Or moi, je voulais que « ça » passe. Ce que Taj raconte, il le fait avec une sorte de légèreté, de tranquillité… Il fallait être dans une forme d’invisibilité de l’horreur pour que le spectateur puisse l’accueillir malgré lui, sans s’en défendre, et qu’il se dise rétrospectivement, après avoir vu le film : « Alors, c’est donc cela, que de partir…»Propos recueillis par Isabelle Danel – Juin 2021

Le film vu par Ariane Ascaride
« Taj a un physique de héros de l’Odyssée d’Homère, on pourrait le comparer à Ulysse qui revient enson pays d’origine après avoir traversé des aventures si terribles que seuls ceux « touchés » par les dieux ensortent vainqueurs.Taj a le sourire facile et une légèreté de vie qui appartient à ceux qui ont vécu des événements inscritsdans leurs têtes et leurs corps jusqu’à leur dernier souffle.Il a l’élégance de nous raconter son périple inimaginable depuis l’Afghanistan avec cette dignité propreaux héros, ne jamais appuyer sur les parcours relatés.Il dit, vers la fin du film, « ça peut être tellement simple de voyager avec un passeport», alors que luia failli mourir lors d’un p assage clandestin de frontière.Quitter son pays est une grande douleur, on ne s’y résoudra que lorsqu’on prend conscience que rester ne vous permettra pas deconstruire, d’aimer, rire, de vivre, tout simplement.Taj nous prend par la main, par le coeur et, avec beaucoup de tact, nous fait entrevoir, voir, le statut de celui qui est dénommé immigréet bien souvent mal accueilli.Lui nous redonne l’espoir en nous présentant des femmes si bienveillantes. Le film commence ainsi, avec des femmes vivantes et entreprenantes,mais finit sur la tombe en Afghanistan d’une autre femme, la soeur de Taj. Et jamais la moindre plainte, le silence parfois etl’ombre profonde dans son regard, chassés par un sourire pudique.Taj, cet « Argonaute », force notre respect, notre sympathie, et provoque l’envie féroce de lui tendre la main. »

 

AU TRAVERS DES OLIVIERS

Une équipe de cinéma arrive dans un village du nord de l’Iran dévasté par un tremblement de terre pour réaliser un film, Et la vie continue. Keshavarz, le réalisateur du film qui s’intitule Et la vie continue, est à la recherche de ses acteurs… Hossein, jeune maçon, est engagé pour un petit rôle dans le film. Sa partenaire est Farkhondé, la jeune fille du voisinage dont il est amoureux.

Bande annonce

Télérama – Vincent Remy

Où s’arrête la vie ? Où commence le cinéma ? Réponses dans un film drôle et chaleureux de l’Iranien Abbas Kiarostami

En apparence, mais en apparence seulement, les temps ­ et le cinéma ­ ont changé : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, allez vous faire foutre », soliloquait Belmondo, filant au volant de sa voiture, dans A bout de souffle. « Je n’aime pas beaucoup les films, le cinéma et l’art en général. Mais si vous me trouviez un petit rôle, j’accepterais… », dit une voix sans visage, dans le camion bringuebalant d’Au travers des oliviers. Quel rapport entre ces deux citations ? A priori, aucun. Sauf qu’elles disent, de manière opposée, imprécatoire pour l’une, discrète pour l’autre, exactement la même chose. Chez Godard, un film empoigne la vie. Chez Kiarostami, une vie s’accroche au film. Au bout du compte, un constat commun, une même façon de prendre cinéma et vie à bras-le-corps, dans un même élan, et de les rendre aussi distincts qu’indissociables. Les fossoyeurs du cinéma ­ et les fossoyeurs tout court ­ peuvent déposer leur bêche. Le cinéma et la vie. Où commence l’un, où s’arrête l’autre ?

Avec Kiarostami, comme avec Godard et quelques autres qui croient encore à leur travail de cinéaste, la question reste en suspens. Souvenons-nous : en juin 1990, le nord de l’Iran est dévasté par un tremblement de terre. Aussitôt, Kiarostami part à la recherche des deux enfants qu’il avait fait jouer, en 1987, dans Où est la maison de mon ami ? Le résultat ? Et la vie continue, tourné cinq mois plus tard. Kiarostami y reconstituait sa quête, mais c’est un comédien qui tenait le rôle du cinéaste. Devant sa caméra, dans les décombres d’une maison, un jeune homme, Hossein, racontait son mariage sous un « palastique », au lendemain du séisme, tout en houspillant sa jeune épouse pour une histoire de chaussettes égarées. Une séquence parmi d’autres, quatre minutes de Et la vie continue. Comme un séisme annonce de nouvelles secousses, ces quatre minutes ont engendré Au travers des oliviers. Où l’on découvre, cette fois, que le brave Hossein jouait un rôle, et un rôle qui lui déplaisait, puisqu’il était amoureux de sa partenaire, qui ignorait ses avances. On assiste au tournage de cette scène. Mais, puisqu’il s’agit de « démystifier » Et la vie continue, un nouveau réalisateur, joué par un nouvel acteur, a pris la place de l’ancien, redevenu simple acteur. Tous deux, évidemment, manipulés dans l’ombre par Kiarostami, qui s’offre le clin d’oeil d’une petite incursion dans l’image. Vous ne suivez plus ? Ce n’est pas grave : Kiarostami n’a jamais pu faire comprendre ce dispositif à son équipe. Pourtant, à l’écran, tout devient limpide… Coquetterie, que ce « film dans le film dans le film » ? Tout le contraire. Un seul exemple : celui de la fameuse scène conjugale. On tourne, donc. Hossein raconte son mariage sous l’œil du premier réalisateur et devant la caméra du second. Il réprimande sa femme pour ses chaussettes égarées, comme on l’avait vu faire dans Et la vie continue. Mais maintenant, entre deux prises, on le voit s’excuser timidement auprès de sa partenaire : c’est le rôle qui le veut méchant, dit-il, mais la vie, si elle consentait à se marier avec lui, serait tout autre… Rien ne prouve, évidemment, que cette dernière vérité soit la bonne. Pourtant, c’est à celle-là qu’on veut croire. Parce que cette histoire d’amour entre deux comédiens amateurs n’est ni plus ni moins vraisemblable que leur première histoire, celle de leur mariage sous un « palastique », au milieu des morts du tremblement de terre. Parce qu’elle nous émeut, tout simplement, et d’autant plus qu’elle vient se superposer à cette première histoire, et non l’annihiler. Bref, cette vérité provisoire nous convient… Elle nous convient, mais nous n’en sommes pas dupes : de film en film, Kiarostami nous a appris à douter de tout, y compris de ses propres images. A cela, une première raison toute bête : « On croit pouvoir attraper le réel, mais on ne l’attrapera jamais », dit-il. Et une seconde, plus tordue : comme la famille de Close up, mystifiée par le faux réalisateur Makhmalbaf, on sait, désormais, qu’on n’est trompé que parce qu’on désire l’être… Au travers des oliviers pourrait se contenter d’être un film intelligent. Mais c’est, avant tout,un film vibrant de sensualité, drôle et chaleureux. On pense, parfois, aux Renoir, père et fils, peintre et cinéaste. Du second, Kiarostami tient le goût de la comédie humaine, l’amour des « petites gens » et ce souci de ne laisser personne sur le chemin : « Je ne crée pas, je choisis », dit Kiarostami, qui choisit, peut-être, mais n’écarte jamais. Lors de la première scène, celle, étonnante, du casting dans la campagne iranienne, il prend soin de demander son nom à chacune des filles qu’on ne reverra pas. Sauf, peut-être, dans un film ultérieur, puisque chaque silhouette est, chez lui, un premier rôle possible. Quant au peintre, c’est évidemment le dernier plan, splendide, qui l’évoque. Hossein et la jeune fille s’éloignent, disparaissent sous les oliviers et réapparaissent au loin, l’un toujours poursuivant l’autre. L’oeil fixe ces deux personnages jusqu’au vertige, jusqu’à s’apercevoir qu’il n’identifie plus que deux taches en mouvement, deux touches de couleur abstraites. Que se passe-t-il à cet instant ? Mystère de la vie, et de l’art. Alors, « si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville », allez voir ce film. Et si vous n’aimez pas beaucoup « les films, le cinéma et l’art en général », il se pourrait bien qu’Au travers des oliviers vous fasse aimer la vie.

Libération – Olivier Seguret

Dans Au travers des oliviers, le réalisateur iranien parle de son métier de cinéaste et se pose en plus la question: comment être féministe dans son pays?

On n’imagine pas Abbas Kiarostami proférer des sentences macabres. Pourtant, son opinion des acteurs est que «ceux qui jouent devant la caméra sont leurs propres cadavres et non pas eux-mêmes. On prend un être vivant, on lui enlève sa vie, et on le limite dans le cadre d’un plan. Il devient alors un être artificiel». Depuis vingt-cinq ans qu’il fait des films, tout le travail du cinéaste iranien consiste précisément à lutter contre cette vampirisation, cet emprisonnement des êtres acteurs. Son cinéma naît tout entier de la tension entre le vrai et le figuré: il tend infiniment vers la vérité, même si, bien évidemment, ce cinéma « n’est pas la vérité non plus: on croit pouvoir attraper le réel mais on ne l’attrapera jamais, alors on peut toujours aller plus loin ». Mais pour vraiment apprécier ses films et son travail, il faut accéder à la demande implicite et préalable du metteur en scène: Kiarostami exige de nous que l’on adopte, avec lui, sur le monde et sur les choses, un regard de cinéaste. Tout son cinéma tient comme ça. Un cinéma du pied de la lettre, qui va à chaque film un peu plus loin vers l’invraisemblable vérité.

L’amour, la société et le cinéma

Ainsi, on peut prendre les films de Kiarostami par n’importe quel bout, on se retrouvera toujours avec la même pelote, celle de la vie. Avec Au travers des oliviers, il va en effet encore un peu plus loin dans ce processus en nous proposant un cas très drôle et très épineux de la relation entre l’amour, la société et le cinéma : sur le tournage d’un film qui pourrait être de Kiarostami, le jeune Hossein fait sa cour à la belle Tahereh. Il est fébrile ; elle est minérale. Il est bavard ; elle ne pipe mot. Il l’adore ; elle l’ignore, à moins qu’elle ne le feigne. Kiarostami, un cadreur fou Tout Au travers des oliviers tient en cela : le tournage de quelques plans, les déplacements de l’équipe entre un camp de base et le plateau, la mélopée assidue de Hossein à destination de sa douce et, environnant le tout, les grands blocs d’une nature colossale.

On savait déjà que Kiarostami était un cadreur fou: les façades, les portes, les rétroviseurs et les vitres des voitures sont pour lui les meilleurs passages entre les mondes du secret et de la représentation, de l’ouvert et du fermé, du vu et du réfléchi. Cette fois, c’est sur les êtres qu’il accentue son regard, en se mettant personnellement en jeu à travers ce qu’il a de plus précieux: son intégrité de cinéaste, son honnêteté d’artiste et sa sincérité d’homme. A travers les figures emboîtées de trois metteurs en scène qui n’en font qu’un, le cinéma qui se fait sous nos yeux à l’écran est trois fois le sien.

En réalisant ainsi un film sur son métier de cinéaste, Kiarostami pourrait prendre le risque de pêcher par égocentrisme. Or c’est tout le contraire qui se produit: il met le principe de la création au service d’une histoire amoureuse aussi infinitésimale qu’universelle et l’opération pourrait bien, si l’on en croit la magie et le mystère du dernier plan, avoir à son tour transformé la réalité : il semble que l’histoire racontée dans Au travers des oliviers ait généré, au-delà du film, sa propre existence et que Hossein et Tahereh aient cultivé dans la vie l’amour qui germe dans le film.

Voilà quelques années déjà que Kiarostami résolvait sous nos yeux ébahis l’équation compliquée : « Comment peut-on être un bon cinéaste en Iran ? » Il y ajoute désormais cette difficulté supplémentaire : « Comment peut-on être cinéaste et féministe en Iran ? » Au travers des oliviers n’est pas à proprement parler un film féministe, il est d’une certaine manière mieux que ça : l’extraordinaire beauté des jeunes filles, leur timidité magnifique, leur incroyable maîtrise du silence, leur violence veloutée, l’autorité de leurs mères… Tout semble en permanence plaider en leur faveur, y compris l’intense frustration, génialement entretenue par Kiarostami, de ne jamais voir son héroïne s’exprimer frontalement. On voit le visage de Tahereh et, à d’autres moments, on entend sa voix; on ne la voit jamais parler.

C’est peut-être à la lumière de cette sollicitude particulière de Kiarostami à l’égard des femmes de son pays qu’il faut lire le prégénérique d’Au travers des Oliviers, où l’on voit un groupe de jeunes paysannes s’inquiéter de la présence d’une caméra (« C’est filmé? Vous allez le montrer ? A nous ? A la télé ? ») et décliner néanmoins les deux faces de leur identité: leur visage et leur nom. Après le générique, la première image est celle d’une femme voilée conduisant fermement un camion sur les pistes boueuses de la région du Koker iranien…

DVD Classik

Au travers des oliviers ajoute une troisième dimension à l’édifice qu’Abbas Kiarostami bâtit à Koker : après une première fiction, puis une seconde sur le devenir des interprètes de la première, il y réalise un dernier film relatant quelques incidents du précédent tournage. Un acteur professionnel (fait très rare, alors inédit, dans le cinéma de Kiarostami) se présente face caméra : il s’appelle Mohamad Ali Keshavarz et il s’apprête à jouer « le metteur en scène ». Son assistante, Mme Shiva (Zarifeh Shiva), organise pour lui un casting (pas exactement sauvage, mais à l’air libre) de jeunes filles. L’ambiance est cordiale, une adolescente charrie le réalisateur (ce qui lui vaudra d’être remarquée, son nom noté sur un carnet), mais ce n’est en pas moins une situation de pouvoir. De même que le groupe d’enfants que nous verrons plus tard maintenus dernière une ligne que le cinéaste demande à franchir pour venir converser avec eux désigne une logistique non dénuée d’autorité. Un pouvoir et une autorité qui ne sont pas nécessairement abusifs, mais qui sont rendus visibles. Le cinéma de Kiarostami prend de l’ampleur, ce troisième volet des films du Koker est coproduit, en France, par CiBy 2000. Miramax en acquerra les droits pour la distribution américaine (avant que les frères Weinstein n’enterrent pratiquement cette sortie, rendant la réception de l’œuvre de Kiarostami plus compliquée aux États-Unis qu’elle aurait pu l’être). C’est une œuvre qui gagne en puissance de frappe et Kiarostami (qui entretient de plus des rapports compliqués avec la production de son pays) n’affiche pas de fausse-modestie à ce sujet.

Toutefois, il se souvient du chemin parcouru avec d’autres (l’instituteur de Où est la maison de mon ami ? à qui Mme Shiva propose un trajet en voiture ; les deux gamins, dont Ahmed Babek Poor, recherchés dans Et la vie continue, qui aident ici au tournage) et des difficultés induites par son approche. Celles-ci peuvent paraître cocasses et dérisoires, mais elles disent, dans cette dérision même, la difficulté d’approcher le réel, de jouer avec lui. Elles questionnent l’exigence de vérité, l’authenticité du geste. Une jeune fille, Tahereh, a été choisie pour jouer dans une scène. Il lui faudrait porter un costume traditionnel (qu’elle serait supposée fournir elle-même), mais le jour même, elle se présente au départ de chez elle avec une tenue plus moderne, qui a sa préférence. La tenue traditionnelle qu’on voudrait lui faire porter, ici il n’y a que les filles de la ferme, celles qui n’ont pas de formation scolaire, qui la portent encore. Pour l’œil citadin de Mme Shiva, le textile de la tenue traditionnelle est beaucoup plus élégant, pour Tahereh ce serait un signe de honte. Jamais elle ne porterait ça et Mme Shiva, qui porte une parka, a beau jeu de faire l’éloge d’un costume de l’ancien Iran. Tahereh pose immédiatement les deux problèmes qui seront au cœur du film. Un. Les habitants de la région de Koker ne transigent pas avec le réel, on ne la leur fait pas, ils ne diront pas de balivernes, ne feront pas de choses absurdes. Deux. S’il y a une chose qui compte dans la région, c’est bien le partage social entre ceux qui ont une éducation élémentaire et ceux qui n’en ont pas. Pour des gens venus de Téhéran, tous sont peut-être au fond des habitants du même coin paumé, mais pour ceux-ci la distinction sociale entre les lettrés et les analphabètes est cruciale. C’est un fossé socio-intellectuel qu’ils perçoivent comme infranchissable. De ce déchirement naîtra le drame du film.

Tahereh joue dans une scène de Et la vie continue (dans les faits, ce n’était pas la même interprète) hors-champ, en haut d’un balcon (pour éviter d’avoir à filmer le costume jugé inapproprié ?), tandis qu’à l’étage inférieur se déroule un dialogue filmé : celui du jeune marié qui a célébré ses noces en dépit du tremblement de terre et du cinéaste interloqué. Face aux deux acteurs, l’équipe technique (dont Jafar Panahi dans son propre rôle) est en place. Mais celui qui a été choisi pour le rôle du jeune marié révèle une faiblesse cruciale : il ne peut s’empêcher de bégayer quand il adresse la parole à une femme. Cette timidité s’avérant insurmontable, il faut le remplacer. On se tourne donc vers un second choix que Mme Shiva doit aller chercher pour l’amener sur le lieu du tournage. Si les deux précédents films commençaient par un enjeu simple, direct (rapporter son cahier à l’ami, retrouver un enfant parmi les décombres), celui-ci prend le temps d’une mise en place où le caractère narratif du film est suspendu longuement. Au sein d’un film construit en plusieurs emboîtements, porté sur la mise en abyme, la nature plus simple, plus directe, des deux précédents volets est finalement prise en charge par un protagoniste.

Hossein, le remplaçant, est un personnage d’un premier degré héroïque, complet, imperméable à toute forme d’ironie. Une figure d’idiot, au sens le plus noble du terme, capable de formuler les idées les plus subversives, d’agir avec une obstination qui confine à l’obsession, la paranoïa grandiose même. Sur le trajet qui les mène au tournage, la route est momentanément bloquée par un chantier, un ouvrier ironise : plutôt que d’aller faire des films, ils ne voudraient pas lui donner un coup de main ? Hossein ne mange pas de ce pain-là. Faire du cinéma, d’accord, mais travailler dans le bâtiment, c’est fini. Il ne plaisante jamais, ce qui lui permet d’affirmer sérieusement les choses les plus hardies. Quand son cœur s’est brisé après qu’on l’a éconduit (parce qu’il ne « possède pas de maison »), il a éprouvé comme une juste revanche divine que le tremblement de terre prive ensuite les autres de la leur. Ça les a tous mis momentanément sur un pied d’égalité. Quand le metteur en scène lui fait remarquer qu’il se plaint qu’on lui ait refusé la main d’une fille qui sait lire (au motif de son illettrisme), mais qu’il vient de lui dire qu’il refuserait d’en fréquenter une autre illettrée, il présente un argument fondé sur l’union des contraires : un homme illettré et une femme qui l’est aussi, comment feront-ils pour s’occuper des devoirs de leurs enfants ? Ce serait un cercle vicieux. Lettrés et illettrés, riches et pauvres, sans-abri et propriétaires ne devraient-ils pas plutôt s’unir ? Rééquilibrer ce que l’ordre social, qui donne aux riches en plus de ce qu’ils ont déjà, et enlève encore aux pauvres en plus de ce qu’ils n’ont déjà pas, a maintenu soigneusement séparé. Que rétorquer à cela ?

La question de la lutte des classes, souvent présente chez Kiarostami, quoique de façon généralement plus lancinante et tacite, est ici très visible. Ce qui complique, une fois de plus, le tournage de la scène est que la jeune fille dont Hossein est amoureux et que la famille de celle-ci lui refuse, s’avère être Tahereh, qui ne lui adresse pas la parole, lui oppose une figure d’une opacité complète (de fait, si le film n’est pas exactement insensible au point de vue de Tahereh, ce qu’elle ressent dans cette situation est beaucoup moins exprimé qu’en ce qui concerne Hossein). Un flash-back, figure tout à fait inhabituelle dans le dispositif narratif de Kiarostami, va jusqu’à montrer comment la grand-mère de celle-ci réprouve Hossein, après l’enterrement des parents de Tahereh, morts durant le séisme. Hossein fera remarquer à Tahereh, au sujet de la manière dont il a été chassé par sa grand-mère comme un malpropre, cette vérité qui n’a pas changé : tout ce qui compte pour les anciens, c’est la propriété. En plus, c’est une hypocrisie : possédaient-ils une maison, eux, quand ils se sont mis en couple ? Il est souvent affaire de convenances dans Au travers des oliviers (tel ce veuf qui trouve simplement qu’il ne serait pas « convenable » de se remarier après cinquante ans de vie commune), que le film paraît regretter plus qu’il ne les salue. Peut-être est-ce la raison pour laquelle son metteur en scène se présente sous des atours plus prolétariens que l’allure de dandy de Kiarostami lui-même (qui joue son propre rôle au détour d’une scène, moment de tournage qui révèle à Hossein la possibilité d’une vie provisoire dans le cinéma).

Le conflit « dans la vie » entre les deux interprètes est source de difficultés pour le tournage de la scène, mais il n’y pas que ça. Il y a cette vérité de leur relation qu’ils ne peuvent cacher, dont ils ne peuvent pas complètement faire abstraction, mais il y a encore le refus conscient de ne pas mentir. Hossein (qui s’est d’abord empressé d’expliquer à Tahereh mutique que, serait-il marié à elle, il la traiterait bien mieux que son personnage qui la rudoie) refuse de dire le script tel qu’il est écrit : son personnage déclare que soixante-cinq de ses cousins sont morts dans le tremblement de terre. C’est un peu exagéré : lui, c’est vingt-cinq morts. Pas question de dire soixante-cinq. Il y a ensuite le refus de Tahereh de le vouvoyer : dans la région, le tutoiement est de rigueur. Le metteur en scène s’obstine, les interprètes fatiguent. Il abdique. Il n’est du reste pas sûr qu’ils n’aient pas eu raison de lui opposer ces divers refus : d’un point de vue documentaire, tout cela est plus exact. Les habitants de Koker ne présupposent pas le réalisme (à l’inverse d’une équipe de cinéma qui cherche à fabriquer quelque chose de fictionnel qui paraisse vrai), ils affirment, et imposent, des effets de réel.

En retour, le cinéma s’immisce dans leur vie, affecte leur réalité. Dans un geste ambigu (c’est à moitié cautionner une forme de harcèlement), le metteur en scène encourage Hossein à rejoindre une dernière fois Tahereh, qui vient de partir, à aller la chercher, lui faire formuler une acceptation ou un refus qu’elle n’a pas encore exprimé (c’est sa grand-mère qui a posé son veto, elle s’est jusqu’ici contentée de ne rien dire). Une dernière fois, chemin faisant, au travers des oliviers, Hossein expose son cas, quel mari dévoué et respectueux (de son statut de femme qui sait lire, en premier lieu) il serait. Tahereh, qui refusait de le dévisager, lui préférant sur le plateau la lecture d’un livre, ne le regarde toujours pas, ne lui répond rien. Nous ne verrons pas son visage quand elle se retournera finalement, nous n’entendrons pas sa voix. C’est du lointain (le point de vue d’un cinéaste alors distant, qui peut-être aurait eu meilleur temps de s’occuper de « ce qui le regarde ») que nous apercevons la scène, peut-être la plus belle et mystérieuse du cinéma de Kiarostami. Hossein, alors loin d’elle, court à travers champs après Tahereh, il la rejoint. Elle s’arrête brièvement, se retourne, puis reprend son chemin. Il repart en courant d’où il est venu, dans la direction inverse de la jeune fille. Vraisemblablement, c’est une dernière rebuffade. (2) Mais l’Allegro Giusto de Cimarosa se fait précisément allègre (en un point de montage au sein d’un plan fixe) au moment où Hossein repart. Peut-être est-ce au contraire une course de célébration, de préparatifs ? Il y a enfin l’hypothèse étrange qu’il formulait lui-même un peu plus tôt : de loin quelqu’un pourrait croire que nous nous parlons alors qu’il n’en est rien. Peut-être Tahereh ne lui a-t-elle toujours rien dit (très improbable mais pas tout à fait inconcevable : Hossein pourrait-il supporter d’être seulement dévisagé par elle) ? Dans tous les cas, l’opacité de la jeune fille gagne le film entier, en un instant jubilatoire, émouvant, au-delà des mots. À ce moment, Kiarostami est comme un peintre dont la toile vivrait en temps réel. Le cinéma raconte peut-être des histoires, il est peut-être de nature narrative, mais il est plus que cela, il fait plus que produire du récit. Et c’est pour ce genre d’instants en état de grâce, qu’on ne peut pas vraiment raconter, que les grands cinéastes se donnent tant de peine, celle-ci pourrait-elle paraître dérisoire et cocasse.

L’AURORE

C’est l’été le temps des vacances et du tourisme dans un village situé au bord d’un lac. Un paysan délaisse sa femme et son bébé. Il est attiré par une touriste, une vamp venue de la ville. Elle veut l’emmener là-bas, faire en sorte qu’il se débarrasse de sa femme.…

En préambule, Murnau définit ainsi son film : « Ce chant de l’Homme et la Femme est de nulle part et de partout, on pourrait l’entendre n’importe où, à n’importe quelle époque. Partout où se lève et se couche le soleil, dans le tourbillon des villes ou dans le plein air d’une ferme, la vie est toujours la même, tantôt amère, tantôt douce, avec ses rires et ses larmes, ses fautes et ses pardons. »

Bande annonce

DVD Classik

Dans un village de pêcheurs de la campagne américaine, un homme simple marié à une femme douce et aimante, et père d’un enfant, est intensément attiré par une femme de la ville au charme vénéneux venue visiter l’endroit. Celle-ci s’est attardée plusieurs jours dans la région où elle peine à tromper l’ennui avant de jeter son dévolu sur ce pauvre paysan qui peine à résister à ses pulsions. Une nuit, la vile tentatrice parvient à convaincre l’homme, écartelé par ses sentiments, de se débarrasser de sa femme en simulant une noyade accidentelle puis de la rejoindre en ville. Alors que les époux font une virée sur le lac à bord de leur canot, l’homme échoue dans sa tentative de meurtre, incapable de mettre son plan à exécution. Il ne réussit qu’à effrayer sa femme qui parvient à s’enfuir jusqu’au tramway qui serpente vers la grande cité. Son mari réussit à la rejoindre et tous les deux se retrouvent au centre ville. Là, il parvient à la rassurer et progressivement les époux vont se rapprocher à nouveau après avoir été témoins d’une cérémonie de mariage. Leur tournée en ville, un monde qui leur est étranger, à leurs yeux aussi fantastique qu’enthousiasmant, va donner lieu à plusieurs réjouissances alors que le jeune couple profite des nombreux plaisirs et attractions procurés par la modernité des lieux. Leur amour revit enfin. Alors qu’ils rentrent vers leur village en canot, heureux de leur bonheur retrouvé, une violente tempête se lève et la tragédie ne va pas tarder à survenir…

Analyse et critique

Quelques quatre-vingt-dix ans après sa sortie, que peut encore nous révéler un film tel que L’Aurore, précédé, pour les cinéphiles qui le découvriraient aujourd’hui, d’une réputation extraordinaire ? Depuis des décennies, critiques, cinéastes de tous pays ou bien simples spectateurs n’ont cessé de faire l’éloge de cette œuvre à nulle autre pareille et dont le pouvoir d’attraction demeure inchangé, et ce même à l’heure du cinéma numérique et de la multiplication des sources d’images et des supports pour les visionner. Une première réponse réside dans le fait que L’Aurore voit le jour en 1926-1927, alors que le cinéma muet – à l’apogée de sa puissance esthétique et dramatique – brille de ses derniers feux avant l’avènement du parlant qui provoquera pour un temps une chute qualitative de la production cinématographique mondiale, qui durant quelques années va peiner à trouver ses marques, encombrée d’une technologie sonore balbutiante et handicapante pour les réalisateurs au style visuel très prononcé. Une seconde réponse, liée à la première, tient dans cette alliance miraculeuse entre la grande simplicité de l’histoire qui nous est contée et la sophistication des outils cinématographiques utilisés pour la mettre en images et maîtrisés à la perfection par l’un des plus grands cinéastes de son époque (et de l’histoire du cinéma, puisque cet art jeune n’a après tout que 110 ans d’existence). Ainsi, on peut sans crainte affirmer que L’Aurore représente l’aboutissement ainsi que la somme de toutes les recherches et évolutions esthétiques du cinéma muet depuis ses origines, un art de foire et de captation du réel devenu en quelques années une forme d’art à part entière qui parviendra également à se détacher de ses références littéraires et picturales pour atteindre sa singularité.

L’un des inventeurs de formes les plus importants fut incontestablement Friedrich Wilhelm Plumpe (alias Murnau), né en 1888 en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Après des études d’art et de théâtre (au cours desquelles il fait la connaissance de Max Reinhardt, l’inventeur du Kammerspiel, le théâtre de chambre allemand qui aura une filiation sur le grand écran), il monte sur les planches puis met en scène quelques pièces. Mais c’est après la guerre 14-18 que Murnau se consacre entièrement au cinéma et, au-delà des différents genres abordés, il devient vite une figure incontournable de l’expressionnisme cinématographique avec des œuvres comme Nosferatu (1922) ou Faust (1926). Dans les années 1920, le cinéma allemand règne sur la production mondiale en termes d’ambitions technique et artistique, se situant à l’avant-garde de toutes les cinématographies en conciliant recherches plastiques, efficacité dramatique et lyrisme poétique. La période est dominée par les deux génies que sont Fritz Lang et Friedrich Murnau, indéniables rivaux mais qui se tiennent respectivement en haute estime. L’expressionnisme au cinéma, dérivé de son pendant en peinture et apparu sur un mode illustratif avec Le Golem (1915) de Paul Wegener et surtout Le Cabinet du Dr. Caligari (1918) de Robert Wiene, trouve son sommet et son autonomie avec Les Trois lumières (1921) de Lang puis donc surtout avec le travail d’orfèvre de Murnau. Comme j’avais eu l’occasion de l’écrire dans mon article sur Caligari : « L’expressionnisme peut se définir par une âpreté rappelant souvent un art primitif, un style anguleux, une déformation des traits, des contrastes poussés, une sensualité agressive. L’Allemagne devint vite la terre d’élection de ce mouvement très lié à l’actualité contemporaine marquée par la psychanalyse freudienne (et donc l’étude des névroses) et la violence démesurée de la Première Guerre mondiale. A l’issue du conflit, le pays est exsangue, le malaise psychologique et social est profond et les sentiments de révolte affleurent. L’expressionnisme, par son esthétique douloureuse et accidentée, se fait le réceptacle puis le vecteur des souffrances humaines et de ces tensions, et déclenche ainsi un bouillonnement créatif qui va concerner toutes les formes d’art : le théâtre, la musique, l’architecture et donc le cinéma qu’on associait déjà à une projection mentale. » Soumis à un profond sentiment mélancolique et fidèles à leur nature de romantiques allemands, les expressionnistes privilégient leur vision fantasmatique sur la notion de réalisme et sur la dictature du fait réel ; inspirés par la psychanalyse et mettant l’accent sur l’onirisme (souvent cauchemardesque), ils libèrent un imaginaire où l’expression des sentiments se fait le plus intense possible.

C’est pourtant grâce à un mélodrame social, Le Dernier des hommes (1924), un film qui doit plus au Kammerspiel qu’à l’expressionnisme (même si le cinéaste y reste un maître du clair-obscur pour évoquer la psychologie changeante des personnages et même s’il utilise la caméra d’une façon totalement inédite en la rendant incroyablement mobile) que Murnau est remarqué par le producteur américain William Fox, fasciné par cette œuvre sans précédent. Ce dernier est un grand producteur et distributeur au fort tempérament, habile et roué, qui a su faire de son entreprise un studio de première importance tout en accordant une certaine liberté aux cinéastes comme Frank Borzage, le maître du mélodrame. Avec Murnau, il va encore plus loin en laissant ce dernier maître de tous les aspects du son film en collaboration avec sa propre équipe, allant même jusqu’à lui accorder le final cut (chose impensable à l’époque). Avec la complicité (principale et entre autres) du scénariste Carl Mayer (qui adapte librement la nouvelle Le Voyage à Tilsit de Hermann Sundermann), du chef décorateur Rochus Gliese et des directeurs de la photographie Charles Rosher et Karl Struss, Murnau signe ainsi cette symphonie visuelle sous-titrée « A Song of two humans » dont les mouvements internes permanents renvoient aux thématiques du cinéastes sur les oppositions sociales, spatiales et temporelles qui amènent les êtres humains à se débattre contre les forces destructrices de la société et du destin et ainsi espérer un salut par l’amour ou par l’art.

La notion d’universalité est ainsi donnée par ce « cantique de deux humains », dont les noms ne seront jamais donnés (même si nous pouvons parfois les lire sur les lèvres des personnages, ils correspondent à ceux de la nouvelle), qui vont passer par de terribles épreuves afin de retrouver l’amour et le désir qu’ils avaient perdus l’un pour l’autre. Le réveil sensuel et sexuel passera également par la confrontation avec les forces de la nature et la frénésie mécanique de la ville dont l’opposition avec l’univers bucolique village sera moins frontale que de nature complémentaire. De même, on a du mal à situer exactement le lieu du récit ; il s’agit certes d’un environnement américain (la grande ville surtout, même si son aspect moderne l’emporte clairement sur son caractère états-unien) mais le village rappelle par la disposition et la nature de ses maisons un environnement pastoral allemand que connaît très bien le cinéaste. Le regard nostalgique germanique de Murnau s’exprime donc déjà dans cette distinction entre le petit village de pêcheurs où le temps semble s’être arrêté et la modernité urbaine caractérisée par une agitation permanente et une sollicitation de tous les instants. La « menace » est incarnée par la femme de la ville, associée visuellement à la nuit et particulièrement à la lune. Symboliquement, la lune possède plusieurs significations à travers les âges et les peuples, mais souvent celles-ci se recoupent ; la lune est le territoire des rêves et de l’inconscient, de la mort et de la renaissance, de la femme aux multiples visages (la séductrice et la mère). Clairement, Murnau en a connaissance et le film raconte bien l’opposition entre les deux femmes (la blonde virginale, interprétée par la star de la Fox Janet Gaynor, qui irradie de lumière grâce aux éclairages, et la brune sexy appartenant aux monde nocturne) puis la renaissance d’un sentiment intense de vie après la manifestation du spectre de la mort. Le cinéaste de Nosferatu filme la brune tentatrice telle une vampire attirant à elle sa proie (comme le montrent ses déambulations dans le village, et surtout le plan séquence superbe qui montre le paysan parti la rejoindre de nuit au bord de l’eau sous une pleine lune avant de l’enserrer et de l’embrasser avec fougue – ce à quoi répond la femme par un baiser-morsure sur son cou).

La femme de la ville revêt en fait une autre fonction, qui s’avère plus importante, que Murnau introduit par une projection frontale d’images festives de la cité alors que les deux amants se trouvent enlacés : elle est celle qui va déclencher – bien malgré elle – le rapprochement entre les deux époux. Ainsi il ne s’agit pas dans L’Aurore d’une opposition manichéenne et caricaturale entre la campagne et la ville, cette dernière est aussi vectrice de désinhibitions et de liberté. L’ouverture très dynamique du film avec les vacanciers et leurs activités ainsi que les remous provoqués par les différents moyens de transport était très signifiante de ce point de vue. Ainsi, alors que l’homme et sa femme se retrouvent propulsés dans le chaos visuel de la ville en sortant du tramway, après que l’infortunée épouse a réussi à échapper à la tentative de meurtre avortée de son mari, la métropole bouillonnante les accueille et leur fait bénéficier de nombreuses occasions de faire plaisir et de se faire plaisir – avec quelques éléments de comédie que le cinéaste dispose avec justesse et parcimonie (telle la scène du porcelet ivre). La séance chez le barbier, celle chez le photographe, le parc d’attractions, le jazz, la séquence sensuelle de danse… l’effervescence est son comble à mesure que le couple retrouve un lien affectif fort et que la composante sexuelle de leur relation s’exprime librement par les regards et les gestes. L’homme de la terre – joué par George O’Brien, révélé par John Ford dans Le Cheval de fer (1924) – lourd dans sa gestuelle et peu sûr de lui, que Murnau filme comme portant une enclume sur ses épaules, retrouve de l’allant et bénéficie du mouvement général impulsé par le réalisateur. On relèvera dans cette deuxième partie la réplique inverse du plan à projection frontale cité au début de ce paragraphe : le couple marchant dans la ville vers la profondeur de champ semble se diriger vers leur campagne (images projetées donc à l’appui), le lieu propice pour revivre ardemment leur amour.

Sur le plan visuel, Murnau atteint alors la quintessence de son art. En premier lieu, L’Aurore regorge de trouvailles formelles incroyables, jamais gratuites car reposant toujours sur une idée ou une émotion. Ce qui frappe d’une façon générale, c’est la façon dont l’expressionnisme avec ses clairs-obscurs, son découpage spatial tranchant et ses profondeurs de champ accentuées (avec l’aide ingénieuse de trompe-l’œil décoratifs et humains) se mêle avec une imposante fluidité à l’avant-garde européenne (les multiples surimpressions, les projections dans le plan) et au meilleur du classicisme américain (montage « invisible », efficacité du raccord, cadrages millimétrés, dialectique entre les grands espaces – les vastes décors, les paysages – et l’intime – les gros plans sur les visages, les plans de coupe, etc.) que pouvaient représenter Walsh, Ford, Borzage ou Vidor. Ensuite, la science du mouvement continu de Murnau trouve ici un terrain d’expression parfait (avec des plans-séquences spectaculaires et singuliers pour l’époque, des travellings qui font passer aux personnages des frontières spatiales qui modifient leur psychologie du moment, des places assignées dans le cadre – équilibré ou non – et des entrées et sorties de champs significatives de leur relation à un instant donné) pour donner au récit un élan vital irrépressible et permettre aux différentes oppositions (thématiques, psychologiques) de s’agencer avec une indéniable homogénéité avant de s’annuler. Belle scène que celle du mariage à l’église qui marque la réconciliation entre les deux époux ; après les avoir filmés sortir de l’établissement accompagnés par les cloches comme s’ils étaient les jeunes mariés, Murnau les montre en train de fendre la rue à travers les voitures qui circulent à toute vitesse , comme rendus indestructibles par la force de leurs sentiments retrouvés. Enfin, il faut relever la portée cosmologique conférée par Murnau à sa mise en scène ; contrairement à ses très nombreux collègues attachés au travail en studio, le cinéaste, malgré son ambition de tout contrôler jusqu’au moindre détail, était d’ailleurs aussi connu pour apprécier les tournages en extérieurs. Il sait à merveille utiliser les éléments naturels (principalement la lune, les arbres, le brouillard, l’eau, le vent, la pluie) pour appuyer la destinée universelle de ses deux « héros » qui doivent frôler la mort de près lors d’une scène de tempête spectaculaire avant de renaître comme le jour après la nuit.

L’Aurore, qui s’achève justement alors que tout commence ou recommence (avec les rayons du soleil tant attendus), se révèle comme un film-poème qui doit tout à son style susceptible de transcender une histoire basique d’amour et de renaissance. Cette symphonie visuelle de tous les instants aboutit à un conte métaphysique dont l’apparente naïveté ne laissera finalement aucune prise aux plus cyniques d’entre nous et qui conserve toute sa puissance d’évocation presque un siècle après sa fabrication. Sa force émotionnelle, portée par une inspiration folle, une maîtrise cinématographique jamais prise en défaut et une technicité sophistiquée et toujours légitimée, vibre toujours autant aujourd’hui car porteuse d’un message d’amour, d’envie et de vie qui sauve encore – mais pour combien de temps ? – l’Humanité même lorsque celle-ci approche du précipice qu’elle s’échine avec conviction à creuser.

Critikat

Ode à l’humanité, par Benoît Smith

Un fermier sous l’emprise de sa maîtresse tente de tuer sa femme, puis, pris de remords, de la reconquérir. Les époux arpentent la grande ville, se jouant de ses pièges dans la joie et la bonne humeur retrouvée. À la fin, le drame revient, mais pour achever de les réunir. Voilà une tentative comme une autre de résumer L’Aurore, le premier film américain de Friedrich Wilhelm Murnau, de faire tenir en des mots aussi circonstanciés que possible l’apparente limpidité universelle de ce qu’il conte avec tant de richesses formelles, universalité qu’il revendique lui-même dans son carton de préambule : « Ce chant de l’Homme et de sa Femme (…) vous pourriez l’entendre en tout lieu et de tout temps. » La simplicité de la lecture au premier degré du conte est telle qu’elle en paraît des plus audacieuses, d’autant plus qu’on ne la trouve guère plus sur les écrans aujourd’hui.

Une audace, ou plus sûrement une foi naturelle, intacte et tenant de l’évidence, dans le cinématographe. Car il en faut indéniablement, de cette foi, pour ainsi sublimer dans la lumière et l’obscurité, dans les vapeurs et la boue, dans les travellings et les surimpressions, les choses qu’on considère comme les plus banales, faire tenir dans le même film la noirceur du drame conjugal et la légèreté de saynètes comiques sur la frénésie citadine s’alignant de manière aussi décousue que débridée, susciter alternativement et sans demi-mesure l’effroi, la sidération, le sourire, les larmes. Enfin, faire confiance à cette sublimation pour faire poindre dans les esprits, en sous-main, des vérités plus troubles, comme celle-ci : si l’on partage sans réserve le bonheur retrouvé de ce couple, c’est bien parce que comme eux on garde secrètement la mémoire du désamour sinistre qui l’a précédé, de l’horreur qui a failli se commettre quelque scènes plus tôt, sur ce lac. Eux et nous restons accrochés à ce bonheur parce que quelque part, nous restons hantés par la faute originelle que nous souhaitons voir écartée.

Le mal que se font les hommes

Murnau, on le sait, n’avait rien d’un bigot, et n’était pas du genre à se laisser dicter la bigoterie dans les scénarios de ses films. N’a-t-il pas laissé le Diable lui-même mener la danse du monde dans son sublime Faust ? Cela ne l’a pourtant pas empêché de laisser travailler le thème de la culpabilité revenir à plusieurs reprises dans son œuvre. Peu de moralisme ou de manichéisme là-dedans, malgré tous les symboles que beaucoup de commentateurs s’amusent à décrypter dans la mise en scène (les films héritiers de l’expressionnisme sont décidément trop souvent réduits à l’analyse symboliste). La vision du cinéaste reste profondément humaniste, laissant à ses personnages l’entière liberté de leurs actions pour le meilleur et pour le pire. Et la source symbolique du Mal ne sert de pis-aller, souvent plus attirant que menaçant, au Mal lui-même, qui n’est autre que le mal que les humains se font à eux-mêmes et à leurs semblables, souvent hantés par la conscience même du Mal.

Mephisto, déjà, s’avérait moins antipathique qu’une foule humaine livrée à ses propres instincts (si vertueux qu’ils puissent se prétendre). Ici, la « vamp » tentatrice, qui a soumis le fermier à ses charmes et n’a aucun scrupule à l’inciter au crime, effraie moins que l’apparence spectrale de sa victime au début du film. L’ombre de Nosferatu semble avoir investi cette silhouette d’homme voûté au pas lourd[1] et au regard hagard, déserté de l’amour, peu actif dans le désir entretenu par la vamp (influence qui relève littéralement de l’emprise), hanté par la possibilité du meurtre (image fantasmatique à l’appui) mais prompt à la violence même pour repousser cette idée. Son vrai mal ne s’incarne pas dans une autre créature : c’est dans son esprit, dans ses propres faiblesses humaines qu’il est tapi. Et quand le dilemme déchire son âme, c’est moins entre le bon et le mauvais qu’entre l’étincelle de vie qui l’anime encore et la pulsion de mort qui le tire vers le bas.

Pour le meilleur et pour le pire

Même pendant les scènes heureuses du couple en ville, on croit en voir poindre une nouvelle manifestation, quand il sort un couteau pour menacer un homme trop entreprenant envers sa femme. Ce sera le seul trouble visible durant leur séjour béat ; mais c’est seulement parce que le spectateur sait (et que Murnau lui fait confiance pour s’en souvenir) que ce mal existe bien, qu’il a déjà été à l’œuvre avant – et quelque part, dans ces chaleureux moments, rien n’indique qu’il ne pourrait pas surgir de nouveau. Le drame sur le chemin du retour, où le désespoir appelle le retour de cet instinct de violence (et c’est cette fois la vamp qui en fait les frais), ne confirme pas autre chose, avec ce montage parallèle induisant le suspense, sur l’issue du couple séparé mais plus encore sur l’issue de l’homme tenté de nouveau par l’irréparable. L’apaisement d’après, celui qui clôt le film, n’en sera que plus poignant. Celui qui s’était déroulé sous le soleil et les lumières de la ville brillait peut-être un peu trop fort pour ne pas laisser craindre le désenchantement ; or celui-là, c’est l’aurore qui le salue, promesse naturelle de pouvoir tout recommencer, la vie, l’amour, les erreurs et les quêtes de rédemption, pour le meilleur et pour le pire.

LA FEMME DES STEPPES, LE FLIC ET L’ŒUF

Le corps d’une femme est retrouvé au milieu de la steppe mongole. Un policier novice est désigné pour monter la garde sur les lieux du crime. Dans cette région sauvage, une jeune bergère, malicieuse et indépendante, vient l’aider à se protéger du froid et des loups. Le lendemain matin, l’enquête suit son cours, la bergère retourne à sa vie libre mais quelque chose aura changé.

Bande annonce

Dossier de presse

« Mon équipe de production est arrivée en Mongolie le 8 janvier 2018. Nous avons tout préparé pendant un mois, puis nous avons tourné en 20 jours, en surmontant d’innombrables difficultés. Lorsque j’étais dans la salle de montage à Pékin, j’ai enfin pu voir mon film terminé. J’ai compris que c’était un film sur la vie, la mort et l’amour. Pendant la période que j’ai passée en Mongolie, j’ai véritablement ressenti leur concept du temps. La vie, la mort, l’amour n’étaient pas comme ce que j’avais perçu jusqu’à présent. Tout avait une signification différente. J’ai toujours pensé que les dialogues contribuaient à la bonne compréhension d’un film. Mais cette fois-ci, le langage paraît superflu. Contentons-nous de regarder l’image. »

Wang Quanan

Entretien avec Wang Quanan

Le titre original de La Femme des steppes, le flic et l’œuf est Öndög. Que veut dire ce titre ?

Le sens du film est contenu dans le titre, Öndög, qui en langue mongole signifie« l’œuf ». Pas seulement les oeufs de dinosaure dont il est question dans cette histoire, tous les œufs, donc la conception, la vie. Il y a beaucoup d’œufs de dinosaure en Mongolie, qui se vendent très bien à l’étranger et sont donc très convoités. Mais dans le film ce n’est pas un vrai œuf de dinosaure !

La Femme des steppes, le flic et l’œuf est votre septième film, que vous avez réalisé après plus de six années de silence. Que s’est-il passé ?

En 2011, j’ai réalisé une adaptation du roman de Chen Zhongshi, Au pays du Cerf blanc. Même si nous avons renoncé à une partie du livre pour évoquer seulement la période qui va de 1912 à 1938, c’était une production très lourde, une reconstitution historique complexe, avec une figuration importante, et le tournage fut épuisant,d’autant plus difficile que j’étais aussi producteur. C’est un livre important en Chine, un très grand succès, qui porte sur l’histoire du pays, et donc l’adaptation inquiétait grandement le bureau de la censure. La logique des censeurs est de toujours chercher à prévenir les reproches possibles, elle les a donc conduits à exiger de très nombreuses coupes. J’ai livré sept versions successives, la dernière de cinq heures. Mais quand le film a été sélectionné pour le Festival de Berlin, en 2012, les censeurs ont vraiment paniqué et ont demandé encore des coupes, toujours des coupes. J’ai été obligé de m’exécuter, et le film montré à la Berlinale était comme vidé de toute sa substance, d’une durée d’à peine trois heures, plus de deux heures de la version la plus récente avaient été éliminées. Pour moi ce fut une expérience terriblement traumatisante : toute cette énergie dépensée pour un résultat si dérisoire… La preuve par l’absurde que le livre de Chen Zhongshi ne pouvait décemment pas être réduit dans ces proportions a été donnée lorsqu’une série en a été tirée, qui compte soixante-seize épisodes… Pour ma part, j’avais laissé dans cette expérience toute ma motivation, je n’avais même plus envie de penser à un projet. Pendant six ans, j’ai voyagé, en me demandant si je réaliserais jamais un autre film.

D’où vous est venue l’idée qui allait donner naissance au film ?

Elle est née de plusieurs histoires d’inspiration très différente. Au tout départ, il y avait un policier, et puis, logiquement, un meurtre, une enquête. Mais mettre en scène des policiers en Chine est une entreprise très délicate : en plus du bureau de la censure, vous avez affaire à la police elle-même, qui a son mot à dire sur le scénario, sur la moindre péripétie de l’intrigue et le moindre détail des personnages. Je me suis souvenu alors que Wong Kar Wai avait réalisé Happy Together en Argentine, et j’ai pensé que cette histoire, comme beaucoup d’autres, pouvait se passer n’importe où dans le monde. C’est ainsi que, d’un voyage à l’autre, je me suis retrouvé en Mongolie. Comme pour Le mariage de Tuya, en 2006, mais cette fois-ci la Mongolie extérieure, donc pas en Chine. Je suis parti avec l’équipe de tournage, sans scénario terminé, pour un mois de préparation, puis vingtj ours de tournage enchaînés directement. En tout, nous étions une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles beaucoup de gens recrutés sur place.

À un chef opérateur allemand, Lutz Reitemaier, que vous aviez employé sur tous vos films à l’exception du premier, a succédé un Français, Aymerick Pilarski. Pourquoi pas un directeur de la photo chinois ?

J’ai fait ce choix en fonction du style de mes films. Les chefs opérateurs chinois ont en commun de vouloir imposer leur propre style, qu’il s’agisse d’un documentaire ou d’un film commercial. De mon point de vue, ils ne se mettent pas au service du film, ils travaillent pour eux-mêmes. Et leurs manières de faire ne répondent pas à cette rapidité à laquelle je tiens, et qui selon moi est seule à même de permettre de capter la réalité. J’attends d’un chef opérateur qu’il sache improviser, réagir aux situations, aux imprévus, tout en respectant une certaine exigence esthétique : la beauté que je recherche vient de l’intérieur, c’est une autre forme de beauté que celle offerte parce que l’on désigne comme « la belle image ». Je souhaite que le chef opérateur se concentre non sur ce qu’il veut exprimer, mais sur ce qu’il filme. Par ailleurs, j’apprécie ce qu’apporte un technicien étranger, cette forme de point de vue, de regard de l’extérieur. Pour La Femme des steppes, le flic et l’œuf, j’ai pensé pour commencer à Gökhan Tiryaki, qui photographie les films de Nuri Bilge Ceylan. J’ai été très impressionné, notamment, par son travail sur Il était une fois en Anatolie. Je l’ai rencontré, il était d’accord pour faire le film, il voulait venir avec toute son équipe, mais il y avait un problème avec les autorités turques, qui refusaient d’accorder des visas de plus d’un mois. Je me suis tourné ensuite vers Eponine Memonceau, qui a filmé notamment Dheepan, de Jacques Audiard. Je l’ai rencontrée à Paris, elle aussi voulait faire le film, mais je n’avais pas de scénario et, quand j’ai été prêt, Eponine n’était plus libre. En fait, je souhaitais montrer la beauté de cet environnement et j’ai pensé que l’idéal pour cela était de donner une forme romantique. Or, qui est plus romantique qu’un Français ? Ce n’est que deux mois avant de partir pour la Mongolie que j’ai fait la connaissance d’Aymeric. Sa technique correspond précisément à ce que j’attends d’un chef opérateur, il est absolument parfait. Et il parle couramment le chinois ! La steppe est très difficile à filmer, il faut équilibrer sans cesse le chaud et le froid, et Aymeric a eu l’idée géniale d’ajouter des touches de rose. C’est ainsi qu’il a donné au film cette coloration romantique que je souhaitais. Grâce à Aymeric, c’est d’une certaine manière un film français ! Nous avons tourné avec une toute petite équipe : c’est un choix pour qui entend être libre, il faut rechercher en permanence la simplicité. Sur mon film précédent, j’avais des ailes en or et elles n’ont pas permis que le film s’envole. Des ailes légères sont nécessaires. Et pour la première fois, je n’étais pas épuisé à la fin du tournage, j’étais comme porté par une énergie nouvelle, née pour une large partie de l’harmonie dans laquelle Aymeric et moi avons travaillé.

Alors que Tuya était interprétée par une actrice, Yu Nan, la bergère de La Femme des steppes, le flic et l’œuf est une vraie bergère. Comment l’avez-vous trouvée ?

J’aime profondément la Mongolie, ses paysages, ses lumières, ses habitants, qui entretiennent avec la nature une relation qui me touche infiniment. Yu Nan était magnifique dans le rôle de Tuya, mais elle est chinoise, si bien que j’ai eu le sentiment de découvrir la vraie Tuya en la personne de Dulamjav Enkhtaivan, la bergère du film ! Chercher les personnages dans la vie réelle est comme chercher l’eau dans la mer, on ne peut que trouver, c’est donc ce qu’il faut faire. À l’écran, ces personnes se révèlent toujours infiniment meilleures qu’on ne les imaginait. Pour trouver l’actrice de La Femme des steppes, le flic et l’œuf plusieurs équipes ont sillonné la steppe sur des centaines et des centaines de kilomètres, visitant toutes les yourtes, rencontrant toutes les bergères du pays. J’ai rencontré des dizaines de personnes extraordinaires, en cours de repérages, au hasard des chemins, nous trouvions toujours des candidats. Et puis un jour, deux semaines avant le tournage, j’étais sur la route qui conduit à Oulan-Bator, où j’allais chercher Aymeric, quand j’ai reçu des photos de cette femme : j’ai su d’emblée qu’elle était celle que je cherchais. Et quand j’ai appris que Dulamjav était célibataire et qu’elle avait déjà quatre enfants de quatre pères différents, j’ai compris qu’elle avait assez de personnalité pour n’avoir peur de rien, surtout pas de faire l’actrice. Cette femme a une confiance en elle exceptionnelle, et elle attend toujours l’amour. Pour commencer, il faut éviter de leur dire, si tel est le cas, que leur personnage est le plus important du film, ce qui leur imposerait une trop grande pression. Dulamjav n’a découvert le caractère central de son rôle que lorsqu’elle a vu le film pour la première fois, à Berlin. Et ce qu’elle a vu alors l’a d’ailleurs fait beaucoup rire !

Probablement n’avait-elle jamais vu de film sur un écran de cinéma. À la télévision, oui, sans doute, mais il y a moins de cent salles en Mongolie, pour un peu plus de trois millions d’habitants, dont près de 70 % à Oulan Bator. Enfin, sur le tournage, elle ne savait rien. J’avais même pris soin de choisir pour elle un hôtel différent du nôtre, de sorte qu’elle ne puisse pas poser de questions à ce sujet. Et pendant tout ce temps, à quelques centaines de kilomètres de là, des gens de l’équipe s’occupaient de son troupeau. Une relation de confiance s’est vite établie entre nous, au point que désormais je peux parler d’elle comme d’une amie. J’attends des interprètes qu’ils soient eux-mêmes, qu’ils se jouent eux-mêmes. Dulamjav n’a fait aucune difficulté pour les scènes plus compliquées, les moments d’amour notamment. Cela ne lui posait aucun problème, pour elle c’était juste normal. Le garçon qui joue le policier, en revanche, était beaucoup plus timide et, surtout, moins expérimenté. Il était étudiant à l’école de police quand un de mes assistants l’a repéré dans une rue et m’a envoyé quelques photos de lui. Pour la scène d’amour, j’ai dû l’aider un peu, hors-champ, en accompagnant ses mouvements : ils ont trouvé ça très drôle. Et quand à la fin il s’est exclamé « C’est ça le cinéma ! », toute l’équipe a éclaté de rire. Nous n’avons jamais fait de répétition, sauf pour la scène d’amour près du chameau : j’ai demandé à Dulamjav de faire le geste avec le fusil, sans lui dire que l’homme serait tout près d’elle. Elle est si parfaite que, à Berlin, certains pensaient que ce n’était pas une vraie bergère, mais une actrice envoyée par le gouvernement de Mongolie. Et aujourd’hui, les comédiennes mongoles professionnelles l’envient vraiment ! Alors que, pour elle, rien n’a changé, sa vie est toujours la même.

Avez-vous le sentiment que le regard que vous portez sur le monde est différent dans La Femme des steppes, le flic et l’œuf de ce qu’il était dans vos films précédents ?

Mes films associent la cruauté, l’humour, l’absurde, parce que c’est ce que j’éprouve chaque jour au spectacle de la vie. Mais avec l’âge, je suis devenu plus doux, et surtout je veux exprimer d’une manière plus tendre tout ce qui fait la vie et que personne ne peut changer. Je pense vraiment que le monde ressemble à qui le regarde, et la joie qu’exprime le film est celle que j’ai ressentie là-bas, avec ces gens. Aujourd’hui, je perçois le ridicule de situations qui, hier, m’aurait mis en colère. Je croyais que l’on devenait de plus en plus triste en vieillissant, mais pour ce qui me concerne, c’est exactement le contraire. Je suis plus heureux maintenant, et je me sens infiniment plus libre.

Le Monde – Mathieu Macheret

Le fait de buter sur un cadavre est généralement l’apanage du polar, genre dévolu à la résolution des morts violentes. C’est en tout cas sur un corps sans vie que s’ouvre le nouveau film de Wang Quan’an. Une femme assassinée est retrouvée au beau milieu de la steppe mongole, qu’un jeune flic encore bleu est chargé de veiller toute une nuit. Or, l’argument policier se révèle être une fausse piste, un prétexte. Il nous mène au cœur de cette zone désertique à la rencontre de l’une des rares âmes qui y vive à la ronde : une bergère solitaire qu’on surnomme « le dinosaure » pour son mode de vie antédiluvien (sa yourte, son troupeau). C’est elle, la « femme des steppes », qui viendra prêter main-forte à la pauvre vigie transie de froid, lui réchauffant le corps grâce à un bon feu de camp et une nuit d’amour à la belle étoile. Et c’est elle (Dulamjav Enkhtaivan, une vraie bergère mongole qui joue un rôle très proche du sien) dont le film finira, après quelques détours, par faire son personnage principal.

[…] Loin de céder au folklorisme, le film a, au contraire, cette beauté spontanée des œuvres qui s’inventent dans le déplacement, par contact avec des espaces, des mœurs, des conceptions qui la dépassent.

En atteste une mise en scène qui se réinvente sans cesse. Son premier geste est de relativiser la présence humaine en adoptant un point de vue reculé, avant tout calé sur l’immensité de la steppe, son horizontalité à perte de vue. Wang Quan’an dessine ainsi, par un jeu sur la distance du cadre et la proximité des sons, un vaste théâtre de l’absurde beckettien, où les personnages sont autant de silhouettes noyées dans le paysage, tantôt burlesques (les policiers dépassés et incompétents) ou anachroniques (la bergère montée sur son chameau et armée d’un fusil, telle une figure de western). Au-dessus de ces silhouettes, la voûte du ciel, qui occupe la plupart des plans – ou devrait-on dire « des cieux » tant le cinéaste les filme dans tous leurs états : purs ou brouillés, auroraux ou crépusculaires, azurs ou rougeoyants, toujours illimités. Se joue là, de toute évidence, un rapport au cosmos et à ses cycles, qui se reflète dans le goût du film pour les luminosités abstraites.

Car plus le film avance, plus l’on se rapproche des personnages, des visages, des corps, pour ce qui s’avère, en effet, moins un polar qu’une fable vitaliste. Après son incartade avec le jeune policier, la bergère se découvre enceinte, mais s’arrangera pour choisir le père qu’elle veut, en la personne d’un villageois du coin. Parti d’un cadavre, le film débouche sur le motif de la natalité, dans un cycle qui engage la continuité du vivant. Si fable il y a, c’est sous la forme d’un enseignement retors et sinueux : pour se perpétuer, la vie prend des chemins imprévisibles, qui s’acharnent à contourner les conventions sociales et les projets individuels. Tous les autres personnages, du flic au meurtrier, sont ainsi dépeints comme pris dans des triangulations amoureuses, d’où peuvent surgir la mort ou la vie. Sans pour autant oublier, comme le veulent les croyances bouddhistes, que l’une et l’autre sont liées, se nourrissent dans une circularité sans fin (le mythe de la réincarnation).

Mais la fable tient aussi à ce que le destin des personnages soit ici toujours secondé, et en quelque sorte symbolisé, par la présence des animaux : la louve qui menace le macchabée, le chameau qui transporte la bergère, mais aussi les chèvres, moutons, chevaux et bovins qui peuplent la steppe, meurent ou se reproduisent, s’offrant en reflet aux péripéties humaines. Dans la dernière scène, c’est un vêlage qui préside aux destinées amoureuses de la bergère, dans une fusion éblouissante de la fiction et du documentaire animalier. Au cœur de la steppe, rien n’oppose l’esprit et la matière, unifiés sous la voûte céleste dans la moindre petite poussière d’atome.

LES RENDEZ-VOUS DU SAMEDI

Romanesque et lumineux, ce poème visuel tourné en 16mm mêle le récit léger de rencontres amoureuses à Paris dans un contexte de manifestations des Gilets jaunes. Fiction, réalité et dystopie se mêlent avec humour et nostalgie.

Bande annonce

Télérama – Michel Bezbakh

« Les Rendez-vous du samedi » : chez Antonin Peretjatko, la poésie est politique.

Rare et inédit : voilà qui colle parfaitement au nouveau film d’Antonin Peretjatko. Cette perle de cinquante minutes, que le cinéaste a entièrement tournée lui-même avec sa caméra 16 mm, mélange le grain de la pellicule, la 3D, le split screen, des airs de Vivaldi, Prokofiev, Liszt, Saint-Saëns, des bruitages cartoonesques, un narrateur qui cite Prévert, Cocteau, Aragon, des images d’une grande violence, des images d’une grande douceur. […]

Un homme, qu’on imagine tenir la caméra, commente des images (impressionnantes) tournées pendant le mouvement des Gilets jaunes et la crise du Covid. Dans le premier espace-temps, il rencontre des jolies filles au sommet de la tour Eiffel et des policiers moins sympas sur les pavés. Dans le second, il tente de communiquer avec les autres en grimpant sur les toits de Paris. « Révolté, ou amoureux, je pourchasse un fantôme qui m’échappe perpétuellement. »

Shellac

Tous les samedis, Pierre Bolex retrouve Sophie à la tour Eiffel. Sur les toits de Paris, il fait la connaissance de Domino, puis de Valentina et Héloïse. Tout en se laissant entraîner par sa passion pour les femmes qu’il rencontre, le narrateur affronte notre accablante réalité, le mouvement des Gilets jaunes puis le confinement causé par la crise sanitaire. Antonin Perejatko montre qu’il y a de l’art dans la révolte. Il pose un œil d’artiste sur le monde, sur ses violences et sa beauté et nous invite au rêve, ce vieux moteur de toutes les luttes.

Les bruits des feux d’artifices s’élançant dans le ciel font désormais place aux explosions des tirs de lanceurs de balles de défense. Alors qu’horizontalité et verticalité s’affrontent, pour échapper à la violence et aux lois de la rue, les personnages n’ont d’autres solutions que celle de s’élever sur les plus hauts lieux de la capitale.

Depuis son point de hauteur, Domino, invite le spectateur à observer le reflet de la réalité. Si elle communique en morse grâce au soleil et à un miroir, elle regarde également la ville au travers de ses jumelles. Dès lors, grâce à un procédé de diplopie, l’écran de cinéma se divise, nous montrant plusieurs plans en simultané – la question de la vue étant non sans rappeler les manifestants l’ayant perdue (ou partiellement perdue) à la suite d’affrontements avec des CRS. Les images apparaissent, disparaissent, se répondent, se baladent et se remplacent.

Nous avons ici à nouveau rendez-vous avec l’un des sujets chers au cinéma de Peretjatko (dans ses courts et longs-métrages, qu’il s’agisse de documentaires ou de fictions) : la révolution française, le soulèvement du peuple. Nous retrouvions déjà dans French Kiss (2006) et dans La fille du 14 juillet (2013) des images de Chirac, Sarkozy et Hollande filmés à l’occasion des défilés de fêtes nationales mais aussi la présence de violences de rue et policières, de guillotines, etc. Pour citer Max Gallo : « Un évènement de l’ampleur de la révolution française n’est jamais terminé ». En prenant la suite de Jean-Luc Godard ou Chris Marker, Peretjatko continue de dépeindre avec justesse, sarcasme et humour l’éveil de la liberté (comme l’écrivait Hugo).

Dans Les rendez-vous du Samedi, le réalisateur nous invite à un nouveau type de rencontre. Celle d’un cinéma où réel et fiction s’entremêlent dans différentes dimensions. Celle d’une œuvre en marge des circuits de distribution et d’exploitation, pour qui, semble-t-il, la nature du format (un moyen-métrage de 53min) et le sujet contesté, empêchent le partage de la singularité du contenu d’un poète en sons et images des temps modernes. Mais comme le formule lui-même le cinéaste « dans l’existence seuls les rêves ne s’évaporent pas » …

FID Marseille – Claire Lasolle

Les Rendez-vous du samedi tisse deux temps qui semblent étrangers l’un à l’autre : Les Gilets Jaunes et le temps suspendu des confinements successifs, pour mieux les inscrire dans une continuité politique. Alors, à l’insouciance schizophrénique et amnésique, surjouée et bouffonne, répondent un retour en images et un geste de cinéaste qui, parti filmé caméra 35 mm au poing ces rendez-vous du samedi, dangereux et plus enfiévrés que des retrouvailles amoureuses, use moins de la pellicule pour sa valeur esthétique que pour nous dire avec ferveur : « j’y étais ».