Depuis quinze ans, Victor et Kati sillonnent les routes de France et d’Europe avec leur compagnie de cirque. La poussière et la sueur sont leur quotidien. Victor est porteur, Kati voltigeuse : ils forment un duo de main à main et sont aussi un couple dans la vie. Ils font tout ensemble et ne se quittent jamais. Même quand la fusion tourne à l’étouffement, il faut malgré tout entrer en piste… L’arrivée d’un enfant va bouleverser leur équilibre.
Être en couple nécessite de sérieux talents d’acrobate
« En équilibre » suit le travail de Viktor et Kati, acrobates de leur métier, justement. Un travail qui consiste à se tenir par la main, par la taille, à se faire virevolter, à se sauver des chutes, et beaucoup à s’étreindre. Leur spectacle, auquel on aimerait assister, paraît sublime, mettant en scène, précisément, un homme et une femme dans leurs diverses interactions, douces ou rudes. Mais c’est évidemment tout le reste qui compte : les répétitions, les répits, des mots plus hauts que d’autres, des doutes… tout ce qui se cache dans l’intimité. Et pour mettre tout cela en lumière, le film a bénéficié d’un heureux événement dramaturgique : la grossesse de Kati. Grâce à celle-ci se révèle à l’écran quelque chose de fort, quelque chose de ce qui attache deux êtres l’un à l’autre, un beau lien.
C’est l’histoire d’un couple de circassiens : Victor et Kati. Victor est un doux colosse à l’accent du sud, immense, à la voix tendre. Kati est finlandaise, fine et nerveuse, d’une blondeur nordique. Leur vie est faite de voyages et de travail, toujours main dans la main. De la France à la Finlande, ils installent leurs camions et leurs chapiteaux, se produisant le soir sur la scène obscure, chargée de magie enfantine, du cirque. Ils travaillent d’arrache-pied à un nouveau spectacle, une création originale dont ils seraient les seuls acteurs.
Victor et Kati vivent ensemble, s’entraînent ensemble et présentent leur spectacle ensemble. Il y a entre eux une complicité étrange, faite d’accords corporels, à force de se toucher et de se sentir, comme si des liens invisibles les réunissaient. Ils se parlent tendrement, sans concession, et l’on sent à chaque instant qu’ils dépendent l’un de l’autre. Cette alchimie si subtile, on la perçoit, sans pouvoir dire à quoi elle tient, dans les jeux de regard, dans une certaine façon d’être et de parler à fleur de peau.
En regardant le film, on se dit quelque chose qu’on avait peut-être oublié : que l’amour entre deux personnes est possible, qu’il est souhaitable. On voudrait, nous aussi, trimbaler nos chapiteaux de banlieue en banlieue, et, à l’ombre des barres d’immeubles aux couleurs passées, enchaîner les acrobaties. Vivre dans la pratique de la grâce.
Ce couple si étrangement lié, pourquoi le désunir ? Pourquoi les filmer seuls, s’ils existent l’un pour l’autre ? La caméra virtuose et sensible de Pascal Auffray ne s’y trompe pas et ne les sépare jamais. On aurait pu être tenté de savoir ce que Kati vit et pense quand Victor n’est pas là, de s’approcher des techniciens du cirque ou de mieux connaître la famille de Victor et son regard sur cette belle-fille voltigeuse et scandinave. Mais non, c’est dans une bulle d’amour qu’on aurait pu croire asphyxiante que le film prend vie. Les deux réalisateurs, Antarès Bassis et Pascal Auffray, ne filment que le tête-à-tête.
Car Victor et Kati ne sont pas un simple couple fusionnel, dont on observerait l’histoire de loin. Ils forment à eux seuls une petite métaphore de l’amour rêvé, oscillant entre les crises et les moments de grâce. Le cirque y est pour beaucoup : Kati est voltigeuse, Victor est porteur. Et ce jeu d’équilibrisme qu’ils tentent de porter à la perfection répète et extériorise, en un mot rend visible un autre jeu, celui des sentiments sur la corde raide. Un funambulisme émotionnel qui resterait, sans le cirque, hors de portée de la caméra.
Ce jeu « en équilibre » de l’amour et sa précarité, ne pouvait se traduire que par une caméra à l’épaule, ennemie du plan fixe. Il y a dans le film une recherche de l’harmonie en mouvement, de l’harmonie changeante, qui ne verse jamais dans l’ostentation. Ainsi cette scène d’ouverture, dans la montagne, où Kati et Victor chahutent et batifolent. Au son d’une reprise suave, signée Sophie Hunger, du Vent nous portera. La musique, envoûtante, vous entraîne dans un univers de tendresse, teinté de mélancolie. Victor et Kati se tiennent par la main, jouent à cache-cache, s’embrassent et se bousculent. On retrouve dans cette scène quelque chose de la caméra participante chère à Jean Rouch, sauf que, loin de viser la transe, cette caméra recherche la complicité et les lignes obliques de l’équilibrisme.
A aucun moment, en se plongeant dans cette intimité si précieuse, le spectateur ne peut se sentir voyeur. Et l’on ne sent aucune gêne de la part du couple. Cet amour sans mièvrerie, cette intimité sans s’immiscer tiennent en partie à l’économie de parole. Lors des douleurs les plus vives, lors des joies les plus secrètes, les mots s’effacent. On ne verra la peur de Kati, son angoisse de se voir voler Victor, que sur son visage inquiet. On ne verra leur joie commune que par des paroles et des gestes de soulagement. Il n’y a aucune emphase.
Un scénario de fiction banal : un couple, à la scène comme à la ville, s’aime d’un amour sans nuage. Mais elle tombe enceinte, elle ne peut plus travailler avec lui. Une autre, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, la remplace. A partir de ce point précis, on s’attend à un couple déchiré, à une suite ininterrompue d’épreuves et de violences, à des trahisons. Un happy end, si l’on veut, mais pas avant une bonne dose de calvaire.
Mais il faudra que le documentaire s’empare des histoires d’amour pour mettre fin à ces scénarios prévisibles, à ce genre exténué et surchargé de clichés qu’est le cinéma romantique. Dans En équilibre, le réel est moins sensationnel. Mais on n’y perd rien. Il n’y aura pas de vrai déchirement, juste des épreuves. Le temps passe et apporte des changements. Des enfants naissent, les adultes vieillissent. Et ce qui avait commencé comme une parfaite romance continue sur une note qu’aucune fiction n’aurait pu se permettre d’offrir. Un amour qui tient sans trop s’ébranler, un amour qui ne se délite pas.
En fiction, ce serait niais. En documentaire, c’est beau et compliqué.
France 3 régions
Ils se sont connus il y a 15 ans au CNAC (conservatoire nationale des arts du cirque), et depuis, ils ne se quittent plus. En couple sur scène comme à la ville, ils sont tous les deux artistes de cirque.
Kati arrivait d’Helsinki, Victor de Toulouse. Il y a dix ans, ils ont fondé le cirque Aïtal. Lui est porteur, elle est voltigeuse. Ils ne se quittent jamais, toujours en équilibre, sur la piste comme dans la vie.
La rencontre des deux réalisateurs il y a cinq ans avec Victor et Kati les a plongés dans l’univers du cirque moderne ; un univers exigeant, physiquement et artistiquement. Leur discipline – le main à main – repose entièrement sur la symbiose et la confiance absolue entre les partenaires.
Victor et Kati forment un couple fusionnel et mystérieux, sans cesse tiraillé entre désir artistique et sportif et désir d’intimité.
Une capitale de mille ans Une rivière-fleuve aux rives recouvertes d’herbe et de terre Des montagnes-forêts intangibles
Kyoto, ville musée ? Certes, avec ses myriades de temples et de jardins. Ville moderne ? Absolument, avec ses grandes artères et ses transports en commun d’une efficacité imparable. Mais surtout ville vivante, ville vibrante où la nature est très présente et imprime à tous les habitants la marque envoûtante de la fluidité.
Note d’intention
OSHIMA Nagisa m’a dit un jour : « quand tu ne comprends pas quelque chose, fais-en un film. Ton film te donnera la réponse ».
KUROSAWA Akira me disait que la chaleur moite de l’univers de Garcia Marquez était intransmissible en film. Il me parlait de la difficulté de mettre en images des sensations diffuses.
IMAMURA Shohei me parlait de la vie grouillante des ruelles de Shinjuku dans l’après-guerre où les trafics en tous genres nourrissaient les Japonais qui avaient perdu leurs repères.
Vivre à Kyoto quatre mois m’a incitée à faire un film me permettant de rendre à ces trois maîtres un hommage invisible mais mûrement ressenti.
Kyoto suscite une impression forte sur les visiteurs qui ont choisi d’y vivre comme tant de ses habitants, à vélo, à pied ou en bus, dans une maison japonaise traditionnelle sans climatisation, au ras du jardin dans une fusion quasi-totale avec la nature. Dans une maison de ce type sans réelle cloison séparant le dedans du dehors, on part loin des contraintes de la vie en ville, on se sent devenir une partie de nature. On se glisse dans la fluidité d’une foule qui passe d’un lieu à l’autre avec une urbanité aimable faite d’instants de grâce où l’espace et le temps retrouvent une connivence perdue.
Même la mobilité est différente tant dans les rues que sur les trottoirs, dans la gare gigantesque et très moderne ou dans les temples et jardins de pierres ou de mousses. Tout glisse, tout roule sans heurt, les humains comme les véhicules se frôlent sans encombres, sans préséance, dans le respect de l’autre, de règles simples comme le cours de l’eau, comme le cours du temps.
A Kyoto, on ne regarde pas. On exerce son regard à voir sans regarder. Et l’on découvre une ville imprégnée de la fluidité de cette rivière-fleuve, la Kamogawa, qui n’a jamais été bordée de quais de pierres, dont les berges n’ont même pas été recouvertes de goudron pour y faire des pistes cyclables, où l’on côtoie hérons et canards quand on la traverse à gué sur de grosses tortues de granit, où les enfants qui y jouent ne sont pas honnis par les pêcheurs en bottes hautes pratiquant leur savoir faire à titre privé ou professionnel. Ce rapport à la rivière est resté inchangé depuis plus de mille deux cents ans alors que Kyoto a été une capitale pendant mille ans.
Il en est de même pour le moutonnement de collines boisées qui, depuis ses origines, encercle la ville sur trois côtés, la câlinant comme un berceau, la désignant comme un refuge. En plus d’être une source d’inspiration formidable car ces montagnes de l’est, du nord et de l’ouest donnent un cadre clair où la liberté de chacun peut s’exprimer, la présence de ces forêts montagneuses est protectrice et rassurante car elle annonce et accompagne le rythme des saisons. De quelque endroit où l’on soit dans cette ville à la topographie heureuse, on aperçoit une montagne facilement reconnaissable, ce qui permet de toujours retrouver son chemin dans le lacis des petites rues orthogonales. Et ces repères éloignés deviennent des signes proches facilitant la circulation fluide des codes de cette capitale culturelle crépitante de création.
Traduire en images et en sons la fluidité de cette ville, miroir d’une nature qui l’entoure et la baigne, fut mon défi. Alors que, dans nos villes, la nature est appelée à la rescousse au service de l’humain, à Kyoto les humains et la nature sont les deux faces indissociables d’une ville très attachante. Coexister avec une nature intacte n’est pas, au Japon, un choix mais une nécessité induite par l’imprévisibilité et la violence des aléas climatiques où typhons, tsunami et tremblements de terre rappellent à l’humain sa dépendance irrémédiable vis à vis de la nature, son appartenance à un ordre qui le transcende. Imprudent, impudent de tenter de s’en préserver par des barrières aléatoires aussi dérisoires que chimériques. Il vaut mieux vivre avec, vivre dedans et s’en inspirer pour maintenir une ville en perpétuel devenir durable.
Un couple âgé entreprend un voyage pour rendre visite à ses enfants. D’abord accueillis avec les égards qui leur sont dus, les parents s’avèrent bientôt dérangeants. Seule Noriko, la veuve de leur fils mort à la guerre, semble réellement contente de les voir et trouve du temps à leur consacrer. Les enfants, quant à eux, se cotisent pour leur offrir un séjour dans la station thermale d’Atami, loin de Tokyo…
Critikat – Un voyage avec Ozu, par Romain Lecler
Le voyage à Tokyo, c’est celui de deux parents venus rendre visite à leurs enfants partis depuis longtemps pour la capitale. Ils délaissent leur campagne, leurs habitudes, pour rejoindre, par le chemin de fer, cet espace urbain et tentaculaire qu’est Tokyo: «si on se perdait, on ne pourrait jamais se retrouver», dit la mère. La famille encaisse le choc des retrouvailles, non sans quelques anicroches. À travers ce film et cette famille, Ozu évoque le Japon de l’après-guerre qui vit brutalement l’irruption de la modernité. Un des fils est mort à la guerre; sa veuve, Noriko, incarnée par l’égérie d’Ozu, Setsuko Hara, noue des liens très forts avec ses beaux-parents – un sentiment de solitude et d’abandon les unit. Voyage à Tokyo (1953) développe d’un coup nombre des thématiques chères au cinéaste : l’abandon des parents par les enfants qu’on retrouve dans Le Goût du saké (1963) ou Printemps tardif (1949), l’insolence adolescente de Bonjour (1959), la relation privilégiée mère-fille de Fin d’automne (1960), les difficiles rapports parents-enfants de Dernier caprice (1961). Ozu franchira un nouveau cap en s’attaquant à la couleur et en épurant encore davantage ses récits. Mais Voyage à Tokyo reste un film à découvrir absolument.
On peut dire du Voyage à Tokyo ce qu’on a coutume de souligner dans les derniers films de Ozu, ceux des années 50, qui sont formellement les plus achevés. On peut parler de son esthétique du plan fixe : la caméra ne bouge pas, devient comme une fenêtre plantée sur le monde. Parce qu’on est au Japon et que les conversations s’y déroulent assis sur le tatami, Ozu place petit à petit cette caméra à hauteur du sol. Quelques plans à hauteur d’homme, au début du film, montrent encore une relative hésitation face à ce parti-pris. Ce sont des plans qui disparaîtront par la suite. D’Ozu, on connaît également ces fameux plans vides, simples prises de vue du réel, d’ordre quasi-documentaires. Il peut s’agir de cheminées d’usine, d’un fleuve, d’un quartier, d’une baie, de linge qui sèche devant une route en surplomb, d’un couloir ou d’un quai vide. Le réalisateur les intercale au montage entre chaque séquence, comme pour redire le rôle d’enregistrement de la réalité qu’il assigne à la caméra. En quelque sorte ces plans vides sont plus que pleins. Ils sont aussi l’illustration du travail du maître sur la notion de temps, dont l’image montre le caractère fluctuant et inéluctable. C’est ce qui fait la densité du cinéma d’Ozu : le temps qui passe, c’est celui qui sépare le Japon traditionnel de celui de la modernité, celui qui sépare les parents en kimono des enfants en costumes occidentaux. On est au cœur de son cinéma: ce qui l’intéresse, c’est le passage d’une époque à une autre. C’est pourquoi la famille est son lieu d’expérimentation préféré. Chaque événement, qu’il soit heureux (combien de mariages chez lui ?) ou malheureux (combien de décès aussi ?) marque la fin d’une époque: les enfants quittent les parents, les parents quittent les enfants. Voyage à Tokyo est ainsi non seulement une parenthèse – le dernier voyage des parents à Tokyo. Mais c’est aussi la conclusion d’une période : au retour du voyage, la mère meurt.
Que retenir de ce Voyage à Tokyo? D’abord des idées de cadrages magnifiques. On a ainsi des premiers plans très travaillés, où l’on surprend par exemple un bébé sous cloche, ou une lampe allumée (construction de plan qu’on retrouve systématiquement chez Wong Kar-Wai). Ils expriment le travail de cisèlement effectué par Ozu sur le plan fixe. Il faut aussi admirer ce plan très large où l’on voit le vieux couple silencieux des parents assis sur la jetée, en bord de mer. Après avoir échangé quelques mots en plans serrés, ils repartent, toujours aussi silencieux et toujours en plan large. Visuellement et picturalement, l’émotion est à son comble. Le plan large dit autant la vieillesse solitaire des parents que la tendresse et l’affection qui les unit. Lire la suite
Voyage à Tokyo est la chronique d’une famille dispersée. Ozu articule autour d’une trame narrative centrale très simple, des scènes où ne sont présents qu’un nombre limité des membres de cette famille. Ils ne seront jamais réunis tous ensemble, car lorsque le jeune fils arrive enfin au chevet de sa mère, elle sera déjà morte. Le récit ozuien coule avec sa fluidité habituelle, d’un personnage à un autre, de l’intrigue principale à une intrigue secondaire, à tel point que cette distinction devient caduque. Ce nivellement, cet aplanissement dramaturgique n’engendre pourtant pas de la monotonie, et n’interdit pas certains heurts. La dernière scène du film, remarquable exemple de concision et de lyrisme, se permet, en dépit du contexte plus enclin au recueillement, des effets de rupture qui montrent, une fois encore, que l’on ne peut définir le style d’Ozu comme une esthétique ascétique prônant la réduction des moyens d’expression, mais qu’il est, au contraire, une réserve inépuisable de variations, de résonances, de surprises (ce qui est, reformulée, la thèse centrale de la remarquable monographie que lui a consacré Shiguehiko Hasumi, parue aux éditions des Cahiers du Cinéma).
Voyage à Tokyo est la plus réussie des oeuvres d’Ozu traitant de l’ingratitude, de l’impiété filiale (le même thème avait été traité notamment dans Les Frères et sœurs Toda qui date de 1941). Sensible aux bouleversements culturels du Japon de l’après-guerre, Ozu ne dresse cependant pas un froid constat sociologique de la détérioration des liens familiaux, son cinéma est tout sauf didactique. Son discours n’est ni passéiste ni moralisateur, Ozu est le cinéaste de la résignation face aux réalités douloureuses de la vie, ou plutôt de l’acceptation (terme moins négatif) de ce qu’il appelle le cycle de la vie (dont les différentes étapes constituent la source inépuisable de ses récits). Réalisant l’égoïsme du reste de sa fratrie, la jeune sœur proclame que la vie est décevante, ce que confirme laconiquement sa belle-sœur. Ozu ne condamne jamais ses personnages. Les portraits qu’il dresse des deux enfants vivant à Tokyo ne sont pas très flatteurs, ils sont même d’une cruelle lucidité, pourtant c’est la belle-fille, le personnage le plus vertueux du film qui, loin de les condamner, au contraire, excusera leur comportement égoïste. La description des personnages n’est jamais univoque et si certains traits de caractères sont grossis, parfois jusqu’à la caricature (la pingrerie du frère et de la sœur), Ozu sait adoucir le dessin par une révélation qui éclaire d’un jour nouveau leur personnalité. Nous découvrirons ainsi par la fille ingrate, que le père a changé depuis la naissance de leur petite sœur, qu’il ne boit plus autant ; que le bon vieillard dont nous nous sommes pris d’affection n’était pas pour elle le bon père qu’il est devenu avec sa plus jeune fille. Son manque d’égard trahirait les ressentiments légitimes d’une fille délaissée, témoin désemparé des faiblesses du père.
Comme souvent chez Ozu, l’on se situe avec Le Voyage à Tokyo en plein drame familial. L’éternel sujet du réalisateur, l’évolution de la famille japonaise et sa lente dissolution du fait d’évolutions sociétales, est décliné sur un mode proche de nombreux films qu’il avait tourné depuis le début de sa carrière. Il parvient néanmoins, et peut-être pour la première fois, à évoquer ici l’intégralité des thèmes qui lui étaient chers. Nous assistons donc, au travers du voyage de ce couple de vieillards, non seulement à la rupture entre deux générations et au choc entre tradition et modernité, mais surtout à l’inexorable passage du temps qui finit toujours par abandonner l’Homme face à une solitude totale. Il existe, derrière la paisible façade de ses films, une réelle cruauté dans le cinéma d’Ozu, un regard dénué de tout idéalisme et qui se reflète dans celui, désenchanté, que les parents posent sur le sort de leur progéniture, des enfants qui se seront montrés incapables de concrétiser l’espoir placé en eux. Loin du film tokyoïte auquel l’on pouvait s’attendre, le réalisateur, qui aura souvent filmé cette ville, ses fumantes cheminées d’usine et son linge qui sèche au vent, se borne à décrire ce malaise entre proches devenus étrangers au gré du temps.
L’anonymat du regard
Composé presque uniquement de plans fixes avec cette fameuse caméra « au ras du sol », la très légère contre-plongée et une composition du cadre d’une précision inimitable, Le Voyage à Tokyo exhibe le style d’Ozu porté jusqu’à son paroxysme. Lorsqu’il se permet une rare exception à la règle, par un travelling ou une position de caméra inhabituelle – comme ce plan magnifique au bord du lac d’Atami – l’effet ne s’en trouve que renforcé, la rupture provoquant une attention décuplée de la part du spectateur qui s’investit plus que jamais dans l’histoire. Obéissant à l’infernale logique de sa mise en scène, le réalisateur parvient ainsi à impliquer le spectateur dans le récit d’une manière tout à fait unique. Au plus près des personnages, la caméra nous invitant littéralement à prendre place sur les tatamis au milieu des parois shoji, nous sentons leur souffle mais leur restons irrémédiablement distants, la narration s’interdisant tout effet d’identification manipulateur ; toute forme d’empathie stimulée par l’artifice.
Chez Ozu, nous sommes toujours ainsi : au plus près de l’action mais posant un regard lointain sur l’image devant nos yeux. Cette distance est une forme de pudeur, la retenue narrative permettant à Ozu de nous conter la vie dans ses détails les plus intimes et à se montrer, tout en évitant sensiblerie et sensationnalisme, parfois capable d’une extrême brutalité à l’égard des sentiments du spectateur. Le cinéma d’Ozu est un cinéma des interstices, de ces faits et gestes anodins qui se répètent instinctivement, de façon quasi-mécanique à force d’habitudes, mais dont les infimes décalages en disent bien plus long qu’une trop lourde et évidente dramatisation du récit. En se bornant à la plus stricte obéissance des règles stylistiques qu’il se sera lui-même imposé, Ozu refuse de diriger notre regard – plus précisément notre lecture des images – nous laissant y chercher un sens ou une émotion et nous impliquant, par l’anonymat même de sa narration, le plus étroitement dans la vie de ses personnages.
On aura souvent taxé Ozu de formalisme excessif, que ce soit au Japon ou en Occident, mais Le Voyage à Tokyo est la parfaite démonstration que le minutieux soin apporté à l’esthétique de son œuvre est justement ce qui élève la plus simple des histoires au rang de la parabole révélatrice, c’est à dire l’outil qui permet au cinéma de transcender son statut de simple divertissement. Sa direction d’acteurs rigide attira de violentes critiques, mais rarement aura-t-on été aussi ému que par le subtil désenchantement de Chishû Ryû dans son rôle de père vieillissant ou l’infinie grâce de Setsuko Hara dans celui de la bru devenue veuve. Malgré cette mélancolie ambiante, il y aura de grands moments de vitalité aussi, comme la joyeuse beuverie entre amis qui s’étaient longtemps perdus de vue, et d’intense chaleur humaine, notamment lorsque Noriko hébergera sa belle-mère le temps d’une nuit hantée par la figure de l’absence que constitue ce mari/fils disparu. Mais chaque instant de bonheur nous fait oublier une triste réalité et, si la dérive des deux générations souligne à quel point les Hommes appartiennent à leurs époques respectives, l’éveil des regrets et fantômes refoulés que provoque Le Voyage à Tokyo des Hirayama affirme que nos vies, elles, appartiennent à jamais au temps.
« Dix ans après ma dernière visite, je retourne à Cateri, village corse, berceau de ma famille paternelle, pour y affronter mon père. Je dois dénouer les nœuds, je m’adresse à lui sous la forme d’un duel qui puise son fondement dans les méandres de l’histoire familiale. Je le provoque en allant à sa rencontre. Je projette qu’il me parle enfin. »
Au départ, il y a un besoin de réconciliation. Dix ans après sa dernière visite, le réalisateur Axel Salvatori-Sinz retourne dans son village de Cateri, en Corse, pour dénouer les nœuds avec son père. Il s’adresse à lui sous la forme d’un duel, un jeu d’échos, d’appel et réponse (« chjami è rispondi »). Pour trouver les mots et lancer les joutes verbales, il puise dans la tradition poétique corse, cherchant par et pour sa caméra un dispositif qui lui permette de recevoir la parole intime dont il ressent le manque. Entre rire et mélancolie, entre intimité nue et silences bruts, Chjami è rispondi résonne en chacun de nous.
Un père et un fils face au paysage corse. L’un, fier, ne dit pas ses sentiments, l’autre ne veut pas être comme son père. Le décor planté par Axel Salvatori-Sinz est celui d’un monde méditerranéen où les hommes sont eux aussi victimes du patriarcat. Dans ce jeu à deux, les suspensions, les non-dits marquent autant que les mots. Un duel âpre et touchant où chacun apprend de l’autre, apprend à donner et aussi à recevoir. Ce pas de deux questionne la masculinité et ses failles, jusque dans une leçon épique de conduite sur les routes de montagnes. Dès lors, dans ce film solaire, plein d’affection et d’humour, père et fils apprennent à avancer côte à côte et nous emportent avec eux.
Éva Tourrent, réalisatrice, responsable artistique de Tënk
«J’avais quatorze ans et je ne savais pas qui j’étais.»
Mystères de Lisbonne nous entraîne dans un tourbillon permanent d’aventures et de mésaventures, de coïncidences et de révélations, de sentiments et de passions violentes, de vengeances, d’amours contrariées et illégitimes dans un voyage mouvementé à travers le Portugal, la France, l’Italie et le Brésil. Dans cette Lisbonne d’intrigues et d’identités cachées, on croise une galerie de personnages qui influent sur le destin de Pedro da Silva, orphelin, interne d’un collège religieux. Le père Dinis, ancien aristocrate libertin devenu justicier ; une comtesse rongée par la jalousie et assoiffée de vengeance ; un pirate sanguinaire devenu homme d’affaires prospère. Tous traversent l’histoire du XIXe siècle et accompagnent la recherche d’identité de notre personnage.
Première partie. 1807, les armées napoléoniennes tentent d’envahir le Portugal qui a refusé d’adhérer au Blocus continental. Interne d’un collège religieux, João cherche à découvrir la vérité sur ses parents. Suite à une rixe où il a été blessé pour défendre l’honneur de son père, il découvre l’identité de sa mère, la comtesse Angela de Lima, venue surveiller sa convalescence. Accompagné du père Dinis, Joao peut l’entr’apercevoir un jour, penchée à sa fenêtre. Mais il est chassé du parc du château par son propriétaire, le nouveau mari d’Angela.
1810. Profitant du départ du mari d’Angela pour combattre une nouvelle tentative d’invasion, le père Dinis et Joao rendent visite à la comtesse. Celle-ci leur révèle qu’elle est prisonnière de son mari qui vit en concubinage avec la bonne. Le père Dinis, soutenu par Joao, décide d’emmener immédiatement la comtesse au collège avec eux. La comtesse fait ainsi enfin la connaissance du fils duquel elle avait dû se séparer. Elle accepte que le père Dinis lui révèle l’identité de son père. Dinis l’apprit lorsque celui-ci, Don Pedro da Silva, vint, blessé à mort, lui raconter son histoire. Jeune noble désargenté il s’était épris d’Angela au premier regard. Celle- ci lui rendait son amour. Le père d’Angela, le marquis de Montezelos, refusa à Don Pedro la main de sa fille car il était trop pauvre. Ne pouvant fuir aux Amériques de peur qu’Angela ne soit mariée de force, il continua de la voir en secret. Ils devinrent amants. Le marquis avait mandaté un bandit pour surveiller sa fille et un soir que don Pedro s’enfuyait de chez elle, il fut blessé à mort par le bandit. Il vint alors se réfugier chez le père Dinis. Une fois la comtesse endormie, Dinis poursuit son histoire auprès de son jeune élève lui racontant comment, déguisé en brigand, il parvint à convaincre le bandit, Mange-couteaux, de ne pas tuer l’enfant de la comtesse. Il le lui acheta quatre-vingt pièces d’or. Joao en conclut alors que l’enfant, lui-même, avait été racheté par la comtesse. Dinis réfute cette explication trop simple.
La mère et l’enfant coulent des jours heureux. Mais pendant ce temps à Lisbonne la rumeur fait de la comtesse une fille perdue vivant en concubinage avec un prêtre. Seul un riche inconnu revenu du Brésil, Alberto de Magalhães défend l’honneur de la comtesse. Le père Dinis n’est pas en reste. Il poursuit avec un huissier le Comte de Santa Barbara afin qu’il confesse son mensonge et restitue son honneur à son épouse. Dinis découvre le comte mourant. Celui-ci lui raconte comment il a été manipulé par le marquis pour épouser Angela et comment, devenu follement amoureux et malgré les avertissements d’un mystérieux inconnu, le père Dinis déguisé, il l’a épousé. Dinis s’en revient avec sa confession et prie Angela de l’accompagner revoir le comte qui demande à être pardonné. Le jeune don Pedro s’oppose à ce départ mais la comtesse rejoint son mari alors qu’il vient de décéder. Le Frère Baltazar da Encarnação lui remet une lettre de son mari. Angela s’en revient troublée au collège. Elle refuse l’héritage mais comprend l’amour malheureux de son mari et décide de s’enfermer au monastère. Dinis vient la voir, lui recommandant de voir Eugenia qui n’a pas accepté non plus l’héritage de son concubin. Lui-même s’en va à Santarém sur les instances du frère Baltazar da Encarnação.
Axelle Ropert
Adapté d’un roman-fleuve portugais, un feuilleton grandiose et échevelé brassant les pays, les générations et les destins. Ruiz signe son chef-d’oeuvre, et plus encore.
Quelquefois, le cinéma le plus romanesque peut vous toucher aussi directement qu’un film qui vous parlerait de vous-même. Non qu’il vous ressemble avec une acuité telle que le miroir brandi vous brise le cœur, mais parce qu’il réveille de sa somnolence une fleur inconnue en vous, qui ne s’ouvre que très rarement – la fleur de l’art. Le cinéma romanesque n’est pourtant plus tellement en forme. Captif d’adaptations académiques excessivement coûteuses, il semble s’être réfugié avec davantage de bonheur dans des formes plus contemporaines (Two Lovers de James Gray).
Il existe pourtant actuellement deux grands cinéastes romanesques. Ils ne sont ni anglo-saxons ni français, mais originaires de ce Sud où les fictions ténébreuses abondent. Le premier est portugais, c’est Manoel de Oliveira qui, avec Francisca, Val Abraham et La Lettre, a inventé un cinéma romanesque lusitanien capiteux et tordu.
Le second est chilien, c’est Raúl Ruiz, connu pour sa prolixité et ses explorations labyrinthiques du souvenir, et qui se place ici sous l’égide du premier (même écrivain de chevet – Camilo Castelo Branco –, même langue, même producteur – Paulo Branco), mais une égide amusée tant la malice est perpétuelle chez ces hommes du Sud.
Reprenons depuis le début. Mystères de Lisbonne est un film-fleuve nouant les destins d’un prêtre, d’un vil séducteur, d’un semi-orphelin, d’une amoureuse éconduite, d’une épouse tyrannisée. Un jeune bâtard se découvre une mère aimante. Une jeune femme brune poursuit de sa vengeance l’homme qui l’a anéantie. Une jeune femme blonde doit choisir entre trois jeunes hommes et se trompe peut-être. Elle mourra jeune.
Les intrigues, successives et orchestrant cependant des réapparitions, s’accrochent les unes aux autres comme les excroissances aventureuses (surprise des tours de la fiction) et pourtant préméditées (justesse des rebondissements) d’une vaste toile d’araignée. On peut parler de miracle, car le genre romanesque aboutit à une équation inouïe : la splendeur et la légèreté tout ensemble.
Splendeur de la mise en scène, avec les mouvements coulissants faisant surgir les personnages comme autant de fleurs sauvages et pensives, menacées par la trame des secrets. Splendeur du décorum reconstitué avec une finesse d’aquarelliste. Mais aussi légèreté par la relance du découpage en épisodes, et surtout par un humour proche de l’impassibilité d’Oliveira, mais encore égayé par des cocasseries à la Guitry : un valet sautille comme un caniche trop bien élevé, mille et une servantes espionnent au grand jour des secrets que les personnages principaux sont bien les seuls à croire défendus, un esprit cosmopolite veille au grain. On peut parler de chef-d’œuvre, mais ce serait négliger la dimension si alerte d’un film où l’esprit parieur métamorphose chaque scène en coup de dé.
Pourtant, la toute fin du film atteint quelque chose de sublime lorsque l’art accepte de déposer les armes tournoyantes de la fiction. Lors de cette trêve où l’éternité a enfin son mot à dire, l’araignée ruizienne rappelle à elle tous les fils luminescents de sa fresque pour composer une laterna magica où Bergman (Fanny et Alexandre), Truffaut (Les Deux Anglaises et le Continent) et Welles (La Splendeur des Amberson) resurgissent.
D’un coup, et ce coup vous terrasse, Mystères de Lisbonne ne déploie plus seulement un art du récit, mais propulse un sujet dont la simplicité dépouille le baroque de ses détours : la destinée des orphelins.
Dans le film, les chagrins sont toujours moins justes qu’on ne le croyait (les victimes le sont surtout d’elles-mêmes), et en même temps toujours plus profonds qu’on ne s’y attendait.
Quoi d’autre que l’art finalement – qui serait défi et consolation lancés aux chagrins jamais résolus de l’enfance.
Quand un long métrage dure plus de quatre heures, l’expression de film-fleuve coule de source. Mais le terme paraît bien faible pour Mystères de Lisbonne, voyage au long cours où, à chaque escale, le regretté Raoul Ruiz revisite en majesté un genre cinématographique : le film d’aventures et le film de guerre, le mélodrame et le burlesque, le polar et le récit d’apprentissage, mais aussi le fantastique.
Voici donc Pedro da Silva, un orphelin mélancolique ; le père Dinis, son protecteur bienveillant ; le millionnaire Alberto de Magalhães, un mystérieux aristocrate venu du Brésil. Voici encore une noble française ivre de vengeance, un bandit vulgaire et violent… Toutes ces figures se croisent, se succèdent et se confondent dans d’éblouissantes combinaisons narratives qui chevauchent les frontières et les années – de la période prérévolutionnaire à la monarchie de Juillet.
La mise en scène est à l’unisson de ce grand récit tout en faux-semblants. Le cinéaste chilien a toujours été un expert dans l’art de transformer les mensonges en vérité, et vice versa. Il est tout autant un maître dans l’art de rendre la réalité irréelle. Il y a de la magie dans ses plans-séquences stupéfiants, ses travellings qui traversent les murs, sa caméra qui virevolte autour des comédiens. Mais aussi, la sensation poignante d’une disparition inéluctable que le mouvement incessant de la caméra viserait à repousser au plus tard possible…
Les montagnes enneigées du Japon. Comme chaque nuit, un poissonnier se rend au marché en ville. Réveillé par son départ, son fils de six ans n’arrive pas à se rendormir. Dans la maison où tout le monde dort, le petit garçon fait un dessin qu’il glisse dans son cartable. Le matin, sa silhouette pleine de sommeil s’écarte du chemin de l’école et titube dans la neige, vers la ville…
Nous nous sommes rencontrés au Festival de Locarno où nous présentions nos premiers longs-métrages respectifs, nous avons tout de suite parlé de cinéma et sommes devenus amis malgré la barrière de la langue. Quelques mois plus tard, nous avons décidé de faire un film ensemble au Japon. Damien voulait filmer la neige, et, Kohei, travailler avec un enfant. Nous sommes donc partis en repérage dans la région la plus enneigée du Japon, à Aomori, et y avons fait la rencontre d’un garçon de six ans, Takara. Ce qui nous a bouleversé chez lui, c’est son mélange de fantaisie et de tristesse, sa sincérité à toute épreuve… Dans la vie, son père est poissonnier et le petit garçon l’entend se lever chaque nuit pour partir au marché. Quand il rentre de l’école, son père dort. Ils se voient donc très peu. Nous avons tâché de raconter ce sentiment complexe d’amour et de distance, dans les pas de Takara. Damien Manivel et Kohei Igarashi
5 questions aux réalisateurs
C’est la première fois que vous faites une co-réalisation, en quoi est-ce différent de vos précédents films ? Comment avez-vous trouvé un langage commun entre le japonais et le français ? DM : On a écrit l’histoire et fait tous les choix ensemble mais sur le plateau on se répartissait naturellement les rôles. La plupart du temps, Kohei expliquait les actions aux acteurs et moi je dirigeais l’équipe technique, la caméra. Mais nous pouvions tout aussi bien inverser les rôles si la scène le nécessitait. Nous n’avons pas fixé de règle au préalable.
KI : Ce n’était pas très différent de mes films précédents, c’était très naturel de travailler avec Damien. On parlait en japonais, avec des mots simples. C’est peut-être la raison pour laquelle Takara raconte une histoire si simple.
C’est effectivement une histoire très simple, un film muet et pourtant très profond et universel… DM : Nous avons essayé de trouver la meilleure façon d’exprimer les sensations et sentiments de notre enfance. Kohei est né au Japon, je suis né en France et pourtant nous avons trouvé beaucoup de similitudes dans nos souvenirs.
KI : Nous avons rencontré Takara et passé beaucoup de temps à jouer avec lui pour comprendre la vie qu’il mène et son monde. À travers lui, nous avons redécouvert notre enfance.
En parlant de Takara, votre acteur de 6 ans, comment l’avez-vous rencontré et comment a-t-il travaillé son rôle ? KI : Nous l’avons croisé un après-midi par hasard après un concert qui grouillait d’enfants. Il courait partout, nous l’avons remarqué tout de suite. Nous sommes allés parler à sa mère et très vite, on a su que c’était lui.
DM : Mais c’est vrai qu’au départ, même si nous avions envie de le filmer, nous ne savions pas comment nous y prendre, car les premiers jours il était vraiment incontrôlable. C’est là où nous avons décidé de nous adapter à sa vie et notamment de faire jouer toute sa famille dans le film.
Dans Takara, tout est inspiré par la vie quotidienne, tout semble si naturel et pourtant il y a quelque chose en plus, une poésie qui émane de ce récit. Les sons ont une grande importance pour vous ? KI : La première fois où je suis allé à Aomori, j’ai senti que ce lieu avait quelque chose de sacré. Nous avions cela à l’esprit quand nous filmions les paysages enneigés…
DM : Étant donné qu’il n’y a pas de dialogues dans le film, nous avons mis l’accent sur l’environnement sonore, l’impression d’espace, les pas dans la neige, l’atmosphère si particulière d’Aomori.
Et puis il y a beaucoup d’humour, une grande mélancolie. C’était présent dès l’étape du scénario ? DM : Il faut savoir que Takara est très créatif mais têtu. Il n’hésitait pas à faire ses propres propositions, souvent décalées et drôles. Quant à la mélancolie… Nous le filmons quand il est vraiment triste, quand il dort vraiment, c’est un portrait sans filtre.
KI : Takara nous a tout de suite fait penser à un petit Chaplin japonais…
Journal de tournage
1. TAKARA DEVANT LA TV Comme nous avons tourné le film dans l’ordre chronologique, c’est l’une des premières séquences que nous avons faites avec Takara. C’est le milieu de la nuit et il regarde la télévision en silence, happé par un dessin animé. Son visage est très enfantin et en même temps, on sent la fatigue de l’insomnie, la solitude qui est la sienne alors que tout le monde dort. Ce qui nous a surpris, c’est sa capacité à oublier la caméra. Là, il y a toute notre équipe de tournage autour mais Takara est ailleurs. A cet instant, nous avons compris que pour obtenir des sentiments authentiques, il fallait qu’il joue des choses qui lui plaisent ou qui correspondent aux états qu’il traversait. Quand il était joyeux, on pouvait faire une scène joyeuse, s’il était triste ou mélancolique, nous devions aller dans son sens. Le plan où il déterre une mandarine cachée dans la neige, enjambe la barrière de l’école et dévore le fruit est sa scène préférée, nous a-t-il confié.
2 . LE DESSIN Takara dessine beaucoup, tout le temps et aime offrir ses croquis. C’était donc logique pour nous de construire notre récit autour de celui qu’il veut donner à son père. Notre première idée était de lui demander de croquer son père. Un soir, après la journée de tournage, nous le lui avons proposé mais il a refusé. Sans doute par pudeur ou bien cela lui semblait trop évident… Quoiqu’il en soit, le lendemain, il est arrivé avec le dessin des poissons multicolores, la pieuvre et la tortue. Nous nous sommes tout de suite dit que c’était une bien meilleure idée, bien plus spontanée et nous avons donc construit tout le film autour de ce dessin. Ce qui est drôle, c’est qu’après la projection à Venise où Takara et sa famille étaient présents, Takara a dit à sa mère qu’à ses yeux, le film n’était pas encore terminé car il manquait la scène où il donnait son dessin à son père. 3 . LES 2 CHIENS Il s’appellent Sakura et Socks. Nous étions en plein tournage d’une autre scène, dans la rue adjacente. Keiki, la grande soeur et Takara marchaient sur le chemin de l’école. Le plan n’était pas satisfaisant et nous avions décidé de changer la place de la caméra et toute l’installation technique. Pendant notre préparation, Takara était parti jouer dans la neige, comme à son habitude. Tout à coup, nous avons entendu des aboiements répétés et très forts. Lorsque nous sommes allés voir ce qu’il se passait, Takara était là, face aux deux chiens, en pleine bataille d’aboiements. Le soir, en rentrant après la journée de travail, nous avons repris le scénario et décidé d’inclure cette scène comique dans le film.
4. LA TEMPÊTE DE NEIGE C’était la scène séquence la plus difficile de tout le tournage. Sur le papier, nous savions qu’il nous faudrait filmer Takara pris dans une tempête sur le parking du marché où travaille son père. Un matin, elle s’est déclenchée et alors que nous n’avions pas du tout prévu de la tourner ce jour-là, nous avons changé rapidement le plan de travail, nous avons rangé tout le matériel dans le camion et nous sommes partis. Il neigeait très fort, c’était idéal. Nous avons installé la caméra et répété l’action avec Takara. Un quart d’heure plus tard, juste avant de commencer à tourner, Takara fondait en larmes. Il venait d’apercevoir son père qui terminait sa nuit de travail et s’en allait. Une fois la voiture éloignée, impossible de faire quoique ce soit. La réalité rejoignait la fiction, le fils était confronté à l’absence de son père. Nous avons malgré tout réussi à le rassurer et à tourner la prise qui est dans le film, où l’on ressent toute l’épaisseur de son chagrin.
5. LA PHOTO DU PÈRE C’est une photographie du père de Takara, prise au marché où il travaille. En fait, c’est la toute première que Takara a prise avec l’appareil que ses parents lui ont offert à Noël. Elle est datée du 25 décembre. Lorsque nous avons demandé à Takara de nous révéler le contenu de son appareil, nous avons été très émus par ce portrait d’un père joyeux et fier, et nous avons décidé de l’inclure dans le film. Ensuite, nous avons déroulé les autres photos (les figurines de dinosaures la nuit, des paysages, des rues, les poissons…) et nous avons inclus l’idée dans le scénario que grâce à ces photos contenues dans son petit appareil, Takara retrouve la route du marché. Dans notre façon de construire la fiction, ce genre de matière documentaire est cruciale, c’est d’ailleurs pour cette raison que nous avions d’emblée décidé de filmer une vraie famille. Evidemment, nous aurions pu refaire des photos nous-mêmes mais nous aurions eu le sentiment de tricher. Takara a son propre regard d’enfant et un style bien à lui, on le sent dans ce qu’il saisit à travers ses dessins.
6 . LE SOLEIL SE LÈVE SUR LES COLLINES C’est le dernier plan du tournage. Nous nous sommes rendus dans les collines en pleine nuit et nous avons attendu que le soleil se lève. L’hiver dans la région d’Aomori est très capricieux, il peut faire très beau et vingt minutes plus tard une tempête de neige peut éclater. Par chance, le ciel était dégagé cette nuit-là. Nous étions tous très fatigués mais heureux, c’était un moment fort pour toute l’équipe.
1983. La dictature argentine a pris fin. Au cours d’une nuit, Floreal sort de prison, après avoir été incarcéré pendant cinq années. Il veut rejoindre Rosi, son épouse. Mais les retrouvailles sont sans cesse retardées. Car le couple, comme le pays, a changé. Tandis que Floreal erre jusqu’à l’aube, des souvenirs surgissent, ainsi que des mirages de vivants et d’amis disparus…
Cinéaste engagé, auteur de films manifestes comme L’heure des brasiers (1966-68), Fernando Solanas s’était exilé en France après le coup d’État militaire de 1976. Le retour de la démocratie lui permit de revenir au pays pour réaliser Tangos, l’exil de Gardel (1985), une coproduction franco-argentine. Le Sud, présenté au Festival de Cannes 1988 où il obtint le Prix de la mise en scène, en est un peu la continuité.
[…] La force de Solanas est de cerner la réalité historique tout en proposant une approche onirique, signe du trouble de la mémoire, du traumatisme d’une nation, mais aussi des doutes face une résurrection qui pourrait s’avérer précaire… La cohésion de ce puzzle sentimental et politique est assurée par la musique d’Astor Piazzola, omniprésente et enivrante. Le tango n’est pas ici un simple élément de couleur locale, il est le poumon mélodique d’un film convulsif, au ton fiévreux et tout en ruptures, qui semble suggérer que « la vie est un tango » (Copi).
Dès les premières secondes, une double dimension, théâtrale et onirique, est affirmée. La nuit complète (le scénario se déroule en une seule, traversée de reflux de mémoire et de rêves), les rues éclairées par des lumières irréelles sculptant pavés et façades comme sur une scène, la rareté des passants, les champs-contrechamps accusant des distances non mesurables, les plans longs en mouvements fluides qui enveloppent comme le brouillard, lui aussi omniprésent… Tout concourt à mêler ces deux dimensions et à faire naître cette impression de film mental sur la difficulté du retour, sur la douleur de l’absence et sur la permanence du désir et de l’amour. Avec Le Sud, prix de la mise en scène au festival de Cannes 1988, l’œuvre de Fernando Solanas trouvait son apothéose formelle, grâce notamment, encore et toujours, au sens musical de l’auteur découpant son récit en quatre chapitres ponctués d’airs connus repris par un chanteur de tango. Plusieurs séquences décollent ainsi au son du bandonéon.
Déjà sensible dans Tangos, l’exil de Gardel, l’influence de Fellini devient évidente ici, une séquence de bal avec filles faciles bien en chair et paquebot en arrière-plan renvoyant inévitablement au petit monde de l’Italien. La distanciation qu’impose la mise en scène et l’impossibilité de distinguer la frontière entre le fantasme et la réalité sont d’autres caractéristiques partagées. Un rapprochement peut-être fait avec une autre figure des années quatre-vingt, celle de Théo Angelopoulos. Il suffit de penser au brouillard et à la mémoire, aux strates de temps qui fusionnent, à la pesanteur de l’Histoire, à l’appropriation de l’espace par d’amples mouvements. Solanas se distinguerait alors par l’émotion directe que procure le tango et par la grande sensualité émanant de ses images et de son regard sur les femmes.
Le Sud, c’est en effet la survie à la dictature passée au prisme de l’amour charnel. « El Sur », c’est aussi un projet, une utopie. C’est ce vers quoi il faut tendre pour les personnages, aspirant à ce retour, après les confiscations et les destructions (illustrées par une séquence de visite au ministère, séquence surréaliste montrant les bureaucrates piétiner la mémoire des dossiers). C’est le désir et la nécessité d’un nouveau départ malgré les blessures passées, une espérance revivifiée.
Une grande exposition de Miquel Barceló, peintre et sculpteur espagnol, à la BnF et au musée Picasso à Paris est l’occasion de plonger dans le travail de cet artiste contemporain majeur. Ces œuvres imposantes, qui travaillent la terre sous toutes ses formes sont créées sur place, hors atelier et auront une vie éphémère. C’est alors le processus de création qui se révèle peu à peu au travers de la fabrication de ces œuvres généreuses, ainsi que le monde intérieur de l’artiste qui vient à notre rencontre.
En s’attachant à filmer le processus de création de l’artiste contemporain Miquel Barceló au plus prés, dans sa longueur, le réalisateur cherche à nous faire comprendre un geste venu de la nuit des temps, de la nuit des cavernes. Un geste qui animait déjà les artistes de la grotte de Lascaux, et plus loin encore ceux de la grotte Chauvet. Ainsi, il ne s’agit pas d’ajouter de la matière pour faire une image, mais de poser une empreinte comme de gratter, griffer, creuser la matière pour que la lumière accroche et que l’image se révèle. Alors s’opèrent des ponts entre les temps et les lieux et les hommes dans ce geste ancestral sans cesse actualisé. Et ce que cherche à capter la caméra de Christian Tran devient alors aussi limpide que saisissant : c’est une épiphanie.
La beauté est parfois d’une telle simplicité. « Terres Barceló » est un film consacré à Miquel Barcelo, grand artiste contemporain. En 2016, ce peintre et sculpteur catalan a réalisé une fresque monumentale, de 200 mètres de long, sur les fenêtres de la bibliothèque François Mitterrand, à Paris. Mais Barceló n’a pas peint sur les fenêtres, non : il a gratté l’argile. Il a posé ses doigts, ses mains, ses bras, sur de l’argile qu’il avait étalé en très fine couche sur la vitre, avant de laisser sécher.
Dans ce très beau documentaire de Christian Tran, on assiste au processus de création. Voir cet artiste au travail est un enchantement. Il y a son rapport charnel à la matière. Il y a les jeux de lumières, quand le soleil passe à travers la vitre. Le geste est parfaitement maîtrisé, mais c’est une improvisation constante. Il dessine des squelettes qui dansent, des crevettes, un poisson géant, un cavalier, une femme nue et bien d’autres choses.
En théorie, une œuvre d’art se conserve. D’ailleurs, ceux dont le métier est de réunir des œuvres dans un musée s’appellent des conservateurs. Cette fresque-là a disparu. « C’est comme dessiner sur le sable », pour l’artiste. Barceló n’est évidemment pas le premier à préférer les œuvres éphémères, mais il est captivant de l’écouter parler de son rapport au temps. S’il travaille vite, explique-t-il, c’est pour ne pas être rattrapé par ses idées. Le dessin ne doit pas être la réalisation de la pensée, mais il doit arriver avant elle.
De l’éphémère à la nuit des temps
Cette fascination pour l’éphémère, pour l’inspiration du moment, pour l’improvisation, raconte évidemment quelque chose de notre durée à tous. De notre mortalité. Mais Miquel Barceló est aussi habité par des œuvres d’art qui viennent de la nuit des temps, de la nuit des cavernes. Il fait partie de ceux, très peu nombreux, qui ont pu descendre dans la grotte Chauvet, en Ardèche. On le voit ému aux larmes devant les dessins de chevaux, de bisons, de lions. Quoi de plus éphémère qu’un cheval dessiné avec un morceau d’os sur le mur d’une grotte? Et pourtant ces dessins ont traversé le temps. Le travail de Barceló prend alors une autre tournure. Sa fresque sur une vitre, c’est de l’art pariétal. Son argile contient la mémoire du monde.
L’artiste et le football
Un détail amusant. Miquel Barceló travaille avec des écouteurs rouges en permanence dans les oreilles. On se demande, au début, quel genre de musique il écoute. Et puis il révèle, dans un éclat de rire, qu’il écoute un match de foot à la radio. Ce jour-là, le Real Madrid était mené au score, il était ravi : en bon catalan, il déteste le Real. Voilà un peintre attiré par l’éphémère, peu soucieux de laisser une trace dans le futur, qui est passionné par des œuvres vieilles de 36 000 ans, et qui a, en tant que supporter de foot, les deux pieds dans son époque. Barceló est plus qu’un artiste, c’est une faille temporelle.
C’est l’histoire d’un bal. D’un grand bal. Chaque été, plus de deux mille personnes affluent de toute l’Europe dans un coin de campagne française. Pendant 7 jours et 8 nuits, ils dansent encore et encore, perdent la notion du temps, bravent leurs fatigues et leurs corps. Ça tourne, ça rit, ça virevolte, ça pleure, ça chante. Et la vie pulse.
J’ai toujours aimé danser. Je n’ai pourtant pas eu de modèles, mes parents ne dansaient pas. Mais ma grand-mère me racontait souvent que, jeune, dans un temps où je ne la connaissais pas encore, elle montait sur le parquet en début de bal et ne le quittait plus avant le petit matin. Que la danse la transportait. Son visage s’illuminait quand elle me racontait ces nuits dans l’ivresse du mouvement, de la musique. Je pense que même sans l’avoir vue danser, elle m’a transmis son amour des bals. Mon premier bal trad a été un coup de foudre. C’était un samedi soir de janvier, au fin fond d’un petit village auvergnat, dans une grange pleine à craquer, avec des vrais musiciens sur scène. La musique était belle et tout le monde dansait ! Une vraie fête ! Des centaines de personnes. Beaucoup de jeunes, ça m’a surprise. Ça tournait, ça frappait, ça se regardait, ça souriait ou c’était très sérieux, mais ça dansait, pour de vrai. C’était gai surtout. Il y avait de la joie à être là ensemble. Les danseurs enchaînaient bourrée, scottish, polka, mazurka, jusqu’au petit matin. Des sourires. Des mains moites. Des embrassades en fin de morceau au moment de se quitter pour un autre cavalier. Une belle chaleur humaine. Un morceau funk très énergique où l’on se défoulait, où les rythmes s’accéléraient, où l’on se donnait, tout en gardant beaucoup d’allure, puis une mélodie nostalgique, et langoureuse, où les couples se rapprochaient, les têtes se touchaient. Le temps se suspendait.
Le monde du bal trad, je l’ai aimé tout de suite. Je m’y suis senti tellement bien. Chez moi. Depuis les bals jalonnent ma vie. Il y a quinze ans, je suis allée pour la première fois aux Grands Bals de l’Europe, à Gennetines dans l’Allier. C’est un lieu magique, une parenthèse enchantée. On y danse pendant 7 jours, non-stop. Les musiciens ne s’arrêtent jamais de jouer. Jour et nuit. Aujourd’hui, 29 ans après sa création, les Grands Bals de l’Europe, c’est 2 000 personnes qui dansent pendant une semaine, sur 8 ou 9 parquets sous chapiteau, en plein air. Sur ces parquets tournent tous les jours une vingtaine de groupes de musique, il y a environ 500 musiciens, pour des ateliers, et une quinzaine de bals le soir. Toutes les générations, jeunes et vieux se mélangent et dansent ensemble. C’est une des choses qui me réjouit le plus. Je ne vois guère d’autres lieux de fête qui brassent autant d’âges et de vies différentes. Les filles dansent avec les garçons, les garçons avec les filles, les filles avec les filles, et de plus en plus les garçons avec les garçons. Le temps de la danse, un lien particulier peut se tisser avec son partenaire pour créer un univers subtil, magique et unique. On sait comment on rentre dans la mazurka, on ne sait pas dans quel état affectif on va en sortir. Cette émotion, cette convivialité, cette énergie partagée qui nait de ce collectif, je ne la trouve pas ailleurs… Au bal on est tout simplement des danseurs et des danseuses. Il n’y a plus de riches ou de pauvres, de costume, de statut social. Tout le monde se mélange le temps d’une nuit. Nous vivons dans une société rongée par la création de besoins artificiels, une société qui pousse à consommer, seul et vite dans un perpétuel renouvellement. La danse trad permet de retrouver le plaisir d’être avec les autres et avoir des pratiques communautaires qui n’existent plus aujourd’hui. En partageant cette fête, on redécouvre qu’une unité existe et qu’on y a une place. Cette aventure humaine sans commune mesure, que je vis depuis plusieurs années, méritait qu’on la regarde, qu’on la contemple. Qu’on la partage. Alors pendant l’été 2016, avec deux équipes, une de jour et une de nuit, nous avons filmé la totalité du Grand Bal. Deux équipes, pour tenir. Comme les danseurs. Ecouter son corps, sa fatigue. Mais ne rien louper. Ne rien rater de ce tourbillon. Et faire un film comme un tourbillon.
L’équipe a vécu avec les danseurs et les musiciens, la même expérience. Les mêmes sensations : tourner, tenir, manger, danser, danser, danser, dormir, tourner, danser, boire, tourner, danser, se rencontrer… Et filmer les regards, les échanges, la communauté, la somme de ses singularités, le mouvement balbutiant, naissant, l’agilité, la simplicité des expérimentés, les lâcher-prises, les libertés que l‘on prend, la folie douce, la grande humanité qui défile, la joie qui illumine les visages, les attentes sur les chaises, l’amour qui naît, la fatigue qui tombe, les liens qui resserrent et font tenir debout. Donner à voir comme c’est différent, quand on ose enfin se toucher, quand on se regarde, quand on vit vraiment ensemble. Et que la vie pulse.
Entretien avec Lætitia Carton
Jusqu’ici vos documentaires étaient très liés à une personne en particulier : votre ami Vincent dans J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, le dessinateur Baudoin dans Edmond, un portrait de Baudoin. Cette fois-ci, le point de départ semble davantage être un ressenti personnel, quelque chose qui vibrait au fond de vous. La démarche est-elle différente ?
Ça ne me paraît pas si différent. Je fais toujours des films sur des personnes, des univers, ou des communautés que je connais déjà très bien. Je ne me demande jamais sur quoi je pourrais faire un documentaire. Mes désirs de film naissent plutôt de ce que je vis et que j’ai envie de partager. Edmond Baudoin est quelqu’un que j’admire, j’aime sa manière d’être au monde et son dessin. Je ne pouvais plus le garder pour moi. Pour la communauté Sourde, c’était la même envie : comment le monde entier pourrait ne pas vouloir connaître cette culture, cette langue, cette richesse ? Pour moi, c’est vraiment la même origine et le même désir à chaque fois. Et pour Le Grand Bal, c’est le même processus. Quel a été le déclic ? La première fois que je suis allée au Grand Bal, c’était il y a quinze ans. Je me disais depuis plusieurs années qu’il y avait un film à faire. Mais je n’étais jamais passée à l’acte parce que je me disais qu’une caméra n’y rentrerait jamais. C’est un espace assez protégé, qu’on n’a pas envie d’abimer. Et puis, en 2015, les organisateurs des Grands Bals ont autorisé une équipe de journalistes à filmer et j’ai pu observer que la caméra avait été plutôt bien acceptée. Et un soir sur un parquet alors que Bernard Coclet, le créateur du Grand Bal, et moi regardions émus les danseurs, nous avons eu la même idée au même moment. Il fallait le faire.
Vous avez participé à ce bal de nombreuses années. Est-ce qu’il a été facile de vous y faire accepter, non plus en tant que participante mais en tant que réalisatrice ?
Je savais que cela passerait d’abord par beaucoup de communication, avant et pendant le tournage. Je savais que moi-même j’aurais vécu cela comme un geste intrusif dans cet espace qui m’est précieux. Mais je savais aussi que le jeu en valait la chandelle. J’avais fait passer un mot à tous les inscrits grâce aux organisateurs avant le bal. J’y expliquais mes intentions, et ma volonté de partager la beauté de ces rencontres. On a aussi organisé deux temps d’échanges au cours du tournage où tout le monde pouvait venir et poser des questions sur le film, sur mes intentions. Et un texte très personnel, était affiché à l’entrée du bal et sur les panneaux d’informations. J’ai été surprise car au final très peu de gens ont refusé d’être filmés : seulement 11, sur les 2500 présents. On les a pris en photos, et tous les cadreurs les avaient repérés et les évitaient. Au montage, on a éliminé d’office les séquences où ils apparaissaient. La confiance que les danseurs et danseuses m’ont donnée est extraordinaire. Je pense qu’ils ont senti qu’on avait cet amour du Grand Bal en commun. Ils nous ont fait un énorme cadeau.
Dans le documentaire que vous lui avez consacré, Edmond Baudoin s’interrogeait sur la faculté du cinéma à représenter avec justesse l’intensité des lieux auxquels nous sommes attachés. Je suppose que vous vous êtes posé la question avant de filmer ce Grand Bal auquel vous tenez tant.
Tout le temps. Une caméra pourra-t-elle capter ce qui se passe, et toutes ces émotions ? J’avais peur que ça ne marche pas. J’ai souvent des doutes sur le pouvoir du cinéma, je devrais pourtant, après 3 films, croire au Cinéma ! Et comme souvent, j’ai été agréablement surprise. On vit les choses de manière tellement intense, c’est tellement fort ce qui se passe entre les gens, mais tellement invisible, impalpable, qu’on se dit qu’une machine ne peut capter ces émotions, ces énergies. Et pourtant, si ! C’est magique. Et on le sent d’ailleurs quand on filme, même derrière les chefs opérateurs. C’est indéfinissable, imperceptible. L’émotion se laisse attraper, passe et se transmet.
À l’époque de J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, vous disiez que vous préfériez filmer les gens vous-même, que ça créait une proximité essentielle. Pour Le Grand Bal, vous êtes quatre à avoir tourné les images. Comment s’est déroulée cette répartition ?
Je ne pouvais pas faire l’image seule, pour plusieurs raisons : je voulais filmer de jour comme de nuit, et que l’image sublime la danse. Et je voulais aussi un peu danser ! Deux équipes se sont relayées pour avoir une grande amplitude de tournage : une équipe de jour et une équipe de nuit. Et je dormais les matins. C’était très léger comme dispositif, quelqu’un au son et l’autre à l’image. Et les deux équipes tuilaient autour de 21h, pour avoir deux caméras sur les premiers bals du soir.
Le Grand Bal possède une image très cinématographique, c’était important pour vous que ce film-ci ait une telle qualité visuelle ?
C’était une condition sine qua non. Il y a une beauté dans le bal, que je voulais rendre. Quand on vient de l’extérieur, on ne va pas forcément voir cette beauté au premier abord, parce que le Grand Bal c’est le royaume des bâches et des chaises en plastique, des néons et des spots de chantiers. Donc si je voulais que la beauté que je vois dans la danse et les gens se ressente, j’avais besoin d’une vraie image de cinéma, avec beaucoup de profondeur de champ, et qui s’est accompagnée d’un long travail d’étalonnage. Pour qu’on soit vraiment avec les gens et non avec le plastique des bâches, le métal des barrières ou les slogans des tee-shirts. Certains plans paraissent plus construits que d’autres, comme ces scènes autour du canapé en extérieur où les danseurs viennent se reposer quelques minutes.
Quelle est la part de mise en scène dans Le Grand Bal ?
Je dirais que c’est plutôt un film où l’auto-mise en scène a été déterminante. Les danseurs choisissaient de venir sur le canapé alors que la caméra était devant, ou de ne pas en bouger quand on venait vers eux. On avait une sorte d’accord tacite. On tendait l’oreille aux discussions, on s’approchait, et les gens nous faisaient signe s’ils ne voulaient pas qu’on les filme, si les discussions étaient trop privées ou au contraire ne s’arrêtaient pas de discuter entre eux et faisaient même une place à la caméra. Beaucoup de danseurs et de danseuses ont joué le jeu, ils nous ont offert leurs discussions, et c’est exactement ce que j’espérais capter. Parce qu’au Grand Bal, soit on danse, soit on parle, et bien souvent on parle de danse, du bal et de ce qu’on y vit.
Vous dites dans votre film, en voix-off, qu’au sein du Grand Bal, on perd la notion du temps. Cette idée de perte de repères temporels, mais aussi en termes de modernité technologique, vous intéressait ?
C’était un de nos objectifs au montage : donner à vivre ce tourbillon. Mais c’était compliqué. On a essayé par exemple au début de ne pas prendre en compte l’alternance jour/nuit, mais le film avait du mal à tenir debout, ça ne marchait pas, et on est revenu à une structure plus chronologique. On a tenté de jouer sur la durée des séquences pour souligner la perte de la notion du temps, et sur le côté cyclique, sur le retour de certaines séquences. De penser le film, chaque journée, comme un cercle, sans début ni fin.
Dans Edmond, vous souleviez une théorie : un artiste, quel qu’il soit, ne ferait toujours que des autoportraits. On a tendance à vous donner raison ; à chacun de vos films, on a l’impression de lire une page de votre journal intime.
Oui je pense, comme Baudoin, que chaque film est un autoportrait. C’est vrai selon moi pour toutes les formes d’expressions artistiques. Et oui, Le Grand Bal est aussi une page de mon journal intime, comme l’ont été mes autres films. Ma vie et mes films sont très poreux. De manière générale, j’ai du mal à mettre des frontières, à cloisonner. Ma vie déborde dans mes films, mes films débordent dans ma vie. Tout se mêle et s’entremêle, j’ai du mal à le concevoir autrement.
À travers votre voix et vos paroles passe énormément de poésie. Pour votre texte, vous créditez plusieurs auteurs, dont Bobin. Comment l’avez-vous travaillé ?
Je raconte ce processus dans mon premier court-métrage, D’un chagrin j’ai fait un repos : je recycle, j’utilise des pensées d’occasion. Je lis, j’écoute, je note, je pioche à droite à gauche, et mes voix-off sont construites de cette manière, elles sont truffées de citations. Oui, j’ai emprunté par exemple une phrase de Christian Bobin. C’est comme un hommage pour moi, je les convoque. Il y a aussi un texte d’une danseuse, Natacha Devie, sur les moments difficiles que l’ont peut vivre en bal. Ce sont des emprunts, des textes en patchwork. J’adore travailler comme ça.
Dans vos œuvres, on décèle très souvent une volonté de transmission, de partage. Transmettre, c’est une sorte de mantra pour vous ?
Au départ, c’était inconscient. Avec le temps, plus j’avance, plus je me rends compte que c’est vraiment central dans mes films. Ça dépasse le simple intérêt : c’est ce qui me meut. La transmission, c‘est essentiel. C’est ce que j’aime filmer, et c’est ce qui donne du sens à la vie en général. Et ça m’obsède encore plus depuis que j’ai un enfant. Comment transmet-on les choses ? C’est un leitmotiv, un mantra oui.
On ressent également un grand amour pour le geste artistique dans vos films : celui d’Edmond Baudoin, celui, très chorégraphique et poétique, de la langue des signes, et enfin la danse du Grand Bal…
L’amour du geste, oui, mais pas uniquement le geste artistique. Je suis aussi admirative du travail de mes amis potiers, du geste artisanal. Ça dépasse l’expression artistique. Je suis admirative de tous ces métiers de geste, j’aime énormément la série de portraits qu’avait faite Alain Cavalier sur le sujet. Il y avait la fileuse, la matelassière, la relieuse… Il n’y a pas plus humain que ces gestes de la main, du corps. Le geste, et au-delà le mouvement, c’est l’expression de notre humanité. Dans Le Grand Bal, le corps est évidemment central : c’est un film sur le lâcher-prise, sur le voyage corporel, sur le désir aussi. Un désir d’expérience, de ressenti, de transmission encore. Oui c’est un film sur le désir, l’élan de vie. Un protagoniste du film dit une chose très belle sur ce lien entre la vie et l’envie. Je n’avais jamais écouté que dans « avoir envie », il y a « en vie ». Il y a tout dans la danse. Il y a le geste, le corps, mais il y a l’autre aussi. Comment vivre tous ensemble ? Ce Grand Bal m’apporte une forme de réponse. C’est un condensé de tout ce qui me fait aimer être vivante. Vous êtes-vous posé la question de la place de votre caméra pour filmer ces corps, des corps collectifs qui plus est ? En bal, je peux passer des heures à regarder les gens danser. J’ai délibérément donné aux chefs opérateurs la place que je prends naturellement : en bord de scène, entre les musiciens et les danseurs. Énormément de scènes du film ont été tournées dans cet entre-deux. J’aime observer ce lien invisible mais palpable, qui passe par l’ouïe, par les regards, et sentir l’énergie, la manière dont elle circule. C’est incroyable, cette osmose ! Sans musiciens, il n’y a pas de bal. Leur présence est essentielle. Et leurs singularités, leurs styles impriment complètement chaque bal. Et en font des moments uniques.
Qu’est-ce qui vous séduit dans ces musiques traditionnelles qu’on peut entendre au Grand Bal ?
Je raconte au début du film que c’est dans les années 90 que je suis allée à mon premier bal trad en Auvergne. Et je suis immédiatement tombée amoureuse de cette musique et de ces bals. D’abord parce que c’était un répertoire musical qui avait bercé mon enfance dans le Bourbonnais, où j’ai grandi, elles m’étaient familières, mais aussi parce que j’y ai senti des racines, un lien très fort avec le territoire. Elles étaient porteuses d’une histoire, elles n’arrivaient pas de nulle part. D’ailleurs ma grand-mère dansait ces danses. Pas mes parents. Elles ont sauté une génération grâce à tous ces gens qui ont fait du collectage depuis plus de 40 ans auprès des anciens. J’aime cette épaisseur historique. Et mêmes si les danses évoluent, qu’elles se métamorphosent vraiment, au grand désespoir de certains, cela reste des musiques et des danses vivantes et ancrées. J’aime voir tous ces jeunes danser une bourrée à 3 temps. Ça me touche beaucoup. Je nous sens reliés à nos anciens, à leur histoire. Dans ce bal, on voit 2 000 personnes partager la même passion, mais avec 2 000 personnalités différentes et autant de façons d’aborder la danse et le rapport à l’autre. Leurs confessions apportent une multitude de nuances à ces portraits. C’était très important dès l’écriture. Je ne voulais pas faire un film où l’on suit des personnages. Bien sûr, on peut voir à l’écran certains participants plusieurs fois, les repérer dans d’autres séquences, mais je voulais d’abord filmer un corps collectif, composé d’une multitude de singularités. Il m’importait d’aller écouter ces danseurs qui nous confiaient leurs manières d’être, de concevoir et de ressentir la danse, mais qui fassent avant tout partie d’un collectif. Aller de l’intime vers l’universel et du singulier vers le collectif. On a tenté de construire le film comme ça, avec Rodolphe Molla, le monteur, et ça a été tellement difficile ! C’est dur de jeter des bonnes séquences, même quand on sait qu’elles n’ont pas leur place dans le film. C’est un deuil à chaque fois. On a recueilli des discussions captivantes entre danseurs, mais qui sont passés à la trappe parce qu’il fallait rétablir la balance, veiller à ce que personne ne prenne le dessus au montage. Mais créer un grand tout, un grand corps collectif respirant à l’unisson, c’était l’une de mes convictions premières et on ne l’a pas lâchée. Autour de ce petit microcosme de la piste de danse, de nombreuses questions familières font leur retour. Les « pourquoi ne m’invite-t-il pas à danser ? », « est-ce que je devrais lui proposer ? », « et s’il disait non ? ». Cette piste de danse, finalement, c’est un véritable monde à taille réduite. Comme souvent dans les microcosmes, on retrouve en tout petit les grands enjeux qui traversent notre société. Par exemple, cet été-là, on sentait déjà les prémices du grand mouvement féministe de ces derniers mois. Dans pratiquement toutes les discussions, on arrivait à un moment à ces questions autour du rapport hommes/femmes, de la répartition des rôles à la question du genre. On pourrait faire un film entier sur le sujet rien qu’avec ces rushs. Il y a par exemple cette « causerie », que l’on voit dans le film. Les causeries au Grand Bal sont des temps de discussion et d’échanges sur un thème au moment de l’apéro. Ce jour-là, c’était un atelier sur les limites dans la danse. On y voit une jeune fille qui demande combien de femmes ont été gênées par une danse sans oser le dire. Les mains sont nombreuses à se lever… Et une autre lui répond que c’est difficile de dire non, d’exprimer son désaccord. Ce sont des questionnements qui, dans l’année qui a suivi, ont resurgi dans la presse et sur les réseaux sociaux. J’ai été surprise pendant le tournage devant la somme des discussions et la fréquence à laquelle le sujet revenait, je me suis dit qu’il y avait un truc, et que ça devait figurer au montage. Mais ce n’était pas quelque chose que je cherchais, ni ne m’attendais à trouver avec autant d’importance, dans cet espace, très bienveillant, protégé, contrairement au reste du monde. Au-delà du sexisme et du consentement, le film n’oublie pas de mentionner la part de dureté de la manifestation. Que ce soit celle faite au corps, liée à la fatigue, et aux nerfs, mais aussi celle des participants les uns envers les autres, quand il peut y avoir une forme d’exclusion. Pour beaucoup de gens, le premier bal peut être difficile. On est confronté à ses propres limites corporelles, physiques, mais aussi à ses aptitudes, ou à ce que l’on peut vivre comme des manques. On peut aussi avoir envie de faire passer le plaisir avant tout, celui de la « bonne danse » et dire non à une invitation, et que cela soit mal pris par d’autres danseurs. Une jeune fille le dit très bien dans le film « Ça touche un peu l’ego » ! On arrive tous avec nos bagages, nos valises, notre histoire, et on doit faire avec pendant une semaine, au milieu d’un concentré de vie, et de milliers de personnes 24h sur 24. Les questions qui nous taraudent se manifestent forcément de manière encore plus intense. La vie pour moi c’est comme une médaille. Il y a la face et le revers. Dans toute zone d’ombre il y a de la lumière et inversement. Au Grand Bal, c’est quelque chose qu’on vit de manière très intense. En cinq minutes, on peut vivre un moment de grâce et se prendre une grosse claque, d’une violence inouïe cinq minutes après. C’est un petit monde où on revit plus intensément tout ce qu’on peut vivre à l’extérieur. Mais c’est cette intensité qui me plait.
On sent chez vous un grand cœur de mélomane. Pourquoi, au milieu de ces musiques traditionnelles, avoir intégré cette chanson d’Etienne Daho et Dominique A, et pourquoi lui accorder cette place centrale ?
C’est un texte de Dominique A qui me touche depuis très longtemps, où il parle d’une prise de conscience, du temps que l’on passe à la surface des choses. Au Grand Bal, on vit intensément les rapports aux autres, parce que la danse ouvre des portes sur des inconnus, et parce que le temps nous permet de passer du temps à parler, échanger entre nous en profondeur. Et on prend conscience en comparaison du peu d’intensité qu’on met dans la vie de tous les jours. Cette chanson arrive après une de mes séquences préférées du film entre deux soeurs qui se parlent de leur complicité, de l’amour qu’elles se portent l’une à l’autre. Une séquence qui, même après l’avoir vue 200 fois, me donne toujours la chair de poule. Elle est un peu la quintessence de tout le film. J’aimais aussi beaucoup l’idée d’orchestrer une rupture forte avec une musique de studio très pop au sein de ce film où règne la musique diégétique. J’aime beaucoup ce genre de rupture formelle dans les films. La chanteuse Camille, qui était déjà présente dans J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, signe ici la chanson du générique en compagnie de l’équipe du film.
Chez vous, sa musique devient à son tour une expérience collective.
Camille est une amie et vient souvent au bal avec moi. Elle fait partie de tous ces gens que j’aime qui ont disparu du film au montage. Je lui ai proposé de faire une chanson pour le générique et elle a eu, comme toujours, une idée fantastique : réunir tous les gens qui ont travaillé sur le film pour chanter ensemble le générique. Ça ressemble tellement au film, je ne pouvais imaginer mieux : un grand corps collectif qui chante. C’était une évidence. On a passé une après-midi très douce à chanter tous ensemble, gens de la technique, de l’organisation du bal, de la production, et même de la distribution, c’était beau. Elle aime beaucoup faire chanter les gens. Sa manière de travailler, d’être au monde, de le regarder, est très proche de la mienne. Et son travail me touche depuis toujours.
Scottish, cercle circassien, mazurka, bourrée, pizzica, hanter dro, gavotte de l’Aven, congo des landes… un petit mot sur les danses qui peuplent le film.
Certaines étaient dansées par ma grand-mère, la scottish, la mazurka, la bourrée bien sûr car elle vivait en Auvergne, mais je suis certaine que si elle était toujours là, elle trouverait que je les danse d’une manière bien différente d’elle. Elles sont pour la plupart liées à des musiques dites traditionnelles, transmises oralement de génération en génération. Souvent on n’en connait pas les auteurs et leur style est caractéristique d’un territoire géographique, qu’il est facile de reconnaître pour des oreilles habituées. La pulse, l’énergie et la manière de bouger n’est pas la même en Gascogne ou en Bretagne par exemple. C’était la musique populaire d’avant l’arrivée de la radio, de l’enregistrement, des disques. On l’écoutait dans les bals, les fêtes, elle était jouée par des musiciens. Elle était encore très vivante au début du 20ème siècle, et la génération de ma grand-mère a été témoin de sa quasi-disparition. Dans la mouvance de mai 68, des musiciens s’y sont intéressés, et ont décidé de sauver ce qui pouvait encore l’être de ce patrimoine menacé. Ils étaient jeunes, souvent citadins et formés à la musique dans les conservatoires. Ils ont commencé ce qu’on appelle un collectage : ils se déplaçaient dans les campagnes, à la recherche d’anciens qui se souvenaient encore de chants, de musiques, de danses. Ils les ont filmés, enregistrés, se sont réapproprié ces airs… C’est grâce à eux qu’aujourd’hui ces danses revivent de si belle manière, et peuvent continuer d’évoluer et se transformer comme elles l’ont toujours fait. Ce mouvement trad a créé dans son élan le mouvement folk : on puise dans des racines traditionnelles des mélodies, des paroles en les mélangeant à des influences plus récentes, avec d’autres instruments, des harmonies modernes, d’autres cultures musicales. C’est un grand métissage qui s’est opéré depuis quelques décennies, d’une richesse et d’une diversité foisonnantes. On peut s’amuser à suivre le chemin de chaque danse à travers ces époques … La mazurka, par exemple, une danse de couple, a une histoire fascinante. Elle viendrait de Pologne et serait arrivée autour de 1830 en France avec les migrants. Parmi eux, Frédéric Chopin, qui par ses compositions lui a donné une grande notoriété dans les salons bourgeois. Elle s’est ensuite répandue dans les campagnes, à la fin du 19ème, jusque dans les bals musette, et jusqu’à ma grand-mère, dans son village de l’Allier. Elle la dansait de manière très sautillante, car les musiciens lui impulsaient alors un rythme très énergique en Auvergne. Aujourd’hui, on danse plutôt une forme de mazurka qui a été collectée en Gascogne dans les années 70. Elle s’est imposée sur les parquets en devenant un peu le slow des bals, certains l’appellent même la mazurka chamallow pour en rigoler. Elle est plus coulée, plus glissée, plus langoureuse, avec une infinité de variantes. On peut aussi parler du cercle circassien, une danse collective, en cercle, où l’on change de partenaire à chaque cycle musical. Il est d’origine écossaise, il a été repris par le mouvement de l’Education Nouvelle au début du 20ème siècle, puis il est devenu très populaire dans le milieu folk des années 70. Aujourd’hui c’est un hit des bals folks. Certains disent qu’il permet de repérer ceux ou celles qu’on a envie d’inviter après ! Pour finir, la bourrée d’Auvergne, qui se danse à deux ou à quatre. Son origine n’a jamais pu être précisément déterminée. On en trouve trace dans des écrits pour la première fois en 1665. Elle a traversé les siècles, en évoluant bien sûr, sans grande rupture, même si elle est tombée en désuétude comme les autres danses au 20ème siècle. C’est émouvant de penser à ça quand on regarde tant de jeunes la danser aujourd’hui. Merci à Marc Lemonnier pour son texte qui a inspiré cette dernière page.
De quelle façon vous êtes-vous intéressé au cinéma, au point par la suite d’avoir eu envie d’en faire ?
Dans ma ville natale, Belfort, j’étais en total refus de la vie qui m’attendait, en me demandant par goût du défi ce qui serait pour moi le plus intéressant, le plus improbable aussi. Le cinéma s’est imposé, quoi de plus inaccessible ? Je voyais ce monde réservé à un milieu social autre que le mien, avant de réviser mon jugement par la suite. Mon premier rapport avec le cinéma, les plateaux de tournage, ça a été l’émission télévisée Cinéma Cinémas. Je me souviens d’un reportage sur Pialat au travail, qui m’avait fasciné, et d’un autre avec John Cassavetes et Gena Rowlands. J’ai écrit un premier projet de court-métrage, en 1998, cherché de l’argent, une équipe. C’était l’histoire toute simple d’un rendez-vous amoureux manqué. Ce film a marqué ma rencontre avec Thomas Letellier, qui signe aujourd’hui l’image de Louise Wimmer.
Qu’avez-vous fait entre votre premier court métrage en 1998 et Louise Wimmer ?
J’ai réalisé un premier documentaire, en 2001, et j’en ai enchaîné plusieurs pour France 5 et Arte. Puis j’ai rencontré mon producteur, Bruno Nahon, qui m’a accompagné sur Tahar l’étudiant et Le Journal de Dominique. L’envie de fiction était bel et bien là depuis toujours mais sans la confiance de Bruno, je n’aurais peut-être jamais franchi le pas.
Quelle est la genèse du personnage de Louise Wimmer ?
A l’origine du personnage, il y a une femme que j’ai rencontrée pour un documentaire. Il y a également un peu de ma mère, de ma tante, qui ont été des “femmes de”, qui ont eu de l’argent, et ont tout perdu du jour au lendemain, quand le mari les a quittées. A l’approche de la cinquantaine, elles se sont retrouvées sans statut, sans argent, sans possibilité de rebondir. Beaucoup de gens se battent et font tout pour sauver les apparences, alors qu’ils vivent des situations extrêmement graves sans aide aucune, car ils sont invisibles. Comme Louise Wimmer, ils sont dans l’impossibilité de dire qu’ils ont besoin d’aide. Cela me vient de ces femmes avec qui j’ai grandi. Elles avaient une fierté sauvage poussée à outrance. Une fierté qui pouvait devenir un piège pour elles car à un moment donné, s’il est nécessaire de demander de l’aide et qu’on ne le fait pas, il faut une sacrée force pour tenir le coup. J’ai passé mon enfance et mon adolescence à les observer, à me laisser influencer par leur beauté, leur héroïsme quotidien, alors Louise c’est un peu moi aussi.
Il y a une belle scène dans Louise Wimmer, quand elle fait le ménage chez une personne et revêt une robe noire, se maquille. On imagine alors la femme qu’elle était auparavant.
J’ai voulu faire de ce personnage de femme une héroïne de cinéma à part entière, avec ses multiples visages : celui d’une personne détruite par l’expérience de la vie, et celui de la femme qu’elle est encore au fond d’elle même, capable de séduire, d’aimer, de se battre. Cette facilité qu’ont les femmes à porter des masques, à revêtir des apparences, à se transformer, me fascine. C’est toujours la même femme, mais plus le même personnage. En cheminant vers ce long-métrage, avec tout ce qu’il faut traverser pour faire un premier film, il m’a d’abord fallu trouver l’actrice pour qui écrire… Je voulais qu’elle soit grande, rousse et approche de la cinquantaine. J’ai cherché un peu partout, jusqu’au jour où, en regardant un téléfilm, je suis tombé sur une femme dans une voiture qui éclatait de rire. J’ai enregistré la suite pour avoir le générique et retrouver son nom. Je suis entré en contact avec son agent, et le lendemain j’étais à Roubaix pour la rencontrer. En la voyant venir de loin, j’ai eu la certitude immédiate que c’était elle et aucune autre.
Corinne Masiero est formidable et en même temps elle n’appelle pas la compassion. Elle tient tête, elle se bat. C’est un choix de votre part ?
Plus qu’un choix, c’est pour moi un acte fort. Je ne voulais pas que Louise appelle à la compassion, mais que le film rende hommage à sa force, sa fierté autant qu’à ses fragilités qui affleurent petit à petit dans la narration. Louise doit aussi beaucoup à une autre femme, Valérie Brégaint, la monteuse du film qui s’est beaucoup investie dans ce projet, encore une belle rencontre. Et puis comme dans la vie, il arrive que l’on rencontre quelqu’un qui nous fait une drôle d’impression, désagréable parfois, puis on se met à l’aimer pour finalement ne jamais l’oublier. Louise, c’est ça, une rencontre. Quant à Corinne, c’est un petit miracle, un coup du sort, je voulais une actrice, grande, rousse et balaise, j’ai cherché et un jour je suis tombé sur cette magicienne, envouté immédiatement, j’avais ma Louise. L’écriture du scénario pouvait commencer, car j’ai écrit Louise pour elle. J’avais bien entendu la trame, mais j’avais besoin d’un visage, d’un corps pour écrire.
En voyant Louise Wimmer, j’ai pensé à Laurent Cantet et à L’Emploi du temps où le personnage, pour d’autres raisons, passe ses journées dans sa voiture. La voiture est le second personnage de votre film.
L’Emploi du temps est un film crucial dans mon parcours et si cela se voit alors tant mieux. Je crois que je ne pourrai jamais oublier les détails de ce film, le visage d’Aurélien Recoing, l’échange de regards entre lui et son réalisateur et cette voiture qui nous embarque vers un destin. Pour Louise, la voiture permet de fuir, de se rendre sur son lieu de travail et pour elle, de se loger. Le véhicule de Louise Wimmer est une extension de sa personne. Certes un refuge, un symbole de sa galère, mais aussi une métaphore : comme Louise cette voiture est grande, solide, un peu abîmée mais toujours très classe.
La voiture est associée à la nuit. Le plan où Louise Wimmer avance entre deux poids lourds pour siphonner de l’essence pourrait venir d’un film d’horreur. La scène de nuit où deux types rôdent autour de sa voiture fait peur aussi.
Je ne sors pas du point de vue de l’intérieur de la voiture et ne montre pas ces hommes autrement. On est avec Louise Wimmer et on vit le monde à partir de ce qu’elle entend et voit. J’ai tourné des choses plus explicites, que j’ai supprimées au montage, préférant suggérer, susciter le hors-champ sonore. Louise est intelligente, toujours dans la lumière, ne stationne pas dans des lieux exposés au danger. Elle a pour habitude de se garer la nuit dans des rues résidentielles, sauf ce jour-là, où on peut supposer, même si le film ne l’explique pas, qu’elle n’avait pas assez de carburant pour aller où elle a l’habitude d’aller.
Louise Wimmer affronte les gens en les regardant dans les yeux. Elle leur fait toujours face, sans se dérober.
Elle a des yeux qui disent : « je t’emmerde. » Cela provient de Corinne, de la violence magnifique qu’elle a à l’intérieur d’elle-même, de ses propres expériences de vie, et d’une volonté de ma part de suivre un personnage qui ne se soumet pas. Elle toise, elle affronte car si on baisse les yeux, ce qui vient en face, on ne le voit pas.
Quand elle démarre sa voiture, cela enclenche toujours la même chanson, qui fonctionne comme un gag à répétition. D’où est venue cette idée ?
C’était au tout départ du projet. Tout simplement parce que j’ai connu une personne qui avait un CD coincé, qui démarrait toujours en même temps que sa voiture. Ça me rendait fou tout en m’amusant beaucoup. Je ne voulais pas de musique originale sans vouloir pour autant d’un film où elle serait absente et comme j’avais envie de faire venir de la musique contre l’avis du personnage, cette histoire de CD coincé était idéale. Et quand elle en aura ras le bol, il n’y aura plus de musique dans le film. Quant à Nina Simone, elle était présente elle aussi très tôt. C’est un exemple de femme qui n’a jamais baissé les yeux ni courbé l’échine, à la fois sublime et monstrueuse, une méchante femme, une drôle de voix, avec de la douleur en elle. Donc pas étonnant que Louise aime ça. Cela convenait à la nuit. C’est Thomas Letellier, mon chef-opérateur, qui m’a suggéré cette chanson, Sinner Man.
Et la chanson finale ?
Je ne voulais pas de chanson française, car on interprète tout de suite les paroles en fonction de la situation et celle choisie, Days of Pearly Spencer de David McWilliams colle avec le rêve américain à deux balles des tours HLM, le côté Eldorado. Là, on se laisse emporter par la musique et si on comprend un peu les paroles, tant mieux. Après le hasard fait bien les choses, quand on entend Milk white skin, on découvre le visage de Louise et pour la première fois un sourire qui l’irradie… On partage alors sa joie tout en réalisant que ce n’est pas le paradis non plus, ce que la musique suggère avec les images en contre-plongée sur les tours d’habitation. Accéder à un logement décent est un rêve avec la certitude de ne plus être seul. Ce qui persiste de beau dans ces quartiers, ce sont les personnes qui y vivent. Ces barres de béton racontent bien des choses et sont pour Louise la promesse d’un nouveau départ. Rivée au sol, sur quatre pneus, elle va vivre au 15ème étage et voir la vie autrement, comme un aigle.
Après Louise Wimmer, vers quelle direction souhaitez-vous aller ?
Je termine le scénario de mon prochain film Insight. Je l’écris sur mesure pour Tahar Rahim et pour Alexandre Guansé qui sera la découverte du film. J’ai filmé Tahar dans un docufiction, Tahar l’étudiant (2005), et entretemps il est devenu cet acteur incroyable. Il voulait devenir acteur, et moi, cinéaste. J’ai commencé à penser ce projet pour lui bien avant Louise Wimmer et Tahar a décroché le rôle de Malik dans le film de Jacques Audiard quand j’obtenais l’Avance sur recettes pour le mien. Dans la vie aussi il y a des hasards magiques.
Propos recueillis par Charles Tesson
Critikat – Fabien Reyre
Femme femme
On n’est pas près d’oublier son nom : Louise Wimmer. Et, par la même occasion, ceux du réalisateur (Cyril Mennegun) et de l’actrice (Corinne Masiero) qui, en une heure et vingt minutes, donnent vie à l’un des plus beaux personnages du cinéma français de ces dernières années. Louise Wimmer : une femme a priori banale, qui roule dans la nuit en écoutant en boucle « Sinnerman », la célèbre chanson de Nina Simone. Clope après clope, d’un petit boulot à un bar PMU qui fait crédit, Louise semble foncer à toute allure, enivrée par le rythme obsédant du chef d’œuvre de la chanteuse soul. Louise est une battante. Elle est fière, elle n’a peur de rien, en apparence. Louise ne demande qu’une chose : avoir un logement.
Une femme sans influence
Cyril Mennegun vient du documentaire : on le devine aisément, à regarder la précision avec laquelle il dépeint le quotidien de son personnage, toujours à la bonne distance, avec une empathie qui ne sombre jamais dans le pathos. Héroïne de son temps, Louise Wimmer donne un visage aux anonymes brisés par les gros mots que les journaux ressassent froidement, jusqu’à l’écœurement : crise, récession, précarité… Mais c’est par le truchement de la fiction que le cinéaste parvient à rendre vivante cette victime collatérale de l’impitoyable machine économique. Pour autant, jamais la question politique n’est ouvertement posée : infiniment plus que le récit indigné d’une vie en déséquilibre, Louise Wimmer est, surtout, un magnifique portrait de femme. Le jeune cinéaste ne lâche pas son actrice une seconde, faisant de Louise un personnage non seulement d’une densité rare, mais également d’une belle sensualité. Le film évite de nombreux écueils, ne se limitant jamais au constat froid et compatissant de la descente aux enfers d’une quinquagénaire : il est, au contraire, débordant d’espoir et de vie, d’humour et de plaisir. Qui est Louise Wimmer ? Une femme tour à tour arrogante et bornée, touchante et admirable, pathétique et grandiose. Comme un Cassavetes revu et corrigé par Laurent Cantet, Cyril Mennegun appréhende le désordre social par le biais de l’éternel féminin : une grande crinière rousse et un corps étonnant, lourd et gracieux à la fois, en guise de Marianne moderne, pas du tout investie par une quelconque mission, sinon celle, si contemporaine, de sauver sa peau du marasme global.
Il faut, pour cela, une actrice, une vraie, une grande, et celle révélée par Cyril Mennegun est un ravissement. Corinne Masiero brûle littéralement l’écran de son physique presque androgyne, faisant de cette Louise un corps en perpétuel mouvement, qui ne doit jamais s’arrêter pour ne pas mourir. La voiture, élément clé du film, est le prolongement de Louise : elle y dort, elle en a besoin pour travailler, elle l’utilise pour rouler à toute allure et oublier ses malheurs. Elle est le lien qui l’unit à une vie sociale, à la générosité de ceux qui veulent bien lui donner un coup de main pour ne pas qu’elle sombre. Louise est un mystère, et Corinne Masiero réussit parfaitement à lui donner chair sans jamais la dévoiler tout à fait : le résultat, vertigineux, embarque le spectateur vers des sommets de sentiments contradictoires. Quand, à la fin, un rayon de lumière éclaire l’écran et le visage de Louise/Corinne, Cyril Mennegun réussit un petit miracle : faire couler des larmes de joie sur nos visages ébahis.
Le Monde – Thomas Sotinel
Un captivant portrait cinématographique, qui révèle progressivement son sujet, jusqu’à en faire un objet d’admiration.
Voici Louise Wimmer. Vous allez passer quatre-vingts minutes avec elle. C’est long pour une première rencontre, il faut une bonne raison pour lui consacrer tout ce temps, la voici : Louise Wimmer est une héroïne. Arc-boutée contre la fatalité, elle incarne la volonté de prendre son destin en main. Louise est d’autant plus héroïque qu’elle est ordinaire. Ce qui l’est moins c’est l’image qu’en donnent Cyril Mennegun et Corinne Masiero, le réalisateur et l’interprète du long-métrage qui porte le nom de cette femme à la fois du et hors du commun. Louise Wimmer, le film, est un captivant portrait cinématographique, qui révèle progressivement son sujet, jusqu’à en faire un objet d’admiration.
Pourtant, admirable n’est pas le premier adjectif qui vient à l’esprit quand on rencontre Louise. C’est une femme de haute stature, mise sans apprêt, qui ne parle pas beaucoup. Mais à qui parler, pourquoi et comment s’habiller mieux ou se maquiller quand on habite dans sa voiture, quand on passe les heures à courir de l’hôtel où l’on fait les chambres aux villas que l’on balaie ? Louise vit au bord du gouffre et le film de Cyril Mennegun, documentariste qui réalise ici sa première fiction, ressemble d’abord à la peinture d’une situation sociale, d’une précarité montrée ici dans sa forme la plus extrême.
Si Louise Wimmer s’en tenait à ce seul propos, ce serait un film méritoire, un « cri d’alarme » ou un « implacable réquisitoire ». Or, c’est bien plus que ça et c’est à ce moment que la tâche du critique de cinéma se complique.
Car dans ce bloc de misère, le réalisateur et la comédienne sculptent peu à peu un personnage d’une grande complexité. Ce n’est pas que Louise se mette à déclamer de grandes tirades. Jamais le film ne se départ de l’observation des comportements. Simplement, au fil des séquences, on apprend deux ou trois choses sur Mme Wimmer. On devine bien qu’elle est tombée de haut, un peu au moins, puisqu’elle vit dans un break Volvo, et pas dans une Twingo. A 50 ans, elle a eu le temps de vivre, d’aimer, d’ailleurs les lambeaux de cette vie sont rassemblés dans le box d’un parking dont elle peine à payer le loyer.
Mais le reste de Louise, les détails de ce passé et les escarmouches incessantes de la campagne qu’elle mène pour s’assurer un avenir, il faut les découvrir au fil de ce beau film. D’observateur plein de commisération, on passe peu à peu dans la peau d’un partisan passionné : on se demande si la voiture va démarrer, ce matin-là, avec autant d’angoisse que l’on se demandait si Cary Grant et Eva Marie Saint arriveraient à escalader le nez de Thomas Jefferson dans La Mort aux trousses.
Un film de guerre
Cette empathie qui va croissant tient d’abord à la manière dont Cyril Mennegun mène son récit, découpé en blocs assez brefs qui prennent tout juste le temps de dessiner une situation, d’en définir les enjeux et de mettre en scène la stratégie qu’adopte l’héroïne pour y faire face. Jamais le metteur en scène ne s’attarde, tenant ainsi les tentations et les pièges du mélodrame à l’écart.
Finalement, Louise Wimmer est un film de guerre. Corinne Masiero, avec son mélange de brutalité et d’élégance, repart sans cesse à l’assaut. Elle alterne les coups de main (il faut découvrir au fur et à mesure ces situations impossibles que fait surgir la misère, et les trésors d’astuce et de persévérance qu’il faut pour les conjurer) et les affrontements à terrain découvert, avec les membres de sa famille, ses interlocuteurs de l’administration, les agents du maintien de l’ordre.
Ces personnages restent d’une certaine façon à la périphérie de la vie de Louise, elle est engloutie dans la solitude et la misère. Pourtant, le film fait leur place à ces seconds rôles, tous interprétés avec une grande rigueur (Anne Benoît en patronne de café est parfaite, par exemple : elle n’a pas un grand coeur, elle a un coeur qui fait ce qu’il peut) si bien que le monde dans lequel se débat Louise Wimmer reste humain, malléable quand même malgré son extrême dureté pour les faibles. Quant à savoir si Louise aura prise sur lui, il faut passer quatre-vingts minutes avec elle pour le découvrir.