Pathé et Gaumont : deux signatures qui traversent le XXème siècle et brillent encore dans nos salles obscures. Mais qui se souvient que, derrière ces deux noms, se cache l’aventure extraordinaire de deux hommes qui ont révélé au monde la magie du cinéma, l’ont fait vivre pour tous et bien au delà de nos frontières ? En à peine vingt ans, Charles Pathé et Léon Gaumont vont édifier les bases sur lesquelles le cinéma continue de s’épanouir aujourd’hui.
D’un côté, Charles Pathé, brillant homme d’affaires. De l’autre, Léon Gaumont, inventeur visionnaire. Avec les frères Lumière (qui cessent la réalisation en 1900) et le magicien Georges Méliès (qui, ruiné, arrête en 1913), ces deux-là ont quasiment inventé le cinéma (français). Grâce à leur rivalité, celui-ci a connu un développement spectaculaire à partir de 1895, passant peu à peu du phénomène de foire au divertissement à grande échelle.
Dense et captivant, le documentaire tire admirablement parti des écrits des industriels (correspondance, Mémoires) et s’appuie sur des archives renversantes, puisées dans leurs catalogues respectifs. Avec une précision d’horloger, il passe en revue les innovations techniques successives. Comme les « phonoscènes » de Gaumont, inventées en 1902, soit vingt-cinq ans avant Le Chanteur de jazz — officiellement le premier film parlant de l’histoire —, produit par Warner.
Pendant que Charles fait peindre ses pellicules à la main, Léon travaille d’arrache-pied à son « Gaumontcolor », qu’il présente en 1913. Les deux pionniers se frottent à tous les genres (vues documentaires, westerns, comédies burlesques). Et se concurrencent même sur le serial, l’ancêtre de la série télé : Pathé sort Les Mystères de New York (1914), Gaumont réplique avec Les Vampires (réalisé par Louis Feuillade en 1915). De cet antagonisme légendaire sont nés un respect mutuel, puis une solide amitié à la fin de leur vie. En 2001, comme un symbole, les deux sociétés ont regroupé leurs salles au sein d’une filiale commune.
Le Monde – Alain Constant
Leurs noms sont mondialement célèbres, et depuis longtemps. Mais qui se souvient que derrière Pathé il y a un Charles, et derrière Gaumont un Léon ? Deux hommes issus de milieux modestes, nés à quelques mois d’intervalle (Pathé en 1863, Gaumont en 1864), aux caractères différents mais devenus inventeurs visionnaires et ayant permis, au même titre que les frères Lumière ou Georges Méliès, de donner au cinéma français naissant un rayonnement exceptionnel.
Bénéficiant d’images d’archives époustouflantes, ce documentaire s’appuie également sur de nombreux écrits des deux hommes. Jacques Bonnaffé prête sa voix à Charles Pathé, Eric Caravaca la sienne à Léon Gaumont, ce qui ajoute une touche de classe et d’élégance à ce film. Et à travers les succès et mésaventures des deux hommes, qui furent longtemps féroces rivaux, avant de devenir proches lors de leur retraite sur la Côte d’Azur, c’est aussi une histoire culturelle et industrielle de la France qui se dessine.
Charles Pathé n’a donc pas repris la charcuterie familiale de Vincennes. Léon Gaumont est sorti de son milieu social peu favorisé (père cocher, mère femme de chambre) pour entamer de brillantes études et devenir un ingénieur de haut niveau. A partir du milieu des années 1890, les deux hommes vont, chacun de leur côté, inventer, apprivoiser des procédés techniques, bâtir des ateliers consacrés au cinéma. Charles Pathé a le sens des affaires, Léon Gaumont un talent d’ingénieur qui lui permettra d’inventer avant l’heure le cinéma parlant en couleur.
Fascination pour l’Amérique Phonoscènes de Gaumont, vues animées de Pathé, les inventions se succèdent. De l’attraction de foire aux immenses salles de projection, la concurrence des deux hommes va profiter à l’ensemble de l’industrie cinématographique française. Et les saynètes muettes et grivoises des débuts vont, petit à petit, laisser place à des œuvres plus élaborées, du burlesque de Max Linder aux séries à succès comme Fantômas. Sans oublier d’étonnants westerns à la française tournés en Camargue.
Alors que Charles Pathé choisit le coq comme emblème, Léon Gaumont mise sur la marguerite. Chez Pathé, le bon goût est celui du public, chez Gaumont, on se veut plus sélectif, plus bourgeois en quelque sorte. Mais les deux hommes ont en commun un attrait pour l’innovation et une fascination pour l’Amérique, où les deux sociétés réussiront de belles affaires. C’est aux Etats-Unis que Pathé découvrira le feuilleton policier à épisodes (le serial), genre aussi lucratif que populaire qu’il adaptera pour le public français avec Les Mystères de New York (1914). Jamais en retard d’un combat, Gaumont répliquera dans la foulée avec Les Vampires, réalisé par le talentueux Louis Feuillade en 1915.
Mais la Grande Guerre va décimer les rangs des ouvriers de Gaumont et Pathé. Désormais, les Américains, avec William Fox, Jack Warner ou Samuel Goldwyn, investissent des sommes folles sur des films, modernisent l’industrie, bâtissent des temples consacrés au cinéma. Pathé et Gaumont tentent de résister, misent sur des films d’auteur, des réalisateurs de talent (Abel Gance, Marcel L’Herbier). Mais le cinéma américain, plus commercial, envahit tout.
Fatigués, Charles Pathé et Léon Gaumont partent sur la Riviera profiter d’une retraite bien méritée. Les rivaux deviennent amis, jusqu’à la fin de leur vie. Comme un clin d’œil à l’histoire, les responsables de Gaumont et de Pathé décideront, en décembre 2000, de regrouper leurs salles.
Symbole aux yeux des urbains d’une nature authentique, la forêt française vit une phase d’industrialisation sans précédent. Mécanisation lourde, monocultures, engrais et pesticides, la gestion forestière suit à vitesse accélérée le modèle agricole intensif. Du Limousin aux Landes, du Morvan aux Vosges, Le Temps des forêts propose un voyage au cœur de la sylviculture industrielle et de ses alternatives. Forêt vivante ou désert boisé, les choix d’aujourd’hui dessineront le paysage de demain.
Je suis arrivé il y a dix ans sur le plateau de Millevaches en Limousin, une zone boisée à 70 %. Je ne connaissais alors rien aux forêts. Ces grands massifs de résineux m’évoquaient le Canada et me semblaient tout ce qu’il y a de plus naturel. J’ai vite compris que ces monocultures n’avaient rien de spontané et que la biodiversité sous ces conifères était très pauvre. Au détour de chemins, j’ai découvert des dizaines d’hectares coupés à blanc, des paysages saccagés, des sols et des rivières dévastés par les machines… Quelques semaines après, on replantait sur ces champs de ruines des petits sapins gavés d’engrais et de pesticides. En faisant ce film, j’ai voulu comprendre ce système que personne ne semblait questionner, comme s’il était le seul modèle possible pour produire du bois. Comme le dit un intervenant dans le film, on a tendance à penser la menace qui pèse sur la forêt en termes de déforestation. Le problème qui se pose en France est plutôt celui de la « malforestation ». Quelle forêt voulons-nous pour demain? Un champ d’arbres artificiel ou un espace naturel vivant ?C’est la question que pose Le Temps des forêts.
Comment les forestiers vivent-ils ces bouleversements ?
Tous témoignent d’un changement brutal du travail en forêt depuis la fin des années 1990. Même dans des régions de tradition forestière, comme l’Alsace et la Lorraine, on voit s’imposer ces formes de sylviculture ultra-simplifiées, calquées sur le modèle agricole productiviste, où le forestier n’est plus qu’un récolteur de bois. Ce n’est souvent pas la conception qu’ils ont de leur métier. Cette pression génère chez ceux qui résistent une grande souffrance éthique, dont la face visible est la vague de suicides qui secoue l’ONF depuis les années 2000. Beaucoup ont pourtant du mal à exprimer leurs doutes publiquement. Il y a une forme d’omerta en forêt. L’ONF verrouille sa communication, imposant aux agents un devoir de réserve. La filière bois est aussi un monde presque exclusivement masculin, assez brutal, où il n’est pas bien vu de critiquer ou de montrer sa sensibilité. On est vite taxé de doux rêveur ou, pire, d’écologiste !
Un mot sur la forme du film ?
C’est un film de paroles, où les mots interagissent avec le paysage. J’ai voulu m’éloigner de l’esthétique traditionnelle des documentaires naturalistes qui montrent souvent une forêt mythifiée, sublimée, un peu carte postale, qui n’est pas vraiment celle que l’on rencontre au quotidien. Le cœur du film n’est pas la forêt, mais ceux qui la travaillent et le rapport qu’ils entretiennent avec le vivant : la collaboration pour certains, l’opposition pour d’autres. J’ai filmé à hauteur d’homme, en tâchant d’inscrire les personnages dans leur milieu, de montrer les logiques de chacun, sans juger. J’espère qu’au terme de ce film, le spectateur ne regardera plus la forêt de la même manière et qu’il saura lire les contradictions qui la traversent.
Comment s’est passé le tournage ?
La filière bois est très soucieuse de son image et n’aime pas que l’on s’intéresse à elle. Personne n’a accepté que je filme un épandage de pesticides en forêt par exemple. Il faut un peu forcer les portes pour accéder à certains chantiers, rentrer dans des usines, obtenir des entretiens… L’industrie investit énormément en communication pour verdir son image, en mettant en avant la replantation. Dans l’imaginaire urbain, planter un arbre, c’est un acte positif. Mais planter une monoculture à la place d’une forêt vivante et naturelle qu’on a rasée au bulldozer, c’est tout autre chose.
Qu’en est-il de la forêt publique ?
Elle ne représente qu’un quart de la forêt française, mais plus d’un tiers du bois commercialisé. Les réformes menées depuis 2002 ont bouleversé le métier de l’agent ONF, à qui l’on demande de privilégier la vente du bois au détriment des autres fonctions de la forêt : écologiques, récréatives, paysagères… Depuis longtemps déjà, des projets de privatisation traînent sur les bureaux des ministères et les grands groupes sont à l’affût. Le film montre des agents très mobilisés pour défendre leur statut de fonctionnaires assermentés, garant pour eux d’une certaine autonomie. Ils auront besoin du soutien de tous pour y parvenir.
Des alternatives existent-elles ?
Oui et depuis longtemps ! Le film montre qu’on peut tout à fait produire du bois et satisfaire nos besoins sans saccager l’éco-système. Il est absurde d’opposer économie et écologie. C’est au contraire en s’appuyant sur les dynamiques naturelles qu’on obtient les meilleurs rendements à long terme. Mais ce n’est pas cette logique qui est défendue par les politiques forestières, qui visent à adapter la forêt aux besoins de la grande industrie. La forêt française est à la croisée des chemins et les propriétaires ont une lourde responsabilité sur son devenir. Ceux qui ne possèdent pas de forêt peuvent participer en achetant des parts d’un groupement forestier citoyen, comme celui que j’ai filmé dans le Morvan. Il faut aussi développer les circuits courts, de l’arbre à la poutre, sur le modèle de l’agriculture paysanne. Les choix que nous faisons aujourd’hui auront des répercussions à l’échelle du siècle. J’espère que le film donnera l’envie à chacun d’agir sur le cours des choses.
L’histoire des relations entre les hommes et la forêt est une longue histoire. Si la forêt n’a pas besoin des hommes pour vivre, ces derniers par contre ont toujours eu recours à ses services. Pour y trouver refuge, pour s’en nourrir, pour se chauffer, pour y pratiquer les rituels… Pendant le Moyen-Âge, la forêt fut une réserve de chasse pour les seigneurs et une ressource en bois pour les communautés paysannes, mais aussi le lieu où aller faire paître les porcs pour la glandée. Pour les bâtisseurs et les charpentiers, la forêt constituait un immense réservoir de bois d’œuvre, et pour la proto-industrie (les forges, les charbonnières) une source d’énergie que l’on pensait illimitée. Au XIXe siècle, les mines et les chemins de fer, en plein essor, eurent un besoin gigantesque en bois d’étayage et de traverses. Au même moment, les poètes et les peintres méditaient devant les paysages forestiers, préfigurant ce que le tourisme vert allait devenir un siècle plus tard, lorsque les citadins en mal de nature iront se ressourcer dans les parcs naturels. Aujourd’hui, les forêts continuent d’offrir de nombreux services aux hommes, mais bien des dangers pèsent sur elles : déforestation massive pour la plantation de palmiers à huile (dont on connaît les effets désastreux de la culture dans les pays du sud), transformation en biomasse-énergie, poursuite de l’enrésinement pour les besoins de l’industrie, financiarisation dans les bourses au carbone.
L’exploitation intensive des forêts ne date pas d’hier. Déjà dans l’Antiquité, le philosophe grec Platon s’indignait au vu des étendues pelées qui entouraient Athènes, massivement déboisées pour les besoins de la marine. L’empire romain, quant à lui, a défriché d’énormes surfaces de forêts pour ses cultures et l’extension de ses colonies. Au Moyen-âge, la croissance démographique ainsi que l’intense défrichement pour les cultures ont contribué à faire reculer les forêts. C’est de cette époque que datent les premiers conflits entre les populations locales (attachées aux droits d’usage sur les bois), les pouvoirs seigneuriaux et les administrations des eaux et forêts, réglementant de plus en plus ces droits coutumiers, voire les interdisant. Le mot « foresta », dès le XIIe siècle, désignait d’ailleurs une étendue boisée soustraite de l’usage commun par ordre d’un seigneur, afin d’y installer son territoire de chasse ou de fournir aux abbayes un espace de vie retiré du monde.Mais c’est bien autour du XVIIe siècle que les besoins en charbon de bois pour le fonctionnement des forges et des verreries commencèrent à impacter, de manière industrielle, les milieux forestiers. C’est l’époque où l’État, inquiet de l’appauvrissement du domaine forestier français, prend des mesures drastiques afin de préserver cette ressource essentielle à son économie, notamment pour les taxes qu’il ponctionne sur les étendues forestière mais aussi, bien évidemment, pour sa marine de guerre et de commerce dont les arsenaux exigeaient du bois de qualité pour la construction des navires. C’est en 1669 que, sous l’impulsion de Colbert, naît la première ordonnance qui réglemente les ressources sylvicoles, notamment en restreignant la pratique du pâturage en forêt et le défrichement. Dans l’Allier par exemple, la forêt domaniale de Tronçais et ses chênes centenaires demeurent un emblème du colbertisme. À l’époque des Lumières, au XVIIIe siècle, les massifs forestiers n’étaient plus laissés dans les mains de la Providence, mais chaque parcelle cartographiée constituait le produit d’un encadrement humain. Dans l’esprit des élites de l’époque, le milieu forestier (à l’instar de l’agriculture) était admiré lorsqu’il était exploité méthodiquement et qu’il pourvoyait des richesses économiques. Comme le note l’historienne Martine Chalvet : « Les notables de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe affichaient une prédilection pour les campagnes exploitées et bien délimitées, suivant en cela les principes de régularité et de symétrie que l’on retrouvait dans les jardins à la française. Avec de telles considérations, ils critiquaient sévèrement les landes, les marais et les maquis comme les reliquats d’une nature brute improductive et désordonnée. À l’instar des fleurs, des céréales ou des arbres fruitiers, les essences forestières pouvaient être cultivées. » Une histoire de la forêt, Seuil, 2011, p.118.
Dans la première moitié du XIXe siècle, les forêts sont devenues un potentiel économique à exploiter. Les spécialistes de cette nouvelle science qu’était alors la sylviculture se devaient de gérer ce potentiel de manière cohérente et efficace. Sur le modèle allemand, l’École Nationale des Eaux et Forêts est créée à Nancy en 1824. En sortant de cet enseignement scientifique à la sylviculture, le forestier français n’avait plus seulement la fonction d’agent chargé de la police des bois ou de l’approvisionnement des arsenaux, mais la fonction d’administrateur, formé aux mathématiques et à la botanique. Mais contrairement au modèle allemand de la régénération artificielle (coupe rase suivie de plantation homogène de semis) l’école française tenta, à ses débuts en tout cas, de privilégier la régénération naturelle, c’est-à-dire en privilégiant la restauration spontanée du couvert forestier à partir des rejets de souches et des graines présentes dans le sol.
Néanmoins, à l’heure de la première révolution industrielle, dans la première moitié du XIXe siècle, il fallait privilégier la croissance rapide des futaies. La nouvelle industrie, la construction navale et urbaine, nécessitaient des longs fûts, de la résine et du liège. Il fallait du bois standardisé pour les poteaux télégraphiques, les coffrages, la pâte à papier. L’exploitation de la forêt pour les besoins domestiques, artisanaux ou industriels a donc contribué largement à une première phase dans la diminution de la diversité des essences de bois. Le monde agricole fut, dans son ensemble, assez rétif à la transformation des taillis en futaies, aménagement qui suspendait les coupes pendant trente ou quarante ans et donc suspendait aussi les revenus qui pouvaient être tirés de ces coupes de bois. Les riches propriétaires terriens, quant à eux, défendaient les méthodes de modernisation des forêts pour la production de bois d’œuvre et de gemme (production de résine pour les distilleries de térébenthine) permettant de répondre à la demande croissante des industries et des villes. En 1827, aidé de l’arsenal juridique du Code forestier, l’Administration des Eaux et Forêts décide de restaurer la forêt française en futaie en y réglementant l’accès, l’aménagement et les usages des forêts. Tous ces aménagements ne se déroulèrent pas sans conflits avec les populations rurales qui avaient un besoin vital de bois pour leur nourriture, mais aussi de branchages, de perches et de grumes, ainsi que de sous-bois pour faire paître leur bêtes.
Pour multiplier la production ligneuse en fonction de l’économie et de ses besoins grandissants (charbonnages, chemins de fer), les services des administrations forestières procédèrent donc à la plantation d’essences résineuses, notamment le pin sylvestre, l’épicéa, le mélèze. Petit à petit, le bois comme source d’énergie (charbon de bois), fut remplacé par le charbon de terre (issu de l’extraction minière).Historiquement, ce sont des voyageurs naturalistes qui ont ramené ces essences lors de leurs expéditions au XVIIIe et XIXe siècles. Par exemple le thuya vient d’Amérique du Nord, le Douglas vient de la côte Ouest américaine, le pin blanc vient de l’Est de l’Amérique du Nord. Ils sont introduits en Europe autour des années 1840-1850. À cette époque, les autorités forestières décident de boiser les landes, les anciennes zones de pacage, les zones marécageuses. Leur choix se porta d’abord sur le pin sylvestre, ensuite l’épicéa, enfin le Douglas pour des raisons de facilité de multiplication des semis et leur rentabilité. L’exemple le plus connu est celui du massif landais en Gascogne planté de pins maritimes sur plus d’un million d’hectares, ce qui en fait aujourd’hui une des plus grandes forêts plantées d’Europe. La plantation en résineux fut largement, dès le milieu du XIXe siècle, un choix économique. L’essor du monde industriel, alors en pleine expansion, avait un grand besoin de bois : pour l’étayage des mines, pour les traverses de chemins de fer, pour la pâte à papier, etc. Dans ce cadre, les résineux pouvaient fournir une rentabilité qui correspondait aux besoins des industries puisque leur productivité est deux fois supérieure au moins à celle des feuillus et la rotation de leur coupe est plus courte.
De la fin du XIXe jusqu’aux années 1930, les forestiers s’attelèrent également à une grande entreprise de reboisement et de protection des versants montagneux afin de lutter contre l’érosion et les dangers liés aux crues. Le reboisement du Mont Ventoux dans le Vaucluse par du peuplement mixte (résineux et feuillus) et du Mont Aigoual en Lozère par du peuplement mélangé (différentes essences réunies) constitue un exemple de sylviculture de protection afin de maintenir les terres. Classé réserve de biosphère en 1990 par l’Unesco, le massif du Mont Ventoux comprend actuellement 950 espèces. Mais après la crise de 1930 et les deux guerres mondiales, une optique non plus de protection forestière mais de « production de bois » vit le jour sur l’ensemble du territoire français. Les grands acteurs de la « filière bois » (syndicats de producteurs, négociants, gouvernement, grands propriétaires) entendaient se structurer autour de la reconstruction urbaine et la croissance économique (construction, ameublement, cellulose, etc.). Dans le cadre du plan Marshall et de la montée en puissance d’une économie libérale, l’Administration des Eaux et Forêts devait réformer sa planification forestière en privilégiant une politique productiviste, à coups d’exonérations fiscales, de subventions, d’aides et de prêts. Les forestiers devinrent alors inféodés aux industriels.
L’enrésinement commença à être systématiquement pratiqué dans les années 1950 par un plan gouvernemental ambitieux, avec l’aide de l’Administration des Eaux et Forêts mais sous tutelle de la Cour des Comptes et du Ministère de l’Agriculture : c’est le FFN, Fonds Forestier National (voir encadré 2), créé en septembre 1946. Une logique d’intensification de l’exploitation forestière se met alors en place avec des méthodes de gestions issues directement du monde agricole : mécanisation, emploi d’insecticides et d’engrais,intensification des cultures, multiplication des routes d’accès, etc. Les essences de résineux ont été choisies principalement pour leur croissance rapide, leur tronc régulier, leur résistance au froid. Les conditions de l’après-guerre exigeaient en effet de disposer de suffisamment de bois pour la reconstruction du pays et pour la production papetière dont la consommation explose alors. À la fin de la deuxième guerre mondiale, le FFN s’est donc constitué dans le but de financer rapidement les boisements et reboisements des terrains, notamment les terres agricoles abandonnées des particuliers, et de mettre en place des actions de gestion des forêts auprès des communes. La régénération naturelle des forêts était considérée comme « trop longue » et de « mauvaise qualité » par rapport aux attentes économiques de l’État. Les plantations massives de résineux furent alors déclarées « d’intérêt national ». Le FFN aura été effectif de 1946 à 1999, remplacé depuis par d’autres dispositifs d’État. Comme le dit bien Philippe Canal, forestier dans la Nièvre et secrétaire général de SNUPFEN-Solidaires (premier syndicat à l’ONF) : « À la sortie de la deuxième guerre mondiale, le FFN tente de pallier au manque de bois en France et met en place une taxe sur le sciage de bois, qui servira en retour à financer la plantation de résineux à croissance rapide. D’une part, on va planter des résineux là où il y avait des pâtures comme dans le Limousin ou les Landes, mais petit à petit les feuillus existants vont être remplacés par des résineux comme dans le Morvan, avec une tendance générale à la réduction de l’âge d’exploitation des arbres qui vont être coupés de plus en plus jeunes. L’enrésinement massif en France date plus ou moins des années 1950. »
Pour comprendre la politique forestière en France, il est un acteur incontournable qu’il faut citer. C’est l’ONF (Office National des Forêts), créé au début des années 1960 sous l’impulsion d’Edgard Pisani. Cet ancien préfet, et ministre de l’Agriculture (1961-1966), a contribué à faire entrer l’agriculture française dans le productivisme et l’exportation et a participé à la mise en place de la Politique Agricole Commune (PAC). C’est dans ce cadre politique qu’il inspire la loi du 23 décembre 1964, instaurant la création, par décret en janvier 1966, de l’ONF comme établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). L’Office succédera en partie à l’Administration des Eaux et Forêts, et va devoir s’auto-financer, essentiellement par la vente de bois et la location de lots de chasse et de pêche. L’office sera également chargé de distribuer les aides du FFN pour encourager la création artificielle de peuplements dans le domaine public et privé. Dans cette nouvelle organisation, dont les objectifs sont focalisés autour de la filière bois (plus qu’autour des prérogatives de préservation), l’ancien corps des Eaux et Forêts fut intégré au nouveau corps des IGREF (Ingénieurs du Génie Rural et des Eaux et Forêts) et formés à l’Ecole nationale du génie rural, des eaux et des forêt (ENGREF), école membre d’AgroParisTech. Cette institution a elle-même été réformée en 2009 avec la création d’un nouveau corps d’ingénieurs au spectre d’action très large allant du climat à l’énergie, en passant par l’aménagement du territoire, le logement, la mise en valeur agricole et forestière, ainsi que l’agro-industrie. Ce nouveau corps de hauts fonctionnaires, c’est celui des ingénieurs des Ponts, des Eaux et des Forêts (IPEF) résultat de la fusion des corps d’ingénieur des Ponts et Chaussée et celui d’ingénieur du Génie Rural, des Eaux et des Forêts.
Avec cette évolution historique de l’administration forestière vers des structures gouvernementales de plus en plus intégrées aux grands corps d’État, les forestiers ont gagné dans l’extension de leurs compétences, mais il ont perdu, par cette évolution même, leur spécificité et une partie de leur pouvoir en tant qu’agents de terrain. Il est évident que le rôle historique de l’ONF a été « d’intégrer les plantations et leur exploitation au sein d’une filière bois rentable. Pour atteindre cet objectif, il fallait enrayer la multiplication des petites opérations de reboisements dispersées et mettre en place une exploitation organisée et productive grâce à des reboisements industriels liés à un traitement des matériaux ligneux en aval de la coupe. (…) Elle prétendait mettre sur pied une véritable sylviculture industrielle, comparable en termes de progrès et de modernisation à l’agriculture française dans le cadre de la PAC. (…) Outil économique de la nation, la forêt devait être gérée comme un champ de petits pois et de tomates avec un souci constant de productivité et de rentabilité. » Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Seuil, 2011, pp.229-230.
Cette politique d’enrésinement fut critiquée non seulement par les populations rurales dont les traditions agro-sylvo-pastorales ont toujours été liées à la forêt, mais aussi dans les années 1970, avec la naissance des mouvements écologistes. Les effets négatifs de l’enrésinement devinrent ainsi une grande question politique de l’aménagement du territoire. De plus en plus de voix commencèrent à s’élever contre la pratique de l’enrésinement qui génère des effets négatifs sur le milieu forestier : diminution de la biodiversité, acidification des sols, sensibilité accrue aux incendies. Aujourd’hui, dans certaines régions comme les Landes ou le Massif Central, il faudrait même parler de « ligniculture » plutôt que de sylviculture. La ligniculture pourrait être définie comme la culture d’essences d’arbres en vue d’obtenir le maximum de bois dans un minimum de temps, en s’appuyant sur des interventions de type agricole (travail du sol, plantation mono-spécifique, sélection génétique, etc.). Comparées aux futaies irrégulières de feuillus, les plantations sombres, trop denses et monotones de Douglas, de pins ou d’épicéa deviennent de plus en plus décriées par tout un chacun, non seulement à cause des conséquences nuisibles de leur exploitation industrielle mais aussi à cause de leur « laideur », entachant les paysages par des lignes de résineux à l’infini. Sans parler de l’effet paysager de leurs coupes rases, perçues comme de grandes « plaies ouvertes» au milieu des collines.
Mais, au sein même de l’ONF, des conflits existent de longue date entre la direction, qui entend continuer sa politique productiviste, et des acteurs de terrain qui dénoncent une logique mercantile compromettant l’avenir des forêts. Ces acteurs de terrains essaient de se structurer, entre forestiers, acteurs locaux de la filière, collectifs citoyens, propriétaires, bûcherons, et de tenter de défendre une certaine sylviculture, avec des méthodes respectueuses des écosystèmes. Par exemple, dans une lettre ouverte aux Sénateurs datée d’avril 2014, le collectif SOS Forêts France (voir encadré), affirmait son refus, au vue de l’orientation trop économique de la loi d’avenir sur les forêts votée au Sénat « d’une industrialisation intensive des forêts basée sur une rentabilité maximale à court terme, la mise en place d’une politique de gestion des forêts favorisant partout la monoculture de résineux, l’utilisation abondante de pesticides, les coupes rases… ». Des choix qui ne sont pas sans rappeler ceux faits en agriculture avec les conséquences désastreuses qu’on connaît.
Pour SOS Forêts France, d’autres pistes de développement économique existent : la relocalisation dans les territoires et le développement de petites unités de production d’énergie, prioritairement orientées vers la production de chaleur, proches de la ressource.
Pour la plupart des acteurs de terrain, le constat est le même : la foresterie est passée, en l’espace d’un demi siècle, de l’entretien de la multifonctionnalité des forêts (liant production de bois, biodiversité et valeur paysagère) à leur exploitation purement économique comme usine à bois. Au niveau des politiques gouvernementales, la logique semble identique. Dans le programme national de la forêt et du bois 2016-2026, établi par le Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, sont convoquées les notions de « développement durable » et de « respect des usages diversifiés » des forêts… Mais derrière ces mots publicitaires, les acteurs de terrain et les collectifs de citoyen s’inquiètent du tournant pris par ce programme, dont l’esprit peut être résumé par ces lignes : « Les défis à relever pour améliorer la compétitivité de la filière bois sont largement partagés par l’amont et l’aval de la filière : investir en forêt pour faire baisser les coûts d’exploitation, mettre en gestion des parcelles peu ou non gérées et reconstituer les peuplements, accélérer la modernisation des exploitations forestières et des scieries afin qu’elles puissent innover et approvisionner les marchés dans des conditions performantes et concurrentielles. » Programme national de la forêt et du bois 2016-2026, p.9
L’objectif de ce programme est la mobilisation supplémentaire de plus de douze millions de mètres cubes de bois à horizon 2026. Selon l’avis des forestiers de terrain, des différentes associations de protection des forêts, ainsi que pour l’Autorité environnementale (qui a renvoyé un avis négatif concernant les justifications environnementales de ce programme), cette mobilisation supplémentaire ne sera pas supportable pour les écosystèmes forestiers. D’autant plus que les chiffres annoncés sur le « potentiel des ressources forestières »ont été surestimés de 20%, sans tenir compte des possibilités techniques d’accès à la ressource.
Pour résumer les dangers actuels qui pèsent sur les forêts, on pourrait dire que sur les plans industriel et politique, la stratégie générale est d’organiser le secteur des scieries en un nombre limité de très grosses unités, d’assouplir la réglementation en matière de gestion forestière et d’inciter fiscalement à la mobilisation de la ressource en bois plus qu’à la protection de la biodiversité. Cette stratégie insiste de plus en plus sur la dynamisation de la récolte, le raccourcissement des cycles forestiers et le reboisement intensif en résineux, et elle veut faire de la biomasse-énergie le nouvel eldorado des industriels, qui consiste à faire de l’électricité avec du bois déchiqueté, ou la fabrication de pellets (voir encadré).
Conjointement à cette stratégie, la forêt en libre évolution et mature est souvent présentée par les tenants de la biomasse-énergie comme une « friche dangereuse », tant économiquement qu’au regard des changements climatiques, puisque selon eux elle produit mal et elle stocke moins bien le CO2, contrairement à de jeunes plantations. Sur ce point, Pierre Athanaze (Vice-Président de l’ONG Forêts Sauvages et Président de l’ONG Nature Re-wilding France) estime que les décideurs n’ont pas compris les recherches récentes sur la fixation du CO2 par les écosystèmes forestiers. « En effet, on considérait encore dans les années 1990 que les flux de dioxyde de carbone dans une forêt naturelle s’équilibraient, entre absorption par photosynthèse et émission par respiration. Toutefois, une étude internationale parue dans la revue Nature en 2008 a démontré que la plupart des forêts anciennes les moins perturbées par l’homme continuent à absorber plus de carbone atmosphérique qu’elles n’en rejettent.
Cette étude démontre également que la déforestation, mais aussi le remplacement de telles forêts par des boisements de production – paradoxalement qualifiés de puits de carbone – libère dans l’atmosphère un énorme stock de carbone. Le stock de carbone séquestré dans les sols en particulier est souvent négligé, alors qu’il augmente considérablement avec la maturité des forêts. Les arbres eux-mêmes ont un rythme d’absorption de dioxyde de carbone qui augmente avec leur âge. L’ensemble de ces données scientifiques contredit l’affirmation qu’une forêt jeune est plus efficace sur ce point, affirmation colportée au départ par les industries de la biomasse mais hélas de plus en plus reprise parmi les décideurs et même les forestiers de métier. » Actes des assises nationales de la forêt, initiées par le collectif SOS Forêt, octobre 2015, Gardanne, p.15.
Les forestiers sont de plus en plus inquiets sur la question de la financiarisation des services de la forêt, notamment grâce aux « crédits carbone » qui permettent à un porteur de projet industriel, dans le cadre du Protocole de Kyoto, d’acheter ou de vendre des droits à polluer. Le piégeage du carbone par les arbres devient en fait un droit à polluer, et la forêt se trouve réduite à un outil financier pour capturer le carbone atmosphérique. Dans le secteur de la biomasse-énergie, de plus en plus de forestiers et de citoyens dénoncent une « transition énergétique » menée dans une logique purement spéculative, dont on fait porter finalement le poids sur les forêts. Les gros acteurs industriels pèsent de plus en plus lourd dans cette financiarisation de la nature. Le cas de la centrale électrique à bois biomasse de Gardanne mise en place par le géant allemand de l’énergie EON est en ce sens exemplaire des dérives de « l’électricité verte » (voir encadré).
Face à l’incertitude sur l’avenir des forêts, on peut avancer deux scénarios possibles. Le scénario des traders du bois, des ministères, des financiers et de la direction de l’ONF est un scénario qui promeut un système sylvicole consistant d’abord à récolter les arbres de plus en plus jeunes, monospécifiques et aux dimensions standardisés pour les seuls besoins des industriels. L’autre scénario est porté par la société civile, les collectifs et les forestiers de terrain et préconise au contraire de prolonger autant que possible la durée de vie des arbres et de conserver un maximum de mélanges d’essences. Ce qui contribue à augmenter la résilience des massifs forestiers, c’est-à-dire les capacités qu’ils ont de s’adapter aux variations du climat et aux perturbations de l’ensemble de l’écosystème. Les études scientifiques les plus récentes valident le fait que la plus grande partie des réponses au changement climatique se trouve dans les forêts elles-mêmes. Il est donc préconisé d’y conserver au maximum l’ancienneté, la variété et la complexité fonctionnelle qui offrent en effet les meilleures possibilités d’adaptation.
Comme le résume parfaitement le SNUPFEN-Solidaires dans un rapport d’orientation : « Ce sont bien deux visions du monde qui ici se font face. L’une, brutale, expéditive et tellement sûre d’elle-même, l’autre plus prudente, humble et qui fait place à l’observation et à l’accompagnement des processus naturels. La première extrait la ressource ligneuse (exploitation de type minier), la seconde met en avant, en proposant de l’adapter, la tâche du forestier (sylviculture). De ce rapport à la nature découle très directement le rapport des hommes entre eux. »
Pour tenter de limiter l’enrésinement et la malforestation, les acteurs du deuxième scénario ont une approche qui intègre la forêt dans la notion de « bien commun », c’est-à-dire qui vise à dépasser le seul droit de propriété pour aller vers le droit d’usage (les services écosystémiques fournis par la forêt à tout un chacun). Car chaque type de sol, chaque parcelle, chaque forêt représente un enjeu primordial pour les sociétés humaines, puisqu’elle joue un rôle important dans la qualité de l’eau, dans la régulation du régime des eaux d’écoulement, dans le stockage de CO2… La protection des sols forestiers est essentielle puisqu’un sol préservé porte des arbres en meilleure santé, qu’il est plus accueillant pour la biodiversité souterraine, qu’il stocke plus d’eau, plus accessible pour les végétaux qui en auront de plus en plus besoin.
Pour être pleinement multifonctionnelle (production de bois, préservation de la biodiversité, qualité paysagère), la gestion forestière doit reconnaître que toutes les sylvicultures ne se valent pas d’un point de vue environnemental et social. Elle doit intégrer les résultats de la recherche et ce que les acteurs de terrain et les collectifs citoyens ont appris de leur expérience commune. Récolter des peuplements toujours plus jeunes (et les rémanents d’exploitation) a un effet néfaste sur la fertilité et la vie des sols. Augmenter de ce fait la fréquence des mises à nu des sols libère également plus de CO2 qui était contenu dans ces sols. Aussi, contrairement aux résineux, les arbres à feuilles caduques, sous nos latitudes, résistent mieux au changement climatique, car ils préservent mieux les réserves en eau du sol, notamment en hiver (pas d’évapotranspiration, pas d’interception des eaux de pluie). Il y a en tout cas beaucoup de choses à apprendre des arbres et de leurs écosystèmes. Il devient de plus en plus évident que la malforestation et des décennies d’enrésinement, de coupes rases, de maltraitance des sols, de sur-mécanisation dans la gestion forestière ont aboutit à des aberrations environnementales, mais aussi à une incompréhension de la vie des forêts. Face à cela, des alternatives concrètes se mettent en place, portées par des acteurs qui ont une autre vision de la sylviculture et une autre vision du monde.
Pierre et Paul, respectivement journaliste et écrivain, s’associent pour écrire un scénario d’après un fait divers : l’histoire d’une jeune fille accusée par son oncle d’avoir tenté de le tuer. Pour en savoir plus, les scénaristes retrouvent Rosemonde.
« Ah que le bonheur est proche ! Ah que le bonheur est lointain ! «
Entre Rosemonde et le monde, rien ne colle. Telle est la condition de ce personnage décentré dans un film où souffle fort le vent d’une époque qui n’a pas fini de nous décoiffer et de nous transporter entre utopie et désenchantement. Deux écrivains, un romancier et un journaliste, tentent de saisir une salamandre qui ne peut évidemment que leur échapper. Une oeuvre qui n’a rien perdu de sa puissance subversive, bien servie qu’elle est par une mise en scène inspirée, des interprètes brillants et une ironie aussi féroce que jouissive.
La Salamandre est l’émanation d’une époque : les échos et les répliques de l’année 1968. Et d’un puissant désir de cinéma, en Suisse en l’occurrence, pays qui n’a pas connu « sa » Nouvelle Vague. Jusqu’ici documentariste, notamment pour la télévision, Alain Tanner se lance, fauché et sans distributeur (« On ne touche pas à la merde gauchiste » dit alors l’un d’eux), dans la production de cette fiction avec une structure marginale et associative, notamment autour du « groupe des cinq » genevois (lui-même, Claude Goretta, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Jean-Jacques Lagrange). Cette approche, on ne peut plus perceptible dans le résultat final, donne une grande vitalité à l’ensemble. Et ce n’est pas sans surprise que le film va rencontrer chez le public cette grande demande de films qui n’existaient pas, ou pas assez. Ainsi le succès est immense : 50 000 spectateurs pour les seules villes de Genève et Lausanne et 200 000 à Paris. Sans parler du million au total dans le monde, puisque La Salamandre, profitant de son éclairage cannois (Quinzaine des réalisateurs en 1971), va être visible notamment aux États-Unis et au Japon. Un résultat inattendu par Alain Tanner, qui ne trouvait pas le film réussi et ne voulut le revoir que trente ans après sa sortie. Permettons-nous de le contredire et de ne pas attendre aussi longtemps pour le découvrir ou le revisiter.
Le cœur du film est donc Rosemonde (Bulle Ogier). Venue de la campagne, elle vivote de petits boulots en métiers subalternes. Avec le fusil de l’armée que tout helvète mâle possède chez lui, elle fut accusée d’avoir tiré sur son oncle qui l’avait recueillie à la ville. Le jugement aboutit à un non-lieu. Elle est une jeune femme de 23 ans habitée par une révolte sauvage, sans articulation intellectuelle ou politique, mais toutefois consciente, ce qui lui fait dire : « Je ne suis pas très normale… enfin c’est ce qu’on dit. » Car en la personne de la Suisse résident toutes les valeurs honnies. Le pays d’Alain Tanner et de Rosemonde est perçu ici comme une gigantesque puissance normative et aliénante. Rosemonde devient le centre de gravité de Pierre (Jean-Luc Bideau) et Paul (Jacques Denis), deux marginaux désargentés chargés par la télévision d’écrire son histoire, en partant de l’épisode du coup de feu sur Tonton. Le rythme est enlevé, les dialogues spirituels et joueurs, avec un sens du cocasse assez jouissif (« Ça vous va comme un gant, qu’est-ce que vous êtes élégant »). L’interprétation parachève la réussite, chacun dans un registre pourtant très différent, presque désynchronisé. Bulle Ogier, l’un des multiples arguments du film, se définit par une présence et une indifférence au monde jamais complètes, sans cesse sur la brèche. Elle dégage aussi une vraie folie dans le regard ou le geste, notamment lorsqu’elle agite la tête comme une possédée sur un morceau de rock’n’roll. Jean-Luc Bideau est une sorte de fanfaron souverain alors que Jacques Denis est plus dans la retenue et la fragilité.
La Salamandre est un film de son époque, d’un ton très anarcho-libertaire jusque dans son mode de production, la charge contre les valeurs bourgeoises et capitalistes y est très virulente. Le point de départ de l’histoire de Rosemonde est tout de même un coup de fusil contre un vieux barbon réactionnaire, acte qu’il s’agit de ne surtout pas condamner. L’empreinte godardienne, citationnelle ou non, est forte, particulièrement dans le parallèle entre aliénation capitaliste et sexuelle, dont le Franco-Suisse s’est fait le chantre, particulièrement dans Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967, thème ensuite repris dans Sauve qui peut (la vie) ou Passion. La société moderne oblige, d’une manière ou d’une autre, à des formes de prostitution. Cette correspondance est au centre de La Salamandre, où Rosemonde personnifie le refus de toute concession en la matière par sa manière instinctive, presque primitive et animale, de suivre ses désirs. Dans la charcuterie industrielle où elle officie, trois séquences montrent Rosemonde remplir mécaniquement de chair des condoms, formant ainsi de dodues saucisses. Forme phallique, consentement obligé sous la surveillance d’un chef autoritaire, aspect visqueux, métaphore non voilée d’une dégoûtante éjaculation : tout y est. Et lorsqu’elle rend son tablier, la machine poursuit son oeuvre et un immonde étron géant se forme sur le plan de travail. La répétition et la parfaite utilisation de la durée dans ces séquences font que l’on passe de l’aspect comique de la chose à une situation de véritable malaise. Dans un entretien, Alain Tanner explique que la censure portugaise (le pays était alors sous la coupe d’une dictature militaire) de l’époque avait parfaitement compris le sens d’un plan où elle remplit exactement douze saucisses. Les autorités avaient alors réclamé une coupe au terme de la formation des trois premières. Sans doute le plus bel hommage qui puisse être fait au cinéaste et à l’aspect politique de l’étirement du plan au cinéma. «
Approcher cet animal insaisissable, la salamandre, qui a la faculté, dans une Suisse pourtant décrite comme glaciale à tous les niveaux, de traverser le feu sans se brûler est une question de méthode. De la part d’Alain Tanner d’abord. La narration se fait sous les augures de la distanciation brechtienne visant à établir un dialogue entre le cinéaste-citoyen et le citoyen-spectateur, plaçant ce dernier en situation de non passivité. Cette mise à distance est assurée par la voix-off féminine réitérative, parfois contradictoire, toujours pleine d’ironie. D’un point de vue visuel, deux parenthèses, ouvrant et fermant le film, encadrent une réalisation posée : cadres très largement fixes jouant sur les effets de durée déjà évoqués. Ces deux séquences utilisent un montage plus rapide, des plans rapprochés et une image davantage granuleuse (sans doute tournée en 16 mm puis gonflée en 35) et mouvante. La première est la scène du coup de feu. Déconstruite, elle laisse place à l’ambiguïté. La seconde est une déambulation de Rosemonde dans les rues genevoises alors qu’elle vient de claquer la porte à un nouvel employeur. Grave et légère, gracieuse et au bord de la folie, elle semble planer au-dessus de la morne foule affairée à ses achats de Noël.
Question de méthode aussi pour les deux écrivains associés. Dans leur quête, l’un et l’autre appliquent deux démarches contradictoires. Paul, le romancier, place son récit du côté de l’imaginaire et de la projection intellectuelle. Pierre, le journaliste, prend le parti de l’objectivité par le biais d’une enquête le mettant au contact de Rosemonde. En la rencontrant simplement pour Paul et en couchant avec elle pour Pierre, la neutralité axiologique est rompue. Les deux démarches sont allègrement englouties, sans effort ni même volonté, par la créature. Et c’est finalement un voyage au pays de Rosemonde dans la campagne catholique helvète qui met définitivement Pierre et Paul face à l’aporie de leur entreprise. Résonne ici le cheminement d’Alain Tanner, jusqu’alors documentariste, puisque c’est Paul, par le biais de ses spéculations, qui avait touché dans le mille : l’imaginaire permet de s’approcher plus près du réel. « L’imagination au pouvoir », ça vous dit quelque chose ? Bon anniversaire. Arnaud Hée
« Très souvent, lorsque les conflits violents reprennent au Proche-Orient, les personnes d’origine juive, comme moi, sont appelées à soutenir inconditionnellement l’Etat d’Israël. Pourtant, nous sommes un certain nombre à refuser de nous enfermer dans cette assignation communautaire, tout en craignant le développement de l’antisémitisme. Voilà pourquoi je suis allé à leur rencontre. » Daniel Kupferstein
Un été sur une île de loisirs en région parisienne.
Terrain d’aventures, de drague et de transgression pour les uns, lieu de refuge et d’évasion pour les autres. De sa plage payante à ses recoins cachés, l’exploration d’un royaume de l’enfance, en résonance avec les tumultes du monde.
Comment et pourquoi décidez-vous de filmer cette île de loisirs de Cergy-Pontoise ?
C’est un lieu qui fait partie de mon enfance, auquel restent associés encore aujourd’hui des souvenirs très précis. On n’habitait pas très loin, mes parents nous y emmenaient de temps en temps avec mes frères et soeurs, c’était une sortie du weekend. Bien des années plus tard, j’ai découvert L’Ami de mon amie d’Eric Rohmer, et j’ai ressenti une émotion très spéciale en retrouvant dans un film important pour moi un décor de ma propre vie. D’un seul coup, ce lieu a pris une sorte d’aura un peu mythique, et ça m’a donné envie d’y retourner. La première fois, c’était un dimanche de septembre, il faisait très beau, il y avait une joie, une vitalité, ces fumées de barbecue sculptées par les rayons du soleil, cette foule mélangée avec toutes ces cultures qui se côtoyaient, j’ai été à la fois fasciné et très touché… Ça a rejoint une réflexion personnelle sur les cloisonnements sociaux. J’ai grandi dans un milieu privilégié dans lequel j’aurais pu rester enfermé, coupé de tout un pan du monde. Je crois que, sans en avoir conscience, je me suis mis à faire des films pour essayer de gommer certaines frontières, chercher une forme de dénominateur commun entre les hommes. Il vient dans ce lieu des gens très différents, qui tous n’ont pas eu, loin s’en faut, la même enfance, les mêmes chances. Mais tous sont réunis par une communauté d’émotions et de sentiments, ceux qu’éveille une journée d’été, une journée de vacances. Durant cette période de l’année, des rencontres entre des mondes différents deviennent possibles, qui ne l’étaient pas le reste de l’année. C’est déjà un peu ce que racontait Un monde sans femmes.
Il y a aussi cette idée de filmer un lieu, un territoire…
J’ai toujours besoin de partir d’un lieu, ça a été le commencement de chacun de mes films. Circonscrire un territoire, puis l’explorer, rencontrer les gens qui y vivent, construire avec eux des « ponts émotionnels », c’est ce qui me passionne le plus. Avec l’idée que ces petits mondes, qui existent déjà très fortement par eux-mêmes, finissent par raconter un monde plus vaste. J’avais jusque-là beaucoup filmé la province, et je ressentais la nécessité de filmer la banlieue parisienne. Avec la question d’un côté de ma légitimité à le faire, et de l’autre, cette question du cliché qu’il faut sans cesse déjouer. Mon parti pris a été de filmer la banlieue, tout en la laissant dans le hors champ.
Avec L’Île au trésor, vous signez votre 2ème documentaire après un moyen métrage, Le Repos des braves. Mais votre cinéma entretenait déjà un rapport très singulier avec le réel, un désir de capter la vie, de faire en sorte qu’elle puisse circuler librement y compris dans le contexte assez cadenassé d’un tournage de fiction. Comment mettez-vous en regard ces deux démarches ?
Ma démarche en fiction était en effet déjà très empreinte de documentaire : partir d’un lieu et d’acteurs, ou plus exactement de personnes, car j’ai essentiellement filmé des acteurs que je connaissais très bien, avec qui il existait déjà une forme d’intimité qui imprégnait tout le film. Dans Tonnerre ou Un monde sans femmes, il y a aussi des scènes qui sont presque des blocs documentaires, des espèces de trouées dans la fiction, où tout d’un coup un interprète non-professionnel se raconte, offre un fragment de son existence à la caméra. Ce sont des moments qui avaient été particulièrement émouvants pour moi au tournage et qui confirmaient un désir fort de captation du réel. Pour autant, en documentaire, je ne suis pas dans le fantasme d’un réel brut, saisi de façon objective. Je cherche des points de rencontre, des gens qui vont me toucher et souvent provoquer un effet miroir au-delà des différences d’âges et de milieu. L’Ile au trésor raconte évidemment cet endroit de façon très subjective à travers les gens que j’ai eu envie de filmer, puis de garder au montage. Et puis en fiction comme en documentaire, j’ai ce rapport à l’accident, à l’imprévu. J’ai tendance à faire en sorte que les choses ne se passent pas comme prévu. C’est plus fort que moi et d’ailleurs souvent assez épuisant, mais ça ne m’intéresse pas que la journée se déroule en filmant scrupuleusement ce qui est écrit, le découpage… J’ai toujours ce besoin de questionner ce qui a été fixé, de le bouleverser, de le remettre en jeu, en fonction de ce que je ressens ce jour-là, dans ce lieu-là. Je crois qu’avec ce film, j’ai eu envie de me jeter encore plus dans le vide, de me laisser vraiment surprendre, de laisser la possibilité à tout d’advenir. C’est assez vertigineux et j’ai connu de grands moments d’angoisse, mais aussi des moments d’épiphanie qui font tout oublier, face à une personne ou une situation que je n’aurais jamais pu imaginer ou écrire !
C’est toute la beauté de l’inattendu… Il y a pour autant une écriture documentaire qui s’élabore au fur et à mesure, au fil des repérages notamment. Comment avez-vous procédé ?
C’est un projet que je nourrissais depuis plusieurs années en prenant des notes, en allant passer régulièrement des après-midis sur place. De temps à autre, je voyais un film qui faisait écho à ce sentiment que j’avais envie de capter là-bas. Les Hommes le dimanche de Robert Siodmak et Edgar George Ulmer, avec tous ces gens réunis au bord d’un lac des environs de Berlin, qui, le temps d’une journée d’été, oublient le travail, le quotidien. Avec ce sentiment enivrant que durant quelques heures tout devient possible… L’As de pique de Milos Forman, avec ses scènes de baignade à la fois burlesques et sensuelles, à la lisière de la ville. Ce cher mois d’Août de Miguel Gomes. Les films de Rozier évidemment, qui sont des jalons importants dans ma cinéphilie et qui racontent tous une parenthèse, une échappée hors du quotidien… Et puis sont arrivés à l’été 2016 les Contes de juillet, un diptyque, né d’un atelier avec des jeunes comédiens du Conservatoire, dont j’ai choisi de tourner la première partie sur cette île de loisirs. Avec l’idée d’arpenter ce lieu, de le filmer une première fois, pour l’apprivoiser un peu plus, me l’approprier. Enfin, au printemps 2017, j’ai fait de nombreux repérages tout seul, durant lesquels je me contentais le plus souvent d’observer, d’écouter. Je pouvais rester une heure au même endroit, à capter des bribes de discussion, emmagasiner des impressions, des sensations. J’ai aussi rencontré beaucoup d’employés, jeunes et moins jeunes, avec lesquels s’est installée une complicité, qui m’a été très précieuse par la suite.
Comment ont-ils accueilli votre démarche et comment s’est déroulé le tournage à proprement parler ?
Avant toute chose, j’ai eu beaucoup de chance, car le directeur de l’île de loisirs s’est avéré être un grand cinéphile, fan de Capra notamment ! Je lui ai montré mes films précédents, qui l’ont touché notamment dans leur rapport au lieu et aux gens. Il a tout de suite compris ce que je venais chercher et m’a fait confiance en me laissant une liberté totale. Durant les repérages, j’avais déjà noué des liens avec un certain nombre d’employés. La plupart ont accepté que je les filme. Quelques-uns se méfiaient, ce qui est normal. Il m’a fallu faire un peu de pédagogie, expliquer que ma démarche n’était pas de l’ordre de l’enquête ou de l’investigation journalistique. Que je ne recherchais pas le grinçant ou le croustillant, mais quelque chose d’à la fois plus simple et plus profond, de l’humain, des fragments de vie, des moments en apparence légers, mais qui peuvent en dire beaucoup. Le tournage a duré deux mois, presque en continu. Nicolas Anthomé, mon producteur, qui m’a fait confiance lui aussi, alors même que le projet était très peu écrit, et donc pas évident du tout à financer, a tout de suite eu l’intuition qu’il faudrait tourner le plus longtemps possible. Que c’est seulement ainsi que je trouverais une méthode, que ma mise en scène s’affinerait, et que m’apparaîtrait progressivement le cœur du film. On était quatre, Martin Rit à l’image, Nicolas Joly au son, Fatima Kaci, une jeune étudiante en cinéma de Paris 8, qui cumulait les casquettes d’assistante mise en scène et de régisseuse, et moi-même. On vivait sur place. Le film n’était pas écrit, j’avais simplement établi des listes de scènes que j’avais envie d’attraper ou d’essayer de provoquer. Des situations que j’avais observées durant mes repérages, comme les intrusions sur la plage, les sauts du pont, les tentatives de drague… Ou que l’on m’avait racontées. Mais beaucoup de séquences et de personnages sont nés de rencontres fortuites, lors de tours à vélo sur l’île de loisirs. Comme Patrick par exemple, le professeur à la retraite. Ou Joelson et son petit frère Michael, rencontrés un soir par Fatima, alors qu’ils étaient venus tout seuls sur l’île. On devait jongler avec tout un tas de contraintes, la météo, les moments d’affluence, les congés des employés et surtout ce renouvellement permanent, avec cet aspect un peu déchirant de tomber sur des gens qu’on ne va plus jamais réussir à revoir. Pour ne pas avoir de regrets, il y a beaucoup de gens qu’on filmait directement, dès la première rencontre.
Le mouvement du film donne à sentir ce chemin que vous avez parcouru : l’exploration de ce lieu dans lequel on rentre de plus en plus profondément, qui se laisse arpenter, domestiquer et qui en retour se confie, s’épanche. De ce lieu finissent par émaner des récits plus denses et plus intimes, comme si l’espace se dépliait…
Il y a eu un énorme travail de montage avec ma monteuse Karen Benainous pour donner un sens à toute cette matière, faire émerger ce qui comptait vraiment à mes yeux, me touchait, trouver un ton, un rythme, et surtout dessiner ce mouvement souterrain du film, qui emporte le spectateur, presque sans qu’il s’en rende compte. L’amener du foisonnement, de la légèreté du début, à quelque chose de plus mélancolique, de plus existentiel. Et on était effectivement assez obsédés avec Karen par la géographie du lieu, avec cette envie que le film commence dans les endroits les plus évidents, comme la baignade, et s’éloigne progressivement du centre, qu’on explore les recoins plus cachés.
Comme celui où pique-nique la famille afghane ?
Cette rencontre a eu lieu au tout début du tournage, le deuxième jour. Ils étaient en train de s’installer dans cet endroit assez idyllique, loin de la foule. Il y avait un petit côté Partie de campagne, avec l’eau juste derrière, les tâches d’ombre. J’ai eu envie de saisir quelque chose tout de suite. Je leur ai demandé s’il était possible de faire simplement quelques plans d’eux, les préparatifs du barbecue, l’arrivée du reste de la famille, et très généreusement, ils ont accepté. A un moment donné j’ai entendu une phrase du petit garçon qui demandait “ Papa, c’est vrai que quand on avait 13-14 ans en Afghanistan et qu’on avait des poils de barbe, on était envoyés à la guerre ? ”. Le père a acquiescé et puis il a croisé mon regard, j’aurais aimé rebondir, mais j’ai senti que c’était déplacé, que ce n’était pas le moment, qu’ils n’avaient pas envie d’évoquer ça, qu’ils cherchaient plutôt à donner la vision d’une famille heureuse. Leur récit, on ne l’a filmé qu’un mois et demi plus tard : j’ai attendu tout l’été qu’ils reviennent et, quand je les ai revus, alors que je commençais à mieux comprendre ce qu’allait être le film, je leur ai expliqué qu’on avait filmé de très beaux plans d’eux, qui racontaient quelque chose d’une joie de l’été, d’être ensemble, mais qu’il manquait comme le contrechamp de ces images-là. Ils ont compris ma démarche et ont accepté de me raconter ce difficile parcours, ce qui les avait menés jusqu’ici avec beaucoup de simplicité, de douceur et de pudeur.
Il y a quelque chose de très politique dans cette parole. Tout comme dans celle du veilleur de nuit…
A l’origine, il ne s’agissait pas particulièrement de recueillir une parole politique, c’est venu petit à petit, presque naturellement. Au départ, c’était plus la démarche même du film qui pouvait avoir quelque chose de politique, le fait de filmer à la même hauteur,sans distinction, des gens avec des parcours extrêmement différents, venant de milieux extrêmement différents, face à la question des vacances, des loisirs, de l’été, des souvenirs, de la séduction, de la solitude… Des émotions universelles. Je pense à cette séquence toute simple de balle au prisonnier avec cette famille philippine : les voir dans ce contexte, celui d’un temps à eux, dans un de ces rares moments de détente, de liberté, avec cette joie incroyablement communicative des enfants, était assez bouleversant. Ce qui est terrible dans la vie de tous les jours c’est qu’on croise une infinité de destins, dont on ne sait strictement rien. Notre façon de vivre fait qu’on n’a pas la curiosité, la générosité, le temps, l’envie de connaître l’autre. Tout à coup, avec ce dispositif de tournage, toutes les rencontres devenaient possibles.
On rencontre aussi des personnages comme Patrick ou Jérémy pour lesquels l’Île représente une terre de liberté.
Oui, ces deux personnages entretiennent un rapport très fort à ce lieu, mais plus encore à la jeunesse. Jeunesse passée pour Patrick, qui ressurgit à travers l’évocation de ses sorties pédagogiques avec ses élèves et surtout de sa rencontre troublante avec cette jeune fille de 20 ans. Jeunesse en train de se vivre – et de se finir – pour Jérémy, l’Adonis blond des pédalos. C’est un personnage qui incarne presque à lui tout seul la dimension la plus solaire du film, qui l’irrigue de sa vitalité, de sa soif de rencontres et d’expériences. Il est bien plus qu’un séducteur. C’est quelqu’un qui a une pureté, un rapport aux autres et à la vie d’une simplicité et d’une spontanéité, déconcertantes. Il y a quelque chose chez lui d’un Peter Pan, avec cette peur de grandir et de quitter ce monde de l’enfance. Cette île est vraiment son territoire. Comme elle est le territoire du film. J’irais presque jusqu’à dire que son personnage incarne le film et plus largement mon cinéma, cette articulation entre la légèreté, la comédie, le rapport aux jeux de séduction, et quelque chose de plus douloureux, de plus mélancolique, qui n’émerge que petit à petit.
En effet, si les trésors que recèle cette île sont ces rencontres et, à travers elles, cette communauté humaine qui se dessine, le film est aussi teinté d’une forme de nostalgie de l’enfance, comme le bien le plus précieux, avec une alternance de vitalité absolue et de mélancolie…
Pour des raisons intimes, mon rapport au cinéma est étroitement lié à cette idée de garder une trace, de contrer la disparition, l’oubli, la mort. Avec cette obsession qui en découle, de saisir des fragments de vie, des moments de joie et d’insouciance, dont on sait qu’ils sont éphémères. La mélancolie du film tient à ça, à cette idée que les choses ont nécessairement une fin, que la jeunesse ne dure pas éternellement, qu’une journée d’été est déjà presque terminée à peine après avoir commencé. C’est un sentiment d’adulte, les enfants n’en ont heureusement pas conscience, ce qui rend leur vitalité d’autant plus précieuse. Pendant tout le tournage, j’étais fasciné par les enfants, à tel point que Martin et Nicolas me disaient souvent d’arrêter de les filmer, qu’on en avait suffisamment – on en a d’ailleurs beaucoup retiré au fil des versions de montage – mais je ne pouvais pas me lasser de les regarder ! Il y avait des raisons émotionnelles à cela, mais aussi des raisons purement cinématographiques : j’ai toujours été fasciné par la façon dont la vie vient animer ou remplir un cadre de cinéma. Et la quintessence de ça, c’est des enfants sur une plage, avec ce foisonnement, cette multiplicité d’actions simultanées, qui font qu’on pourrait revoir un plan cent fois et remarquer à chaque fois des détails différents.
Peut-on parler un peu plus de votre façon justement de cadrer le réel ?
Il y a quelque chose, dont je me suis aperçu au montage : on a tourné beaucoup de plans que je qualifierais de “plans Lumière”, assez primitifs, fixes, larges, dans lesquels la vie s’installe et se déploie. Comme celui du pont au début, avec ces adolescents qui sautent et tous les enfants des centres de loisirs, qui applaudissent et crient joyeusement. Avec la musique très enlevée et un peu naïve deYongjin Jeong, ça m’évoque presque une scène de cinéma muet. Durant le tournage, j’étais obsédé par la question de l’échelle des plans, je demandais tout le temps à Martin Rit des plans larges, des plans réunissant plusieurs personnages, plusieurs actions. Au final, il n’y a quasiment aucun gros plan dans le film. Et une grande majorité de plans fixes, laissant au spectateur une liberté de regard, que je trouve très importante. Cette façon de tourner représentait une difficulté supplémentaire. Dans un contexte documentaire aussi foisonnant, il n’était pas toujours simple de poser la caméra, de composer un cadre. Mais je sentais que c’était ce que je voulais, cadrer la vie… Et puis il y avait l’idée que les personnages principaux du film sont ce lieu et cette saison, et que ce qui est beau c’est de voir comment chacun s’inscrit dans l’espace et dans ce moment particulier.
La musique de Yongjin Jeong est à la fois joyeuse et mélancolique, avec quelque chose de très enfantin, comment en êtes-vous venu à travailler avec lui ?
Pour moi, le travail sur la musique ne va jamais de soi. C’est à chaque fois le fruit d’un long tâtonnement, d’une longue réflexion, pour trouver la musique qu’appelle le film. Pour L’Île au trésor, je sentais confusément qu’il fallait quelque chose de très simple – en apparence du moins, car faire simple est souvent ce qu’il y a de plus compliqué – comme une petite ritournelle, qui reviendrait de façon entêtante et se graverait dans la tête du spectateur. Dans mon idée, la musique devait relier les personnages, tout en racontant la course du temps, ce passage du jour à la nuit, la mort d’une journée d’été et la naissance d’une autre. J’aimais aussi beaucoup l’idée de travailler avec un compositeur étranger, comme pour rester fidèle à la dimension universelle du lieu. J’avais également l’impression que mon film, dans sa forme comme dans sa sensibilité, entretenait des liens discrets avec le cinéma asiatique. C’est ce qui m’a conduit à Yongjin Jeong, dont j’adore le travail sur les films de Hong Sangsoo. Il a un vrai sens de la mélodie. Ce qui est très touchant, c’est que lorsque Yongjin a découvert le film sans sous-titres, donc sans comprendre ce qui se disait, il y a tout de même retrouvé plein de choses liées à sa propre mélancolie de l’enfance, de l’été. Ça m’a beaucoup rassuré et je crois que sa musique ajoute vraiment une couleur universelle au film.
Le film s’ouvre sur un véritable abordage et se termine par l’assaut d’une colline qui ne sont pas sans évoquer Stevenson avec cette idée que tout fait histoire, que tout est aventure et spectaculaire à échelle d’enfant. C’est un film qui dit beaucoup aussi sur l’initiation, sur l’apprentissage, sur le contournement de l’interdit.
Le titre du film, évidemment emprunté à Stevenson, s’est en effet imposé à moi pour toutes ces raisons. L’Île au trésor, le livre, est d’ailleurs à la fois une quête, un récit d’apprentissage et l’histoire d’une mutinerie, d’un défi lancé à l’autorité. Ça a été très troublant pour moi, vers le milieu du montage, de constater qu’il y avait des correspondances souterraines entre tous les témoignages, tous les personnages que le film « acceptait de garder ». Le rapport à l’enfance, bien sûr, on l’a dit. Mais aussi celui à la liberté, à l’autorité, à l’insoumission, à la transgression, omniprésent jusqu’au récit de Bayo, le veilleur de nuit, qui raconte ce cri de révolte, cette parole libre et insolente qui lui a coûté si cher. Progressivement, presque inconsciemment, ce rapport à la liberté et à la règle est devenu le coeur du film. Au départ, j’avais abordé ce lieu comme un espace de liberté. Mais je me suis vite aperçu que même là, il y avait énormément d’interdits et de règles, que cette base de loisirs était faite à l’image de notre société. Au début du tournage, j’avais d’ailleurs un rapport assez adolescent à cette idée de la règle, qui me poussait naturellement à me placer du côté des fraudeurs, et me mettait un peu en porte-à-faux vis-à-vis de la direction – heureusement très bienveillante ! Ce qui devrait être un lieu de liberté ne l’est pas, mais est-ce qu’il pourrait en être autrement ? Pour autant, il n’est pas interdit d’en rire. Il y a au fond quelque chose d’assez drôle et d’un peu absurde dans ce petit jeu du chat et de la souris auxquels se livrent jour après jour les jeunes et les agents de sécurité – qui faisaient d’ailleurs souvent les mêmes bêtises quelques années auparavant – autour des points stratégiques que sont la plage payante, le pont… C’est pour cela que j’aime particulièrement cette scène où Michael et Joëlson s’arrêtent devant le grand panneau des interdictions et les énumèrent une à une, avec leur innocence d’enfants, les tournant en dérision sans s’en apercevoir, par la même occasion.
Vous revenez d’ailleurs régulièrement au directeur et à son adjoint…
Dans ce lieu que je filme un peu comme une vaste cour d’école – je parlais souvent à Karen, ma monteuse, de Zéro de conduite -, il fallait une figure de l’autorité, comme un proviseur, tentant comme il peut de maintenir un semblant d’ordre. Pour autant, je trouve qu’il y a quelque chose de plutôt très sympathique chez eux, et d’assez comique aussi. De toute façon, je ne suis pas capable de filmer des gens pour qui je n’éprouve pas de sympathie. Pour moi, Nicolas et Fabien sont un peu « les speakers de l’été », les seuls à rester enfermés dans leur bureau, quand la totalité du film se déroule en extérieur. Ils font aussi partie des très nombreux duos de personnages qui traversent le film.
Vous parliez de jeu, il y a un autre jeu très intéressant dans votre film, c’est celui qui se met en place entre vous et ceux que vous filmez, entre le réel et ce qui ressemble à des embryons de fiction… Pouvez-vous nous parler de ce « pacte » que vous passez avec vos personnages ?
Il y a en effet dans le film plusieurs registres documentaires qui s’entremêlent, entre la captation et certaines situations que je peux mettre ou plutôt remettre en scène après y avoir assisté sans caméra. Assez paradoxalement, je me suis rendu compte que j’obtenais souvent des choses beaucoup plus justes en provoquant certaines situations, plutôt qu’en espérant un peu naïvement, avec des principes trop rigides, que les choses arrivent toute seules, comme par miracle, devant la caméra. C’est souvent lorsqu’il y avait un pacte équilibré, clair, ludique, avec les gens que je filmais que de très belles scènes m’ont été données. Certaines situations, de drague notamment, se trouvaient à la lisière de la fiction, parce que je les provoquais. Mais très vite, le documentaire revenait au galop et quelque chose se jouait devant la caméra, à travers les mots, les gestes, les regards, et même les sentiments, d’absolument réel. Quand Reda regarde partir la jeune Emma, qui vient de lui donner son snap, il y a de l’amour dans ses yeux et dans ses mots. Il est vraiment tombé amoureux d’elle. Il veut vraiment avoir des enfants avec elle !
C’est la fameuse scène du flyboard ! Quand vous parliez du réel qui revient au galop, il y a aussi cette séquence du saut depuis les pylônes, un pur moment de vie, de sensation forte, d’existence.
C’est une situation que j’ai aidée au départ, là encore. Mais du côté de Jérémy comme de celui de Lisa, chacun s’est mis à y croire, et il s’est vraiment passé quelque chose, je ne parle pas en dehors du film, ça ne me regarde évidemment pas, mais devant la caméra. Je trouve très troublant ce moment où ils sont sur le pylône et où ils sautent, cette irruption de l’imprévu au cœur d’une journée d’été, qui bouleverse le cours ordinaire des choses. Lisa était venue faire un tour de pédalo avec sa copine et elle se retrouve à sauter, pour la première fois de sa vie, de 10 mètres de haut, main dans la main avec un beau jeune homme. D’une certaine façon, c’est Jérémy qui a écrit et mis en scène cette situation, c’est son idée, son rituel, son terrain de jeu. Une fois passé le moment de la rencontre, je ne suis plus intervenu. Un moment comme celui-ci, résume presque à lui tout seul la magie précieuse et éphémère de l’été.
Un road movie féminin, humaniste et social à la rencontre d’une Provence hors des sentiers battus.
Avignon. Irma, qui ne trouve plus sa place dans le monde, croise sur sa route Dolorès une femme libre et décomplexée en mission pour rédiger un guide touristique gay-friendly. L’improbable duo se lance sur les routes. Au lieu de la Provence pittoresque et sexy attendue, elles découvrent une humanité chaleureuse qui lutte pour exister. Pour chacune d’elle, c’est un voyage initiatique.
« Il se passe quelque chose est un film sur l’amitié et une fenêtre ouverte sur la beauté du monde. Deux femmes se rencontrent par hasard au bord d’une route. L’une est très libre, heureuse de vivre, mais il lui manque quelque chose d’indéfinissable. L’autre voudrait quitter la vie, parce qu’elle ne parvient pas à surmonter le deuil de l’homme qu’elle a aimé. Entre elles, se tisse un lien. De la confiance qu’elles se témoignent, naît peu à peu leur confiance dans le monde qu’elles parcourent. Il y a des rencontres avec des gens généreux et fraternels. Il y a aussi des cheminées d’usine au milieu des champs d’oliviers, des ronds–points incongrus fichés au cœur de la campagne, des horizons illimités. Nous sommes dans les Bouches–du–Rhône, en Camargue, au bord de l’eau, entre la mer et les bras du fleuve. C’est le territoire de la réalisatrice, son territoire intime, dont elle sait capter la lumière douce, rendre la majesté étrange, entre plages nichées à l’ombre des hauts–fourneaux et nature souveraine, raconter la vie des habitants surtout, qu’elle filme dans des rôles inspirés de leurs propres histoires. Pour filmer, il faut aimer. De cette vérité, la réalisatrice fait un acte de cinéma. Parce que nous voyons le monde à travers les yeux des deux héroïnes, que leur amitié rend à la vie, ce que nous voyons est ennobli, magnifié par leur regard. Il se passe quelque chose de politique. Car voir à travers le prisme de l’amitié, révéler l’humanité des gens, n’est–ce pas aller à la source même de l’engagement. Mathieu Lis, cinéaste, membre de l’ACID
Dossier de presse
NOTES SUR LE FILM
De l’écriture au tournage
Il y a quelques années, alors que je filmais des groupes de parole, je découvrais avec un certain étonnement que le malaise que j’éprouvais vis à vis de la société actuelle – pour le dire vite, le monde capitaliste ultra individualiste et libéral – était largement partagé. Par les exclus, ce qui paraît peu étonnant, mais aussi par les inclus (la façade de bien–être se lézardait très vite dès qu’on grattait un peu). Au final, une question collective sourdait de ces rencontres: « quelle place pour l’humain aujourd’hui? ». C’était décidé, elle serait la question centrale de mon film, et Irma, une femme qui ne trouve plus sa place dans le monde, en serait le vecteur. L’idée fut très vite d’opposer ce personnage perdu à son contraire, une femme hyper–adaptée à la modernité, travaillant dans le tourisme, pointe avancée du nouveau monde, figure ultime de la colonisation du vivant. Ainsi Irma et Dolorès étaient nées. Un scénario vit le jour, nourri du réel dont j’aime bien m’inspirer. La fabrication d’un long–métrage n’étant pas un long fleuve tranquille, les années ont passé. Il y a un an, j’ai décidé de remanier le scénario et de confronter mes 2 personnages (dont je gardais la trajectoire et le background) au réel. Au lieu de rencontres pré–écrites, Irma et Dolorès iraient au devant des humains d’aujourd’hui. Une fois cette décision prise, nous avons circonscrit notre terrain de jeu : un tout petit territoire à l’ouest de l’étang de Berre qui nous permettait d’explorer tout à la fois un bout de Camargue (Port St–Louis du Rhône), une terre agricole (la plaine de la Crau, ses vergers, ses bergers), une énorme zone industrielle et portuaire (Fos, Port de Bouc, Martigues) et son monde ouvrier et populaire, une zone ultra aménagée (Istres, ses ronds–points et ses pavillons)… Sur quelques dizaines de km se tenait devant nous un petit cœur du monde. Tous yeux et toutes oreilles ouvertes, nous l’avons exploré pendant un mois (avec Luis Bértolo), ouverts aux rencontres, aux hasards, à tout ce qui pouvait aussi résonner avec les thématiques du film. De cette récolte, de nouveaux personnages sont apparus (Dora et sa « Réparation », l’équipe E.S.P.R.I qui cherche à filmer l’invisible), des personnages se sont transformés, une thématique nouvelle est apparue, celle de la migration. Quasi tous ceux que nous rencontrions venaient d’ailleurs. Je pris rendez–vous avec certains des derniers venus, les demandeurs d’asile du CADA de Miramas. Ce jour là, en face de moi 15 personnes venues d’horizons divers, et le sentiment très fort de me retrouver face à un échantillon de l’humanité… Il fallait évidemment s’emparer de cela. Le film est une trame construite autour de ces réalités multiples traversées qu’il met en écho les unes avec les autres pour qu’elles dessinent une image du monde d’aujourd’hui. Il est né de ces rencontres, de ces énergies partagées et des visions qu’elles ont produites en moi.
L’enjeu du film, la rencontre
Le pari du film est celui des rencontres. Certaines totalement documentaires, comme celle du karaoké où j’avais décidé qu’Irma parlerait publiquement de son suicide – la réaction spontanée des gens, d’une humanité immense, a surpassé de loin mes espérances. D’autres plus construites, comme celle avec Serge, qui tenait un rôle dans le film que je lui demandais d’investir à sa manière. Avec les non–professionnels nous n’avons pas répété, juste testé le fait d’être devant une caméra ou cherché à connaître leurs talents. Nous avons travaillé un lien d’où est né une confiance mutuelle, une confiance aussi dans ce que nous étions capables d’inventer ensemble ici et maintenant. Après le mois d’exploration, je suis partie écrire, puis revenue leur proposer des rôles, pour eux. Pendant le tournage, mes indications de texte ont été minimales, elles donnaient surtout l’enjeu de la séquence ou la thématique que je souhaitais déployer (comme dans la scène en voiture entre Jean et Irma, l’idée d’une nouvelle vie et celle de la lutte). L’exercice a été sensiblement le même avec les comédiennes : hormis les scènes entre elles, tirées du scénario, je leur ai demandé d’incarner leur personnage au beau milieu du réel, de laisser venir les choses, de ne pas en avoir peur. C’est donc à un magnifique lâcher-prise de leur part que nous assistons. Le film peut donc se voir à certains endroits comme leur portrait face à des personnes que ma proposition transforme en acteur pour l’occasion.
L’intime et le collectif
Comment habitons nous le monde? Quelles rencontres sont possibles aujourd’hui? Les 100 minutes du film explorent cela. Au cours de ce voyage qu’on pourrait dire initiatique, le réel se densifie, on quitte un monde lisse, menacé de vacuité (l’Avignon touristique, les zones pavillonnaires, le village des marques – faux village provençal et centre commercial à ciel ouvert) et l’on rentre peu à peu dans un monde où l’homme est encore au monde… Un monde peuplé d’humains, d’usines, où la nature bien qu’abimée et sans cesse menacée montre encore toute sa puissance. Le film devient polyphonique. L’histoire de Dolorès et d’Irma nous laisse entrevoir d’autres histoires toutes aussi riches. La communauté humaine existe, je l’ai rencontrée. La vie court et la joie aussi. Elles nous indiquent le chemin de la lutte à venir. Bien au delà des slogans, celle pour la beauté et la vie.
La comédie et le discours
Le pari du film est celui de la légèreté et de la vie. Le duo des deux personnages construits sur le modèle de la comédie, un duo auguste et clown blanc, lunaire et solaire… Plutôt que d’assener un discours critique qui risquerait d’enfermer le réel, j’ai choisi le mode interrogatif et fait le pari du surgissement. Les choses sont montrées, notamment la multitude d’invisibles, si souvent fantasmés et si rarement vus, et c’est au spectateur de faire son chemin avec ça. Les outils de la modernité sont mis à l’épreuve du réel. Gps, téléphone portable, google trad… Qu’est–ce que rencontrer l’autre? Est–ce que communiquer suffit? La scène de la rencontre avec le berger donne lieu a un moment de vérité. La comédie est là, elle nous interroge dans nos pratiques et nos certitudes. A nous de jouer. Anne Alix – avril 2017
Pierre Thoretton, photographe, a pour projet de photographier les vestiges des feux qui ravagent chaque année la Californie. Mais les forêts brûlées sont introuvables, et les problèmes techniques liés à la prise de vue avec une chambre s’accumulent. Que faire quand rien ne se passe comme prévu ? Non sans humour, le photographe ajuste son projet aux contingences du moment présent. Au-delà du travail qui prend forme au fil de la route et des paysages, le portrait d’un homme s’esquisse, à contre-courant de son époque.
De la Californie à l’Arizona en passant par l’Utah et le Nevada, À la recherche des forêts brûlées interroge notre rapport à l’image, le processus de création artistique et le choix de continuer à faire de la photographie argentique dans un monde numérique.
Note d’intention de la réalisatrice
Au départ, il s’agissait juste de documenter la réalisation d’un travail photographique, avec les forêts brûlées comme ligne de mire et garde-fou. Mais très vite la beauté des paysages a imposé autre chose. Le besoin de conserver des traces, pour après. Le désir de fouiller le présent. Un homme lutte contre les obstacles qui l’empêchent d’atteindre son but. Spectacle universel. Mais qui est-il, lui ? Qu’est-ce qui l’a mené à choisir cet étrange sujet ? Il a fallu des milliers de kilomètres et de nombreuses discussions pour comprendre. La réalité prend rarement la forme des rêves dans lesquels on l’a esquissée. Pourtant ce sont eux qui portent l’avenir, car ce sont eux qui poussent à l’action. Qu’importe si l’explication émerge a posteriori, si elle est autre que celle qu’on attendait. Le sens se donne. Le temps se prend. Au fond le film se résume à cela : une ode à la durée dans un monde d’immédiateté.
Pierre Thoretton
Assistant d’artistes comme Pier Paolo Calzolari et Franz West à la fin des années 1980, Pierre Thoretton mène une carrière de vidéaste, peintre et photographe jusque dans les années 2000. Il se tourne ensuite vers la production (Les Films de Pierre) et la réalisation avec le documentaire L’Amour fou (2006), qui remporte notamment le prix Fipresci de Toronto.
Le jeune cowboy Brady, étoile montante du rodéo, apprend qu’après son tragique accident de cheval, les compétitions lui sont désormais interdites. De retour chez lui, Brady doit trouver une nouvelle raison de vivre, à présent qu’il ne peut plus s’adonner à l’équitation et la compétition qui donnaient tout son sens à sa vie. Dans ses efforts pour reprendre en main son destin, Brady se lance à la recherche d’une nouvelle identité et tente de définir ce qu’implique être un homme au cœur de l’Amérique.
C’est en 2013 à la réserve indienne de Pine Ridge, sur le tournage de son premier film Les chansons que mes frères m’ont apprises, que Chloé Zhao a rencontré un groupe de cowboys Lakota. Malgré le teint clair que certains d’entre eux peuvent avoir, ils sont nés et ont grandi dans la réserve et sont à la fois des Sioux Lakota Oglala et d’authentiques cowboys. Ils portent des plumes à leurs chapeaux en l’honneur de leurs ancêtres Lakota – des cowboys indiens – une réelle contradiction américaine. Ils ont exercé sur Chloé Zhao une fascination telle, que certains ont été retenus pour des rôles secondaires dans son film. En 2015, lors d’une visite dans un ranch de la réserve de Pine Ridge, la réalisatrice a rencontré un cowboy Lakota âgé de vingt ans, nommé Brady Jandreau. Brady est un membre de la tribu Sioux des Brûlés et réside actuellement à Pine Ridge. Dresseur et adepte de la discipline du cheval sauvage, il vit en homme de la terre. Il chasse sur sa monture, pêche dans les eaux de la White River, passe le plus clair de son temps à travailler auprès des chevaux sauvages, s’appliquant à les débourrer et les dompter jusqu’à ce qu’ils soient aptes à la vente.
Comme un poisson dans l’eau, Brady semble comprendre chaque mouvement des chevaux, comme s’il était relié à eux par une chorégraphie télépathique, l’un montrant la voie à l’autre, jusqu’à instaurer tranquillement, avec douceur, une confiance mutuelle. Brady a commencé à l’âge de huit ans et c’est magique à voir. Chloé a immédiatement été captivée et s’est mise à rassembler des idées pour réaliser un film sur Brady. Le 1er avril 2016, Brady a intégré la PRCA (Professional Rodeo Cowboys Association) de Fargo, dans le Dakota du nord. Il devait concourir dans la catégorie du cheval sauvage et s’est senti sûr de lui après un enchaînement de succès dans le courant de la saison. Mais ce soir-là, il a été projeté par un cheval qui s’est cabré et a piétiné sa tête, écrasant son crâne de manière presque fatale. Son cerveau a subi une hémorragie interne. Brady a eu une attaque et a sombré dans le coma pendant trois jours. Aujourd’hui, Brady a une plaque de métal dans la tête et souffre de problèmes de santé corrélatifs, associés à un grave traumatisme crânien. Les médecins lui recommandent de ne plus monter du tout. Il ne survivrait sans doute pas à un nouveau choc à la tête.
Or, il a fallu peu de temps pour que Brady ne recommence à dresser des chevaux sauvages. Chloé lui a rendu visite et ils se sont entretenus de ce qui l’anime au point de risquer sa vie. “Le mois dernier, nous avons dû abattre Apollo (un des chevaux que dressait Brady) parce que sa patte a été grièvement entaillée par des barbelés” a raconté Brady à Chloé. “Si un animal dans les parages était blessé comme je l’ai été, il se ferait piquer. On m’a gardé en vie au motif que je suis un humain, mais cela ne suffit pas. Je suis inutile si je ne peux pas accomplir ce à quoi je suis destiné”. Au-delà des difficultés financières qui ont découlé de cet accident, la réponse de Brady a fait réfléchir Chloé sur l’impact psychologique que ces blessures peuvent causer sur des jeunes hommes comme lui — ce qu’ils doivent ressentir en vivant au coeur de l’Amérique, tout en étant dans l’incapacité de correspondre à l’image idéale du cowboy, image à la hauteur de laquelle ils ont tenté de se montrer leur vie durant. La réalisatrice a décidé de tourner un film sur le combat de Brady, tant sur le plan physique qu’émotionnel, tandis qu’il fait face à ses blessures. Chloé a accompagné les réflexions de Brady au cours des premiers mois qui ont suivi sa blessure et elle l’a choisi, ainsi que sa famille et ses amis, pour incarner la version fictionnalisée de leurs personnages. Tout le monde dans le film provient de la réserve ou de ses environs. Parmi eux, Tim, le père de Brady, est un cowboy traditionnel qui a transmis à son fils tout ce qu’il sait. Sa petite soeur Lilly, douée et pleine d’entrain, atteinte du syndrome d’Asperger, s’est exprimée sans inhibition aucune. On trouve également ses amis de rodéo, qui partagent avec Brady ses espoirs, ses craintes et ses rêves ainsi que son ami Lane, entièrement paralysé depuis un accident qui a brisé définitivement sa carrière prometteuse de monte de taureau. “Les scènes tournées avec Brady et Lane ont été les plus grandes leçons d’humilité de ma vie, des moments passionnants” analyse Chloé. “Nous avons débuté la production le 3 septembre 2016 et le tournage s’est déroulé en cinq semaines à l’intérieur de la réserve et dans ses alentours, la région des Badlands. Brady, qui travaille comme dompteur de chevaux professionnel, dressait ses montures tous les matins afin de les tenir prêtes à la vente. Nous avons donc eu de nombreuses occasions de saisir des instants authentiques où Brady les entraîne et interagit avec eux, tout en profitant des couchers de soleil féeriques du Dakota du sud. Nous avons travaillé en équipe réduite, tournant chez les gens des situations et des événements réels. C’est la seconde fois que je collabore avec le directeur de la photographie Joshua James Richards. Nous nous sommes efforcés de capturer certains moments de manière organique autant que cinématographique, dans l’idée d’insuffler au récit un sentiment de réalité. À travers le voyage de Brady, tant à l’écran que dans la vie, j’aspire à explorer notre culture de la masculinité et à offrir une version plus nuancée du cowboy américain classique. Je souhaite également proposer un portrait fidèle du coeur de l’Amérique, rocailleux, véritable et de toute beauté, que j’aime et je respecte profondément.”
L’ampleur émotionnelle déployée par le magistral The Rider prend paradoxalement source dans son dispositif minimaliste : un ton doux et patient, une narration élimée, un portrait intime. Surtout un portrait : le nouveau film de Chloé Zhao (trois ans après le très réussi Les Chansons que mes frères m’ont apprises) est d’abord le récit d’une irruption, celle d’un acteur dont les premiers pas sur grand écran sont déjà inoubliables. Brady Jandreau – dans un rôle très proche de sa propre vie – est insaisissable : cowboy blessé dans sa chair après une chute lors d’un rodéo (il porte, au début du film, une large plaie recousue qui le défigure, le crâne estropié), il est une gueule cassée, une tête folle si puissante que la fébrilité de son corps et de son esprit, la retenue de son jeu et son regard fuyant ne suggère jamais une quelconque faiblesse. Au contraire, il est un cheval fou, rempli d’orgueil et de violence que son physique ruiné ne peut lui permettre d’exprimer. Il emprunte au règne animal son instinctivité : on sent, derrière l’épuisement du corps, un caractère indomptable, une présence qui ne peut se conformer au cadre imposé par la caméra que ce soit dans ses gestes, ses attentions, ses obsessions. Et pourtant, cette détresse ne semble être tournée que vers une bonté inaltérable, un sens de l’écoute et de l’entraide, une sensibilité supérieure. La grandeur de la réalisatrice réside dans son refus obstiné de domination d’un créateur sur sa créature, d’en faire une bête de foire malléable et extravagante. Elle s’efface et laisse s’épanouir toute sa profondeur.
Saisissante effigie qui porte en elle le poids d’un paysage et de son histoire : le cinéma de Chloé Zhao se place dans la lignée de celui de Jeff Nichols où le lieu mis en scène charrie tant de souvenirs et de chagrins qu’il en devient écrasant et impossible à fuir. À l’instar des personnages de Shotgun Stories, ceux des Chansons que mes frères m’ont apprises et de The Rider sont perclus par un sortilège, un statisme presque métaphysique, une damnation du passé et de ses derniers vestiges sur un sol gorgé de douleur. À travers les figures de l’Amérique qu’il représente, ce second long-métrage est un miroir du premier : les cowboys répondent aux indiens, le rodéo aux rites chamaniques, les décombres du western et du rêve pionnier à ceux d’une civilisation autochtone. L’horizon dans The Rider est désolé : de vastes plaines désertiques s’étendent à perte de vue et ne laissent apparaître, près des habitations, que des terrains vagues d’où surgissent des carcasses de voitures, des déchets, des tombes. Des grands espaces mythifiés par le cinéma, il ne reste plus qu’un monde englouti, une Atlantide agonisante où les héros d’antan, fatigués et vulnérables, attendent sereinement leur disparition. Le film décèle toute la confusion de cette intemporalité : aux confins du monde moderne, tous les souvenirs (exploits équestres ou photos de famille) surgissent par l’intermédiaire de télévisions, smartphones ou tablettes, objets technologiques qui paraissent anachroniques par anticipation.
L’histoire fatiguée
La douceur et la simplicité de la mise en scène de Zhao trouvent leur raison d’être dans ce territoire crépusculaire et apaisé : faite d’éclats impressionnistes, proche de la captation documentaire – renforcée par l’écriture de personnages calqué sur la réalité de ceux qui les incarnent – et nourrie par une intimité qui n’est jamais intrusive, elle filme Brady et ses proches comme membres à part entière d’une harmonie, témoins d’un retour à l’état de nature où toutes les frontières (si cruciales dans la définition du western et de l’histoire de l’Amérique) se brouillent. D’origine Sioux-Lakota, les personnages de The Rider ont le visage pâle et une vie de cowboys. Les hommes et les chevaux, véritables alter egos, se partagent l’espace de façon équitable et avec évidence, incarnant aussi bien des êtres complémentaires et amicaux que la menace principale à la survie de l’autre. Tout porte à croire que ce monde en déshérence est imprégné d’un syncrétisme magique, qui emprunte autant aux chamans et aux totems que l’on aperçoit au fond d’un plan qu’à la croyance dans le rodéo, culture populaire élevée au rang de religion. Au centre, Brady Blackburn est un demi-dieu déchu : ancienne star – il est arrêté par de jeunes fans dans un supermarché pour prendre une photo – il ne peut plus pratiquer sa passion sur ordre médical. Son don se déplace : de cavalier hors pair, il devient dresseur et c’est grâce à la minutie et la tendresse des gestes qu’il prodigue que les plus rugueux des animaux se calment et prennent confiance. Au-delà de l’aspect très chorégraphique que prennent les séquences consacrées à ce dressage, Zhao sonde une sorte de langage inconnu et incertain.
Se dévoile alors peu à peu le cœur de The Rider : la transmission, qu’elle soit dressage, rééducation ou héritage, imprègne toutes les dimensions du long-métrage. La puissance du film ne peut se départir d’un autre personnage qui, depuis sa première apparition, hante chaque image comme un cauchemar : Lane, le meilleur ami de Brady, lui aussi victime d’un accident de rodéo et dont le destin ne lui a pas accordé la même seconde chance en le laissant dans un état végétatif, à peine capable de gémir. Par des gestes mimétiques à ceux qu’il utilise pour débourrer les animaux, le jeune cowboy s’évertue à recréer les sensations de la piste pour extirper son camarade de la monotonie de son enfermement mental. La sensibilité de la réalisatrice fait des miracles : là où la séquence avait tout pour redoubler de mièvrerie un peu obscène, elle y saisit une candeur authentique, une affection immédiate et terrorisée qui en décuple l’émotion. De miroirs en miroirs, chaque relation entre personnages est dépendante des autres. L’amitié fraternelle et la culpabilité d’être valide qui fonde le regard de Brady sur Lane renvoie à la pureté de sa complicité avec Lily, sa sœur atteinte d’autisme mais douée d’une vivacité des plus vitalistes. Ils sont les deux anges gardiens, l’un spectre de la mort, l’autre pure énergie.
Là est la force du cinéma de Chloé Zhao : montrer la tristesse du monde avec une pudeur telle qu’il ne peut en surgir que de la grâce et de la lumière. Comme dans Les Chansons que mes frères m’ont apprises, elle place sa caméra avec une rigueur qui la défend de toute approche paternaliste : en restant constamment à hauteur de la croyance de ses personnages, la réalisatrice s’installe dans leur rythme et magnifie leurs possibles. L’humilité qui se dégage de cette méticulosité emplit chaque plan d’un lyrisme immanent qui imprègne la terre et les hommes et ne cherche qu’à exploser dans des séquences lumineuses et poignantes, dans un geste de pure sublimation musicale. Cette acuité et cet humanisme généreux ne cherchent jamais à « rendre leur dignité » à ces pauvres âmes, marginales et éreintées, comme s’il s’agissait d’une faveur accordée d’en haut. Au contraire, Zhao ne fait que capter leur grandeur endormie et promet, discrètement, d’en être le témoin.
La Sagrada Familia de Barcelone: un projet de construction unique et fascinant, poursuivi par Antoni Gaudi, un architecte génial assisté d’un nombre infini de personnes, mais aussi une histoire ponctuée de sombres abîmes et d’envolées sublimes. La biographie de cet édifice, toujours en construction depuis 1882 et aujourd’hui à moitié terminé, est le point de départ d’un film sur les mystères de « l’acte créateur », sur la question de la puissance créatrice humaine et sur celle de leur usage.
Comme les êtres humains, les édifices et les oeuvres artistiques ont leur propre histoire et leur genèse : ils ont des origines, des « parents », une date de création et puis une vie jusqu’à ce qu’ils soient achevés, détruits ou transformés. J’ai voulu raconter cette histoire unique, de l’intérieur, partant de détails de la vie quotidienne des ouvriers, des sculpteurs et des architectes. L’histoire de la Sagrada Família est liée à celle du pays. Histoire freinant ou relançant sa construction des premiers croquis à nos jours. Un édifice unique, dont la construction et le destin de son architecte se confondent, une vie entière consacrée à un seul ouvrage. Qui était Antonio Gaudí ? Quelles étaient ses motivations ? Qui sont les ouvriers, les artisans ? Avec l’aide de toutes les personnes aujourd’hui présentes sur ce vaste chantier, le film explore les motivations qui incitent l’Homme à concevoir et bâtir de tels édifices. Il rend hommage à leur savoir‐faire, à leur passion. Il questionne les symboles, l’ancrage culturel et l’acte de création du concept à la réalisation. Ces différents maîtres d’oeuvre nous donnent un aperçu de leur travail, par leur talent et leur expérience. De Etsuro Sotoo, sculpteur japonais, ex bouddhiste converti au catholicisme, qui travaille sur le chantier de la Sagrada Família depuis plus de 30 ans à Josep Maria Subirachs, le peintre sculpteur de la controversée façade de la Passion, qui se dit agnostique. Ou encore Jordi Bonet, architecte en chef, qui lutte sur tous les fronts. Mais aussi les artisans et ouvriers des multiples secteurs. Les images intérieur / extérieur se superposent. Dans le tumulte de Barcelone, le film s’approche de cette cathédrale mystérieuse ; il explore ses développements, et prend le temps de regarder, écouter, percevoir, contempler et réfléchir. Stefan Haupt
BARCELONE ET LA SAGRADA FAMILIA
Barcelone, lieu de brassage culturel et d’intégration, Barcelone aux racines ancrées dans l’histoire de l’Occident. Ses habitants aux origines multiples, ibères, romaines, catholiques, cathares, musulmanes, juives… La légende veut que le Saint‐Graal se trouve dans les montagnes de Montserrat (Montsalvat), comme décrit dans Parzival de Wolfram von Eschenbach. Aujourd’hui, la Catalogne et son centre urbain Barcelone ont un statut indépendant au sein de l’Espagne. L’histoire y est profondément enracinée, Barcelone a dû s’adapter, se transformer et se renouveler au fil du temps. Et c’est au coeur de ce melting pot, que le 19 mars 1882, jour de la Saint Joseph, ont été dressées les premières fondations du « Temple Expiatori de la Sagrada Família ». Un architecte diocésain en a supervisé les travaux, jusqu’à ce que les chapiteaux de la crypte soient bâtis. Mais il y eu rapidement des désaccords avec le gestionnaire du bâtiment, reportant ‐ déjà ‐ le projet d’un an. Ce fut une surprise lorsque, le 3 novembre 1883, un jeune architecte, Antoni Gaudí, est nommé directeur. Au début les travaux vont bien avancer. Cependant les années suivantes, et particulièrement durant la Première guerre mondiale, ils vont être ralentis et parfois même arrêtés, faute d’argent. Parce qu’il marque une préférence pour le symbolisme, Gaudí attache une grande importance aux éléments structurels et décoratifs de l’église. Dès le départ, il propose un plan de site ayant la forme d’une croix latine. Toute la surface de la façade de la naissance, par exemple, est chargée de sculptures et d’éléments décoratifs. Au milieu des motifs religieux, il y a des plantes, des animaux et des formes abstraites, ainsi que des sculptures contemporaines, comme un anarchiste tenant une bombe par exemple. A la mort accidentel d’Antoni Gaudí en 1926, la direction du site est confiée à son élève et assistant Domènech Sugranyes. Il travaillera sur le chantier pendant dix ans, jusqu’à la destruction de l’atelier de Gaudí en 1936, après le déclenchement de la guerre civile espagnole. Tous les croquis originaux et les plans architecturaux partirent en fumée, les plâtres des modèles détruits. Désespéré, Sugranyes démissionne et meurt peu de temps après « de chagrin », selon Conxita et Ramon Sugranyes, ses enfants. Aujourd’hui, quelques soixante‐dix ans plus tard, les travaux, continuent dans tous les coins et recoins du chantier à un rythme intense. Les chantiers se multiplient. Ils attirent des 5 visiteurs venus du monde entier, car le mystérieux processus de création et cet édifice en devenir semble presque à portée de main. Des façades de la Naissance et de la Passion, le film nous mène de la crypte à la façade inachevée de la gloire : un mur blanc immense et vide, ouvert à tous les projets. Puis le film nous conduit plus haut, sur un terrain à bâtir à une hauteur vertigineuse, où cinq grues sont installées sur la nef pour s’attaquer à six des dix‐huit tours. L’une d’elle, la tour Jésus‐Christ, aura à son achèvement, le plus haut clocher du monde.
ANTONI GAUDI
Antoni Gaudí (25 juin 1852 ‐ 10 juin 1926) architecte catalan. Diplômé de l’École d’architecture de Barcelone en 1878, jeune architecte, il est d’abord inspiré par Eugène Viollet‐le‐Duc mais très vite, il rompt avec le style néogothique et se fait remarquer par son originalité. Dès ses premiers projets, il fait cohabiter architecture et mobilier. Inscrit dans la mouvance de l’Art nouveau alors en vogue en Europe, il sera rapidement le porte‐étendard du modernisme, qui en est la variante catalane. Les principales caractéristiques de son courant sont l’inspiration dans les formes, la géométrie et les couleurs de la nature. Antoni Gaudí sera soutenu notamment par le riche industriel Eusebi Güell, pour lequel il créera le Palais Güell en 1889, ouvrage inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO tout comme la Casa Milà construite en 1907 ou le Parc Güell qu’il aménagea de 1900 à 1914. En 1883, il est choisi pour entreprendre la construction d’une cathédrale dédiée à la Sainte Famille : la Sagrada Família, financée par des dons privés. Jusqu’à sa mort en 1926, il se concentre sur ce projet qu’il considère comme celui de sa vie. De son vivant seront réalisés, le choeur et la façade du bras sud du transept (la tour San Barnabé et la façade de la Nativité). Son oeuvre, fut souvent controversée par nombre de ses contemporains, qui la surnommèrent la Casa Milà, la « carrière » afin d’en souligner l’aspect organique, voire l’absence de ce qui était alors considéré comme de la véritable architecture. Un des ces célèbres détracteurs George Orwell, de passage à Barcelone durant la guerre d’Espagne, fut très critique à l’égard de l’édifice. Les principaux soutiens de Gaudí furent ses clients, le monde ecclésiastique (Association des Dévots de San Jose) et la bourgeoisie industrielle catalane. Ce n’est que longtemps après sa mort que l’oeuvre de Gaudí fut reconnue par les Barcelonais. Aujourd’hui, ses constructions, et particulièrement la Sagrada Família, figurent parmi les plus importantes attractions touristiques de la ville. Fervent nationaliste, Antoni Gaudí n’hésitait pas à braver l’interdiction de parler catalan en public, ce qui lui a valu d’être arrêté et emprisonné. Mais cette ferveur nationaliste se mua à la fin de sa vie en une ferveur catholique, coïncidant à la fois avec la difficile progression du chantier de la Sagrada Família et les importantes difficultés financières qu’il rencontrait. Vêtu de vêtements élimés, personne ne reconnut en lui le célèbre architecte lorsqu’il fut renversé par un tramway. Il mourut des suites de cet accident quelques jours plus tard, le 10 juin 1926, dans un hôpital où il avait été conduit trop tard. Il eut droit à un hommage de 7 sa ville qui l’enterra dans la crypte de la Sagrada Família, à laquelle il avait entièrement voué une partie de sa vie. Un procès en béatification d’Antoni Gaudí a été ouvert au Vatican en 2003. L’analyse du dossier de l’architecte catalan ‐ auquel certains documents prêtent des dons mystiques ‐ est en cours.
STEFAN HAUPT BIOGRAPHIE – FILMOGRAPHIE
Stefan Haupt est né à Zurich en 1961. Il intègre l’académie de théâtre de Zurich en 1985 où il obtient son diplôme en 1988. Depuis il est réalisateur et cameraman en freelance et fonde sa société de productions, Fontana Film, en 2004. De 2008 à 2010, il préside l’association des réalisateurs suisses (ARF/FDS). Lors de la dernière édition du Festival de Berlin, The Circle, remporte le Prix du Public de la sélection Panorama et le Teddy Bear du Meilleur documentaire.
Après vingt années d’existence et de combats pour la presse indépendante algérienne, Malek Bensmaïl pose sa caméra au sein de la rédaction du célèbre quotidien El Watan, nécessaire contre-pouvoir à une démocratie vacillante, à l’heure où Bouteflika s’apprête à briguer un quatrième mandat.
Une rencontre avec celles et ceux qui font le journal, leurs doutes, leurs contradictions, leur souci permanent de faire, chaque jour, un journal libre et indépendant. Une réflexion sur le travail et la pensée journalistique.
« Ce film est dédié aux 120 journalistes algériens assassinés durant la décennie noire. »
Après mes documentaires Algérie(s), Aliénations, Des vacances malgré tout, Le Grand Jeu et La Chine est encore loin, j’ai commencé à réfléchir en premier lieu à un projet sur la question de la démocratie, sur la liberté d’expression, de ce que cela implique. Un film qui révélerait en quelque sorte la pensée journalistique et qui mettrait en lumière le concept du « contre-pouvoir », à la fois comme enjeu de liberté et de démocratie.
Pour reprendre une note de Pasolini à propos de son film La rage, il décrit ce qu’est la normalité après la guerre et l’après-guerre. Cette normalité où l’on ne regarde plus autour de soi car « l’homme tend à s’assoupir dans sa propre normalité, il oublie de réfléchir sur soi, perd l’habitude de juger, ne sait plus se demander qui il est. (…) La rage commence là, après ces grandes, grises funérailles. » conclut Pasolini. En lisant ce texte, je pense et repense à la rage des journalistes algériens qui ont trop souvent été les oubliés de notre histoire, si douloureuse.
Rappelez-vous, plus d’une centaine d’entre eux ont été les victimes d’une guerre civile, sanglante. Le film leur rend hommage.
Revenu à la « normalité », on ne regarde plus, on n’écrit plus, on ne filme plus l’Algérie d’aujourd’hui qui s’indigne, qui s’exprime. C’est un temps mort pour les Algériens, pour le monde. Il s’agit pour la première fois, de s’intéresser à eux et de demeurer avec eux, loin d’une actualité médiatique, sanglante ou « printanière ». Prendre le temps d’écouter, d’observer. Prendre le temps de saisir et d’examiner la pensée, la réflexion et le travail au quotidien des journalistes.
On le sait, l’Algérie possède un système politique verrouillé et autoritaire. Paradoxalement, ce même « système » a permis, il y a vingt-cinq ans, l’unique liberté possible, celle de l’expression dans la presse écrite. Ce système a en effet permis la naissance d’une presse dite « indépendante » ou libre dans les années 90.
Le désir d’un film surgit souvent à partir des films précédemment réalisés et d’une suite de questions qui restent posées, suspendues. La presse privée algérienne est née alors dans un contexte de violence politique. Au cours de la guerre civile qui a duré plus de vingt ans, les journalistes et les intellectuels étaient considérés comme les ennemis à abattre. Durant cette guerre prolongée, plus d’une centaine de journalistes et intellectuels ont été tués. Les médias indépendants et libres ont accusé depuis un sérieux retard. Aujourd’hui, la violence contre les médias s’est quelque peu atténuée, mais les journalistes restent tout de même les adversaires ou les prisonniers des dirigeants politiques, des militaires et des personnalités influentes du pouvoir.
Mais alors, la presse algérienne serait-elle un quatrième pouvoir ou un contre-pouvoir ? La presse apparaît alors comme un fait d’observation. Qu’est-ce exactement que le pouvoir de la presse en Algérie ? Quelles sont ses formes diverses ? D’où ce pouvoir se tire-t-il ? Comment fonctionne-t-il ? Quelles sont les forces qui l’habitent ? Qu’est ce qu’une presse indépendante ? Et puis il y a la langue. La langue ! Voilà le mot. La problématique de la langue en Algérie est bien visible dans l’ensemble de mes films. De tous temps, elle a été l’instrument et l’objet de controverses politiques. El Watan est francophone et assume l’héritage de cette langue. Autre question de départ : la langue française est-elle devenue un enjeu de contre-pouvoir en Algérie ?
Au fil de mon questionnement quasi obsessionnel autour de la complexité de ma société, ce film m’apparaît comme une des préoccupations majeures dans l’accompagnement de ce que j’appelle la mémoire audiovisuelle contemporaine. Il ne suffit pas de montrer les violences, ni de raconter l’actualité mais il y a un devoir à continuer d’enregistrer les évolutions, les réflexions, les batailles, d’enregistrer une démocratie qui peine à naître mais qui se construit malgré tout, jour après jour. Malek Bensmaïl
Contre et Pouvoirs
« En Algérie, il est plus facile de définir les contre-pouvoirs que le pouvoir. Un journaliste algérien proposera même une définition fascinante : il n’est pas abus de pouvoir mais abus d’obéissance. Le contre-pouvoir est lieu de désobéissance, pas lieu de contrepoids comme dans les démocraties. Il est résistance à l’uniforme et donc à l’uniformisation. Il est le pluralisme, mais aussi la digression, la dissidence, la récalcitrante. L’enjeu est dans les mots : le pouvoir fait passer le contre-pouvoir pour une opposition et se dérobe sous le statut « d’État ». Le contre-pouvoir est pourtant polytone : il est dans le corps, le verbe, le parti, le cri, la marche, la manifestation, la violence même, l’institution, le discours ou le procès. Le contre-pouvoir dévoile les régimes comme usage de pouvoir sous la parodie des États.
En Algérie, le contre-pouvoir est doublement encerclé : par le pouvoir du régime et l’orthodoxie conservatrice ; il est double dissidence. Le pouvoir quant à lui est duel : il se réclame de Dieu et du martyr. Le contre-pouvoir est repoussé vers les marges de la singularité là où il s’affirme comme centre des résistances. En Algérie, le pouvoir est une hagiographie, les contre-pouvoirs sont la véritable histoire algérienne. Ils racontent l’histoire sans mensonges, parce que vécue ou perpétuée. » Kamel Daoud, journaliste et écrivain, à propos du film de Malek Bensmaïl.
El Watan
El Watan est le plus grand quotidien algérien et francophone, fondé en 1990 par une équipe de journalistes issue d’El Moudjahid, l’unique journal du pouvoir depuis la guerre d’Algérie. Un des nombreux paradoxes de la société algérienne. Comme on dit : « El Watan est né sous Chadli, a espéré sous Boudiaf, a résisté sous Zéroual et a survécu sous Bouteflika ». Son patron, Omar Belhouchet, a reçu la plume d’or de la liberté en 1994, récompense donnée par l’Association Mondiale des Journaux, récompense qui honore des journalistes et écrivains qui exercent avec courage leur métier dans des conditions difficiles. Omar Belhouchet a défendu un agenda démocratique qui a inquiété le régime au pouvoir et les militants islamistes. Malgré deux tentatives d’assassinat, plus d’une centaine de menaces de mort, un nombre incalculable de procès et de condamnations et cinq suspensions du journal, il a réussi à maintenir à flot El Watan et même à le renforcer localement et au niveau international. Le style du journal s’est modernisé au fil du temps, introduisant le premier la couleur et adoptant une nouvelle maquette. Caricatures, chroniques, journal en ligne, suppléments thématiques, site Internet conçu pour couvrir les présidentielles en direct, présence de correspondants attitrés dans les principales régions du pays et à l’étranger.Pour assurer son indépendance, El Watan se bat sur plusieurs fronts et se dote de moyens directement liés à l’industrie de la presse, distribution, publicité et impression indépendante.
Rencontre avec Omar Belhouchet, directeur de publication d’El Watan
Le film de Malek Bensmaïl s’intitule Contre-Pouvoirs. Votre rédaction semble, en effet, un lieu de résistance au sens d’un contrepoids face à une société bloquée. Cela vous paraît-il correspondre au coeur de votre travail ?
Dans les années 1992-98, il fallait dire non au terrorisme, à l’islamisme politique, en prenant, tout naturellement, des risques. Nous n’avons pas été épargnés. Nous sommes restés déterminés, continuant à exercer ce métier dans des conditions épouvantables. En même temps, l’autoritarisme est critiqué sévèrement. Ce n’est pas la solution aux problèmes majeurs qui secouent notre pays. Notre travail consiste à témoigner et décrire cette réalité, extrêmement douloureuse, en dépit de la censure d’Etat et des assassinats de journalistes. Il fallait donner la parole à tous ceux qui prônent une autre voie que celle de la violence ; aux femmes, aux démocrates, aux défenseurs des libertés, des droits de l’homme, à tous ceux qui sont persécutés.
Le choix d’un journal en français correspond-il encore aujourd’hui à la réalité de la société algérienne ? Pourquoi le défendre? Est-ce également un contre-pouvoir ?
Les Algériens s’expriment, dans une très large proportion, en français. Les islamistes ont cherché vainement à réduire le rôle et la place du français dans la société algérienne. Ils ont échoué. Nous sommes près de 11 millions à s’exprimer dans cette langue, c’est une réalité de la société algérienne. Le français est perçu comme un outil de travail, une ouverture à l’autre, au monde, à la modernité. Face au français, la langue arabe est forcée de se remettre en cause, de se moderniser, de s’adapter aux technologies. Le tirage d’El Watan, qui avoisine les 130 000 exemplaires par jour et la consultation très importante de son site, indiquent très clairement que cette langue est très partagée.
Une rédaction est multiple et un film doit opérer des choix de « personnages ». Votre rédaction vous semble-t-elle représentée dans sa complexité ?
La rédaction d’El Watan n’échappe pas au bouillonnement de la société. Des sensibilités très différentes la traversent. Les discussions de rédaction sont très animées, dans un climat ouvert et démocratique, de tolérance. Ce sont les journalistes, de manière organisée et collégiale, qui conçoivent le contenu éditorial du journal. Propos recueillis par Olivier Barlet