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Cléo de 5 à 7

« Cléo de 5 à 7, c’est un portrait de femme inscrit dans un documentaire sur Paris, mais c’est aussi un documentaire sur une femme et l’esquisse d’un portrait de Paris. De la superstition à la peur, de la rue de Rivoli au café du Dôme, de la coquetterie à l’angoisse, de Vavin à la gare du Maine, de l’apparence à la nudité, du Parc Montsouris à la Salpêtrière, Cléo découvre, un peu avant de mourir, la couleur étrange du premier jour de l’été, où la vie devient possible » Agnès Varda

Télérama

De Cannes 1962 à Cannes 2012, où il fut montré en version restaurée, Cléo de 5 à 7 n’a pas pris une ride. Petit bijou de rigueur et de liberté, il est l’un des films les plus aimés de la Nouvelle Vague. Madonna elle-même voulut en faire un remake… A l’occasion de sa ressortie en salles le 19 mars 2014, retour avec Agnès Varda sur la naissance, la vie et la postérité de Cléo.

21 juin 1961. Entre 17h et 18h30. Paris rive gauche. De la rue de Rivoli au Dôme, de Vavin au parc Montsouris. Une jeune femme en danger de mort rencontre un jeune homme en danger de mort. C’est ainsi qu’Agnès Varda résume Cléo de 5 à 7, cinquante-deux ans après sa conception.

Cléo est malade, frappée par un cancer dans la fleur de l’âge. Antoine est soldat, enrôlé malgré lui dans une sale guerre. C’est le premier jour de l’été et comme le dit le (vrai) journal d’Europe 1 entendu dans la séquence du taxi, Edith Piaf va mal et le monde agricole râle déjà. Deux mois plus tôt, de Gaulle fustigeait le fameux « quarteron de généraux en retraite » pour avoir tenté un putsch en Algérie française ; le 19 juin, les négociations entre la France et le FLN étaient suspendues.

Quand Cléo de 5 à 7 sort dans les salles, le 11 avril 1962, Agnès Varda a presque trente-cinq ans. Et un long métrage de fiction à son actif : La Pointe courte, que les historiens considèrent aujourd’hui comme le tout premier film de la Nouvelle Vague. Un cinéma de rue, libre, inventif, affranchi des contraintes du studio, à rebours du poussiéreux « cinéma de papa ». Mais contrairement aux « jeunes turcs », Varda fait sa révolution sans monter sur les barricades, avec une grâce discrète, bien à elle.

Après l’Ecole du Louvre à Paris, son apprentissage s’est fait sur le tas – elle a travaillé en tant que photographe au TNT de Jean Vilar – sans passage par la critique ou la théorie. Entre ses 20 et ses 30 ans, cette « innocente de cinéma » jure n’avoir vu qu’une poignée de films : Blanche-Neige et les sept nains, Quai des brumes, Les Enfants du paradis et Guernica, un court métrage d’Alain Resnais. Son rapport au cinéma est viscéral et ludique.

« Ma différence avec les cinéastes de la Nouvelle Vague, c’est que j’ai toujours été plus intéressée par la structure d’un film que par son histoire. Pour Cléo, il s’agissait de relever le défi d’une narration contrainte par le temps et la géographie. » Ou comment raconter le (vrai) trajet d’un personnage en temps réel. Le tout en deux parties distinctes de quarante-cinq minutes chacune : dans la première, Cléo est regardée, dans la seconde, c’est elle qui regarde.

Attaché de presse du film à sa sortie, Bertrand Tavernier se souvient que « Cléo parlait d’un sujet très occulté dans le cinéma, peu prisé par les financiers et les producteurs : la peur de la maladie, du cancer qui en plus ici menace une jeune femme. Agnès Varda en parlait avec chaleur, émotion, sans voyeurisme ni sentimentalisme, jouant sur la dramaturgie du temps et introduisant dans le dernier tiers une histoire d’amour et l’ombre de la guerre d’Algérie. Il y avait là une approche neuve, directe, réaliste et ludique. »

C’est par l’intermédiaire de Jacques Demy, avec qui elle vit rue Daguerre, qu’Agnès Varda rencontre le producteur de Cléo. Il s’appelle Georges de Beauregard et vient de fonder sa société : Rome-Paris-Films. D’A bout de souffle, de Godard au premier film de Demy, Lola, Beauregard a déjà un beau tableau de chasse. Quand Varda le sollicite, il vient de produire Léon Morin, prêtre, de Melville. A l’époque, la jeune femme chérit le projet d’un film en couleurs et en costumes entre Sète et Venise : La Mélangite. Beauregard refuse : trop cher, trop ambitieux.

Second assistant sur Cléo, le tout jeune Marin Karmitz est présent au rendez-vous. « Georges de Beauregard nous avait convoqués dans son bureau : « Voilà, je dispose de 800 000 mille francs, vous avez cette somme pour faire le film, maintenant disparaissez et revenez avec le film, je ne veux plus vous voir. » Jamais à court, Varda réagit vite, en proposant de suivre une femme dans Paris, et de tourner en noir et blanc. « J’ai imaginé un personnage marchant dans la ville. J’ai pensé au maître de Jacques le Fataliste. Il est devenu une chanteuse déambulant dans Paris, affolée par la peur du cancer. Souvent accompagnée par sa gouvernante fataliste, Cléo attend le résultat d’une analyse médicale. La peur la réveille. » Entre Varda et Beauregard, le courant passe : « On n’avait rien à se dire et on se faisait totalement confiance. » Séduit par la vivacité de la jeune femme, le producteur n’a qu’une exigence : « Ne prononcez pas le mot cancer, ça porte le malheur. »

Dans son film, Varda veut des chansons – « dans ma vie idéale, je suis chanteuse ». Elle demande à Michel Legrand, complice de Demy depuis Lola, de composer des mélodies. Elle se charge des paroles. Reste le casting. Là encore, Lola inspire Varda puisque Corinne Marchand, qu’elle choisit pour incarner Cléo, est l’une des danseuses de l’El Dorado, le cabaret nantais où chante Anouk Aimée dans le film. « Mon assistant, Bernard Toublanc-Michel l’avait repérée au Théâtre Mogador où elle jouait une Américaine en bermuda auprès de Georges Guétary. » Il suggère à Demy d’en faire une fille du dancing, Daisy : c’est ainsi que la jeune actrice se retrouve en body, bibi et bas résille sur le plateau de Lola. « C’est là que je l’ai repérée à mon tour, se souvient Varda. Elle était la définition même de la beauté. » Sculpturale mais sensible, belle et fragile, la blonde Corinne Marchand restera à jamais associée à Cléo.

Le début du tournage est fixé au 21 mars. Varda y tient « pour capter dans Paris le passage merveilleux de l’hiver au printemps avec les jardins passant du dessin à la plume à la peinture impressionniste ». Faute de pouvoir boucler le financement en temps voulu, elle est contrainte de repousser la date. Pendant deux jours, elle pleure « ce rendez-vous manqué avec le premier jour du printemps », avant de faire mieux que de faire avec…

Le tournage commence donc le 21 juin, jour le plus long de l’année. On filme dans l’ordre chronologique du scénario, ce qui est rare ; de nombreuses scènes sont même mises en boîte exactement à l’heure où elles sont censées se dérouler dans le film. Soucieuse de réaliser « un documentaire subjectif », Varda privilégie une lumière réaliste. Celle de Paris l’été. Mais pour les séquences du parc, où Cléo rencontre Antoine, elle veut une atmosphère irréelle, un halo de coton. Rendez-vous est pris, à l’aube. « Pour accentuer l’effet de blancheur, Jean Rabier, le chef opérateur, a eu l’idée de tourner avec un filtre vert. C’est grâce à cette astuce technique que les pelouses ont l’air immaculé. »

La reproduction d’une toile de Baldung Grien est punaisée sur le tournage : une jeune fille nue tenue par les cheveux par une Mort hideuse. Sort cruel qu’Agnès garde en tête pour mettre en scène le duel entre son héroïne et sa maladie. Heureusement pour elle, sa vie du moment tient plutôt de la bulle de bonheur. En dehors du vaste appartement de Cléo – un hangar désaffecté déniché par Marin Karmitz à Belleville – tous les lieux de tournage sont rive gauche : non loin de la rue Daguerre, le nid des Varda-Demy.

Jacques passe de temps en temps embrasser sa femme, et quand elle tourne au parc Montsouris – « J’adore ce parc, et je voulais que la nature enveloppe Cléo, qu’elle ait sur elle un effet apaisant » – il n’est pas rare que la petite équipe voie débarquer la fille d’Agnès, Rosalie, 3 ans, et sa baby-sitter. « Certains veulent la gloire, l’argent, le bonheur. J’avais le cinéma et l’amour. What else ? »

Varda s’inquiète pourtant. Cette histoire de chanteuse malade ne risque-t-elle pas d’ennuyer le spectateur ? Pour le divertir, et figurer le passage d’une Cléo égotiste, fascinée par les miroirs, à une Cléo tournée vers les autres, elle imagine un petit court métrage burlesque et muet. Comme une mini-pause bonbon. Elle réunit sur le pont Mac Donald Jean-Claude Brialy, Sami Frey, Eddie Constantine, Danielle Delorme, Yves Robert et surtout Jean-Luc Godard et Anna Karina. « Leurs amours étaient juvéniles, violentes et inventives. » Amie du couple, Varda voulait montrer les beaux yeux de Godard, lui faire enlever ses lunettes noires… « La lumière de ce jour-là et la bonne humeur générale reste pour moi un souvenir qui symbolise la Nouvelle Vague telle que nous l’avons vécue, l’imagination au pouvoir et l’amitié en action. »

Studio Publicis, Champs-Elysées, 2 avril 1962. Cléo est diffusé en avant-première. A la sortie de la salle, Varda et son équipe ont préparé des questionnaires à l’attention des spectateurs. Parmi eux, un certain Serge Daney, alors étudiant. « Les gens se demandaient si Cléo allait mourir ou non. Beaucoup comprenaient que le plus important était surtout de savoir si la peur de mourir lui avait permis de changer. Ça me rendait heureuse. » Sorti le 11 avril, la même semaine que La Guerre des boutons, blockbuster comique de l’époque (plus de 8 millions d’entrées tout de même), Cléo de 5 à 7 est à l’affiche de trois salles parisiennes seulement : le Studio Publicis, le Gaumont Rive gauche, rue de Rennes, et le Vendôme, avenue de l’Opéra. Il reste des mois à l’affiche et réalise plus de 500 000 entrées.

Positif exulte, au point de consacrer sa couverture au film. « Cléo est donc en même temps le plus libre des films et le plus prisonnier de contraintes, le plus naturel et le plus formel, le plus réaliste et le plus précieux, le plus émouvant à voir et le plus beau à regarder. » C’est Roger Tailleur qui signe la critique, un « texte magnifique, peut-être le plus beau écrit sur Cléo, et qui fit très plaisir à Agnès », se souvient Tavernier.

A la traîne, Les Cahiers du cinéma suivent, avec un texte assez sibyllin sur « le triomphe de la femme » : « Cent minutes élégantes, subtiles, plaisantes, justes, inimitables, spirituelles, effrontées, douces, musicales, limpides, morales, qui prouveront qu’une femme est une femme. » Celle qu’une édition spéciale des Cahiers (décembre 1962) qualifiera de « Zola femelle » manquant « parfois un peu d’instinct féminin » (!!) inspirait une certaine défiance à la bande des Cahiers. « Quand La Pointe courte est sortie, Truffaut avait titré : “La Pointe sèche”. Comme Rohmer, Chabrol, Rivette, il vivait rive droite, connaissait le cinéma américain sur le bout des doigts. Avec Jacques, on habitait le 14e et on vivait comme deux sauvages, fréquentant surtout Alain Resnais (le monteur de La Pointe courte, ndlr) et Chris Marker. On avait le cœur à gauche. » Quant à Jean-Louis Bory, visionnaire dans Arts, il compare l’importance Cléo de 5 à 7 dans l’histoire du cinéma à celle de Mrs Dalloway en littérature.

« Virginia Woolf du cinéma moderne », Agnès Varda ? Réalisatrice audacieuse en tous cas, qui cultive l’art de s’engager mine de rien. Cléo de 5 à 7 est un film pacifiste – « Avec moi, vous auriez toujours peur, dit le jeune soldat à Cléo. Moi, mourir pour rien me désole. Donner sa vie à la guerre, c’est triste. J’aurais préféré mourir d’amour » – autant que féministe. Au bout de quarante-cinq minutes, Cléo met une petite robe noire, arrache sa perruque, sort de la coquetterie pour aller vers les autres. « Pour moi, le premier acte féministe c’est de lever les yeux de son nombril ou de sa cuisine et de se mettre à regarder autour de soi. »

A l’époque, l’écrasante majorité des cinéastes sont des hommes. « La notion de féminisme n’était pas très à la mode, rappelle Tavernier, et ne constituait pas un des chevaux de bataille de la critique. On insista beaucoup sur le fait que c’était un film écrit et réalisé par une femme et, dans mon souvenir, ce fut plus important que le propos, la morale du film. » Mais pour Agnès Varda, qui se souvient des leçons de Vilar, la difficulté n’est pas d’être une femme réalisatrice mais de faire un cinéma à la fois radical et populaire. « A l’aube des années 60, quelques autres femmes étaient comme moi passées derrière la caméra mais j’ose dire qu’elles n’avaient pas d’autre ambition que de raconter de bonnes histoires, de bien diriger leurs acteurs, ou d’adapter des pièces du boulevard. »

Sélectionné au Festival de Cannes 1962, Cléo de 5 à 7 est montré en compétition officielle. « Avec Corinne, on était comme deux godiches, on ne connaissait personne ». Le film repart bredouille mais sa présence sur la Croisette lui sert de formidable rampe de lancement. Il se vend partout dans le monde. A l’automne, il est projeté au Festival de Venise, où Varda rencontre pour la première fois Bertolucci, qui devient un ami. Elle reçoit des propositions pour tourner des vies de chanteuses, décline notamment la réalisation d’un biopic sur Edith Piaf…

Dans les années 80, c’est encore une chanteuse, Madonna herself, qui manifeste son désir de faire un remake de Cléo. « Il suffit de la regarder pour comprendre pourquoi elle s’est identifiée à mon héroïne. Même blondeur, même beauté. Elle a fait faire un scénario, qui ne convenait pas. Et puis, je crois qu’elle a perdu sa mère d’un cancer. Alors, forcément, l’histoire de Cléo… »

Transmettre le cinéma

Autour du film

« Quand Cléo de 5 à 7 sort dans les salles, le 11 avril 1962, Agnès Varda a presque trente-cinq ans. Et un long métrage de fiction à son actif : La Pointe courte, que les historiens considèrent aujourd’hui comme le tout premier film de la Nouvelle Vague. Un cinéma de rue, libre, inventif, affranchi des contraintes du studio, à rebours du poussiéreux « cinéma de papa ». Mais contrairement aux « jeunes turcs », Varda fait sa révolution sans monter sur les barricades, avec une grâce discrète, bien à elle.

Après l’Ecole du Louvre à Paris, son apprentissage s’est fait sur le tas – elle a travaillé en tant que photographe au TNT de Jean Vilar – sans passage par la critique ou la théorie. Entre ses 20 et ses 30 ans, cette « innocente de cinéma » jure n’avoir vu qu’une poignée de films : Blanche-Neige et les sept nainsQuai des brumes, Les Enfants du paradis et Guernica, un court métrage d’Alain Resnais. Son rapport au cinéma est viscéral et ludique.

« Ma différence avec les cinéastes de la Nouvelle Vague, c’est que j’ai toujours été plus intéressée par la structure d’un film que par son histoire. Pour Cléo, il s’agissait de relever le défi d’une narration contrainte par le temps et la géographie. » Ou comment raconter le (vrai) trajet d’un personnage en temps réel. Le tout en deux parties distinctes de quarante-cinq minutes chacune : dans la première, Cléo est regardée, dans la seconde, c’est elle qui regarde. » 

Bien loin d’une aventure légère, que Cléo vivrait de 5 à 7, c’est bien plutôt un double bouleversement qui va intervenir dans la vie de Florence, le vrai nom de Cléo, ce mardi 21 juin 1961 de 17h00 à 18h30. Elle apprendra bien, comme les cartes l’avaient laissé voir au début du film, qu’elle devra suivre un traitement contre le cancer. Mais, Cléo jusque-là toute centrée sur son image, va découvrir la dureté de la vie et s’ouvrir aux autres. Cette métamorphose est d’autant plus spectaculaire qu’elle a lieu en temps réel et qu’elle se fait à l’unisson non seulement des horloges et des miroirs de la ville mais aussi dans un espace mental dans lequel la caméra relie personnage et spectateur dans le sentiment de la fragilité de la beauté, de l’amour face à la mort.

Cléo ne se croit vivante qu’en contemplant sa beauté dont elle reçoit les hommages tout en les dédaignant. Incapable de communiquer sur ce qui lui tient à cœur, sa maladie, elle explose quand elle n’est renvoyée qu’à elle-même dans la lyrique interprétation de la chanson « Sans toi ». Le panoramique qui la saisit en plan large s’est resserré sur son visage sur fond noir. D’un rideau à l’autre, elle change de robe, enlève sa perruque et part déambuler dans Paris. Bribes de conversations entendues aux terrasses d’un café, hommes gagnant durement leur vie avec des spectacles où ils avalent des grenouilles ou se percent le biceps, femme effrayée par une balle perdue qui l’a frôlée de près tout fait soudainement sens jusqu’aux enseignes de boutiques, « Rivoli deuil », « Bonne santé » ou les noms de rue « Boulevard de l’hôpital »

A la précision géographique répond la précision historique. La guerre d’Algérie est évoquée lors du bulletin d’informations dans le taxi et Antoine dit sa tristesse de retourner en Algérie faire la guerre et d’y perdre sa vie pour rien.

Les indications des réveils et horloges ponctuent le film dont la durée épouse exactement les 90 minutes que vit Cléo. Dans sa première partie, les miroirs (au bas de l’escalier, dans le café, chez elle, le miroir brisé de Dorothée) vont redoubler l’emprisonnement. Puis la rue et surtout la nature du parc Montsouris vont libérer Cléo. Ce rôle libérateur de la nature est lyriquement développé avec l’ample mouvement de grue au début du chapitre XIII puis les deux minutes du travelling où la caméra part à la poursuite de Cléo et Antoine, les rattrape et les dépasse légèrement pour les filmer de trois quart face puis, enfin les laissent partir de dos dans l’allée du parc qui conduit à la sortie.

Varda utilise aussi des moyens plus modernes : le jump-cut lorsque Cléo descend les escaliers et les des images mentales (l’homme aux grenouilles, celui aux biceps percés, la visite de l’amant et de Bob) lorsqu’elle marche, fatiguée, dans la rue.

De flâner à glaner, il n’y a qu’une lettre et qu’un pas, et l’on se souvient de l’amour affirmé d’Agnès Varda pour ceux qu’elle a filmés dans son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse en 2000. Les deux attitudes ont sans doute en commun une ouverture aux possibles, un certain abandon au hasard des rencontres : le glaneur, pas plus que le flâneur, ne prémédite ses découvertes. Et l’un comme l’autre ont pour seule règle d’accepter de se laisser surprendre. Tous deux, du reste, peuvent être aussi bien des personnages que des cinéastes : la flânerie, chez Varda, n’est pas seulement un sujet ; elle constitue également un parti pris esthétique, et implique une déambulation non préméditée dans l’espace – les tribulations des Glaneurs – ou dans le temps – si l’on songe à l’assemblage indomptable de souvenirs obéissant aux seuls impératifs de la mémoire affective des Plages d’Agnès. L’acte cinématographique lui-même forme une sorte d’abandon à ce que proposent les aléas du hasard, de la mémoire et des rencontres. De là un cinéma qui, en revendiquant une liberté de forme, fait la part belle aux associations d’images et d’idées, et préfère aux constructions rationnelles les fils conducteurs affectifs. Il n’est pas étonnant que de nombreux films de Varda se situent ouvertement dans une esthétique du « collage » ou du « puzzle », comme si le credo du hasard déterminait une forme filmique en même temps qu’une conception du cinéma – comme art du possible, des possibles, et non comme objet figé, fini.

Cléo de 5 à 7 ne déroge pas à la règle. Dans cette histoire d’errance parisienne, déterminée par l’échéance du résultat médical et concentrée sur deux heures, le temps du film épousant le temps de l’histoire, la flânerie cinématographique est d’abord une manière de se fondre dans le regard d’un personnage, de faire résonner son état d’esprit dans un dispositif narratif qui s’y conforme. Ici, la pellicule épouse le temps et l’espace de l’errance : décors naturels d’une part, temps réaliste d’autre part, participent d’une volonté de coller au plus près du vécu de l’héroïne. La flânerie du personnage, comme celle du film, prennent la forme d’un abandon à la fois au présent de la déambulation – dans l’absence d’anticipation, donc de préméditation – et aux lieux qui s’y succèdent – dans l’absence de détermination préalable d’un trajet. Car si la Cléo de Varda, interprétée par Corinne Marchand, a tout d’une flâneuse, c’est que la subjectivité du regard fait du cadre spatio-temporel une matière malléable, exposée aux métamorphoses que lui impose une perception guidée par les affects, de la peur qui rend le temps de l’attente interminable, à la curiosité qui construit l’espace à la mesure infinie des possibles de l’exploration.

Dans son acception classique, la flânerie se caractérise par son absence d’objectif et de destination. Dans Cléo de 5 à 7, l’échéance du résultat médical, incarnation concrète de l’échéance fantasmée de la mort, semble troubler cette conception ; de même, la séquence d’ouverture, au cours de laquelle Cléo rend visite à une cartomancienne qui lui prédit sa perte, semble faire peser sur la construction du film le soupçon de la fatalité. Mais rien n’est jamais cédé au destin et le hasard reste vainqueur : le film tout entier repose sur une volonté de croire jusqu’au bout aux possibles et à l’inattendu. Le dénouement reste d’ailleurs en suspens, curieusement dédramatisé, comme si le point d’horizon s’était progressivement estompé au cours du film – comme si l’objet de l’attente importait moins que le mouvement vers cet objet et ce que ce mouvement comporte de disposition à la surprise. L’échéance de la mort n’est pas un aboutissement inéluctable qui définirait le parcours de Cléo comme une forme close, vaine, vouée à l’échec ; elle est bien plutôt un prétexte à la naissance d’une nouvelle manière d’être au monde. Le film ne raconte pas tant l’histoire d’une angoisse personnelle que celle de l’éveil d’un regard.

Le flâneur a ceci de plus que le rêveur qu’il sait regarder ce qui l’entoure. Dans Cléo de 5 à 7, le spectacle du réel devient l’enjeu de la victoire sur la peur et, de fait, sur la mort. « Depuis toujours je pense que tout le monde me regarde et que moi je ne regarde personne que moi, c’est lassant« , soupire Cléo. Elle doit apprendre à regarder autour d’elle, ailleurs que dans ces miroirs dont la présence récurrente dessine le cœur secret de l’enjeu du film. Plus l’histoire avance, plus les personnages croisés par Cléo, les lieux et les petites scènes du quotidien gagnent en importance et en valeur. Comme si le regard, obéissant au hasard de l’abandon aux choses vues, dans le présent d’une découverte imprévue, signait l’accession à une liberté nouvelle, faite à la fois d’humilité et de curiosité – et comme si ce regard suffisait, en déplaçant l’enjeu du rapport au monde, à conjurer la peur. Tout le parcours de Cléo consiste à passer du statut de femme-objet – de femme regardée – au statut de femme-sujet, qui regarde, curieuse, aux aguets, ouverte au monde.

Il y a, dans Cléo de 5 à 7, une sorte d’aléa lié à la mort, qui est l’objet de croyances et de craintes – Cléo nourrit une multitude de superstitions -, et non de certitudes. L’indécision de l’échéance rend possibles les mouvements d’une narration elle-même ouverte à la surprise. La construction du scénario n’obéit à aucun principe préétabli ; elle s’autorise de franches digressions telles que l’épisode du film muet Les Fiancés du Pont Mac-Donald que Cléo regarde depuis une cabine de projection, voire des ruptures comme la décision soudaine du personnage, au milieu du film, d’enlever sa perruque, de tomber les masques et de sortir seule. Les rencontres de Cléo n’obéissent à aucune nécessité. « Réorganiser le hasard, voilà notre travail« , disait Cocteau. Si la rencontre finale avec le jeune soldat en partance pour l’Algérie constitue un aboutissement dans l’apprentissage de Cléo, elle n’en conserve pas moins le goût de l’inattendu que lui confère l’absence de préméditation dramaturgique.

En ce sens, les dernières séquences constituent l’accomplissement d’une aspiration à dépasser l’angoisse – non pas à la nier, mais à ne plus en être le jouet. « Il me semble que je n’ai plus peur« , reconnaît Cléo. C’est au moment où la menace se fait plus proche, au moment où la flânerie parisienne touche à sa fin, que la sérénité peut paradoxalement advenir. La flânerie a peut-être ceci en commun avec la mort qu’elle se définit comme un abandon de soi et, en tant que telle, (d)énonce une fragilité du sujet dans son rapport au monde. Et pourtant, elle est bien, dans Cléo de 5 à 7, ce qui permet de maîtriser ce rapport, et, en allant à la rencontre – une rencontre sincère, naïve – du monde et de l’autre, de faire la conquête d’une forme de bonheur. La conscience de la mort n’est pas éludée, pas plus que les doutes qu’elle engendre ; mais accepter l’angoisse permet à Cléo de la dompter, en se laissant peu à peu aller à la simplicité de la découverte. « Il me semble que je suis heureuse« , conclut-elle.

http://www.lintermede.com/dossier-flanerie-agnes-varda-cleo-de-5-a-7.php

L’une chante, l’autre pas. Cléo, une enfant gâtée rêvant de célébrité est jetée dans l’anonymat de la maladie. Agnès Varda, le regard bienveillant sur sa créature, pose sur elle un voile protecteur ou un linceul, ce sera selon. Avant cette gravité enfantine des personnages de Varda, la femme de la Nouvelle Vague avait toujours été symbole de liberté, mais celle-ci ne s’acquérait qu’au prix d’une profonde aliénation. C’était la Nana de Vivre sa Vie (Godard), ou la Lola de Jacques Demy. Des femmes déchirées par des passions qui les dépassent ou des prostituées sans plus de questions pour les autres ni pour elles-mêmes. Il est également question de lutte chez la femme de Varda, mais l’issue en sera la libération. Cléo n’a pas le charisme d’Anna Karina, ni la majesté de Delphine Seyrig. Son attente peut s’apparenter à celle de Florence (Jeanne Moreau) dans le bar du Petit-Bac (Ascenseur pour l’échafaud). Sa possible maladie se devine aussi terrible que la psychose de Giuliana (Monica Vitti) dans Le désert rouge. La beauté, l’angoisse, l’amour de leur cinéaste respectif, sont les points communs de ces trois femmes. En effet, Cléo-Corinne Marchand hérite, elle aussi, d’une forme d’amour, celle d’une mère, d’une sœur. C’en est à croire qu’Agnès Varda, trop attachée à son personnage, l’a confiée à son «alter-ego» cinématographique, Angèle (Dominique Davray), la dame de compagnie et amie qui ne cessera de veiller sur elle, jusqu’à ce que Cléo se sente prête à vivre assez fort pour affronter l’idée de la mort.

Des gestes convulsifs de l’enfant qui veut tout, tout de suite, la mollesse chantante d’une voix capricieuse, un splendide corps de femme qui accroche les yeux de tous les hommes qu’elle croise, cachent une âme qui n’a jamais pris la température du dehors. Ses peurs, jusqu’à ce jour fatidique, ont toujours été imaginaires. Un miroir qu’elle vient de briser, le port d’un vêtement neuf le mardi, sensé porter malheur. Ses rêves étaient simples : chanter et en devenir célèbre. Sa conception de la vie est à l’image de la bande-son diffusée par l’autoradio du taxi qui l’amène dans son refuge du quartier Montparnasse. Les flashes-info sur les morts de la guerre d’Algérie sont suivis par une annonce publicitaire pour un shampooing au whisky. Cléo de 5 à 7, comme son titre l’indique, c’est avant tout le conte d’un passage, mais pas n’importe lequel. Celui, constant, de la futilité à la fatalité.

L’histoire des deux heures avec Cléo s’ouvre par un prélude à quatre mains. En contre-plongée, les deux premières, fines et délicates, tapotent anxieusement la table. Les deux autres, en face, manient avec dextérité un jeu de cartes. Puis, viennent les yeux. Ceux de Cléo qui interrogent, ceux de la voyante qui la fuient. La cartomancienne a vu, dans les cartes, la terrible nouvelle. Cléo interroge le regard de la mort, impassible et froid. Une nouvelle vie commence pour une femme qui n’a pas encore pris le temps de la goûter. Une vie en noir et blanc, un présent qui prend déjà des allures de passé.

À la vie à la mort

La vie, c’est bien d’elle dont il est question à travers l’attente de résultats médicaux qui vont confirmer ou démentir les prévisions de la voyante. Le film est alors constamment divisé entre espoir et pessimisme, entre joies infantiles et gravité hiératique – Cléo s’efforce de vivre ces deux heures comme elle aurait aimé vivre sa vie. Cette intensité du temps va marquer l’état de son esprit et celui de son espace, Paris. Après avoir traversé la Seine en taxi, en passant de la rive droite à la rive gauche, comme on y passerait l’arme, elle reste ensuite dans le XIVe arrondissement, entre la Gaîté-Montparnasse et la Pitié-Salpetrière. Du rire aux larmes, elle ne cesse de monter et de descendre dans son espace. Jean Douchet, dans une analyse des 400 coups avait déjà souligné l’importance des escaliers. Antoine Doinel les montait dans ses rares moments de plénitude, avec sa famille, au retour d’une sortie au cinéma, et les descendait, accompagné de son père pour être livré au commissariat. Cléo ne cesse de grimper pour mieux travailler sa chute. Quitte à tomber bientôt, autant se faire entendre. Elle s’effondre littéralement dans les escaliers de la voyante en apprenant la terrible nouvelle, puis en bas sourit à son reflet dans un miroir, sûre que sa beauté tellement semblable à la vie saura la préserver de la mort. Dans le parc Montsouris, elle monte sur un pont en chantant et en jouant avec son châle. Elle redescend l’air subitement interdit, s’apercevant qu’il ne sert à rien de fuir la tête en avant dans ses rêves puisque la réalité, à l’instar de son éventuelle maladie, est incurable. Ses états d’âme changent si rapidement qu’elle semble vivre chaque instant en accéléré. Elle décide de quitter son nid douillet, cette chambre blanche stérile, au milieu de laquelle trône ce lit à baldaquin, trop grand écrin de sa solitude. Elle sort seule et à pieds pour la première fois, après la rencontre de l’amitié pure, immuable malgré le passage des années, Cléo fera la rencontre de l’amour en la personne d’Antoine, autre «mort en permission», puisqu’il doit retourner en Algérie le lendemain. En deux heures, Cléo grandit et passe de l’enfant à la femme. Son dernier itinéraire en autobus avec Antoine retrace les étapes importantes de la vie qu’elle a eu au aurait aimé avoir. Des arrêts sur elle-même, de nouveaux départs, un terminus. Deux infirmiers traversent la rue avec un nouveau-né dans une couveuse ; à côté d’eux, dans l’autobus, deux inconnus font timidement connaissance. Puis il s’arrête devant des pompes funèbres. Cléo veut descendre, le gardien l’arrête et lui dit que ce n’est pas encore le bon arrêt. Antoine lui parle des Polonias, les arbres qui bordent les avenues parisiennes, symboles d’une vieillesse tranquille. Une vie, au même rythme accéléré, une mort très probable pour tous les deux, et la fragilité émouvante d’un amour avorté. Une définition de la vie selon Agnès Varda; des cartes à portée de main mais aucun moyen d’en jouer.

À pile ou face

Des règles du jeu dont Cléo fera l’apprentissage, pendant deux heures. Sans savoir si elle va mourir ou si elle est déjà morte, elle arpente les rues de Paris. Cela commence par la brutalité d’un meurtre en pleine rue, avant le passage de Cléo, dont on ne voit plus que l’impact d’une balle dans une vitre, et les badauds bousculés pas les policiers. Comme si la mort rappelait à Cléo qu’elle n’est jamais loin d’elle. Cependant, si elle se rappelle à son souvenir, elle ne la suit pas mais la précède, laissant toujours à Cléo une chance de s’en sortir. Le retour au calme s’effectue par un disque que Cléo choisit dans le juke-box d’un café, c’est elle que l’on y entend. Elle constate tristement que personne ne l’écoute, comme si elle appartenait déjà au passé. Pourtant, tous les clients et tous les passants la dévisagent, lui rappelant qu’elle est bien présente dans leur monde, encore. Puis, sur son chemin, juste avant de rencontrer la nouveauté dans sa vie, en la personne d’Antoine, elle retrouve une vieille amie, Dorothée, un modèle pour des étudiants en art. Elle est brune, gaie et légère, l’antithèse de Cléo, à qui elle dit qu’elle lui rappelle le bon vieux temps. Une manière de parler de Cléo au passé. Pourtant, Cléo finit par faire cadeau à Dorothée de son chapeau neuf, une relique du présent, une manière de lui dire qu’elle n’est pas encore partie. Cette série de faux départs trouve tout son sens durant cette sublime scène de méta-cinéma, Les fiancés du Pont Mac Donald, un court métrage muet que l’amant de Dorothée, projectionniste, montre aux deux jeunes femmes. On y voit Jean-Luc Godard et Anna Karina jouer les amoureux chaplinesques d’une farce quotidienne. Jean-Luc déplore sa malchance devant son amoureuse inconsciente. Il finit par enlever ses lunettes noires, tout s’arrange, Anna se réveille, il la prend dans ses bras et constate que ses lunettes lui faisaient voir la vie en noir. Cléo a des lunettes noires symboliques : l’idée de sa tumeur. L’idée de sa maladie la rend malade, à proprement parler. Lors d’une crise de désespoir, sa gouvernante s’inquiète «Dans quelle état elle se met?…». Cléo en fermant sa robe noire, lui répond: «Je me mets en noir, comme ça je serai dans la note!». C’est que Cléo a infiniment plus de cartes en main que la voyante des premières minutes. C’est à elle de décider si elle va vivre ou non. Elle décide, en sortant de chez la cartomancienne, de voir la vie en noir et blanc comme une photo du passé. C’est avec Antoine qu’elle va recommencer à croire en la vie. Elle lui dira, en entrant à l’hôpital, qu’elle n’a plus peur, que ça lui est égal. Soudain, c’est lui qui devient grave, comme un jeu de miroir, ils jouent à la mort comme ils jouaient à l’amour quelques instants auparavant. Antoine, faute de redonner de la couleur à la vie de Cléo, lui donnera des mots. Lors de leurs premiers échanges, il lui dit que c’est un jour particulier, le solstice d’été, le jour où le soleil quitte les gémeaux pour entrer dans le cancer. Une manière inconsciente de minimiser et de poétiser le drame de Cléo. Cette manière de détourner tous les mots qui effraient Cléo. Son vrai prénom, Florence, qu’Antoine dit préférer car il renvoie à la flore, au printemps, au retour de la vie. Les résultats d’un examen qu’elle attend, et qu’il voit comme ceux d’une étudiante plutôt que comme ceux d’une malade… Ces jeux sur les mots s’inscrivent dans la continuité des nombreux calembours de Michel Legrand, dans la scène anthologique de répétition de chant, au début du film: « Cléo! Où as tu mis la clé oh », «Tu as tort! Et le tort tue». Comme si la vie de Cléo devait avoir la légèreté et le caractère éphémère d’une chanson. Jacques Demy, le mari d’Agnès Varda, expliquait, à propos des Parapluies de Cherbourg, qu’il voulait faire un film en-chanté comme d’autres feraient des films en couleurs. Cléo qui se présente suivie de deux chiffres impaires laissant présager l’absence de rythme, la dissonance, est plongée dans une vie où les mots sont plus forts que ses maux et peuvent donner l’espoir de l’en guérir.

Cléo est donc, malgré le contexte de sa naissance sur pellicule, l’antithèse de la femme-courage et indépendante. Agnès Varda s’est heureusement gardé de faire de Cléo l’égérie d’un manifeste féministe. Un autoportrait à travers la fragilité de deux peurs universelles, celle de la mort et de la solitude. Tout sauf un portrait de Femme.

This train I ride

L’Amérique aujourd’hui. Un train de marchandises traverse le paysage tel un gigantesque serpent de fer. Un jour, Ivy, Karen, Christina ont tout quitté et bravé le danger pour parcourir le pays à bord de ces trains. Elles les attendent, cachées dans des fourrés, dormant sous les ponts des autoroutes.

Dans le fracas de la bête métallique, l’homme à la caméra devient le compagnon de route de ces femmes. Sur le rail et là où la vie les a menées, leurs trajectoires se croisent et se répondent : une rage de vivre, une quête spirituelle, une éternelle rébellion.

Elles sont plus fortes que la société, elles sont plus fortes que les hommes, elles sont libres.

Entretien 2020

Dans le cadre du festival international de films documentaires Jeden Svět (One World), plus d’une centaine de films sont projetés cette semaine à Prague. Parmi ces documentaires, un film du réalisateur français Arno Bitschy, This train I ride. Arno Bitschy y suit le parcours de trois femmes hobos, vagabondes, à travers les Etats-Unis, dans leur quête de liberté et d’identité. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Prague.

« Les hobos, c’est une sous-culture américaine qui existe depuis la Grande Dépression et qui perdure depuis. C’est lié à la culture américaine. Ce sont des gens qui voyagent en prenant des trains de marchandises pour traverser les Etats-Unis, de manière frauduleuse. Ce sont des gens qui vivent à la marge, qui refusent le système. Il y a toujours eu des gens comme cela depuis la Grande Dépression aux Etats-Unis. C’est une sous-culture, qui a sa propre musique, ses codes, son organisation. Ça rentre dans l’imaginaire américain : la quête de la liberté, les grands espaces… Ca réveille plein de choses. Donc j’ai décidé de m’intéresser à ça. »

C’est donc par choix qu’on devient hobo…

« Oui. Oui, je pense que c’est réellement un choix, parce que ce n’est pas une vie facile. Les gens qui font cela ont tous un désir de voyage en eux, qu’ils assouvissent en prenant les trains. Donc oui, ils ont tous ce besoin d’être nomade et de traverser le pays. »

Pourquoi avez-vous choisi de filmer spécifiquement des femmes ?

« Parce que je les trouvais beaucoup plus intéressantes que les hommes. Les hommes ne faisaient pas les trains pour les mêmes raisons qu’elles. Il y avait un truc de testostérone avec les hommes qui n’était pas, je trouve, très intéressant. Ils avaient toujours ce même rapport assez masculin de vouloir prouver qu’on est capable de faire ça ou ça, de montrer à quel point on est fort, et de se mettre en danger pour essayer de se sentir un peu vivant. Les femmes ne font pas les choses de la même manière. Chez les filles que j’ai rencontrées, ce qui m’a plu, c’est qu’elles faisaient cela de manière indépendante, toutes seules. C’est ce que je voulais, je ne voulais pas des femmes qui soient avec un homme. Parce que traditionnellement, dans la culture hobo, c’est très masculin et s’il y a des femmes, elles sont souvent en couple avec un hobo. Là, c’était des femmes qui faisaient ça toutes seules. J’aimais bien cette force-là. Elles ne le faisaient pas du tout pour les mêmes raisons [que les hommes, ndlr], elles ne le faisaient pas pour se mettre en danger, elles le faisaient comme un outil de libération. C’est le propos du film. C’est de se libérer en prenant les trains. »

Quand on est hobo, on est nomade. Comment avez-vous fait pour rentrer en contact avec les femmes que vous avez filmées ?

« On n’est pas nomade tout le temps. C’est rare, les hobos qui sont 100% du temps nomades pendant une longue période. Ce sont plutôt des périodes durant lesquelles ils bougent beaucoup, puis au bout d’un moment, comme c’est assez épuisant comme manière de vivre, ils s’arrêtent à un endroit. Il y a des endroits où ils se retrouvent, ou alors ils connaissent des gens, parce qu’ils ont un réseau d’amis, de connaissances, donc ils s’arrêtent. Ils peuvent s’arrêter aussi pour travailler à un endroit comme journaliers, gagner de l’argent pendant quelques mois, et après ils repartent sur la route. En plus, voyager en hiver, ce n’est pas toujours simple. Donc ce n’est pas non plus une vie permanente de trains, constamment pendant des années. J’en ai rencontrées par le réseau punk, dont je fais partie, je traîne dans ce réseau-là depuis longtemps, donc ce sont des connexions de potes de potes. J’en ai rencontrées d’autres sur des forums de squats. Ce sont des hasards aussi. Voilà comment on s’est rencontrés. »

Dans le film, on voit que vous montez à bord des trains de marchandises avec les femmes hobos que vous filmez. Vous avez adopté ce mode de vie pendant le tournage ?

« Au début, quand j’ai commencé à filmer, on était deux hommes : moi et un preneur de son. Après, je me suis rendu compte, et j’ai été poussé par ma productrice à y aller tout seul. De toute façon, dès le départ, je savais que j’allais prendre les trains avec elles et qu’il fallait que ce soit une vie partagée, qu’on partage le voyage ensemble et que c’est ça qui rendrait le film plus puissant. Après, on a pris les trains à deux, elles et moi. On a vécu le truc ensemble, c’est devenu assez puissant et vraiment intéressant parce qu’on vivait l’aventure ensemble pendant plusieurs semaines sur la route. »

Avez-vous rencontré des difficultés à vous adapter à ce mode de vie ?

« Il faut accepter la précarité, la faim, peu de sommeil… Après il y a la contrepartie du voyage, de ce que l’on voit quand on est dans les trains. Je m’y suis plié, il fallait. »

A un moment, dans le film, on voit une des femmes qui vous montre ce qu’elle a dans son sac à dos, ce qu’elle possède, et elle désigne un marqueur comme étant la « carte de crédit du hobo ». Qu’est-ce que cela signifie ?

« C’était une allusion. Christina [la femme en question, ndlr], à l’époque, était vraiment dans un truc très radical. Le marqueur, c’est pour faire une pancarte en carton. Aux Etats-Unis, les gens qui font la manche prennent un carton et écrivent un message. Si c’est un peu rigolo, un peu original, cela amuse les gens et ils leur donnent de l’argent. C’était sa manière à elle de trouver de l’argent pour vivre. Elle faisait la manche, elle allait fouiller dans les poubelles pour récupérer de la nourriture parce qu’elle n’avait vraiment rien tout. »

Quand on est hobo, on vit à la limite de la loi…

« Oui, de toute façon prendre des trains c’est interdit. Le faire, c’est passible de prison. Beaucoup se retrouvent en prison, parce qu’on peut se faire attraper par la police. Ils peuvent y rester longtemps parfois, ça dépend des endroits, des policiers. Donc oui, c’est prendre des risques. C’est prendre des risques quand on prend le train en marche : de tomber, d’avoir un accident, de tomber sur des gens dangereux, parce qu’on est tout seul au milieu de nulle part et que si on tombe sur quelqu’un de bizarre il n’y a personne pour venir vous défendre. C’est ce qui participe à la libération de ces filles. Elles sont toutes seules face à elles-mêmes dans un contexte sauvage et elles l’affrontent. D’arriver à affronter cela, on n’est plus la même personne après. C’est ça le propos. »

Quel regard la société américaine porte-t-elle aujourd’hui sur les hobos ?

« Ils sont assez bienveillants d’une manière générale. Il y a un peu les deux mais dans les milieux populaires, les gens sont bienveillants par rapport aux vagabonds. Cela dépend aussi des régions américaines, je pense qu’il y a des régions qui sont plus dures. Je sais que dans l’Ouest américain par exemple, les gens ont cette mentalité d’aider les gens qui sont sur la route, de prendre les gens en stop, ou même d’accueillir les gens, de leur donner à manger. On nous a proposé parfois de nous donner à manger. Quand on leur dit qu’on prend des trains, ça les fait marrer et au contraire ils trouvent ça cool. Après, d’une manière générale dans la société américaine, les gens ne savent pas vraiment qu’il y a encore des gens, des jeunes, qui prennent les trains. Les gens connaissent la culture hobo, mais ils pensent que c’est le passé. Ils sont toujours un peu étonnés de rencontrer des gens qui leur disent qu’ils le font encore. C’était un peu le problème dans ce film, ce qui n’était pas toujours facile pour rencontrer des gens qui prennent des trains, c’est qu’ils ne veulent pas que l’on parle d’eux. C’est une culture qui veut rester discrète. Plus on parle d’eux, on met un focus sur leurs pratiques, et donc on peut rajouter de la sécurité, empêcher encore un peu plus les gens de prendre des trains, donc c’est une culture qui veut rester assez discrète. Donc au début, le propos du documentaire, ce n’était pas de parler de cette culture-là – et puis le film ne parle pas de ça – mais parler de la libération de ces femmes, qu’elles prennent le train ou autre chose. Le train, c’est juste un outil. »

Ces femmes que vous avez filmées, comment se considèrent-elles par rapport à la société américaine ? Est-ce qu’elles se considèrent à part ou comme en en faisant partie ?

« Elles vivent dans la société américaine et elles balancent. Là, maintenant, elles ne prennent plus de trains aux dernières nouvelles. Elles ont même une vie « normale ». Ivy, le personnage qui est plus vieux, est peut-être la plus engagée politiquement dans son quotidien. Les deux autres, Karen et Christina, étaient plutôt dans une démarche très personnelle par rapport à elles-mêmes, pour les trains. Ce n’est pas quelque chose qu’elles portent comme un étendard. Mais elles gardent cela en elles de toute façon. L’autre jour, j’ai eu un message de Karen, qui me disait qu’elle revenait d’un trip en Argentine, qu’elle n’avait pas pu prendre de trains mais elle avait essayé de regarder si elle pouvait, mais qu’elle avait fait du stop à travers l’Argentine en voyageant. En même temps, elle continuait à bosser comme hôtesse de l’air. Ça reste là je pense. Elles le garderont tout le temps. »

Vous êtes toujours en contact avec elles ?

« Oui, on s’envoie des messages régulièrement. Je les tiens au courant de toute l’avancée du projet, puisque la musique va aussi sortir en vinyle donc je leur ai aussi envoyé l’artwork du vinyle, elles sont hyper contentes. On reste en contact et j’espère que l’on va arriver à faire une belle projection aux Etats-Unis avec elles, les faire venir. C’est ce que je vais essayer de faire. Ivy me tanne beaucoup pour organiser une projection à San Francisco, mais on essaie de respecter les premières pour les festivals. Mais ça va venir. C’est vrai que c’est toujours un peu surprenant quand le film est fini. Il y a une espèce d’espace-temps, entre le moment où on le finit et le moment où enfin on peut le montrer à tout le monde. Mais elles sont contentes. »

Le festival de films documentaires One world est le plus grand festival du genre en Europe centrale. Qu’est-ce que cela vous fait d’être ici aujourd’hui pour parler de votre film ?

« Je suis ravi. Je n’ai pas eu le temps de voir vraiment le festival, en plus je ne reste pas longtemps, mais je suis très content d’être ici. »

La mère de tous les mensonges

Casablanca. La jeune cinéaste Asmae El Moudir cherche à démêler les mensonges qui se transmettent dans sa famille. Grâce à une maquette du quartier de son enfance et à des figurines de chacun de ses proches, elle rejoue sa propre histoire.C’est alors que les blessures de tout un peuple émergent et que l’Histoire oubliée du Maroc se révèle.

BANDE-ANNONCE

DOSSIER DE PRESSE

LA MAISON

Les souvenirs de la maison de mon enfance à Casablanca suscitent en moi des émotions fortes. Je ressens un mélange de sons puissants : le marteau de mon père qui abat les murs du quartier, la télévision qui diffuse les discours du roi Hassan II, la musique de Nass El Ghiwane à la radio, le bruit des casseroles dans la cuisine pour le couscous du vendredi. Si je me concentre encore plus, ces souvenirs deviennent visuels et je vois les visages de mes parents, de ma grand-mère, notre porte bleue, la photo du roi sur le mur et plus particulièrement, je me souviens très clairement d’une photo de moi enfant. La seule que j’avais. Une photo que ma mère m’avait donnée pour me rassurer, sans jamais y parvenir. J’étais convaincue de ne pas figurer sur cette photo et que ma mère m’avait menti.

LA PHOTO (MANQUANTE)

J’avais douze ans. Mon amie Raja me montrait ses photos de vacances à Tanger lorsque j’ai réalisé que je n’avais aucune photo de moi enfant. J’étais fascinée par l’imagerie qui débordait de l’album photo de mon amie. J’aimais me perdre dans ces albums et me raconter toutes sortes d’histoires romanesques.Lorsque j’ai demandé à ma mère mes propres photos d’enfance, la seule qu’elle m’ait finalement donnée était celle d’une autre petite fille. Ce mensonge, souvenir sensible de mon adolescence, a été notre premier grand conflit. Après de nombreuses disputes, elle m’a finalement révélé son secret.Ma grand-mère, figure d’autorité et cheffe de famille, a toujours refusé toute représentation humaine à l’intérieur de la maison, prétextant que c’était interdit par notre religion. En réalité, la raison de son rejet des photos était plus profonde, beaucoup plus personnelle et douloureuse, comme je l’ai découvert au cours du tournage. Des images interdites.

LA REPRÉSENTATION FAMILIALE, NATIONALE

Au début de mon projet, ma grand-mère a refusé d’être filmée. Une fois de plus, la question de la représentation se posait. Cela m’a amenée à m’interroger sur le rapport de chaque membre de ma famille à l’image : le mien, celui de ma mère, de ma grand-mère, mais surtout celui de mon pays qui, semble-t-il, préférait effacer les images de son propre passé, comme celles des émeutes du pain.Après quelques années à l’étranger, je suis retournée dans la maison familiale et dans le quartier de Casablanca où j’ai grandi, pour aider mes parents à déménager. Quitter ce quartier chargé d’histoire pour aller vivre loin du centre-ville était un nouveau départ pour mes parents. C’était aussi un bon moyen pour moi d’introduire mon appareil photo dans la maison et de les interroger sur la mystérieuse photo de mon enfance afin de découvrir la vérité qui s’y cachait.Lors d’une de mes visites, j’ai vu à la télévision l’inauguration d’un cimetière non loin de chez nous, dédié aux victimes des émeutes du pain de 1981. J’avais déjà vingt-cinq ans et découvrais pour la première fois cet événement complètement oublié de l’histoire de mon pays.Les violentes émeutes du pain avaient eu lieu trente-huit ans auparavant, non seulement dans ma ville, mais au milieu de mon quartier et dans ma famille.Une seule photo du jour des émeutes du pain a survécu à toutes ces années : une photo en noir et blanc de personnes mortes dans une rue. Toutes les autres ont été détruites. Il n’y a pas d’archives nationales au Maroc. Pour remédier à ce manque d’images, j’ai décidé de réaliser un film sur la mémoire d’un quartier à travers des événements personnels (les souvenirs de mes voisins) et des événements historiques (les souvenirs de mon pays). La photo de mon enfance était le point de départ idéal pour explorer les secrets de famille et les mensonges afin de faire émerger les mémoires enfouies de mon pays.

L’IMPORTANCE DES SOUVENIRS

Cette découverte m’a rappelé un autre souvenir : ma mère me racontant le jour le plus traumatisant de sa vie. Un samedi matin, les balles de l’armée ont sifflé dans le quartier et ont failli lui coûter la vie, ainsi qu’à mon frère aîné, Ahmed. C’était le jour des émeutes du pain. Pourquoi ne me l’avait-elle jamais raconté ? Cela m’a encouragée à chercher les mensonges et les omissions, la perte de mémoire.En regardant ce même journal télévisé, j’ai été émue par les portraits des victimes brandis par leurs proches, particulièrement le portrait en noir et blanc d’une jeune fille tenue à deux mains par une femme au visage triste. La jeune fille sur la photo avait de longs cheveux noirs, un visage fin, des yeux noirs et une expression sérieuse. Elle s’appelait Fatima. Elle avait douze ans et elle est morte le 20 juin 1981, dans les rues mêmes où j’ai joué avec insouciance pendant mon enfance. Lorsque j’ai appris que le corps de Fatima n’avait jamais été retrouvé, j’ai immédiatement repensé à cette précieuse photo d’elle, si importante pour sa famille. C’était comme se voir dans un miroir inversé : j’ai un corps vivant mais pas de photo pour documenter mon enfance, et sa famille n’a pas de corps mais elle a une photo précieuse à laquelle elle peut se raccrocher.

LES ÉMEUTES DU PAIN, LES CHOUHADA KOUMIRA

Le 20 juin 1981 à Casablanca, pendant les « Années de plomb », un soulèvement populaire connu sous le nom d’émeutes du pain secoue les murs de la ville. Des hommes et des femmes issus des quartiers les plus défavorisés manifestent contre l’augmentation injuste du prix de la farine. Ces augmentations, imposées par le gouvernement, ont poussé les principaux syndicats à lancer un appel à la grève nationale. Des milliers de personnes ont répondu à cet appel et sont descendues dans la rue, principalement dans les quartiers défavorisés. Les manifestations se sont rapidement transformées en émeutes et ont été violemment réprimées par les forces de police, qui ont tiré sur les manifestants. À l’époque, les autorités font état de 66 morts, mais selon les syndicats, il y aurait eu plus de 600 victimes, voire plus d’un millier selon les partis de gauche CDT et USFP. À l’issue de ces combats inégaux, les corps ont été emportés par les forces militaires afin d’éviter les enterrements publics et d’autres manifestations potentielles. Les militaires sont même entrés dans les maisons pour chercher les corps qui avaient été cachés par les familles. L’idée était d’effacer le plus rapidement possible toute trace des émeutes et d’empêcher la diffusion de toute information qui contredirait la ligne officielle.

LE DISPOSITIF

Je devais compenser l’absence d’archives visuelles. Pour reconstruire en partie les souvenirs, j’ai créé une réplique miniature de notre quartier et de notre maison. C’était une façon de reconstituer librement les faits à travers les souvenirs de chacun d’entre nous. Mon histoire est faite des souvenirs de la petite fille que j’étais et des souvenirs racontés par mes parents et ma grand-mère. Mon père, maçon, a construit de nombreuses maisons à Casablanca et dans d’autres villes. J’ai voulu qu’il construise les miniatures de notre maison et de notre quartier, où il avait toujours vécu. Il a conçu la structure de ces petits décors avec les mêmes matériaux que ceux qu’il utilisait pour construire nos maisons (ciment et briques). J’ai ensuite travaillé avec un décorateur pour rendre ces miniatures aussi réalistes que possible, afin que l’on puisse reconnaître la maison dans laquelle nous avons tous vécu.Avec les miniatures, j’ai montré la vie quotidienne dans notre maison, la vie dans le quartier, et la structure du pouvoir à l’intérieur du foyer. Elles rassemblent tous les fils de l’histoire, des moments clés qui relient nos vies personnelles à l’histoire du pays. Mon père me dit souvent qu’en 1981, il construisait des murs dans les maisons des officiers de l’armée et qu’à l’époque, il n’avait pas de conscience politique. Aujourd’hui, avec un peu de recul, il comprend mieux les événements qu’il a vécus à l’époque. C’est avec cette nouvelle conscience qu’il a construit le quartier miniature.Ma voix, parfois adulte, parfois enfant, est devenue un élément clé du film. Mes questions et souvenirs fantasmés – entre fiction et réalité, entre vérité et mensonge – montrent à quel point il est difficile de construire son identité lorsque tous ses souvenirs ne sont pas fiables. Je passe d’une pièce à l’autre, d’une histoire à l’autre, par association d’idées et d’objets.En fonction des personnages, je mets en avant différentes histoires et j’observe les réactions. Les crises apparaissent de manière inattendue, grâce à des situations de la vie quotidienne plus qu’à un fil chronologique précis.Je n’essaie pas de documenter la véritable histoire de ma famille, mais de faire un film sur la multiplicité des points de vue et la pluralité des interprétations qui existent au sein d’un même foyer, non seulement dans l’intérêt de l’histoire familiale, mais aussi dans celui de l’histoire nationale.

LE DÉCOR

J’ai essayé de donner à chaque scène plusieurs couches de lecture et de compréhension. Les objets du film ne sont pas placés au hasard. On découvre peu à peu leur signification car ils reviennent discrètement comme des leitmotivs. Ces objets ont donné du rythme et m’ont permis de reconstruire les puzzles familiaux et nationaux. J’ai joué avec les fils de l’histoire à travers ces objets dont les premiers furent les photographies : la mienne, celles de Fatima, des émeutes du pain, etc.Les images sont comme des reliques du passé qui reposent dans un album bien tenu, dans un journal ou sur le mur, comme le roi dans le salon de ma famille.J’ai également voulu utiliser, comme élément récurrent du film, le décor typique des studios photo marocains : une gigantesque image d’Hawaï. Les Marocains associent Hawaï à la félicité. Je voulais montrer l’ironie de cette quête irréaliste de félicité dans notre société. Cet arrière-plan hawaïen est utilisé à plusieurs reprises, incarnant les moments de recherche de la vérité. Il est également celui de ma première photo.

LES FIGURINES : MIROIR DES SOUVENIRS

Comment pouvons-nous essayer de reconstruire le passé si nous n’avons pas d’archives pour le documenter ? La mise en scène, l’animation et la personnification de figurines à la place de personnages est un choix esthétique qui a servi de pont entre l’intime et le politique. Le choix de figurines pour documenter ce qui manque a eu de sérieuses implications sur les questions cinématographiques de distanciation et d’expressivité, impliquant des mouvements de caméra sur des installations artificielles qui s’apparentent à des décors réels (notamment des travellings, des gros plans, etc.).Face au manque d’archive, la vérité a été reconstruite à l’aide d’argile, de tissus, de bois et de peinture. La création de ces miniatures a été réalisée en partie par l’un des personnages principaux du film : mon père, Mohammed El Moudir, le maçon-carreleur le plus populaire de la médina de Casablanca dans les années 60. Ayant construit la plupart des murs et des maisons du quartier, il s’est attelé à reproduire le quartier et la maison El Moudir, cette fois avec plus de conscience.Les costumes des figurines ont été réalisés par un autre personnage important, ma mère Ouarda.

ASMAE EL MOUDIR

Asmae El Moudir est une réalisatrice, scénariste et productrice marocaine qui vit entre Paris et Rabat. Elle a étudié à La Fémis et est titulaire d’un master en production de l’Institut supérieur de l’information et de la communication de Rabat. Asmae a réalisé de nombreux documentaires présentés dans les Festivals du monde entier, et distingués par d’importants prix nationaux et internationaux.Après plusieurs courts métrages, elle réalise le moyen métrage documentaire The Postcard en 2020. La mère de tous les mensonges est son premier long métrage. Le film est sélectionné à Un Certain Regard (Cannes 2023) où il remporte le Prix de la Mise en scène et L’Œil d’or.

 

L’Atalante

Juliette, la jeune femme d’un marinier, fatiguée de sa vie monotone sur la péniche l’Atalante, se laisse un jour attirer par les artifices de la ville, laissant son mari dans un profond désespoir. Mais cruellement déçue, elle revient à lui et le bonheur tranquille reprend son cours le long des fleuves, en compagnie du vieux marinier, le père Jules. Un monument du cinéma !

Étoile filante du cinéma français, disparu à l’âge de 29 ans, Jean Vigo (1905-1934) a laissé une empreinte profonde et durable sur les cinéastes de son temps, et sur ceux qui lui ont succédé. Il est l’auteur d’une œuvre brève : deux courts-métrages (À propos de Nice, Taris ou la natation), le moyen métrage autobiographique Zéro de conduite et le long métrage L’Atalante, chef-d’œuvre de poésie et de beauté sur l’amour fou, achevé alors que le cinéaste était mourant.

Récit des débuts d’un couple (aux côtés de Jean Dasté, le pion de Zéro de conduite, l’Allemande Dita Parlo, que l’on retrouvera chez Renoir dans La Grande illusion), L’Atalante, tourné par un Vigo fiévreux lors de son dernier hiver glacial, part d’un scénario banal, mais il devient le plus singulier et le plus libre des films. Dans ce cinéma tactile, la variété des textures égale les audaces du montage, les mariés séparés font l’amour à distance, la partition de Maurice Jaubert, infusée de chanson populaire, ouvre le quotidien sur le bizarre (avec Michel Simon en inoubliable marin tatoué), l’adultère, sur l’amour fou, et la romance, sur les rigueurs sociales des années 1930.

DOSSIER

Une croisière agitée

Premier long métrage, premier coup de maître ! Enfin, façon de parler, car si le film de Jean Vigo est aujourd’hui une référence incontournable dans l’histoire du cinéma, il a connu bien des misères au moment de sa sortie ! On peut même parler de massacre : le film est remonté, découpé (les directeurs de salle les plus conservateurs n’ont pas hésité à retirer de la pellicule les séquences amoureuses trop… osées). On y ajoute une chanson populaire qui n’a rien à voir avec le film. Le résultat est une sortie catastrophique… Bref, il fallait que la beauté de L’Atalante soit immense pour résister un tant soit peu à ce traitement de choc !

Un drôle de mariage

Le début de L’Atalante est étonnant : un groupe, habillé de couleurs sombres, avance lentement dans des rues presque désertes. Un enterrement ? Eh non, il s’agit d’un mariage, qui ne semble pas réjouir la mère de la mariée, qui pleure dans son mouchoir. Les jeunes mariés, eux, avancent rapidement, laissant derrière eux le sinistre groupe, tout entier l’un à l’autre. Mais ce début laisse présager que le bonheur de Juliette et Jean connaîtra quelques nuages ! C’est déjà une audace de Vigo : rares sont les films de l’époque qui abordent les difficultés des premiers mois d’un mariage !

Une histoire d’amour passionnée

Elle s’appelle Juliette, il pourrait presque s’appeler Roméo. Ces deux-là sont amoureux, et leur amour n’a rien de la pudeur timide de beaucoup de films de l’époque. Vigo filme une passion, dans toute sa réalité physique. Jean, torse nu, serre Juliette dans ses bras ; le couple joue ensemble, se touche, s’embrasse. Le film est également célèbre pour le long rêve amoureux des amants séparés :grâce au montage, et en particulier à la superposition, Vigo réunit dans le même plan Jean et Juliette. Le récit de cette nuit agitée des deux personnages, manifestement possédés par le désir, a hanté plus d’un jeune cinéphile !

Des chansons

Si beaucoup de séquences de L’Atalante sont muettes – les images parlent très bien d’elles-mêmes -, le film comporte de la musique, et surtout des chansons. Comme dans Zéro de conduite, le générique s’accompagne de chansons qui donnent sa tonalité au film. Jean parle bien peu, et se mure encore davantage dans son silence quand Juliette le quitte. Encore une fois, c’est le Père Jules qui apporte cette touche de vie, grâce à son fameux phonographe ; la chanson incarne aussi les séductions de la ville, avec la chanson du Camelot. La musique de Maurice Jaubert, jadis coupée, a retrouvé toute sa place, et apporte sa poésie et sa douceur au film.

Le père Jules

Voilà un personnage haut en couleur ! Le père Jules est le témoin des amours du « patron » et de sa Juliette. Il apporte une touche comique au film : ce marin (d’eau douce) est tatoué comme un pirate et ne se fait pas prier pour pousser la chansonnette avec son accordéon. Avec ses innombrables chats, il met de la vie à bord de l’Atalante ! Et s’il met la jeune mariée un peu mal à l’aise au départ,il sera finalement celui qui réconciliera les deux amoureux. Il est incarné par Michel Simon, déjà l’une des plus grandes stars du cinéma français. Il faut dire qu’il a une sacrée « gueule » et du tempérament, ce qui explique qu’il jouera beaucoup de rôles de marginaux comme le clochard Boudu. Vigo, très admiratif de son acteur, l’a poussé à improviser sur le tournage, persuadé qu’il ne saurait jamais écrire quelque chose d’aussi drôle que les répliques qui venaient naturellement à Simon !

Au fil de l’eau

La Méditerranée dans À propos de Nice, la piscine municipale dans Taris ou la natation, le fleuve dans L’Atalante : l’eau est bien un thème récurrent dans le cinéma de Vigo. Et il la filme sous tous les angles, avec cependant une préférence pour les vues sous-marines. Ses prises de vue ont une poésie naturelle, une sorte de ralenti que permet l’eau. Le temps devient autre. Vigo lui confère même un pouvoir magique : dans L’Atalante, Jean plonge la tête dans le fleuve afin de voir Juliette, sa bien-aimée.Dans l’eau, toute de blanc vêtue, elle redevient la jeune mariée du premier jour ; mais elle ressemble aussi à un fantôme. L’eau est bien le passage vers un autre monde…

Des espaces confinés

Si Juliette, en embarquant à bord de l’Atalante, semble conquérir un nouvel espace (l’eau, au lieu de la terre), elle déchante vite devant la réalité de la vie à bord. Car la péniche est étroite, on y vit les uns sur les autres, on manque d’intimité, ce qui est terrible pour ce jeune couple ! Vigo sait admirablement rendre compte de cette étroitesse des lieux : il montre une Juliette hésitante, qui se cogne. Mais ces petits espaces permettent aussi des moments réjouissants, comme la visite dans la cabine du Père Jules. Non content de voir ses chats se multiplier, envahissant, de manière métaphorique, le lit conjugal, il accumule les curiosités dans sa chambre. Il est pareil à un magicien,qui cherche à épater Juliette avec ses tours.

Filmer le quotidien

Vigo, cinéaste du quotidien ? Si L’Atalante est riche de moments de poésie et de rêve, il est aussi extrêmement précis sur la vie quotidienne à bord de la péniche. Il filme le travail quotidien de Jules et Jean, travail si prenant que la péniche devient presque une rivale pour Juliette, qui a du mal à trouver sa place sur ce bateau d’hommes. De son côté, elle est surchargée par le travail ménager que faisaient les femmes à l’époque. Plus tard, on la verra chercher du travail près d’une usine : Vigo évoque ainsi une France en crise économique, où la vie est rude.

Ombre et lumière

Juliette est symbolisée par une couleur : le blanc, celui de la robe de mariée qu’elle porte au début du film, et qui devient parfois un linceul. L’Atalante est une masse noire qui se découpe sur le blanc du ciel, noire comme les couloirs étroits de la péniche. La restauration met en évidence le travail remarquable accompli par Vigo et son chef opérateur Boris Kaufman. Ils jouent en permanence sur les contrastes entre l’ombre et la lumière qui viennent sculpter les visages et les décors.Ce souci de la lumière évoque le cinéma muet, qui savait créer une atmosphère grâce à ce jeu subtil. L’une des œuvres les plus novatrices du cinéma français rejoint ainsi la pureté du cinéma des premiers temps.

Cinémathèque française

https://www.cinematheque.fr/article/1104.html

Réalisé à 28 ans par Jean Vigo, jeune réalisateur d’À propos de Nice (1929) et de Zéro de conduite (1933), L’Atalante – « œuvre de salubrité et de réaction nécessaire » (Les Nouvelles littéraires) – rebaptisé Le Chaland qui passe pour sa sortie en salle le 14 septembre 1934 suscite l’intérêt de la critique. De nombreux reportages publiés dans les revues spécialisées Cinémonde et Pour vous ont accompagné le tournage. Deux grands noms de la critique se posent en défenseur ou détracteur du film : d’un côté, l’historien de l’art, philosophe et essayiste Elie Faure ; de l’autre, André Antoine, metteur en scène et réalisateur reconnu, auteur du film L’Hirondelle et la Mésange en 1920, dont l’action se passe, elle aussi, dans le milieu des bateliers. L’intrigue simple et originale du film de Jean Vigo est résumée ainsi dans L’Œuvre : « L’action se déroule à bord d’une péniche au long des fleuves et canaux de la France. Une femme, irrésistiblement attirée par les lumières de la ville – symbole de luxe et d’aventures – et un vieux marinier fantasque sont les principaux protagonistes d’un drame psychologique ». Œuvre poétique, L’Atalante est aussi le dernier souffle cinématographique d’un cinéaste « maudit » : Jean Vigo meurt quelques semaines après la sortie parisienne du film, le 5 octobre 1934.

Un film d’atmosphère

Cinéaste vrai, juste, sincère, profondément humain, Jean Vigo réussit avec Le Chaland qui passe là, une magnifique « tranche de vie » (À la page), un véritable film d’atmosphère. « Sa vision originale du monde et des hommes, il a le pouvoir de l’imposer aux spectateurs », écrit Alexandre Arnoux qui poursuit dans les colonnes des Nouvelles Littéraires, « méticuleux, réaliste, lyrique, voilà, je crois, les caractères qui définissent son talent, avec une tendance à appuyer sur le détail, à hausser les objets ou certains êtres épisodiques au symbole. Cet art, d’une probité exemplaire, ne va pas sans quelques insistances et quelque lourdeur ; il vise plus à la profondeur qu’à la variété. Mais la vie familière de la péniche… est peinte de main de maître, avec un scrupule, un dédain de l’effet convenu, de la poésie de carte postale et du fade pittoresque qui nous enchantent ». Pour Le Petit Parisien, « Le Chaland qui passe est un film intelligent dont l’intellectualité ne tue ni la sincérité ni l’émotion. M. Jean Vigo, avec quelque ironie parfois, sans s’attarder à photographier les rives des canaux et des fleuves, a concentré son effort sur l’existence de ses trois personnages, rien ne distrait notre attention. Tout est simple mais tout est cinéma. Pendant quelques instants, il ne se passe rien, l’ambiance est créée. Le dialogue n’est que secondaire. Qu’importent les mots ! Est-ce par des mots que M. Jean Vigo aurait pu nous faire percevoir l’égarement du marinier ? Il nous le montre plongeant, nageant entre deux eaux, tandis qu’en surimpression apparaît l’image de sa femme en mariée ». L’hebdomadaire bruxellois Le Moustique, qui suit la présentation du film dans la capitale belge, livre une appréciation similaire : « Jean Vigo savait réellement voir en image, et l’atmosphère qui imprègne son film est magistralement créée. Vigo a su transporter à l’écran des vies très simples, toutes naturelles, éloignées de la convention des gens en smoking que le cinéma a trop coutume de mettre en scène ». « Certaines scènes de la première partie », précise le magazine, « s’inscrivent très profondément dans la mémoire : cette noce caricaturale, les scènes très simples de la vie sur le bateau, la lessive, le repas, l’angoisse dans le brouillard, et aussi le numéro de Michel Simon mimant des scènes vues par le père Jules dans ses voyages. Cette œuvre d’une réelle valeur artistique est marquée au coin d’un esprit âpre et d’un sentiment réaliste très raffiné ».

Inconsciente perversité

Jeune cinéaste pamphlétaire, Jean Vigo secoua le Septième Art dès ses premières réalisations. Après un premier court-métrage muet, À propos de Nice – satire touristique et anti-bourgeoise tournée en 1930 et Zéro de conduite, interdit par la censure pour son immoralité, atteinte à l’autorité patriarcale et de l’Éducation nationale, Le Chaland qui passe – à la surprise générale – paraît dépourvue de toute provocation. Les rares provocations ne se sont pas dues au propos général du film, mais au personnage interprété par Michel Simon. « De cette histoire, dont le fond n’est pas immoral à cause du repentir final, il faut regretter la personnalité du père Louis, signale À la page : L’hebdomadaire des jeunes. La trivialité, la bestialité, sont ces deux caractères principaux. Ses conversations se lancent en des jurons et de regrettables sous-entendus. Le grand danger de ce film consiste dans l’opposition de deux êtres délicats et sains (le marinier et sa femme), avec deux résidus de l’humanité (un ivrogne et un gros abruti) ; les deux personnages heureux sont ces derniers parce qu’ils ne vivent que de façon très réduite et que leur médiocrité les protège contre tout idéal ». Les lecteurs du magazine Moustique peuvent être rassurés : « Ce personnage est l’occasion d’introduire dans le film un élément trouble peu visible, mais qui s’insinue lentement, admet l’hebdomadaire bruxellois. Il y a chez lui comme une sorte d’inconsciente perversité qu’il ne faut cependant pas exagérer, car les bons sentiments sont effectivement les plus forts en lui ». Ces deux facettes du Chaland qui passe sont, elles aussi, signifiées dans le n°297 de la revue Cinémonde qui précise : « On goûtera peut-être mal certains tableaux un peu lourds, voir grossiers, mais, par ailleurs, la plus étonnante délicatesse empreint un geste, une phrase, une attitude. Inégal, original, ce film indique un tempérament d’artiste doué, mais qui devra se discipliner ». Toujours dans Cinémonde, mais trois mois plus tard, la critique Lucie Derain préfère retenir la seule « poésie de l’eau qui coule ». « Dans Le Chaland qui passe », estime la journaliste, « Jean Vigo a surtout cherché à faire un drame simple et humain, sans complications intellectuelles et sans à-côtés politiques. Il a réussi un film délicat et triste, dont l’atmosphère enchante et surprend, et où l’anecdote disparaît derrière le décor harmonieux et émouvant d’un pays de champs, d’eau et de ciel ».

Dita Parlo et Michel Simon

L’ensemble de la critique souligne l’interprétation inégale du Chaland qui passe, interprétation dominée par le duo Michel Simon / Dita Parlo, « deux interprètes de très grande classe », selon L’Œuvre. Déjà « remarquable » dans Rapt de Dimitri Kirsanoff – son précédent film –, l’actrice Allemande n’en finit pas de charmer la revue Cinémagazine. « Blonde depuis Rapt », précise l’actrice dans une interview accordée à Jeannine Bouissounouse pour le numéro Spécial Noël 1933 de Cinémonde, « son beau visage gourmand et sensuel donne un sens poétique à son personnage assez terre-à-terre ». Femme insatisfaite dans le film de Vigo, elle « excelle à rendre une certaine sensualité, un certain érotisme sain et bien en chair, un certain bovarysme plébéien. Le rôle de la patronne lui convenait parfaitement », savoure Alexandre Arnoux des Nouvelles Littéraires. Toujours dans Les Nouvelles Littéraires, Alexandre Arnoux se plait à signaler, « l’extraordinaire figure de vieux marinier campée par Michel Simon. Il a réussi la gageure de jouer comme un primitif perpétuellement pris à la dérobée par la caméra. C’est le comble du naturel et le triomphe d’un métier poussé à sa dernière limite, où il s’évanouit ». Consacré sur les planches dès 1929 (Jean de la Lune, dirigée par Louis Jouvet) ; acteur charismatique chez Jean Renoir (Tir au flanc, La Chienne, On purge bébé et Boudu sauvé des eaux), Michel Simon par sa gouaille et sa stature « hallucinante » (Le Petit Parisien) monopolise l’affiche. Pour Cinémagazine, le vieux marin tatoué « domine de très haut la distribution, avec sa silhouette cocasse, incongrue, d’une truculence inouïe ». Dans l’hebdomadaire La Griffe, J.F. voit comme principal « système nerveux » du Chaland qui passe : « le personnage intraduisiblement pittoresque de Jules », incarné par un « Michel Simon qui déploie ses qualités les plus fantaisistes, entouré de chats de tous poils et de toutes tailles ». Dans le rôle du batelier, Jean Dasté, qui fait ici ses débuts à l’écran, semble bien moins convaincant. « Débrouillard » (Cinémagazine), « intéressant » (La Griffe) voir même « excellent » (Cinémonde) pour certains ; pour d’autres, Jean Dasté qui « n’a pas toujours su vivre son rôle » (À la page), offre ici un jeu bien « inégal » (Le Moustique).

Avant-garde et tableau vivant

« De la vérité sans fard. De la poésie. Des idées neuves. De l’avant-garde », voici selon l’hebdomadaire La Griffe, les principales qualités du Chaland qui passe. Pour le mensuel L’Exportateur français, la grande revue mondiale d’informations, de défense et d’expansion des intérêts français, « Jean Vigo a réalisé un film dont les qualités cinématographiques sont exceptionnelles. Certes, le public sera parfois surpris par la fougue d’expression de ce naturalisme truculent, impitoyable, dont la gravité grotesque, à travers un scénario un peu lâche, rejoint parfois l’abracadabrant et le baroque. Mais sous cet excès même, quelle puissance spectaculaire. Vigo nous apporte de l’interdit, et témoigne, sous une jeune indiscipline influencée du surréalisme, d’un tempérament qui le désigne à l’attention de tous les amis du cinéma ». Jeune, anticonformiste, avant-gardiste, Le Chaland qui passe – sauf quelques rares exceptions – est salué de toute part. Dans les colonnes de l’hebdomadaire d’information Les Nouvelles littéraires, Alexandre Arnoux avoue toute sa sympathie pour cette « réalisation, d’une honnêteté et d’une conscience qu’il faut proclamer et admirer, même si l’on ne partage pas entièrement l’enthousiasme absolu de quelques fervents, d’autant, dis-je, que cette réalisation ne fait aucune concession, à la facilité et à la prudence commerciales, ne flatte jamais ce goût assez frelaté qui règne aujourd’hui à l’écran, et atteint souvent, sans quelque rigueur et austérité, le plus pur style cinématographique ». La revue internationale des arts du théâtre, L’Œuvre se montre tout aussi admiratif à la vue d’un « drame psychologique dont les moindres nuances sont exprimées aux moyens d’images d’une souveraine beauté ». Le n°289 de la revue Pour vous approuve plus encore les qualités visuelles et picturales du film. Pour Elie Faure, grand spécialiste de Cézanne et de Vélasquez, Jean Vigo puise son inspiration chez plus grands maîtres de la peinture des 17, 18 et 19e siècles. Selon l’auteur de L’Histoire de l’art – référence en la matière depuis 1909 – Vigo filme : « l’humain chez les pauvres gens. L’ombre furtive de Rembrandt se rencontre, entre des meubles rugueux et des cloisons de planches, avec l’ombre sournoise de Goya, des guitares, des chats galeux. J’ai souvent pensé à Corot devant ses paysages d’eau, d’arbres, de petites maisons sur la rive calme et de bateaux qui cheminent avec lenteur devant leur sillage d’argent, à sa mise en page impeccable, à sa force invisible parce que maîtresse d’elle-même. J’ai apprécié davantage le plaisir de respirer, dans ce cadre si net, si parfaitement dépourvu d’empâtement et de boursoufflures ».

Un rythme déconcertant

Le peu de reproches fait au Chaland qui passe concernent son rythme. « Le Chaland qui passe glisse sans grande action », indique l’hebdomadaire À la page qui « voudrait que le drame intérieur soit plus vibrant et surtout plus vivement mené. L’ennui naquit un jour de monotonie, et malgré les belles images le spectateur pousse un gros soupir quand rentre la femme du batelier ». Tout comme À la page, Le Journal fait part à ses lecteurs d’une pareille ambiance, à l’écran comme dans la salle. « M. Jean Guinée a établi le scénario. Il ne semble pas que cette collaboration ait été tout à fait heureuse, car ce film donne l’impression d’une œuvre d’amateurs », déplore l’ancien réalisateur André Antoine qui poursuit sévère : « Cette histoire est contée avec gaucherie, et le pittoresque attendu de la mise en scène n’est pas plus heureusement réalisé. On découvre beaucoup de bonnes intentions mais, faute de métier et de mise en place, l’intérêt reste mince… Michel Simon se donne beaucoup de mal pour camper un vieux marinier fantasque ; on s’est attardé à développer son personnage, qui, en somme, reste assez étranger à l’action, d’où des longueurs déconcertantes pour le spectateur ». Admirateur inconditionnel du Chaland qui passe, Jean Vidal prend la défense d’un Jean Vigo poète, auteur d’une véritable psalmodie cinématographique. Selon le critique de Pour vous, le film de Vigo est « une de ses œuvres où le cinéma se rapproche davantage de la poésie que du roman. Il ne se passe à peu près rien dans Le Chaland qui passe ; mais chaque image apporte avec elle une évocation, une sensation nouvelle. Une atmosphère d’angoisse et de désespoir, créée par des moyens très simples, enveloppe chaque tableau. On y sent de la sincérité et de la pitié, peut-être aussi une sorte de sourde révolte. Mais, sans doute, n’est-ce point là un film très spectaculaire. Il laisse à chacun une impression de malaise et, parfois, il déroute le spectateur par le mépris du style, des conventions habituelles du cinéma. Le Chaland qui passe fait songer au livre de Céline, Le Voyage au bout de la nuit (1932). Et tout cas, un tempérament s’y exprime. Et c’est rare », conclut-il. Elie Faure développe l’analyse publiée dans Pour vous. « Depuis quelques années nous sommes tous possédés par cette hantise du rythme importé en Europe, écrit l’historien d’art qui cite le jazz, les tangos et autres danses exotiques. En outre il est possible que l’écran d’Amérique nous ait imposé son propre rythme et que nous ne sachions plus saisir, hors de lui », tout autre langage. Il invite donc le public à « dépasser les impératifs de l’époque, à descendre au fond de soi, à gratter le verni des habitudes et des formules actuelles ».

Une sortie mouvementée

Une semaine tout juste après la sortie parisienne du Chaland qui passe, La Dépêche de Toulouse revient sur les déboires du film de Vigo. « En première œuvre, rappelle le quotidien régional, Zéro de conduite avait été interdite à la demande d’une association de pères de famille. Heureusement, la censure n’a rien trouvé à reprocher à L’Atalante. Mais ce film a trouvé d’autres ennemis : en l’espèce, les exploitants qui, comme s’ils s’étaient donné le mot, refusèrent les uns après les autres de louer cette bande sous prétexte qu’elle n’était pas assez commerciale ». Taillée et rognée par son créateur, « son œuvre passe actuellement dans un cinéma mondain de la capitale sous le titre du Chaland qui passe. Quoi qu’il en soit, Le Chaland qui passe continue de mériter tous les éloges », souligne le journal. Le petit plus commercial est l’intrusion d’une chanson à la mode, chanson qui donne son nouveau titre au film : Le Chaland qui passe. Popularisée par Lys Gauty dès 1933, Le Chaland qui passe est l’adaptation française de la chanson italienne : Parlami d’amore, Mariù, interprétée par Vittorio De Sica dans Les Hommes, quels mufles !, sorti deux ans plus tôt. Sous le titre « Un film déformé », Pour vous tire à boulets rouges sur ce qu’il considère être une profanation. Dans sa tribune, publiée en page 2, Claude Aveline souligne le caractère inédit d’une « querelle » portant sur la seule piste sonore. Avec ce film, « point de censure à craindre. Mais voici que L’Atalante découvre ses ennemis parmi ses propres patrons. Avec une œuvre toute de discrétion et de race, ils veulent tendre à un succès populaire, voir populacier. Comme l’action se déroule sur une péniche, ils achètent les droits d’une chanson des rues, Le Chaland qui passe, pour fournir un titre déjà fameux et dont la mélodie va se répandre en dix endroits de L’Atalante. Pour le critique, cette chanson interrompt « une partition moulée sur le drame ! Car Vigo avait trouvé en Maurice Jaubert un collaborateur averti, compréhensif, et un vrai musicien. Ils ont travaillé ensemble. L’œuvre était une : image et musique ». « Il y a tromperie sur la marchandise », dénonce-t-il. Attention : « Calcul dangereux », prévient Alexandre Arnoux des Nouvelles littéraires à la vue de cette double supercherie : Si certains cinéphiles risquent en effet de bouder un film trop commercial, la poésie du film risque de décevoir nombres d’admirateurs de la chanson populaire. Profondément choqués par cette mascarade post-mortem, d’irréductibles Belges prennent le parti de l’original, en projetant au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles « la version intégrale de L’Atalante ». La plus ancienne revue belge de langue française, L’Éventail, invite ses lecteurs à découvrir « la version du début, reprise en partie avec la musique de Jaubert, qui a été reconstituée par les Amis du Club de l’Ecran ».

Vivre avec les loups

Centre Paris Anim’ Ruth Bader Ginsburg, place Carrée, forum des Halles, 75001 Paris

Le réalisateur nous parle du loup d’une manière totalement nouvelle et inattendue. Il y aura bientôt des loups un peu partout en France. Il faut donc apprendre à « vivre avec les loups ».

Dépassant les postures polémiques, l’auteur nous amène de manière sensible et cinématographique à percevoir différemment la nature qui nous entoure et les animaux qui l’habitent : chevreuils, chamois, bouquetins…

Bande annonce

Dossier de presse

« Cette idée qu’il faudrait à tout prix éliminer les prédateurs sous peine de les voir pulluler et tout détruire est totalement fausse car les prédateurs se régulent eux-mêmes afin de préserver leur garde-manger… L’un des moyens pour y parvenir est la dispersion. Chaque année, certains jeunes partent en quête de territoires disponibles pour s’installer. » Voix off

Filmer les loups et la nature

La durée du tournage s’est étalée sur un an et demi. J’ai besoin de ce temps, d’une part pour réussir à filmer les loups dans leur milieu naturel, mais aussi pour rencontrer et installer la confiance avec les personnes (éleveurs, bergers, chasseurs…) qui interviendront dans le film. À la différence des deux premiers films, je ne suis plus seul, il était important pour moi de faire parler les « acteurs », notamment ceux qui ont une approche positive et réaliste de la présence des loups et aller chercher au plus profond la force émotionnelle qui les anime. Le public va parfaitement retrouver mon personnage et je vais l’impliquer d’avantage, avec des moments de surprises très forts. J’ai donc passé de longues périodes, seul, en pleine montagne à filmer les loups et la nature, rejoint une semaine par mois par le chef opérateur et l’ingénieur du son afin de réaliser les scènes qui donnent forme à mon personnage.

« Ces jeunes bergers ont tous subi des attaques. Aujourd’hui, on peut dire que dans les Alpes en tout cas, les loups font vraiment partie intégrante de leur travail. Mais les bergers ne sont pas seulement là pour défendre les brebis contre les loups, ils doivent aussi veiller au bien-être du troupeau, soigner les bêtes blessées ou malades et les faire profiter au mieux de la ressource en nourriture. Ils doivent aussi veiller à préserver la fragilité des alpages. » Voix off

Car il y a du nouveau…

Lorsque je réalise un film, je passe énormément de temps sur le terrain en pleine nature et lorsque le film sort sur les écrans, je change de décor et me consacre alors à la promotion et l’accompagnement du film dans les salles de cinéma. Ce partage avec le public et avec les nombreux débats le nourrissent et m’inspirent. Puis la montagne et les loups m’appellent à nouveau et je me replonge avec frénésie au cœur du Sauvage avec de nouvelles idées et d’autres histoires à raconter. Après mes deux longs métrages sur les loups, réaliser une trilogie devint une évidence, m’imposant une nouvelle aventure cinématographique intitulée Vivre avec les loups. Après le tourbillon des médias et des débats passionnés, souvent bienveillants, parfois tendus, où les détracteurs du loup expriment leur violence et leur haine, je suis revenu dans le massif sauvage des Ecrins avec des sentiments partagés et l’impression qu’il faut faire évoluer les mentalités. Je suis donc reparti en montagne, trouvant refuge dans une cabane improbable, un abri sous roche magnifique, au cœur du territoire d’une famille de jeunes loups nouvellement installés. A cet endroit, j’ai pu faire le point, me retrouver et préparer un nouveau film, car il y a du nouveau…

Hautes-Alpes (05), Jean-Michel Bertrand, cinéaste, réalisateur du film : Vivre avec les loups // Hautes-Alpes (05), Jean-Michel Bertrand filmmaker and director of the movie : living with wolves

« Ici à la cabane je poursuis mon chemin vers la compréhension du vivant. Les loups sont d’excellents guides… Ils sont un indicateur de la santé biologique des milieux naturels, ils sont aussi un indicateur de notre capacité à nous, humains, d’accepter la nature. » Voix off

Les thématiques abordées

Nous constatons aujourd’hui que certains territoires des Alpes sont déjà à leur maximum de capacité. Dans de nombreuses vallées, tous les territoires favorables sont occupés par des loups : C’est complet. A ce stade, le problème actuel n’est plus de se poser la question d’être pour ou contre les loups, mais la nécessité de s’adapter à leur présence. J’ai voulu souligner leur territorialité, leur capacité de contrôler le nombre des ongulés sauvages (chevreuils, sangliers, cerfs, chamois etc.), afin de préserver cette ressource dont dépend leur survie. Une notion d’autorégulation des espèces, souvent incomprise qu’il est important d’expliquer encore et encore. Au-delà de la simple fascination que l’on peut avoir pour les grands prédateurs (loups, ours lynx), ils sont un marqueur de la richesse biologique des territoires qu’ils occupent. Ils ne choisissent pas un nouveau territoire par hasard. Ils participent à la régulation des ongulés sauvages. Le loup est un bon exemple pour comprendre l’interdépendance prédateur/proie et les bénéfices biologiques qui en résultent, notamment pour la bonne santé et le développement de la forêt grâce à une pression moins forte des ongulés sauvages sur les jeunes arbres. Pour se régénérer, la forêt a besoin des grands prédateurs. Ce comportement territorial des loups et la dispersion qui en découle va continuer et progressivement concerner toutes les régions de France. C’est inéluctable. Aujourd’hui il est très important de se préparer partout à leur retour et de profiter de l’expérience alpine.

PastoraLoup

Pour protéger les loups, protégeons les troupeaux ! Si le développement du loup en France est une bonne nouvelle pour la biodiversité, il n’est pas sans conséquence pour les éleveurs qui subissent la prédation et doivent réadapter leurs pratiques à la présence du canidé, en ayant recours notamment à des moyens de protection des troupeaux. Consciente des difficultés rencontrées par l’élevage, l’association FERUS* propose depuis 1999 une aide complémentaire aux éleveurs et bergers pour la protection de leurs troupeaux au travers du programme PastoraLoup. Avec ce programme, le but est de soutenir les éleveurs soumis à la prédation en renforçant la présence humaine, principalement de nuit, auprès des troupeaux grâce à l’implication de bénévoles formés. Il organise aussi des chantiers afin de réaliser divers travaux pastoraux nécessités par la présence du loup (création ou renforcement de clôtures, entretien des clôtures électriques, débroussaillage) et d’expérimenter de nouveaux moyens de protection tels que les fox-lights (système d’effarouchement lumineux). Depuis plus de 20 ans, plus de 800 bénévoles ont ainsi participé à la cohabitation loups / troupeaux ; grâce à cette présence humaine, dissuasive pour le loup, de nombreuses tentatives de prédation ont été avortées et le taux de prédation chez les éleveurs partenaires est proche de zéro. PastoraLoup, c’est aussi un espace d’échanges et de dialogue entre défenseurs du canidé et éleveurs, permettant à chacun de mieux se comprendre. Concentré jusqu’à présent essentiellement en région PACA, l’activité Pastoraloup s’est développé en 2023 dans le massif du Jura, auprès de troupeaux bovins. En attendant l’implantation du programme dans d’autres régions recolonisées par le loup…*L’association FERUS a pour but la conservation des ours, des loups et des lynx à l’état sauvage en France. Elle agit à plusieurs niveaux et notamment sur le terrain pour favoriser la coexistence de ces espèces avec les activités humaines, l’élevage en premier lieu. (Source FERUS)

Jean-Michel Bertrand

Le cinéaste français voit le jour en 1959, à Saint-Bonnet, capitale coquette du Champsaur où sa famille demeure depuis des générations. Dans ce territoire des Hautes-Alpes, le bocage luxuriant côtoie la rudesse des hautes montagnes. L’école l’intéresse peu. Il court la montagne, préfère la compagnie des animaux et la solitude des cimes. À 16 ans, Jean-Michel se lance dans la vie active, tour à tour moniteur de ski ou « planteur d’arbres » au sein de l’Office national des forêts.Écologiste bien avant l’heure, son amour de la nature va l’emmener aux quatre coins du monde.Passionné d’images, il tourne un premier long métrage en Islande. Le film recevra le premier prix du festival des films de Grands Voyageurs de Super Dévoluy. Immergeant sa caméra dans des univers décalés, le solitaire à l’œil affûté n’arrêtera plus de tourner. À Belfast et Dublin, il témoigne de la misère des enfants des rues qui survivent en élevant des chevaux. Délaissant cette urbanisation délirante, Jean-Michel s’échappe avec les nomades mongols. Pendant une année, il suit leurs errances millénaires.De retour en France, le cinéaste se lance dans un tournage plus personnel : il part à la recherche de « son » aigle. Oiseau mythique qui orchestre ses rêves depuis l’enfance. Une quête filmée dans son jardin, au cœur des montagnes de son enfance. Le cinéaste arpente des étendues oubliées, se fond dans le décor, scrute le ciel avec obstination… jusqu’à l’inoubliable rencontre.

En 2009, le tournage du film Vertige d’une rencontre est achevé. Avec humour et émotion, Jean-Michel Bertrand ouvre pour nous les portes d’un univers tout à la fois proche et mystérieux. Devant sa caméra le « petit peuple » des montagnes se révèle dans toute sa beauté et sa complexité. En 2015, il commence le tournage de La vallée des loups produit par MC4 et Pathé. Le film sort début 2017 et enregistre plus de 300 000 entrées.En 2020, Marche avec les loups poursuit son aventure avec le loup et la nature sauvage. Plus de 200 000 spectateurs vont le voir mais la COVID a coupé son élan.Vivre avec les loups est le troisième volet de cette aventure.

La recette du Génépi de Milou

Faire macérer 50 brins de génépi (cueillette réglementée) fraîchement cueillis*dans 50 cl d’alcool à 90°pendant 40 jours minimum. Faire bouillir 50 cl d’eau avec 26 sucres (27 !…)et mélanger à l’alcool filtré. C’est prêt !

Extrait du livret pédagogique

Le loup gris (Canis lupus)Il a été absent du territoire national durant une soixantaine d’années. Depuis le début des années 1990, il a recolonisé une grande partie des Alpes depuis l’Italie d’où il n’a jamais disparu. Pour beaucoup de montagnards, il a fallu réapprendre à vivre et travailler à son contact. L’expansion territoriale de l’espèce se poursuit, quoique très timidement, dans d’autres massifs montagneux et a débuté dans la campagne française. Où va-t-il s’installer ? Dans quelles conditions vivra t-il à nos côtés ? Ce livret pédagogique donne quelques clés pour connaître cet animal, les solutions qui ont été éprouvées pour rendre la présence de ce prédateur plus facile, notamment aux éleveurs et à leurs bergers, ainsi que les perspectives pour poursuivre l’accompagnement de son retour dans la plus grande aire de répartition possible en France.

Une vie en meute

Le loup est une espèce sociale dont les populations sont structurées en groupes familiaux appelés meutes. Celles-ci se composent d’un couple dominant reproducteur et de ses jeunes de l’année, parfois d’un ou deux jeunes de l’année précédente. En France, les meutes comportent généralement quatre à cinq individus en fin d’hiver, quelques fois jusqu’à 10. Le couple dominant ne se reproduit qu’une fois par an. Une portée compte environ 4 à 8 louveteaux. La mortalité des jeunes est importante, de l’ordre de 50 %,et intervient surtout au cours de leur première année. Ils quittent le groupe entre 1 et 4 ans. Ces loups en dispersion représentent 10 à 40 % de l’effectif d’une population. Vulnérables et peu expérimentés, ces jeunes parcourent des espaces qu’ils ne connaissent pas et doivent chasser seuls.

Un prédateur efficace des ongulés sauvages

Ce prédateur opportuniste est capable de s’adapter à des situations très diverses, ce qui lui permet d’exploiter l’ensemble des populations d’ongulés d’une région. Pour survivre, il doit disposer de ressources abondantes et accessibles toute l’année. Les ongulés sauvages (chamois, mouflons, chevreuils, cerfs, sangliers…) constituent ses proies principales. Le loup ne se maintiendrait pas en l’absence de cette faune sauvage. L’arrivée des loups contribue à réguler les ongulés sauvages. Le loup ajuste ses effectifs aux ressources disponibles et ne provoque jamais la disparition de ses proies. Les loups s’installent préférentiellement dans les sites qui présentent les plus importantes densités de grands herbivores sauvages. Cependant, quelle que soit la densité de ces proies naturelles, les tentatives de prédation sur le bétail persistent, essentiellement du printemps à l’automne. Il existe des solutions éprouvées pour limiter l’impact du loup sur les troupeaux domestiques.

Sa présence en France

Le loup est l’un des carnivores qui occupait la plus vaste aire de répartition dans le monde (ensemble de l’hémisphère nord). A la fin du 18e siècle, il y avait entre 10 et 20 000 loups en France (estimations à partir d’une moyenne de 6 000 loups tués annuellement). L’espèce était présente du bord de la mer à la haute montagne. Après une persécution organisée, l’espèce a disparu au cours des années 1930. Les derniers loups vivaient en Dordogne, en Charente, dans la Vienne et la Haute-Vienne. Dans les Alpes, l’espèce avait déjà disparu depuis une trentaine d’années.

Une espèce protégée

En Europe, le loup est protégé par la Convention de Berne (1979) transcrite dans le droit français en 1989. Il est inscrit dans les annexes II et IV de la directive «±Habitats » de l’Union Européenne et fait partie des espèces prioritaires. En France, l’espèce est protégée sur le territoire national par l’arrêté ministériel du 22 juillet 1993 publié à la suite des premières observations attestées du loup en France. Ce statut implique pour les Etats, donc pour la France, de veiller à la conservation de l’espèce et de ses habitats.

D’où vient-il ?

Les premiers indices de loups dans les Alpes du sud datent de la fin des années 1980. La première observation d’individus authentifiée a été faite en novembre 1992 dans le Parc national du Mercantour. Les loups n’ont pas été réintroduits, ils sont arrivés à la suite d’une recolonisation par étapes de l’Italie depuis le massif des Abruzzes (centre de l’Italie).Cette reconquête s’est faite à la faveur de plusieurs facteurs : la protection légale ; la présence de nombreux ongulés sauvages ; la déprise agricole qui a favorisé aussi bien les proies que les prédateurs. Les superficies en cours de boisements se sont étendues.

Une exceptionnelle capacité de dispersion

Les loups sont capables de traverser des zones habitées et les grandes infrastructures de transport. Ils ont traversé des espaces urbanisés en Italie du Nord et ont traversé la vallée du Rhône, l’obstacle le plus difficile pour cette espèce en France pour rejoindre le Massif central. Quelques années après les premières observations attestées dans les Alpes-Maritimes, la colonisation s’est faite dans une grande partie des Alpes avec des incursions dans tous les massifs montagneux et régions situés autour : Vosges, Jura, Massif central, Pyrénées. Au-delà de ces massifs, il n’y a aucune raison biologique ou écologique pour que les loups se limitent à la montagne et l’espèce devrait pouvoir coloniser la plupart des régions françaises. On y note un potentiel élevé d’installation (ongulés sauvages abondants, tranquillité…). Le taux d’hybridation avec le chien reste très faible, conforme à celui rencontré dans les autres populations européennes.

Une population française vulnérable

À la sortie de l’hiver 2022-2023, la population de loups en France est estimée à 1 104 loups (source OFB). Si de nouveaux territoires français sont rejoints par des loups en dispersion, l’installation de nouveaux groupes reproducteurs y est quasi-inexistante. Même dans les Alpes, cœur de la population, la dynamique est faible dans la partie nord : peu de meutes y sont installées au regard de l’habitat disponible. À ce jour en France, peu de reproductions ont été constatées hors des Alpes (Vosges en 2013, Jura franco-suisse depuis 2019, 2 reproductions dans le Massif central en 2022).La population de loups est bien moins importante que ce qu’elle pourrait être et subit un ralentissement de sa croissance, due aux tirs autorisés par les pouvoirs publics, ajouté à un braconnage dont on ne connaît pas toute la portée. Le loup continue donc de figurer sur la Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) des espèces menacées en France.

Les tirs de loups

Depuis 2004, l’Etat français utilise les dispositions de la Directive européenne Habitats-Faune-Flore et autorise sous certaines conditions que des loups puissent être abattus suite à des dommages aux troupeaux. Au fil des années, les conditions ont été assouplies allant même jusqu’à permettre le tir de loups en l’absence de troupeaux. Depuis 2019, les pouvoirs publics font abattre une centaine de loups annuellement, soit 20 % de la population, alors même que les scientifiques préconisent de ne pas dépasser 12 % au risque de mettre en danger l’espèce. L’Office français pour la biodiversité (OFB) et le CNRS ont même alerté sur la « dégradation de la dynamique de la population »de loups et sur une baisse de la survie. L’Etat français est entré dans une logique claire de régulation de l’espèce, voire de son extermination au niveau local, en toute illégalité vis-à-vis des réglementations françaises et européennes. Des tirs inutiles au regard de la supposée prédation du loup qui ne baisse pas. En 2020, FERUS a porté plainte contre la France.

Cohabitation loup / pastoralisme

Même si le loup peut exploiter un peuplement diversifié et abondant de grands mammifères sauvages, cela ne permet pas d’éliminer totalement la prédation sur le cheptel domestique, notamment lorsqu’il est abondant ou mal gardé. Chaque année en France, plusieurs milliers d’animaux domestiques, principalement des ovins, sont victimes de la prédation attribuée au loup : la responsabilité du loup ne peut pas toujours être prononcée de façon certaine (les troupeaux ovins sont également victimes de chiens divagants). Les pouvoirs publics ont mis en place différents programmes de soutien pour accompagner le pastoralisme en zones à loups. Aujourd’hui, les animaux domestiques prédatés sont indemnisés et les différents moyens de protection financés par l’Etat et les fonds européens.

Depuis le retour du loup, la protection des troupeaux est redevenue une priorité. Plusieurs techniques de protection directe des troupeaux ont fait leurs preuves : berger, aide-berger, chiens de protection (patous), parc de regroupement, effaroucheurs… Associés à certaines modifications du système d’élevage, c’est la combinaison de ces différents « outils » qui permet de réduire les risques et dommages sur les troupeaux. On constate une diminution du nombre d’attaques et du nombre de victimes par attaque, même si le « risque zéro » de prédation n’existe pas.

La présence humaine

Les contraintes économiques ont entraîné une augmentation de la taille des troupeaux et une réduction du gardiennage. Pourtant, la présence d’un berger auprès du troupeau est essentielle pour assurer sa protection, notamment en cas d’attaque, pour éviter les secteurs et les situations de vulnérabilité et assurer le regroupement nocturne. Les animaux domestiques sont des proies « faciles » pour les loups mais la présence d’un berger est dissuasive.

Le regroupement nocturne

Utilisé comme moyen de sécurisation, il est réalisé dans un parc de préférence à proximité des cabanes d’alpage. Le troupeau forme une unité compacte moins vulnérable aux attaques et à la dispersion. Ce parc, constitué de filets mobiles électrifiés suffisamment hauts, doit être de forme arrondie, afin d’éviter que les brebis s’étouffent dans un angle en cas de mouvement de panique. Le regroupement nocturne facilite le travail des chiens de protection.

Les chiens de protection

L’utilisation des chiens de protection est une méthode traditionnelle et efficace pour réduire les attaques et les dommages liés aux attaques des grands carnivores. Plusieurs races sont utilisées en France dont le montagne des Pyrénées, également appelé patou. L’éducation du chien consiste à développer l’instinct de protection vis-à-vis d’un troupeau en le plaçant dès son plus jeune âge au sein des brebis. Le chien de protection fait partie intégrante du troupeau, il développe un attachement affectif fort et ne le quitte jamais. En cas d’agression du troupeau, il s’interpose et aboie avec insistance sans chercher forcément l’affrontement. Sa corpulence et ses menaces suffisent généralement à détourner un chien, un loup, un lynx ou même un ours.

La conservation du loup en France

En France, le loup est une espèce strictement protégée. Néanmoins, une dérogation exceptionnelle permet aux Etats d’autoriser des tirs létaux lorsque la pression de prédation est trop importante.L’évocation du loup anime les passions les plus vives. La présence de l’espèce nécessite un accompagnement. La prévention des dommages permet de rendre sa présence plus acceptable pour ceux qui sont affectés par ses prédations, en particulier les éleveurs. FERUS œuvre dans ce sens, notamment dans le cadre de son action Pastoraloup.

Sous les figues

Mairie de Paris Centre, 2 rue Eugène Spuller, 75003 Paris

 

Au nord-ouest de la Tunisie, des jeunes femmes travaillent à la récolte des figues. Sous le regard des ouvrières plus âgées et des hommes, elles flirtent, se taquinent, se disputent. Au fil de la journée, le verger devient un théâtre d’émotions, où se jouent les rêves et les espoirs de chacun.

Bande annonce

Dossier de presse

Entretien avec Erige Sehiri

Quelle est la genèse de Sous les figues ?

Je collais des affiches sur les murs d’un lycée, pour un casting dans la région rurale du Nord-Ouest de la Tunisie – je voulais tourner un film sur des jeunes qui animent une radio – quand j’ai rencontré Fidé. J’ai eu un coup de cœur. Elle n’était pas spécialement intéressée par le casting, mais elle a fini par auditionner. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait pendant l’été. Elle m’a répondu qu’elle travaillait dans les champs, et m’a proposé de l’accompagner lors d’une journée de travail. Je suis donc allée voir ces femmes au labeur. À partir de là, j’ai décidé de changer complètement mon film ! Ces ouvrières agricoles m’ont émue. J’ai discuté avec elles de ce qu’elles vivent au quotidien, de leur manière de travailler, de leurs relations avec les hommes, du patriarcat : il y avait déjà tellement de matière ! Je tenais à donner un visage à ces travailleuses habituellement invisibles. Je me suis alors mise à écrire en écoutant en boucle L’Estaca, un chant contestataire né sous Franco. Dans sa version arabe tunisienne de Yesser Jradi, c’est un chant sur le labeur, l’amour et la liberté, que j’ai tout naturellement choisi comme musique pour le générique du film.

Pourquoi avez-vous choisi de montrer la cueillette des figues en particulier ?

Fidé récolte habituellement des cerises, des pommes ou des grenades. Mais mon père vient d’un village de cette région où la culture des figues occupe une place importante. J’ai grandi au rythme de ces cueillettes. J’ai observé mon père entretenir ses figuiers. J’ai écouté ses explications sur la fécondation, la pollinisation. C’est d’ailleurs en réalité une fleur et pas un fruit ! Et on ne mange que les figues d’arbres femelles ! Et si l’on ne fait pas attention, le lait qui s’écoule de la tige peut brûler les doigts. Il faut être très attentif à la manière dont on le cueille. C’est aussi un fruit très sensuel, fragile, mais aux feuilles robustes. Comme les personnages du film. Les figuiers sont de très beaux arbres. L’été, il fait vraiment chaud dans cette région, et l’on peut se cacher dessous : ils offrent un abri, un répit. Ils nous enveloppent mais nous étouffent aussi un peu. Je souhaitais construire visuellement l’idée que ces filles sont également étouffées dans leurs vies forcément étriquées par manque d’opportunités et dans un environnement familial conservateur.

Comment avez-vous eu cette idée de huis clos à ciel ouvert ? Quelles étaient les contraintes liées à un tel dispositif ?

Le huis clos à ciel ouvert s’est d’abord imposé car j’avais besoin de lumière. Et nous avions aussi des contraintes économiques. Elles m’ont poussée à réfléchir à un dispositif, et j’ai choisi d’être radicale en décidant de tourner en extérieur, en lumière naturelle, à une seule caméra, sans machinerie, dans un seul décor principal. Nous étions absolument dépendants de la nature et de la météo. Durant les premiers jours du tournage, il n’y avait pas encore de figues et nous guettions leur apparition avec le propriétaire du terrain. Une fois que la cueillette a commencé, nous redoutions lapluie qui ferait mûrir les figues plus vite.

Nous avons tenté de monter dans les figuiers pour avoir des plans différents, mais les branches pouvaient se casser et nous ne pouvions pas prendre ce risque, cela aurait été un énorme dommage pour le propriétaire. Le figuier est un arbre qui pousse lentement, ce qui le rend très précieux. Nous avons donc composé avec tout ce que la nature et les gens nous permettaient de faire. J’ai très vite intégré que ces contraintes allaient nous pousser à faire des choix. Nous avons tourné en août et en septembre, et la chaleur est suffocante entre 10 heures et 15 heures. Heureusement, les arbres nous protégeaient. Il fallait aussi faire attention car de vrais travailleurs récoltaient en même temps que nous tournions ; nous devions respecterleur travail. Même si nous étions très limités dans l’espace et que filmer sous les arbres réduit les possibilités de mise en scène, nous avions une sensation de liberté. On se déplaçait avec eux, dans une sorte de grande chorégraphie collective, en délimitant des périmètres.

Vous portez une réelle attention aux gestes de ces cueilleuses. Pourquoi ce choix du détail ?

Je pense que cette attention vient de mon parcours de documentariste et de mon intérêt pour la place du travail dans nos vies. Mais aussi de l’objet même de ce travail-là : on ne peut pas toucher les figues plusieurs fois, elles s’abîment très vite. C’est une cueillette à la fois précise et rapide, pas question de garder trop longtemps le fruit entre les doigts. J’ai filmé de longs moments de travail pendant lesquels les acteurs et actrices m’oubliaient. Et comme toutes ces filles travaillent réellement dans les champs, leurs gestes étaient naturels. Je n’avais rien à leur apprendre. Elles étaient peut-être parfois un peu trop délicates par rapport aux vrais travailleurs du verger, mais j’aimais l’élégance de leurs gestes.

Justement, comment avez-vous choisi vos interprètes ?

L’idée de travailler avec des acteurs et actrices non professionnel.le.s s’est imposée tout de suite dans cet environnement. Je voulais travailler avec des gens de la région, parlant le dialecte particulier de ce village d’origine berbère. On entend très peu cet accent dans le cinéma tunisien ou arabe, qui le raille d’ailleurs, car il peut sembler manquer de finesse. Je trouvais que c’était une façon de leur rendre hommage, de leur donner une voix. Il était inconcevable de faire imiter cet accent par des acteurs. D’autre part, nous avons encore très peu d’acteurs professionnels de cet âge-là dans cette région.

Comment le film s’est-il construit à partir de cette pluralité de personnages et de parcours ?

Je crois que dans ce film, tout était cueillette : les histoires, les parcours de vie, les lieux également car je suis allée visiter plusieurs champs de figuiers. Certains personnages sont arrivés alors que nous étions déjà en répétition. Le jeune garçon qui incarne Abdou (Abdelhak Mrabti), par exemple, est le dernier à avoir rejoint la distribution. J’allais cueillir des moments d’émotion par petites touches. J’apportais constamment des modifications aux scènes, dans les mots ou les intentions, tout était très organique et constamment en mouvement. J’ai discuté tout au long du tournage avec mes co-scénaristes Ghalya Lacroix et Peggy Hamann, et bien sûr ma directrice de la photographie Frida Marzouk.

Comment avez-vous travaillé avec vos interprètes pour trouver cet équilibre ?

Je ne leur ai jamais donné de dialogues écrits. Ils connaissaient simplement la trajectoire de leurs personnages et les relations qu’ils entretenaient les uns avec les autres dans la journée, ainsi que les intentions et structures des scènes. Après, ils improvisaient et je réécrivais. C’étaient leurs mots, leur façon de parler, cet accent que je comprends très bien puisque c’est celui de mon père. Parfois, ils allaient vers une interprétation un peu sensationnaliste, alors je tentais de tempérer. J’essayais de voir leurs réactions face à ce que je leur proposais. J’ai voulu changer le prénom d’Abdou, par exemple, mais je voyais que cela ne marchait pas. À l’inverse, certaines filles ont voulu changer le leur car elles avaient vraiment envie de jouer un rôle. Je m’adaptais à chaque personnalité selon ce qu’ils et elles avaient envie de donner, de montrer. L’idée des dix personnages vient du fait que j’aime les films choraux, il me semble qu’ils reproduisent la vie, non ? On a toujours plusieurs points de vue, surtout dans le milieu du travail. Et j’aime bien donner à voir comment chacun est lié aux autres. Ces jeunes filles habitent un territoire situé dans les terres et Abdou vient de Monastir, ville côtière et touristique plus permissive.

Souhaitiez-vous montrer une jeunesse tiraillée entre tradition et modernité ?

Je ne pense pas que ces jeunes filles soient tiraillées entre tradition et modernité, elles sont tellement modernes ! Ça ne se joue pas à ce niveau, pour moi, elles se rendent surtout compte de leur manque d’opportunités. Cet enfermement sous les arbres raconte qu’elles sont comme n’importe quelles filles dans le monde, sauf qu’elles n’ont pas les mêmes possibilités et perspectives. Quand Fidé demande à quoi ressemble la vie à Monastir, s’il y a des touristes, du travail, elle souligne cela. Dans cette région, les filles vont au lycée et dans les champs, c’est à peu près tout.

Est-ce pour souligner ce manque de perspectives que vous avez fait le choix de cadres très serrés sur les personnages qui les enferment dans cet écrin de verdure ?

Complètement. Il me semble que de beaux plans larges auraient rendu le film trop aéré et que je serais passée à côté de quelque chose d’important. Je voulais aussi restituer une sensualité à travers des actions minimalistes et au moyen de dialogues très réalistes. Même si le fait de travaille ravec des acteurs non professionnels m’obligeait à rester pudique – je nepouvais pas tout leur faire faire – je crois que ces plans serrés en disent parfois plus qu’un baiser. Les garçons disent que les filles sont trop conservatrices car elles portent le voile et ne veulent pas qu’on les touche.

Pourquoi avez-vous tenu à introduire ce point de vue masculin dans le récit ?

Je trouvais intéressant de leur donner la parole. On n’entend presque jamais les garçons arabes parler de ce manque d’amour et de contact physique, de sexualité, c’était important pour moi de donner une place à cette détresse. Sana voudrait que Firas soit plus conservateur, cela montre que ce sont aussi des envies de femmes, pas toujours imposées par le sexe opposé. Pour certaines, c’est leur vision de l’homme viril. Sana fantasme le couple religieux traditionnel, offrant sécurité et stabilité. Cela la rend touchante aussi. Sans que l’on connaisse leurs histoires familiales, les dialogues et gestes devaient nous éclairer sur la mentalité et les profils des personnages. De même, leurs manières de s’habiller et de porter le voile ou le foulard participent à cette caractérisation. Fidé, dont le voile tombe tout le temps, ne le porte pas comme Sana ou comme Melek par exemple. Il y a une diversité même dans la manière de porter le voile, ou le foulard.

Jeunes et vieux ne cohabitent pas dans le même espace.Vous montrez un contraste très fort entre ces corps usés par des années de labeur et une jeunesse pleine de vitalité et de désir…

Je voulais creuser cet écart générationnel. J’ai supprimé les âges intermédiaires. Les femmes plus âgées sont des miroirs pour ces jeunes filles qui entrevoient ce qu’elles pourraient devenir si elles continuent à manquer de perspectives. Elles sont saisonnières mais Leila qui surveille le verger, travaille dans les champs à l’année. Elle a été comme Fidé. Elle aussi a aimé. Ces femmes matures ont été animées par les mêmes rêves, mais elles évoluent dans un pays en pleine crise économique.Elles travaillent beaucoup et ne s’en sortent pas. Travailler l’été offre à cette jeunesse l’opportunité de faire des rencontres. L’ambivalence vient de là : le verger est un véritable espace de liberté pour les jeunes même si les personnages y sont enfermés. Je voulais montrer qu’elles savent s’emparer de ces moments de liberté. Quand les jeunes vont dansla crique, ils s’accordent un moment de détente alors que les femmes âgées restent dans le verger et attendent le chef pour reprendre letravail. Chaque moment de pause est essentiel car il coïncide avec des moments de camaraderie que j’aime voir dans la vie et au cinéma. C’est aussi pour cela que j’ai choisi des acteurs non professionnels. J’avais été émerveillée, pendant ma première journée dans le verger avec Fidé, par ces femmes qui savent instinctivement comment placer leurs corps, comment s’asseoir, comment poser leurs têtes. Elles connaissent la terre et savent comment s’y lover. Ce sont de vrais tableaux.

Le désir circule sous ces figuiers, dans quelle mesure le marivaudage vous a-t-il inspirée ?

Évidemment, j’ai lu Marivaux, mais en plus de son influence, je dois évoquer celle d’Abdellatif Kechiche. Ma co-scénariste et co-monteuse est aussi Ghalya Lacroix, qui a écrit et monté une partie de ses films. À l’époque, je me retrouvais tout à fait dans le film L’Esquive car j’ai grandi, comme les personnages, dans une banlieue française. Dans ce film, les jeunes répètent une pièce de Marivaux d’ailleurs ! Le marivaudage des quartiers fait écho à ce marivaudage de la campagne où se trouvent aussi mes origines.

Souhaitiez-vous montrer la fin de l’innocence ? On pense au personnage d’Abdou dont on découvre le drame familial et qui semble déjà entré dans l’âge adulte…

Ces jeunes gens ne sont plus dans l’innocence, ce ne sont plus des adolescents mais de jeunes adultes. En effet, il y a une blessure chez Abdou, liée au décès de ses parents, et au conflit qui l’oppose à son oncle. Il est tout jeune, mais à 17 ans il parle déjà d’héritage et du rapport à la terre. En revanche, Melek en est bien à la fin de l’innocence… Finalement,dans le film, les personnages sont comme les figues : on ne les cueille pas au même stade. Dans le même arbre, on va trouver des fruits mûrs et d’autres encore verts. Je voulais montrer des personnages à différents degrés de maturité, que ce soit dans leurs vies ou dans leurs relations.

Comment avez-vous travaillé le son et utilisé les différenteschansons qui circulent à des moments-clés du film ?

Les feuilles de figuiers sont très épaisses et produisent un son rude qui contrebalance la sensualité ambiante. J’aimais bien cette rugosité. Le son a été merveilleusement capté par l’ingénieur du son Aymen Laabidi, de manière à nous envelopper et à nous donner l’impression de passer la journée avec les jeunes filles, d’être sous les figuiers, d’entendre les oiseaux chanter, les feuilles bruisser. C’est aussi pour ça qu’il fallait une musique très épurée et le compositeur Amine Bouhafa l’a très bien saisi. La chanson que Leila interprète à la pause est en dialecte local. Cette chanson parle de l’amour, de la douleur, de la mère. C’est une chanson traditionnelle, dite «de pleureuses». On ne l’a pas montré mais dans cette scène, tous les acteurs (et même l’équipe technique) ont pleuré ; ceschants servent à cela, à libérer des souffrances, des non-dits. La chanson que les filles interprètent à la fin est un clin d’œil aux chansons populaires tunisiennes. Les paroles sont très drôles, et très coquines. D’ailleurs, elles en rient. Le vieux monsieur à l’arrière de la camionnette est gêné mais il sourit. Les paroles peuvent avoir des connotations sexuelles. On chante ce genre de chansons avant la nuit de noces. La musique est libératrice dans toutes les cultures ! Il était donc inutile de sous-titrer le morceau. Enfin, quand les filles se maquillent, on les entend fredonne rune chanson libanaise à la mode. Ce que j’aime chez ces filles, c’est qu’elles sont à la croisée de plusieurs cultures, elles ont une identité arabe multiple, et ça, ce n’est pas de la fiction.

Vouliez-vous dénoncer un système patriarcal qui expose les jeunes filles à toutes les formes d’emprise et de harcèlement ?

Je dénonce ce système sans juger les individus, finalement eux-mêmes prisonniers de leur propre violence. Dans ces champs, les viols sont courants. Dans mon film, j’ai été assez douce par rapport à la réalité, car je ne voulais pas diaboliser les hommes. Et je voulais tout suggérer, sans trop en montrer. Le chef, dont on comprend qu’il a repris le business de son père, se permet de cueillir les filles comme si elles étaient des fruits. L’agression dont Melek est victime n’est pas un événement. Melek est forte, tout comme Fidé qui va jusqu’à briser le silence au moment de la paye. Ce harcèlement qu’on imagine fréquent ne les empêche pas d’être libérées à la fin, de rire et d’être joyeuses parce que – et c’est là toute la tragédie – c’est le quotidien de ces jeunes filles. Les travailleurs des champs sont majoritairement des femmes, elles sont sous-payées, elles n’ont pas de sécurité sociale, et sont souvent transportées comme du bétail. Mais elles chantent ensemble à la fin d’une journée de travail.

Leila, qui dénonce les voleurs au patron, représente-t-elle à une plus grande échelle la société tunisienne, marquée par la surveillance et la délation ?

Bien sûr ! Tous nos mécanismes sont liés à la dictature. La délation est ancrée dans la société tunisienne, bien que mon film se situe après la Révolution, à l’heure des réseaux sociaux. La scène de paye est celle des règlements de comptes. Melek, avec beaucoup de dignité, refuse les 20 dinars supplémentaires que lui offre son patron. Leila est une femme très digne aussi mais elle a grandi avec la délation. Elle ne s’en cache pas, elle le revendique et exige même d’être payée pour cela. J’aimais bien l’idée que l’on se dise que Leila avait vu le couple de voleurs. Elle sait tout ce qui se passe dans le verger mais elle ne balance pas Sana, la voleuse insoupçonnable, pleine de valeurs. Il n’y a que Firas qui paie. Leila protège tout de même les filles. À l’image de la société tunisienne,elle est ambivalente.

Les rivalités s’estompent entre les jeunes filles, liées par un sort commun et qui se solidarisent à la fin. Pourquoi ce mouvement ?

Cette solidarité m’importait plus que tout. Quels que soient les événements, elles sont ensemble. Sœurs, cousines, amies ou tout à la fois, j’ai voulu qu’un lien fort existe entre elles. La question de l’amour et des hommes ne devait pas être un drame. Le plus important est cet amour qui les unit. Elles survivent parce qu’elles sont ensemble. Après leur journée de travail, elles se font belles car elles ne veulent pas ressembler tout le temps à des travailleuses agricoles. C’est leur façon à elles dese libérer de leur condition sociale. Le statut d’ouvrière s’évanouit au profit de celui de femme. En les sortant d’une condition sociale qui les emprisonne, je voulais leur rendre leur dignité et leur grâce.

J’suis pas malheureuse

Centre socio-culturel Cerise, 46 rue Montorgueil, Paris 2e

« Depuis ma sortie du lycée il y a cinq ans, je filme au quotidien mon petit groupe de copines. Devant ma caméra, les filles racontent spontanément leurs amours, la vie sexuelle, mais aussi la famille, les études et l’entrée pas à pas dans le monde des adultes. Avec sa part d’inconnu et d’incertitude. Ce film évoque ma jeunesse à Argenteuil. Et comment nous grandissons ensemble, toujours soudées »

Tënk

Le film est bâti par grands blocs de paroles, des incursions vives, et libres, dans la vie de jeunes femmes traversées de sentiments mêlés qui sont autant de présences au monde.
Au 1er tiers, Laïs Decaster nous dit : « J’essaye de mieux tenir ma camera […] Avec elles, je sais que je peux être moi-même, je n’ai aucune honte. Et quand on n’a pas de honte, on a peur de rien. Ou en tout cas on a moins peur. On a moins peur d’échouer, on a moins peur d’être mal aimée. On a moins peur de faire un film. »

On voit la belle force qu’octroie l’amitié.

On assiste à la formation d’une cinéaste.

À la fin, malgré la joie de la danse et de la musique, il y a quelque chose d’à la fois douloureux et généreux dans le mouvement de la caméra : pour capturer le cours de la fête, Laïs Decaster doit quitter ses amies. Après 5 ans d’images, un arrachement et une restitution, pour clore cette traversée des sentiments.

Jimmy Deniziot
Pré-sélectionneur pour les États généraux du film documentaire – Lussas

Mediapart

J’suis pas malheureuse passe par les codes du portrait de jeune fille et s’attarde sur les chambres, les séances de coiffure… toute cette vie d’intérieurs d’autant plus rassurants que les amies s’y retrouvent, toutes serrées les unes contre les autres. Mais le film s’attache aussi à montrer les extérieurs de cette banlieue ordinaire qu’est Argenteuil – avec sa butte et la vue surplombante de Paris – où chacune grandit avec ses joies et ses peines.

La proximité de la réalisatrice avec ses personnages lui permet de nous offrir un portrait très intime, qui fonctionne, grâce au temps long de son tournage, comme un film de famille (même s’il s’agit d’une famille d’élection). Mais elle donne aussi plus largement à voir une image mouvante d’une jeunesse d’aujourd’hui, crue, drôle et surtout émouvante. 

Le Blog documentaire

Le Blog documentaire : Vous filmiez vos amies depuis plusieurs années quand vous avez décidé de tirer un documentaire de vos rushs… Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?

Laïs Decaster : J’avais effectivement accumulé beaucoup d’images pendant plusieurs années, sans savoir si j’allais en faire quelque chose. Mais ces images me restaient en tête. La liberté qu’avaient mes amies pour parler me semblait importante, je savais que je voulais en faire quelque chose mais je ne savais pas vraiment par quoi commencer.

La première chose qui a motivé cette décision a été la découverte d’un documentaire italien au festival de Lussas intitulé D’amor si vive, de Silvano Agosti. Dans ce documentaire, le réalisateur filme en gros plan, un à un, sept personnes : un enfant, une mère, un transsexuel, un travesti, une prostituée, etc. Chacun répond à sa façon aux questions du réalisateur, des questions précises et très intimes. Ces sept personnages m’ont touchée, leurs paroles, leurs discours sur la vie sont tellement forts et si humains qu’on est captivé par leurs récits de vie. Quand j’ai découvert ce film, j’ai tout de suite voulu continuer à tourner davantage.

J’avais commencé à filmer juste après le bac quand je rentrais à l’Université de Paris 8 en cinéma. En fin de licence, je me suis retrouvée avec de nombreuses heures de rushes, des images très diverses. Car même si nous étions un petit groupe, je ne filmais pas toujours les mêmes filles, je ne suivais pas toutes les histoires. Je n’avais pas de fil conducteur.

Je suis rentrée en master réalisation avec ce projet. C’est là que j’ai vraiment décidé que ces images allaient devenir mon film de fin d’études. J’étais suivie par Claire Simon qui m’a beaucoup aidée à retravailler mes intentions. Elle m’a conseillé pour le cadre, le son, puis pour prendre du recul et affiner le montage final.

Racontez-nous comment vous vous êtes débrouillée de toute cette matière… Par quel bout commencer le montage, en somme ? Avec quelles intentions ? Qu’est-ce qui a guidé votre écriture ?

Les heures de rushes se faisaient de plus en plus nombreuses. Pour prendre du recul sur ce que je filmais, je triais régulièrement mes images. Je créais d’avance de longues séquences sur mon logiciel de montage où je gardais tout ce qui pouvait être intéressant. C’était très instinctif, je gardais ce qui me plaisait, les moments qui me touchaient particulièrement. Je ne peux pas expliquer exactement comment j’ai fait ces choix. Je savais que je ne pouvais pas retranscrire une histoire narrative où l’on suivrait chaque fille.

Ce qui a conduit réellement le montage, ce sont les moments de vie. Puis, avec Claire Simon, nous avons réfléchi à une voix-off. Cela permettait de m’inscrire dans le film, je n’y avais pas pensé au début. Mais il paraissait nécessaire que j’explique pourquoi j’étais là avec ma caméra, pourquoi filmer me paraissait nécessaire à ce moment de ma vie. J’ai compris que je grandissais avec ce film, avec les images. Je nous voyais grandir. C’est un film très nostalgique finalement. Je regardais mes copines et savais que c’était notre jeunesse que je voyais se dérouler devant mes yeux. Mais ça, j’en ai pris conscience que plus tard, quand il a fallu prendre du recul sur le film et construire le montage. Je ne me posais aucune question sur ma propre vie quand je tournais, c’était mes amies avant tout que je voulais filmer. C’est dans les dernières années de réalisation que j’ai compris que j’étais directement concernée par ce que je filmais.

On sent que votre position change tout au long du film. Vous vous affirmez davantage derrière la caméra, la manière de cadrer évolue… C’était conscient, assumé ? Ou est-ce que vous vous êtes simplement laissée porter par le naturel ?

J’ai toujours été portée par le naturel globalement. Je ne savais jamais vraiment ce que mes copines allaient raconter, ce qui allait se passer. Mais comme je regardais beaucoup mes images au montage en même temps que je continuais à filmer, cela me permettait de prendre conscience de certaines erreurs : ne pas couper la parole, laisser des silences pour qu’elles reprennent toutes seules ce qu’elles avaient à dire par exemple. Ne pas trop bouger le cadre, aussi…

Et je pensais également beaucoup aux décors. Par exemple, pour la scène de coiffure dans la chambre, j’avais repéré ce mur rouge et les photos, je trouvais que cela racontait beaucoup de choses.

La « butte » aussi, le lieu où il y a une vue sur Paris. C’est un endroit que je voulais toujours filmer. Je le trouvais très représentatif : c’est un espace où l’on se retrouve tout le temps, il est beau, on voit Paris au loin et en même temps c’est l’un des seuls lieux extérieurs où on peut se retrouver dans nos villes de banlieue. Il n’y a pas vraiment d’endroit où l’on peut se retrouver en dehors de chez nous. Et il surplombe Paris, comme si nous étions au-dessus, comme dans une bulle où rien ne nous fait peur et où nous pouvons parler de tout.

La dernière séquence à vélo et la danse à Paris, ce n’était pas non plus du hasard. Nous avions déjà fait ces sorties pendant l’été et j’avais repéré les lieux, je savais un peu comment je voulais filmer. J’imaginais comment elles allaient danser, j’étais presque sûre que ce serait la dernière image du film.

On se demande évidemment si vous continuez à filmer vos amies… On aurait envie de voir la suite ! C’est précieux ce travail du temps en documentaire, qui permet d’apprécier les trajectoires humaines sur le très long terme, un peu comme à la manière de la Up Series de Michael Apted… Mais peut-être avez-vous d‘autres projets ?

Pour l’instant, je ne les filme plus. Avoir toujours sa caméra avec soi, c’est aussi être un peu en dehors du groupe. Je ne participe pas aux conversations de la même façon, je les laisse s’exprimer davantage. Je crois qu’elles comme moi avons besoin de nous retrouver sans ma caméra, sans un objet au milieu de nous qui me place naturellement à un autre endroit.

Mais c’est vrai qu’à chaque moment passé avec elles, ce qu’on vit est tellement fort et souvent drôle que je me dis que ça pourrait être un film. J’admire toujours autant leur façon de se comporter en société. Et quand je suis avec elles, je me sens vraiment moi-même.

Je crois que c’est très précieux aussi de vivre sans sa caméra. Ce qui me donne envie de filmer c’est aussi d’avoir mes propres émotions, sans conscientiser tout ce qui se passe.

D’ailleurs, je ne suis pas sûre de vouloir faire des films toute ma vie. Je veux filmer si quelque chose me donne envie, si je pense nécessaire de filmer. Je ne peux pas dire si j’aurais toujours le désir de filmer. Je ne veux pas essayer de faire un film juste pour faire un film, juste pour avoir un autre projet. Je crois que ça se sent toujours quand un film est forcé.

Cet été je filmerais peut-être ma petite sœur (qui apparaît un peu dans J’suis pas malheureuse, la petite blonde). Elle a aussi une personnalité bien à elle. Je la filmerai peut-être entourée de ses copines avec lesquelles elle joue au foot. Il y a aussi la coupe du monde de foot féminin qu’elles vont suivre. Mais je ne sais pas ce que cela va donner.

Peut-être qu’un jour, je reprendrais ma caméra pour filmer mes copines à nouveau. Mais je ne veux pas trop y penser et prévoir ces choses-là. On verra si à un autre moment de ma vie je trouve nécessaire de reprendre ma caméra auprès d’elles. Pour l’instant, nous sommes heureuses que le film soit terminé comme ça et nous continuons nos vies tranquillement, toujours toutes ensemble.

https://www.lesyeuxdoc.fr/film/1209/jsuis-pas-malheureuse

Depuis son arrivée à l’université Paris-8 Saint Denis, Laïs Decaster a pris l’habitude de filmer le petit groupe de copines, toutes issues d’Argenteuil, en banlieue parisienne, dont elle partage le quotidien.

« En fin de licence, je me suis retrouvée avec de nombreuses heures de rushes, des images très diverses. Car même si nous étions un petit groupe, je ne filmais pas toujours les mêmes filles, je ne suivais pas toutes les histoires. Je n’avais pas de fil conducteur. »

« Je suis rentrée en master réalisation avec ce projet. C’est là que j’ai vraiment décidé que ces images allaient devenir mon film de fin d’études. J’étais suivie par Claire Simon qui m’a beaucoup aidée à retravailler mes intentions. Elle m’a conseillé pour le cadre, le son, puis pour prendre du recul et affiner le montage final. »

« Ce qui a conduit réellement le montage, ce sont les moments de vie. Puis, avec Claire Simon, nous avons réfléchi à une voix-off. Cela permettait de m’inscrire dans le film, je n’y avais pas pensé au début. Mais il paraissait nécessaire que j’explique pourquoi j’étais là avec ma caméra, pourquoi filmer me paraissait nécessaire à ce moment de ma vie. J’ai compris que je grandissais avec ce film, avec les images. Je nous voyais grandir. C’est un film très nostalgique finalement. Je regardais mes copines et savais que c’était notre jeunesse que je voyais se dérouler devant mes yeux. Je ne me posais aucune question sur ma propre vie quand je tournais, c’était mes amies avant tout que je voulais filmer. C’est dans les dernières années de réalisation que j’ai compris que j’étais directement concernée par ce que je filmais. »

Car wash
de Laïs Decaster

France – 2024 – 12’
« Ma sœur Auréa nettoie avec soin sa voiture dans une station-service. Elle me raconte pourquoi elle l’aime tant, comment elle impressionne ses copines au volant, mais aussi comment elle l’utilise comme outil de drague… » (Laïs Decaster)

Tënk

« Toi, t’as pas payé une voiture avec ton argent. Et quand t’as payé ta voiture, crois-moi t’en prends soin ! » Laïs filme sa sœur en action. Entre elles, le langage est direct. Et de toute façon, Auréa est du genre cash : sa belle voiture, elle y tient ! On sourit d’abord de l’énergie qu’elle met à la laver, à l’aspirer, à la faire briller. Puis, on comprend que sa Volkswagen noire, c’est un peu la seule chose à soi quand on habite encore chez ses parent. Et là, on rigole moins. Douze minutes chrono pour se mettre dans la peau d’une jeune femme qui aime le foot et sa bagnole. Mais qui aimerait surtout se caser. C’est-à-dire trouver un mec, trouver un job. Ou pourquoi pas une meuf. En tout cas, un CDI et pas un truc en auto-entrepreneur. Douze minutes qui en disent long sur l’envie d’indépendance d’une génération, ses aspirations, son réalisme aussi. Sur notre époque donc. 

Éva Tourrent
Responsable artistique de Tënk

MES VOIX

Centre socio-culturel Cerise, 46 rue Montorgueil, Paris 2e


Anissa aime sa grand-mère Takia d’un amour passionné, sans limites. Takia est de plus en plus fatiguée. Son monde s’est réduit aux quatre murs de son salon. Anissa voudrait arrêter le temps. Être pour toujours la petite fille adorée de sa grand-mère. Mais elle va devoir s’inventer une place à elle.

Tënk

Dans le salon baigné de soleil de Takia, elles mangent des fraises enroulées de chantilly. Dans cette image à la douceur enfantine vibrante, l’étau se resserre autour d’Anissa. C’est à propos d’un homme. Sa grand-mère lui parle de mariage, du temps qui passe. Anissa tente de dire quelque chose, puis soupire. Pour reprendre son souffle ? Pour contester ? Parce qu’elle a cédé ? Takia lui a dit qu’elle faisait comme elle voulait, comme un reproche ou comme une acceptation, ce n’est pas complètement évident non plus. Anissa réalisera le rêve de sa grand-mère et son chemin dans ce film nous renvoie à la complexité de la modernité qui se conjugue dans un temps bien à soi. Anissa prend une part du poids que porte sa grand-mère, continue de jouer au théâtre et la remercie pour le goût de sa mahjouba qui ne la quittera pas.

 

LE FILS

Centre socio-culturel Cerise, 46 rue Montorgueil, Paris 2e


Sur une plage du sud de l’île, Raphaël, un enfant haïtien abandonné à la naissance, est élevé dans le plus grand dénuement par une sexagénaire blanche. Elle a tout quitté quand on le lui a confié et lutte depuis dix ans pour devenir sa mère légale. Dans un Haïti tourmenté, entre amour et orages, Diane perd pied, et Raphaël construit sa vie.

Bande-annonce

Alors qu’il arpente le littoral haïtien à la recherche d’un nouvel horizon cinématographique, le réalisateur Jérôme Clément-Wilz entend au loin des pêcheurs s’étonner de sa ressemblance avec « la Blanche de la plage ». Curieux, il cherche où habite cette mystérieuse femme et finit par toquer à sa porte. « Elle m’ouvrit et, sans même me dire bonjour, chuchota : “L’enfant dort, miracle”, sans que je sache de qui elle parlait, retrace le documentariste. Je l’ai retrouvée sur le rivage pour discuter, elle m’a raconté son histoire et celle de son fils adoptif, Raphaël. Il y eut soudain comme une évidence à mettre ce récit en images. »

Dans un quartier pauvre de Jacmel, dans le sud de l’île, la vie de Diane se métamorphose un matin de janvier 2007, quand un prématuré abandonné à la naissance se retrouve sous sa protection. La Canadienne aujourd’hui sexagénaire détaille au visiteur nocturne l’arrivée dans sa vie de ce petit être malingre, la volonté de rentrer dans son pays natal pour fuir la misère de Haïti, et l’illégalité de cette adoption aux yeux des institutions publiques.

Des vies à la marge

Les films de Jérôme Clément-Wilz se situent souvent dans des vies à la marge. « Je considère que les minorités sont la majorité, que chaque vie est hors norme à certains endroits. » C’est ainsi qu’il passe plusieurs années aux côtés de l’expatriée et de sa pupille, à suivre le combat pour la reconnaissance administrative de leur famille mais aussi l’évolution de leur relation. « J’ai tout simplement filmé un enfant qui grandit », résume-t-il. Et ce petit garçon, débrouillard et joyeux, est étonnant de candeur. Conscient de sa situation de « sans nom », des ragots du voisinage et de la folie bureaucratique des adultes, il trace sa route au milieu du tourbillon. « Quand j’ai commencé le tournage, j’ai tout de suite su que Raphaël me parlerait avec ses gestes plus qu’avec des mots. Et que je devais me rendre totalement disponible en tant que réalisateur, pour accueillir la force et la fulgurance poétique de ce qu’il est. »

En montrant le quotidien, les petites choses qui tissent au fil du temps un lien indéfectible, le documentaire interroge sur ce qui fait famille. « Plus qu’un récit sur l’adoption, c’est avant tout un film sur la relation d’une mère et de son fils. J’ai voulu capter l’étincelle qui peut surgir à tout instant, et être capable de danser avec la vie qui est en train de bouillonner face à moi. » Et soudain, devant sa caméra, cette famille-là apparaît comme une certitude. Belle et de guingois.

Les Inrocks

https://www.lesinrocks.com/cinema/le-fils-de-jerome-clement-wilz-le-recit-poignant-dune-adoption-sous-tension-a-haiti-631710-14-10-2024/

Avec “Le Fils”, Jérôme Clément-Wilz réalise le portrait d’une femme canadienne en Haïti, en lutte pour faire valoir son statut de mère adoptive. Un beau portrait déchirant complexifié par la question coloniale, que le film a l’intelligence de regarder frontalement.

Quelque part en Haïti, dans une bicoque plantée au bord de la mer, Raphaël, petit garçon d’une dizaine d’années, vit avec Diane. La Canadienne de 60 ans dit avoir seulement rempli son devoir en secourant ce nouveau-né, que sa mère biologique lui a confié un jour de janvier 2006. Plus tard dans le film, elle interprètera leur rencontre comme le signe d’une providence, le motif d’une consolation pour celle qui n’a pas vu ses deux autres enfants restés au Canada, depuis des années.

Tout ceci, elle le raconte, face caméra, ses yeux plantés dans les nôtres et dans ceux du réalisateur, Jérôme Clément-Wilz. Comme dans Être cheval, son précédent film – beau portrait documentaire sur un adepte du pony play –, sa présence et celle de sa caméra sont rapidement verbalisées, comme pour signifier un accord avec celles et ceux qu’il filme.

Cinq années de tournage

Dans une séquence de cette chronique quotidienne, sensible aux rituels et à la complicité entre Raphaël et Diane et étalée sur cinq années de tournage, on voit le garçon assis au bord de l’eau, découper des images dans un magazine. Sur l’une des vignettes apparaît le slogan “Réveillez-vous !” La consigne résonne étrangement avec le film et son action révélatrice. Alors que Diane se bat pour rentrer au Canada avec Raphaël, et pour faire reconnaître administrativement leur lien, le gouvernement haïtien regarde d’un œil suspicieux cette femme blanche qui a recueilli un enfant noir.

Le Fils a alors cette qualité d’écoute et de regard suffisante pour mettre en lumière cette discorde si complexe qui entremêle affects, sentiments et histoires coloniales. Il enregistre à mesure qu’il avance la chute progressive de Diane, qui perd des forces quand la lutte, elle, s’intensifie.

“Un réalisateur est venu à la maison”

Si Le Fils est aussi émouvant, c’est parce que le déchirement provoqué a à voir avec l’inéluctable des tragédies et de leurs issues impossibles. Au début, Diane, au téléphone avec son avocat, lui raconte qu’il vient de lui arriver quelque chose “d’extraordinaire” : “Un réalisateur est venu à la maison pour filmer mon histoire, il m’est tombé dessus comme un cheveu sur la soupe.”

Le miracle qu’accomplit le film est de nous donner cette sensation troublante que parfois le cinéma documentaire recèle aussi cette idée : peut-être que Diane et Raphaël attendaient autant Jérôme que lui ne les espérait.

Fipadoc – Podcast Raconter le réel

Interview du réalisateur

 

LES FEUILLES MORTES

Deux personnes solitaires se rencontrent par hasard une nuit à Helsinki et chacun tente de trouver en l’autre son premier, unique et dernier amour. Mais la vie a tendance à mettre des obstacles sur la route de ceux qui cherchent le bonheur.

Bande-annonce

Note d’intention du cinéaste

« Même si j’ai acquis aujourd’hui une notoriété douteuse grâce à des films plutôt violents et inutiles, mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre, en la nature et dans tout ce qui est vivant ou mort et qui le mérite. »

https://sofilm.fr/feuilles-mortes-kaurismaki/

C’est un film qui n’aurait pas dû exister. En 2017, le réalisateur finlandais avait annoncé son intention d’arrêter le cinéma : « Je suis fatigué, je veux commencer à vivre. Enfin. » Qu’est-ce qui pousse un homme aussi tranché à revenir sur une telle décision ? Réponse étonnante : une frontière. Celle qui sépare la fragile Finlande de la puissante Russie et de l’autocrate sanguinaire à sa tête. Poutine, inspirateur malgré lui du film le plus doux et le plus mélodieux d’Aki Kaurismäki ? « Mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité et l’espoir en l’autre. » Que peut un poète contre l’angoisse du bruit des bottes ? Sûrement pas appeler à prendre les armes. Imitant son héroïne Ansa qui, écœurée d’entendre l’affolante litanie des catastrophes militaires et humaines, bascule sa radio sur des ondes plus musicales, Kaurismäki propose de changer d’air. Comme réponse à la guerre, il suggère tout simplement… de tomber amoureux.