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Auteur/autrice : Marie-Sylvie Riviere

La mère de tous les mensonges

Casablanca. La jeune cinéaste Asmae El Moudir cherche à démêler les mensonges qui se transmettent dans sa famille. Grâce à une maquette du quartier de son enfance et à des figurines de chacun de ses proches, elle rejoue sa propre histoire.C’est alors que les blessures de tout un peuple émergent et que l’Histoire oubliée du Maroc se révèle.

BANDE-ANNONCE

DOSSIER DE PRESSE

LA MAISON

Les souvenirs de la maison de mon enfance à Casablanca suscitent en moi des émotions fortes. Je ressens un mélange de sons puissants : le marteau de mon père qui abat les murs du quartier, la télévision qui diffuse les discours du roi Hassan II, la musique de Nass El Ghiwane à la radio, le bruit des casseroles dans la cuisine pour le couscous du vendredi. Si je me concentre encore plus, ces souvenirs deviennent visuels et je vois les visages de mes parents, de ma grand-mère, notre porte bleue, la photo du roi sur le mur et plus particulièrement, je me souviens très clairement d’une photo de moi enfant. La seule que j’avais. Une photo que ma mère m’avait donnée pour me rassurer, sans jamais y parvenir. J’étais convaincue de ne pas figurer sur cette photo et que ma mère m’avait menti.

LA PHOTO (MANQUANTE)

J’avais douze ans. Mon amie Raja me montrait ses photos de vacances à Tanger lorsque j’ai réalisé que je n’avais aucune photo de moi enfant. J’étais fascinée par l’imagerie qui débordait de l’album photo de mon amie. J’aimais me perdre dans ces albums et me raconter toutes sortes d’histoires romanesques.Lorsque j’ai demandé à ma mère mes propres photos d’enfance, la seule qu’elle m’ait finalement donnée était celle d’une autre petite fille. Ce mensonge, souvenir sensible de mon adolescence, a été notre premier grand conflit. Après de nombreuses disputes, elle m’a finalement révélé son secret.Ma grand-mère, figure d’autorité et cheffe de famille, a toujours refusé toute représentation humaine à l’intérieur de la maison, prétextant que c’était interdit par notre religion. En réalité, la raison de son rejet des photos était plus profonde, beaucoup plus personnelle et douloureuse, comme je l’ai découvert au cours du tournage. Des images interdites.

LA REPRÉSENTATION FAMILIALE, NATIONALE

Au début de mon projet, ma grand-mère a refusé d’être filmée. Une fois de plus, la question de la représentation se posait. Cela m’a amenée à m’interroger sur le rapport de chaque membre de ma famille à l’image : le mien, celui de ma mère, de ma grand-mère, mais surtout celui de mon pays qui, semble-t-il, préférait effacer les images de son propre passé, comme celles des émeutes du pain.Après quelques années à l’étranger, je suis retournée dans la maison familiale et dans le quartier de Casablanca où j’ai grandi, pour aider mes parents à déménager. Quitter ce quartier chargé d’histoire pour aller vivre loin du centre-ville était un nouveau départ pour mes parents. C’était aussi un bon moyen pour moi d’introduire mon appareil photo dans la maison et de les interroger sur la mystérieuse photo de mon enfance afin de découvrir la vérité qui s’y cachait.Lors d’une de mes visites, j’ai vu à la télévision l’inauguration d’un cimetière non loin de chez nous, dédié aux victimes des émeutes du pain de 1981. J’avais déjà vingt-cinq ans et découvrais pour la première fois cet événement complètement oublié de l’histoire de mon pays.Les violentes émeutes du pain avaient eu lieu trente-huit ans auparavant, non seulement dans ma ville, mais au milieu de mon quartier et dans ma famille.Une seule photo du jour des émeutes du pain a survécu à toutes ces années : une photo en noir et blanc de personnes mortes dans une rue. Toutes les autres ont été détruites. Il n’y a pas d’archives nationales au Maroc. Pour remédier à ce manque d’images, j’ai décidé de réaliser un film sur la mémoire d’un quartier à travers des événements personnels (les souvenirs de mes voisins) et des événements historiques (les souvenirs de mon pays). La photo de mon enfance était le point de départ idéal pour explorer les secrets de famille et les mensonges afin de faire émerger les mémoires enfouies de mon pays.

L’IMPORTANCE DES SOUVENIRS

Cette découverte m’a rappelé un autre souvenir : ma mère me racontant le jour le plus traumatisant de sa vie. Un samedi matin, les balles de l’armée ont sifflé dans le quartier et ont failli lui coûter la vie, ainsi qu’à mon frère aîné, Ahmed. C’était le jour des émeutes du pain. Pourquoi ne me l’avait-elle jamais raconté ? Cela m’a encouragée à chercher les mensonges et les omissions, la perte de mémoire.En regardant ce même journal télévisé, j’ai été émue par les portraits des victimes brandis par leurs proches, particulièrement le portrait en noir et blanc d’une jeune fille tenue à deux mains par une femme au visage triste. La jeune fille sur la photo avait de longs cheveux noirs, un visage fin, des yeux noirs et une expression sérieuse. Elle s’appelait Fatima. Elle avait douze ans et elle est morte le 20 juin 1981, dans les rues mêmes où j’ai joué avec insouciance pendant mon enfance. Lorsque j’ai appris que le corps de Fatima n’avait jamais été retrouvé, j’ai immédiatement repensé à cette précieuse photo d’elle, si importante pour sa famille. C’était comme se voir dans un miroir inversé : j’ai un corps vivant mais pas de photo pour documenter mon enfance, et sa famille n’a pas de corps mais elle a une photo précieuse à laquelle elle peut se raccrocher.

LES ÉMEUTES DU PAIN, LES CHOUHADA KOUMIRA

Le 20 juin 1981 à Casablanca, pendant les « Années de plomb », un soulèvement populaire connu sous le nom d’émeutes du pain secoue les murs de la ville. Des hommes et des femmes issus des quartiers les plus défavorisés manifestent contre l’augmentation injuste du prix de la farine. Ces augmentations, imposées par le gouvernement, ont poussé les principaux syndicats à lancer un appel à la grève nationale. Des milliers de personnes ont répondu à cet appel et sont descendues dans la rue, principalement dans les quartiers défavorisés. Les manifestations se sont rapidement transformées en émeutes et ont été violemment réprimées par les forces de police, qui ont tiré sur les manifestants. À l’époque, les autorités font état de 66 morts, mais selon les syndicats, il y aurait eu plus de 600 victimes, voire plus d’un millier selon les partis de gauche CDT et USFP. À l’issue de ces combats inégaux, les corps ont été emportés par les forces militaires afin d’éviter les enterrements publics et d’autres manifestations potentielles. Les militaires sont même entrés dans les maisons pour chercher les corps qui avaient été cachés par les familles. L’idée était d’effacer le plus rapidement possible toute trace des émeutes et d’empêcher la diffusion de toute information qui contredirait la ligne officielle.

LE DISPOSITIF

Je devais compenser l’absence d’archives visuelles. Pour reconstruire en partie les souvenirs, j’ai créé une réplique miniature de notre quartier et de notre maison. C’était une façon de reconstituer librement les faits à travers les souvenirs de chacun d’entre nous. Mon histoire est faite des souvenirs de la petite fille que j’étais et des souvenirs racontés par mes parents et ma grand-mère. Mon père, maçon, a construit de nombreuses maisons à Casablanca et dans d’autres villes. J’ai voulu qu’il construise les miniatures de notre maison et de notre quartier, où il avait toujours vécu. Il a conçu la structure de ces petits décors avec les mêmes matériaux que ceux qu’il utilisait pour construire nos maisons (ciment et briques). J’ai ensuite travaillé avec un décorateur pour rendre ces miniatures aussi réalistes que possible, afin que l’on puisse reconnaître la maison dans laquelle nous avons tous vécu.Avec les miniatures, j’ai montré la vie quotidienne dans notre maison, la vie dans le quartier, et la structure du pouvoir à l’intérieur du foyer. Elles rassemblent tous les fils de l’histoire, des moments clés qui relient nos vies personnelles à l’histoire du pays. Mon père me dit souvent qu’en 1981, il construisait des murs dans les maisons des officiers de l’armée et qu’à l’époque, il n’avait pas de conscience politique. Aujourd’hui, avec un peu de recul, il comprend mieux les événements qu’il a vécus à l’époque. C’est avec cette nouvelle conscience qu’il a construit le quartier miniature.Ma voix, parfois adulte, parfois enfant, est devenue un élément clé du film. Mes questions et souvenirs fantasmés – entre fiction et réalité, entre vérité et mensonge – montrent à quel point il est difficile de construire son identité lorsque tous ses souvenirs ne sont pas fiables. Je passe d’une pièce à l’autre, d’une histoire à l’autre, par association d’idées et d’objets.En fonction des personnages, je mets en avant différentes histoires et j’observe les réactions. Les crises apparaissent de manière inattendue, grâce à des situations de la vie quotidienne plus qu’à un fil chronologique précis.Je n’essaie pas de documenter la véritable histoire de ma famille, mais de faire un film sur la multiplicité des points de vue et la pluralité des interprétations qui existent au sein d’un même foyer, non seulement dans l’intérêt de l’histoire familiale, mais aussi dans celui de l’histoire nationale.

LE DÉCOR

J’ai essayé de donner à chaque scène plusieurs couches de lecture et de compréhension. Les objets du film ne sont pas placés au hasard. On découvre peu à peu leur signification car ils reviennent discrètement comme des leitmotivs. Ces objets ont donné du rythme et m’ont permis de reconstruire les puzzles familiaux et nationaux. J’ai joué avec les fils de l’histoire à travers ces objets dont les premiers furent les photographies : la mienne, celles de Fatima, des émeutes du pain, etc.Les images sont comme des reliques du passé qui reposent dans un album bien tenu, dans un journal ou sur le mur, comme le roi dans le salon de ma famille.J’ai également voulu utiliser, comme élément récurrent du film, le décor typique des studios photo marocains : une gigantesque image d’Hawaï. Les Marocains associent Hawaï à la félicité. Je voulais montrer l’ironie de cette quête irréaliste de félicité dans notre société. Cet arrière-plan hawaïen est utilisé à plusieurs reprises, incarnant les moments de recherche de la vérité. Il est également celui de ma première photo.

LES FIGURINES : MIROIR DES SOUVENIRS

Comment pouvons-nous essayer de reconstruire le passé si nous n’avons pas d’archives pour le documenter ? La mise en scène, l’animation et la personnification de figurines à la place de personnages est un choix esthétique qui a servi de pont entre l’intime et le politique. Le choix de figurines pour documenter ce qui manque a eu de sérieuses implications sur les questions cinématographiques de distanciation et d’expressivité, impliquant des mouvements de caméra sur des installations artificielles qui s’apparentent à des décors réels (notamment des travellings, des gros plans, etc.).Face au manque d’archive, la vérité a été reconstruite à l’aide d’argile, de tissus, de bois et de peinture. La création de ces miniatures a été réalisée en partie par l’un des personnages principaux du film : mon père, Mohammed El Moudir, le maçon-carreleur le plus populaire de la médina de Casablanca dans les années 60. Ayant construit la plupart des murs et des maisons du quartier, il s’est attelé à reproduire le quartier et la maison El Moudir, cette fois avec plus de conscience.Les costumes des figurines ont été réalisés par un autre personnage important, ma mère Ouarda.

ASMAE EL MOUDIR

Asmae El Moudir est une réalisatrice, scénariste et productrice marocaine qui vit entre Paris et Rabat. Elle a étudié à La Fémis et est titulaire d’un master en production de l’Institut supérieur de l’information et de la communication de Rabat. Asmae a réalisé de nombreux documentaires présentés dans les Festivals du monde entier, et distingués par d’importants prix nationaux et internationaux.Après plusieurs courts métrages, elle réalise le moyen métrage documentaire The Postcard en 2020. La mère de tous les mensonges est son premier long métrage. Le film est sélectionné à Un Certain Regard (Cannes 2023) où il remporte le Prix de la Mise en scène et L’Œil d’or.

 

L’Atalante

Juliette, la jeune femme d’un marinier, fatiguée de sa vie monotone sur la péniche l’Atalante, se laisse un jour attirer par les artifices de la ville, laissant son mari dans un profond désespoir. Mais cruellement déçue, elle revient à lui et le bonheur tranquille reprend son cours le long des fleuves, en compagnie du vieux marinier, le père Jules. Un monument du cinéma !

Étoile filante du cinéma français, disparu à l’âge de 29 ans, Jean Vigo (1905-1934) a laissé une empreinte profonde et durable sur les cinéastes de son temps, et sur ceux qui lui ont succédé. Il est l’auteur d’une œuvre brève : deux courts-métrages (À propos de Nice, Taris ou la natation), le moyen métrage autobiographique Zéro de conduite et le long métrage L’Atalante, chef-d’œuvre de poésie et de beauté sur l’amour fou, achevé alors que le cinéaste était mourant.

Récit des débuts d’un couple (aux côtés de Jean Dasté, le pion de Zéro de conduite, l’Allemande Dita Parlo, que l’on retrouvera chez Renoir dans La Grande illusion), L’Atalante, tourné par un Vigo fiévreux lors de son dernier hiver glacial, part d’un scénario banal, mais il devient le plus singulier et le plus libre des films. Dans ce cinéma tactile, la variété des textures égale les audaces du montage, les mariés séparés font l’amour à distance, la partition de Maurice Jaubert, infusée de chanson populaire, ouvre le quotidien sur le bizarre (avec Michel Simon en inoubliable marin tatoué), l’adultère, sur l’amour fou, et la romance, sur les rigueurs sociales des années 1930.

DOSSIER

Une croisière agitée

Premier long métrage, premier coup de maître ! Enfin, façon de parler, car si le film de Jean Vigo est aujourd’hui une référence incontournable dans l’histoire du cinéma, il a connu bien des misères au moment de sa sortie ! On peut même parler de massacre : le film est remonté, découpé (les directeurs de salle les plus conservateurs n’ont pas hésité à retirer de la pellicule les séquences amoureuses trop… osées). On y ajoute une chanson populaire qui n’a rien à voir avec le film. Le résultat est une sortie catastrophique… Bref, il fallait que la beauté de L’Atalante soit immense pour résister un tant soit peu à ce traitement de choc !

Un drôle de mariage

Le début de L’Atalante est étonnant : un groupe, habillé de couleurs sombres, avance lentement dans des rues presque désertes. Un enterrement ? Eh non, il s’agit d’un mariage, qui ne semble pas réjouir la mère de la mariée, qui pleure dans son mouchoir. Les jeunes mariés, eux, avancent rapidement, laissant derrière eux le sinistre groupe, tout entier l’un à l’autre. Mais ce début laisse présager que le bonheur de Juliette et Jean connaîtra quelques nuages ! C’est déjà une audace de Vigo : rares sont les films de l’époque qui abordent les difficultés des premiers mois d’un mariage !

Une histoire d’amour passionnée

Elle s’appelle Juliette, il pourrait presque s’appeler Roméo. Ces deux-là sont amoureux, et leur amour n’a rien de la pudeur timide de beaucoup de films de l’époque. Vigo filme une passion, dans toute sa réalité physique. Jean, torse nu, serre Juliette dans ses bras ; le couple joue ensemble, se touche, s’embrasse. Le film est également célèbre pour le long rêve amoureux des amants séparés :grâce au montage, et en particulier à la superposition, Vigo réunit dans le même plan Jean et Juliette. Le récit de cette nuit agitée des deux personnages, manifestement possédés par le désir, a hanté plus d’un jeune cinéphile !

Des chansons

Si beaucoup de séquences de L’Atalante sont muettes – les images parlent très bien d’elles-mêmes -, le film comporte de la musique, et surtout des chansons. Comme dans Zéro de conduite, le générique s’accompagne de chansons qui donnent sa tonalité au film. Jean parle bien peu, et se mure encore davantage dans son silence quand Juliette le quitte. Encore une fois, c’est le Père Jules qui apporte cette touche de vie, grâce à son fameux phonographe ; la chanson incarne aussi les séductions de la ville, avec la chanson du Camelot. La musique de Maurice Jaubert, jadis coupée, a retrouvé toute sa place, et apporte sa poésie et sa douceur au film.

Le père Jules

Voilà un personnage haut en couleur ! Le père Jules est le témoin des amours du « patron » et de sa Juliette. Il apporte une touche comique au film : ce marin (d’eau douce) est tatoué comme un pirate et ne se fait pas prier pour pousser la chansonnette avec son accordéon. Avec ses innombrables chats, il met de la vie à bord de l’Atalante ! Et s’il met la jeune mariée un peu mal à l’aise au départ,il sera finalement celui qui réconciliera les deux amoureux. Il est incarné par Michel Simon, déjà l’une des plus grandes stars du cinéma français. Il faut dire qu’il a une sacrée « gueule » et du tempérament, ce qui explique qu’il jouera beaucoup de rôles de marginaux comme le clochard Boudu. Vigo, très admiratif de son acteur, l’a poussé à improviser sur le tournage, persuadé qu’il ne saurait jamais écrire quelque chose d’aussi drôle que les répliques qui venaient naturellement à Simon !

Au fil de l’eau

La Méditerranée dans À propos de Nice, la piscine municipale dans Taris ou la natation, le fleuve dans L’Atalante : l’eau est bien un thème récurrent dans le cinéma de Vigo. Et il la filme sous tous les angles, avec cependant une préférence pour les vues sous-marines. Ses prises de vue ont une poésie naturelle, une sorte de ralenti que permet l’eau. Le temps devient autre. Vigo lui confère même un pouvoir magique : dans L’Atalante, Jean plonge la tête dans le fleuve afin de voir Juliette, sa bien-aimée.Dans l’eau, toute de blanc vêtue, elle redevient la jeune mariée du premier jour ; mais elle ressemble aussi à un fantôme. L’eau est bien le passage vers un autre monde…

Des espaces confinés

Si Juliette, en embarquant à bord de l’Atalante, semble conquérir un nouvel espace (l’eau, au lieu de la terre), elle déchante vite devant la réalité de la vie à bord. Car la péniche est étroite, on y vit les uns sur les autres, on manque d’intimité, ce qui est terrible pour ce jeune couple ! Vigo sait admirablement rendre compte de cette étroitesse des lieux : il montre une Juliette hésitante, qui se cogne. Mais ces petits espaces permettent aussi des moments réjouissants, comme la visite dans la cabine du Père Jules. Non content de voir ses chats se multiplier, envahissant, de manière métaphorique, le lit conjugal, il accumule les curiosités dans sa chambre. Il est pareil à un magicien,qui cherche à épater Juliette avec ses tours.

Filmer le quotidien

Vigo, cinéaste du quotidien ? Si L’Atalante est riche de moments de poésie et de rêve, il est aussi extrêmement précis sur la vie quotidienne à bord de la péniche. Il filme le travail quotidien de Jules et Jean, travail si prenant que la péniche devient presque une rivale pour Juliette, qui a du mal à trouver sa place sur ce bateau d’hommes. De son côté, elle est surchargée par le travail ménager que faisaient les femmes à l’époque. Plus tard, on la verra chercher du travail près d’une usine : Vigo évoque ainsi une France en crise économique, où la vie est rude.

Ombre et lumière

Juliette est symbolisée par une couleur : le blanc, celui de la robe de mariée qu’elle porte au début du film, et qui devient parfois un linceul. L’Atalante est une masse noire qui se découpe sur le blanc du ciel, noire comme les couloirs étroits de la péniche. La restauration met en évidence le travail remarquable accompli par Vigo et son chef opérateur Boris Kaufman. Ils jouent en permanence sur les contrastes entre l’ombre et la lumière qui viennent sculpter les visages et les décors.Ce souci de la lumière évoque le cinéma muet, qui savait créer une atmosphère grâce à ce jeu subtil. L’une des œuvres les plus novatrices du cinéma français rejoint ainsi la pureté du cinéma des premiers temps.

Cinémathèque française

https://www.cinematheque.fr/article/1104.html

Réalisé à 28 ans par Jean Vigo, jeune réalisateur d’À propos de Nice (1929) et de Zéro de conduite (1933), L’Atalante – « œuvre de salubrité et de réaction nécessaire » (Les Nouvelles littéraires) – rebaptisé Le Chaland qui passe pour sa sortie en salle le 14 septembre 1934 suscite l’intérêt de la critique. De nombreux reportages publiés dans les revues spécialisées Cinémonde et Pour vous ont accompagné le tournage. Deux grands noms de la critique se posent en défenseur ou détracteur du film : d’un côté, l’historien de l’art, philosophe et essayiste Elie Faure ; de l’autre, André Antoine, metteur en scène et réalisateur reconnu, auteur du film L’Hirondelle et la Mésange en 1920, dont l’action se passe, elle aussi, dans le milieu des bateliers. L’intrigue simple et originale du film de Jean Vigo est résumée ainsi dans L’Œuvre : « L’action se déroule à bord d’une péniche au long des fleuves et canaux de la France. Une femme, irrésistiblement attirée par les lumières de la ville – symbole de luxe et d’aventures – et un vieux marinier fantasque sont les principaux protagonistes d’un drame psychologique ». Œuvre poétique, L’Atalante est aussi le dernier souffle cinématographique d’un cinéaste « maudit » : Jean Vigo meurt quelques semaines après la sortie parisienne du film, le 5 octobre 1934.

Un film d’atmosphère

Cinéaste vrai, juste, sincère, profondément humain, Jean Vigo réussit avec Le Chaland qui passe là, une magnifique « tranche de vie » (À la page), un véritable film d’atmosphère. « Sa vision originale du monde et des hommes, il a le pouvoir de l’imposer aux spectateurs », écrit Alexandre Arnoux qui poursuit dans les colonnes des Nouvelles Littéraires, « méticuleux, réaliste, lyrique, voilà, je crois, les caractères qui définissent son talent, avec une tendance à appuyer sur le détail, à hausser les objets ou certains êtres épisodiques au symbole. Cet art, d’une probité exemplaire, ne va pas sans quelques insistances et quelque lourdeur ; il vise plus à la profondeur qu’à la variété. Mais la vie familière de la péniche… est peinte de main de maître, avec un scrupule, un dédain de l’effet convenu, de la poésie de carte postale et du fade pittoresque qui nous enchantent ». Pour Le Petit Parisien, « Le Chaland qui passe est un film intelligent dont l’intellectualité ne tue ni la sincérité ni l’émotion. M. Jean Vigo, avec quelque ironie parfois, sans s’attarder à photographier les rives des canaux et des fleuves, a concentré son effort sur l’existence de ses trois personnages, rien ne distrait notre attention. Tout est simple mais tout est cinéma. Pendant quelques instants, il ne se passe rien, l’ambiance est créée. Le dialogue n’est que secondaire. Qu’importent les mots ! Est-ce par des mots que M. Jean Vigo aurait pu nous faire percevoir l’égarement du marinier ? Il nous le montre plongeant, nageant entre deux eaux, tandis qu’en surimpression apparaît l’image de sa femme en mariée ». L’hebdomadaire bruxellois Le Moustique, qui suit la présentation du film dans la capitale belge, livre une appréciation similaire : « Jean Vigo savait réellement voir en image, et l’atmosphère qui imprègne son film est magistralement créée. Vigo a su transporter à l’écran des vies très simples, toutes naturelles, éloignées de la convention des gens en smoking que le cinéma a trop coutume de mettre en scène ». « Certaines scènes de la première partie », précise le magazine, « s’inscrivent très profondément dans la mémoire : cette noce caricaturale, les scènes très simples de la vie sur le bateau, la lessive, le repas, l’angoisse dans le brouillard, et aussi le numéro de Michel Simon mimant des scènes vues par le père Jules dans ses voyages. Cette œuvre d’une réelle valeur artistique est marquée au coin d’un esprit âpre et d’un sentiment réaliste très raffiné ».

Inconsciente perversité

Jeune cinéaste pamphlétaire, Jean Vigo secoua le Septième Art dès ses premières réalisations. Après un premier court-métrage muet, À propos de Nice – satire touristique et anti-bourgeoise tournée en 1930 et Zéro de conduite, interdit par la censure pour son immoralité, atteinte à l’autorité patriarcale et de l’Éducation nationale, Le Chaland qui passe – à la surprise générale – paraît dépourvue de toute provocation. Les rares provocations ne se sont pas dues au propos général du film, mais au personnage interprété par Michel Simon. « De cette histoire, dont le fond n’est pas immoral à cause du repentir final, il faut regretter la personnalité du père Louis, signale À la page : L’hebdomadaire des jeunes. La trivialité, la bestialité, sont ces deux caractères principaux. Ses conversations se lancent en des jurons et de regrettables sous-entendus. Le grand danger de ce film consiste dans l’opposition de deux êtres délicats et sains (le marinier et sa femme), avec deux résidus de l’humanité (un ivrogne et un gros abruti) ; les deux personnages heureux sont ces derniers parce qu’ils ne vivent que de façon très réduite et que leur médiocrité les protège contre tout idéal ». Les lecteurs du magazine Moustique peuvent être rassurés : « Ce personnage est l’occasion d’introduire dans le film un élément trouble peu visible, mais qui s’insinue lentement, admet l’hebdomadaire bruxellois. Il y a chez lui comme une sorte d’inconsciente perversité qu’il ne faut cependant pas exagérer, car les bons sentiments sont effectivement les plus forts en lui ». Ces deux facettes du Chaland qui passe sont, elles aussi, signifiées dans le n°297 de la revue Cinémonde qui précise : « On goûtera peut-être mal certains tableaux un peu lourds, voir grossiers, mais, par ailleurs, la plus étonnante délicatesse empreint un geste, une phrase, une attitude. Inégal, original, ce film indique un tempérament d’artiste doué, mais qui devra se discipliner ». Toujours dans Cinémonde, mais trois mois plus tard, la critique Lucie Derain préfère retenir la seule « poésie de l’eau qui coule ». « Dans Le Chaland qui passe », estime la journaliste, « Jean Vigo a surtout cherché à faire un drame simple et humain, sans complications intellectuelles et sans à-côtés politiques. Il a réussi un film délicat et triste, dont l’atmosphère enchante et surprend, et où l’anecdote disparaît derrière le décor harmonieux et émouvant d’un pays de champs, d’eau et de ciel ».

Dita Parlo et Michel Simon

L’ensemble de la critique souligne l’interprétation inégale du Chaland qui passe, interprétation dominée par le duo Michel Simon / Dita Parlo, « deux interprètes de très grande classe », selon L’Œuvre. Déjà « remarquable » dans Rapt de Dimitri Kirsanoff – son précédent film –, l’actrice Allemande n’en finit pas de charmer la revue Cinémagazine. « Blonde depuis Rapt », précise l’actrice dans une interview accordée à Jeannine Bouissounouse pour le numéro Spécial Noël 1933 de Cinémonde, « son beau visage gourmand et sensuel donne un sens poétique à son personnage assez terre-à-terre ». Femme insatisfaite dans le film de Vigo, elle « excelle à rendre une certaine sensualité, un certain érotisme sain et bien en chair, un certain bovarysme plébéien. Le rôle de la patronne lui convenait parfaitement », savoure Alexandre Arnoux des Nouvelles Littéraires. Toujours dans Les Nouvelles Littéraires, Alexandre Arnoux se plait à signaler, « l’extraordinaire figure de vieux marinier campée par Michel Simon. Il a réussi la gageure de jouer comme un primitif perpétuellement pris à la dérobée par la caméra. C’est le comble du naturel et le triomphe d’un métier poussé à sa dernière limite, où il s’évanouit ». Consacré sur les planches dès 1929 (Jean de la Lune, dirigée par Louis Jouvet) ; acteur charismatique chez Jean Renoir (Tir au flanc, La Chienne, On purge bébé et Boudu sauvé des eaux), Michel Simon par sa gouaille et sa stature « hallucinante » (Le Petit Parisien) monopolise l’affiche. Pour Cinémagazine, le vieux marin tatoué « domine de très haut la distribution, avec sa silhouette cocasse, incongrue, d’une truculence inouïe ». Dans l’hebdomadaire La Griffe, J.F. voit comme principal « système nerveux » du Chaland qui passe : « le personnage intraduisiblement pittoresque de Jules », incarné par un « Michel Simon qui déploie ses qualités les plus fantaisistes, entouré de chats de tous poils et de toutes tailles ». Dans le rôle du batelier, Jean Dasté, qui fait ici ses débuts à l’écran, semble bien moins convaincant. « Débrouillard » (Cinémagazine), « intéressant » (La Griffe) voir même « excellent » (Cinémonde) pour certains ; pour d’autres, Jean Dasté qui « n’a pas toujours su vivre son rôle » (À la page), offre ici un jeu bien « inégal » (Le Moustique).

Avant-garde et tableau vivant

« De la vérité sans fard. De la poésie. Des idées neuves. De l’avant-garde », voici selon l’hebdomadaire La Griffe, les principales qualités du Chaland qui passe. Pour le mensuel L’Exportateur français, la grande revue mondiale d’informations, de défense et d’expansion des intérêts français, « Jean Vigo a réalisé un film dont les qualités cinématographiques sont exceptionnelles. Certes, le public sera parfois surpris par la fougue d’expression de ce naturalisme truculent, impitoyable, dont la gravité grotesque, à travers un scénario un peu lâche, rejoint parfois l’abracadabrant et le baroque. Mais sous cet excès même, quelle puissance spectaculaire. Vigo nous apporte de l’interdit, et témoigne, sous une jeune indiscipline influencée du surréalisme, d’un tempérament qui le désigne à l’attention de tous les amis du cinéma ». Jeune, anticonformiste, avant-gardiste, Le Chaland qui passe – sauf quelques rares exceptions – est salué de toute part. Dans les colonnes de l’hebdomadaire d’information Les Nouvelles littéraires, Alexandre Arnoux avoue toute sa sympathie pour cette « réalisation, d’une honnêteté et d’une conscience qu’il faut proclamer et admirer, même si l’on ne partage pas entièrement l’enthousiasme absolu de quelques fervents, d’autant, dis-je, que cette réalisation ne fait aucune concession, à la facilité et à la prudence commerciales, ne flatte jamais ce goût assez frelaté qui règne aujourd’hui à l’écran, et atteint souvent, sans quelque rigueur et austérité, le plus pur style cinématographique ». La revue internationale des arts du théâtre, L’Œuvre se montre tout aussi admiratif à la vue d’un « drame psychologique dont les moindres nuances sont exprimées aux moyens d’images d’une souveraine beauté ». Le n°289 de la revue Pour vous approuve plus encore les qualités visuelles et picturales du film. Pour Elie Faure, grand spécialiste de Cézanne et de Vélasquez, Jean Vigo puise son inspiration chez plus grands maîtres de la peinture des 17, 18 et 19e siècles. Selon l’auteur de L’Histoire de l’art – référence en la matière depuis 1909 – Vigo filme : « l’humain chez les pauvres gens. L’ombre furtive de Rembrandt se rencontre, entre des meubles rugueux et des cloisons de planches, avec l’ombre sournoise de Goya, des guitares, des chats galeux. J’ai souvent pensé à Corot devant ses paysages d’eau, d’arbres, de petites maisons sur la rive calme et de bateaux qui cheminent avec lenteur devant leur sillage d’argent, à sa mise en page impeccable, à sa force invisible parce que maîtresse d’elle-même. J’ai apprécié davantage le plaisir de respirer, dans ce cadre si net, si parfaitement dépourvu d’empâtement et de boursoufflures ».

Un rythme déconcertant

Le peu de reproches fait au Chaland qui passe concernent son rythme. « Le Chaland qui passe glisse sans grande action », indique l’hebdomadaire À la page qui « voudrait que le drame intérieur soit plus vibrant et surtout plus vivement mené. L’ennui naquit un jour de monotonie, et malgré les belles images le spectateur pousse un gros soupir quand rentre la femme du batelier ». Tout comme À la page, Le Journal fait part à ses lecteurs d’une pareille ambiance, à l’écran comme dans la salle. « M. Jean Guinée a établi le scénario. Il ne semble pas que cette collaboration ait été tout à fait heureuse, car ce film donne l’impression d’une œuvre d’amateurs », déplore l’ancien réalisateur André Antoine qui poursuit sévère : « Cette histoire est contée avec gaucherie, et le pittoresque attendu de la mise en scène n’est pas plus heureusement réalisé. On découvre beaucoup de bonnes intentions mais, faute de métier et de mise en place, l’intérêt reste mince… Michel Simon se donne beaucoup de mal pour camper un vieux marinier fantasque ; on s’est attardé à développer son personnage, qui, en somme, reste assez étranger à l’action, d’où des longueurs déconcertantes pour le spectateur ». Admirateur inconditionnel du Chaland qui passe, Jean Vidal prend la défense d’un Jean Vigo poète, auteur d’une véritable psalmodie cinématographique. Selon le critique de Pour vous, le film de Vigo est « une de ses œuvres où le cinéma se rapproche davantage de la poésie que du roman. Il ne se passe à peu près rien dans Le Chaland qui passe ; mais chaque image apporte avec elle une évocation, une sensation nouvelle. Une atmosphère d’angoisse et de désespoir, créée par des moyens très simples, enveloppe chaque tableau. On y sent de la sincérité et de la pitié, peut-être aussi une sorte de sourde révolte. Mais, sans doute, n’est-ce point là un film très spectaculaire. Il laisse à chacun une impression de malaise et, parfois, il déroute le spectateur par le mépris du style, des conventions habituelles du cinéma. Le Chaland qui passe fait songer au livre de Céline, Le Voyage au bout de la nuit (1932). Et tout cas, un tempérament s’y exprime. Et c’est rare », conclut-il. Elie Faure développe l’analyse publiée dans Pour vous. « Depuis quelques années nous sommes tous possédés par cette hantise du rythme importé en Europe, écrit l’historien d’art qui cite le jazz, les tangos et autres danses exotiques. En outre il est possible que l’écran d’Amérique nous ait imposé son propre rythme et que nous ne sachions plus saisir, hors de lui », tout autre langage. Il invite donc le public à « dépasser les impératifs de l’époque, à descendre au fond de soi, à gratter le verni des habitudes et des formules actuelles ».

Une sortie mouvementée

Une semaine tout juste après la sortie parisienne du Chaland qui passe, La Dépêche de Toulouse revient sur les déboires du film de Vigo. « En première œuvre, rappelle le quotidien régional, Zéro de conduite avait été interdite à la demande d’une association de pères de famille. Heureusement, la censure n’a rien trouvé à reprocher à L’Atalante. Mais ce film a trouvé d’autres ennemis : en l’espèce, les exploitants qui, comme s’ils s’étaient donné le mot, refusèrent les uns après les autres de louer cette bande sous prétexte qu’elle n’était pas assez commerciale ». Taillée et rognée par son créateur, « son œuvre passe actuellement dans un cinéma mondain de la capitale sous le titre du Chaland qui passe. Quoi qu’il en soit, Le Chaland qui passe continue de mériter tous les éloges », souligne le journal. Le petit plus commercial est l’intrusion d’une chanson à la mode, chanson qui donne son nouveau titre au film : Le Chaland qui passe. Popularisée par Lys Gauty dès 1933, Le Chaland qui passe est l’adaptation française de la chanson italienne : Parlami d’amore, Mariù, interprétée par Vittorio De Sica dans Les Hommes, quels mufles !, sorti deux ans plus tôt. Sous le titre « Un film déformé », Pour vous tire à boulets rouges sur ce qu’il considère être une profanation. Dans sa tribune, publiée en page 2, Claude Aveline souligne le caractère inédit d’une « querelle » portant sur la seule piste sonore. Avec ce film, « point de censure à craindre. Mais voici que L’Atalante découvre ses ennemis parmi ses propres patrons. Avec une œuvre toute de discrétion et de race, ils veulent tendre à un succès populaire, voir populacier. Comme l’action se déroule sur une péniche, ils achètent les droits d’une chanson des rues, Le Chaland qui passe, pour fournir un titre déjà fameux et dont la mélodie va se répandre en dix endroits de L’Atalante. Pour le critique, cette chanson interrompt « une partition moulée sur le drame ! Car Vigo avait trouvé en Maurice Jaubert un collaborateur averti, compréhensif, et un vrai musicien. Ils ont travaillé ensemble. L’œuvre était une : image et musique ». « Il y a tromperie sur la marchandise », dénonce-t-il. Attention : « Calcul dangereux », prévient Alexandre Arnoux des Nouvelles littéraires à la vue de cette double supercherie : Si certains cinéphiles risquent en effet de bouder un film trop commercial, la poésie du film risque de décevoir nombres d’admirateurs de la chanson populaire. Profondément choqués par cette mascarade post-mortem, d’irréductibles Belges prennent le parti de l’original, en projetant au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles « la version intégrale de L’Atalante ». La plus ancienne revue belge de langue française, L’Éventail, invite ses lecteurs à découvrir « la version du début, reprise en partie avec la musique de Jaubert, qui a été reconstituée par les Amis du Club de l’Ecran ».

Vivre avec les loups

Centre Paris Anim’ Ruth Bader Ginsburg, place Carrée, forum des Halles, 75001 Paris

Le réalisateur nous parle du loup d’une manière totalement nouvelle et inattendue. Il y aura bientôt des loups un peu partout en France. Il faut donc apprendre à « vivre avec les loups ».

Dépassant les postures polémiques, l’auteur nous amène de manière sensible et cinématographique à percevoir différemment la nature qui nous entoure et les animaux qui l’habitent : chevreuils, chamois, bouquetins…

Bande annonce

Dossier de presse

« Cette idée qu’il faudrait à tout prix éliminer les prédateurs sous peine de les voir pulluler et tout détruire est totalement fausse car les prédateurs se régulent eux-mêmes afin de préserver leur garde-manger… L’un des moyens pour y parvenir est la dispersion. Chaque année, certains jeunes partent en quête de territoires disponibles pour s’installer. » Voix off

Filmer les loups et la nature

La durée du tournage s’est étalée sur un an et demi. J’ai besoin de ce temps, d’une part pour réussir à filmer les loups dans leur milieu naturel, mais aussi pour rencontrer et installer la confiance avec les personnes (éleveurs, bergers, chasseurs…) qui interviendront dans le film. À la différence des deux premiers films, je ne suis plus seul, il était important pour moi de faire parler les « acteurs », notamment ceux qui ont une approche positive et réaliste de la présence des loups et aller chercher au plus profond la force émotionnelle qui les anime. Le public va parfaitement retrouver mon personnage et je vais l’impliquer d’avantage, avec des moments de surprises très forts. J’ai donc passé de longues périodes, seul, en pleine montagne à filmer les loups et la nature, rejoint une semaine par mois par le chef opérateur et l’ingénieur du son afin de réaliser les scènes qui donnent forme à mon personnage.

« Ces jeunes bergers ont tous subi des attaques. Aujourd’hui, on peut dire que dans les Alpes en tout cas, les loups font vraiment partie intégrante de leur travail. Mais les bergers ne sont pas seulement là pour défendre les brebis contre les loups, ils doivent aussi veiller au bien-être du troupeau, soigner les bêtes blessées ou malades et les faire profiter au mieux de la ressource en nourriture. Ils doivent aussi veiller à préserver la fragilité des alpages. » Voix off

Car il y a du nouveau…

Lorsque je réalise un film, je passe énormément de temps sur le terrain en pleine nature et lorsque le film sort sur les écrans, je change de décor et me consacre alors à la promotion et l’accompagnement du film dans les salles de cinéma. Ce partage avec le public et avec les nombreux débats le nourrissent et m’inspirent. Puis la montagne et les loups m’appellent à nouveau et je me replonge avec frénésie au cœur du Sauvage avec de nouvelles idées et d’autres histoires à raconter. Après mes deux longs métrages sur les loups, réaliser une trilogie devint une évidence, m’imposant une nouvelle aventure cinématographique intitulée Vivre avec les loups. Après le tourbillon des médias et des débats passionnés, souvent bienveillants, parfois tendus, où les détracteurs du loup expriment leur violence et leur haine, je suis revenu dans le massif sauvage des Ecrins avec des sentiments partagés et l’impression qu’il faut faire évoluer les mentalités. Je suis donc reparti en montagne, trouvant refuge dans une cabane improbable, un abri sous roche magnifique, au cœur du territoire d’une famille de jeunes loups nouvellement installés. A cet endroit, j’ai pu faire le point, me retrouver et préparer un nouveau film, car il y a du nouveau…

Hautes-Alpes (05), Jean-Michel Bertrand, cinéaste, réalisateur du film : Vivre avec les loups // Hautes-Alpes (05), Jean-Michel Bertrand filmmaker and director of the movie : living with wolves

« Ici à la cabane je poursuis mon chemin vers la compréhension du vivant. Les loups sont d’excellents guides… Ils sont un indicateur de la santé biologique des milieux naturels, ils sont aussi un indicateur de notre capacité à nous, humains, d’accepter la nature. » Voix off

Les thématiques abordées

Nous constatons aujourd’hui que certains territoires des Alpes sont déjà à leur maximum de capacité. Dans de nombreuses vallées, tous les territoires favorables sont occupés par des loups : C’est complet. A ce stade, le problème actuel n’est plus de se poser la question d’être pour ou contre les loups, mais la nécessité de s’adapter à leur présence. J’ai voulu souligner leur territorialité, leur capacité de contrôler le nombre des ongulés sauvages (chevreuils, sangliers, cerfs, chamois etc.), afin de préserver cette ressource dont dépend leur survie. Une notion d’autorégulation des espèces, souvent incomprise qu’il est important d’expliquer encore et encore. Au-delà de la simple fascination que l’on peut avoir pour les grands prédateurs (loups, ours lynx), ils sont un marqueur de la richesse biologique des territoires qu’ils occupent. Ils ne choisissent pas un nouveau territoire par hasard. Ils participent à la régulation des ongulés sauvages. Le loup est un bon exemple pour comprendre l’interdépendance prédateur/proie et les bénéfices biologiques qui en résultent, notamment pour la bonne santé et le développement de la forêt grâce à une pression moins forte des ongulés sauvages sur les jeunes arbres. Pour se régénérer, la forêt a besoin des grands prédateurs. Ce comportement territorial des loups et la dispersion qui en découle va continuer et progressivement concerner toutes les régions de France. C’est inéluctable. Aujourd’hui il est très important de se préparer partout à leur retour et de profiter de l’expérience alpine.

PastoraLoup

Pour protéger les loups, protégeons les troupeaux ! Si le développement du loup en France est une bonne nouvelle pour la biodiversité, il n’est pas sans conséquence pour les éleveurs qui subissent la prédation et doivent réadapter leurs pratiques à la présence du canidé, en ayant recours notamment à des moyens de protection des troupeaux. Consciente des difficultés rencontrées par l’élevage, l’association FERUS* propose depuis 1999 une aide complémentaire aux éleveurs et bergers pour la protection de leurs troupeaux au travers du programme PastoraLoup. Avec ce programme, le but est de soutenir les éleveurs soumis à la prédation en renforçant la présence humaine, principalement de nuit, auprès des troupeaux grâce à l’implication de bénévoles formés. Il organise aussi des chantiers afin de réaliser divers travaux pastoraux nécessités par la présence du loup (création ou renforcement de clôtures, entretien des clôtures électriques, débroussaillage) et d’expérimenter de nouveaux moyens de protection tels que les fox-lights (système d’effarouchement lumineux). Depuis plus de 20 ans, plus de 800 bénévoles ont ainsi participé à la cohabitation loups / troupeaux ; grâce à cette présence humaine, dissuasive pour le loup, de nombreuses tentatives de prédation ont été avortées et le taux de prédation chez les éleveurs partenaires est proche de zéro. PastoraLoup, c’est aussi un espace d’échanges et de dialogue entre défenseurs du canidé et éleveurs, permettant à chacun de mieux se comprendre. Concentré jusqu’à présent essentiellement en région PACA, l’activité Pastoraloup s’est développé en 2023 dans le massif du Jura, auprès de troupeaux bovins. En attendant l’implantation du programme dans d’autres régions recolonisées par le loup…*L’association FERUS a pour but la conservation des ours, des loups et des lynx à l’état sauvage en France. Elle agit à plusieurs niveaux et notamment sur le terrain pour favoriser la coexistence de ces espèces avec les activités humaines, l’élevage en premier lieu. (Source FERUS)

Jean-Michel Bertrand

Le cinéaste français voit le jour en 1959, à Saint-Bonnet, capitale coquette du Champsaur où sa famille demeure depuis des générations. Dans ce territoire des Hautes-Alpes, le bocage luxuriant côtoie la rudesse des hautes montagnes. L’école l’intéresse peu. Il court la montagne, préfère la compagnie des animaux et la solitude des cimes. À 16 ans, Jean-Michel se lance dans la vie active, tour à tour moniteur de ski ou « planteur d’arbres » au sein de l’Office national des forêts.Écologiste bien avant l’heure, son amour de la nature va l’emmener aux quatre coins du monde.Passionné d’images, il tourne un premier long métrage en Islande. Le film recevra le premier prix du festival des films de Grands Voyageurs de Super Dévoluy. Immergeant sa caméra dans des univers décalés, le solitaire à l’œil affûté n’arrêtera plus de tourner. À Belfast et Dublin, il témoigne de la misère des enfants des rues qui survivent en élevant des chevaux. Délaissant cette urbanisation délirante, Jean-Michel s’échappe avec les nomades mongols. Pendant une année, il suit leurs errances millénaires.De retour en France, le cinéaste se lance dans un tournage plus personnel : il part à la recherche de « son » aigle. Oiseau mythique qui orchestre ses rêves depuis l’enfance. Une quête filmée dans son jardin, au cœur des montagnes de son enfance. Le cinéaste arpente des étendues oubliées, se fond dans le décor, scrute le ciel avec obstination… jusqu’à l’inoubliable rencontre.

En 2009, le tournage du film Vertige d’une rencontre est achevé. Avec humour et émotion, Jean-Michel Bertrand ouvre pour nous les portes d’un univers tout à la fois proche et mystérieux. Devant sa caméra le « petit peuple » des montagnes se révèle dans toute sa beauté et sa complexité. En 2015, il commence le tournage de La vallée des loups produit par MC4 et Pathé. Le film sort début 2017 et enregistre plus de 300 000 entrées.En 2020, Marche avec les loups poursuit son aventure avec le loup et la nature sauvage. Plus de 200 000 spectateurs vont le voir mais la COVID a coupé son élan.Vivre avec les loups est le troisième volet de cette aventure.

La recette du Génépi de Milou

Faire macérer 50 brins de génépi (cueillette réglementée) fraîchement cueillis*dans 50 cl d’alcool à 90°pendant 40 jours minimum. Faire bouillir 50 cl d’eau avec 26 sucres (27 !…)et mélanger à l’alcool filtré. C’est prêt !

Extrait du livret pédagogique

Le loup gris (Canis lupus)Il a été absent du territoire national durant une soixantaine d’années. Depuis le début des années 1990, il a recolonisé une grande partie des Alpes depuis l’Italie d’où il n’a jamais disparu. Pour beaucoup de montagnards, il a fallu réapprendre à vivre et travailler à son contact. L’expansion territoriale de l’espèce se poursuit, quoique très timidement, dans d’autres massifs montagneux et a débuté dans la campagne française. Où va-t-il s’installer ? Dans quelles conditions vivra t-il à nos côtés ? Ce livret pédagogique donne quelques clés pour connaître cet animal, les solutions qui ont été éprouvées pour rendre la présence de ce prédateur plus facile, notamment aux éleveurs et à leurs bergers, ainsi que les perspectives pour poursuivre l’accompagnement de son retour dans la plus grande aire de répartition possible en France.

Une vie en meute

Le loup est une espèce sociale dont les populations sont structurées en groupes familiaux appelés meutes. Celles-ci se composent d’un couple dominant reproducteur et de ses jeunes de l’année, parfois d’un ou deux jeunes de l’année précédente. En France, les meutes comportent généralement quatre à cinq individus en fin d’hiver, quelques fois jusqu’à 10. Le couple dominant ne se reproduit qu’une fois par an. Une portée compte environ 4 à 8 louveteaux. La mortalité des jeunes est importante, de l’ordre de 50 %,et intervient surtout au cours de leur première année. Ils quittent le groupe entre 1 et 4 ans. Ces loups en dispersion représentent 10 à 40 % de l’effectif d’une population. Vulnérables et peu expérimentés, ces jeunes parcourent des espaces qu’ils ne connaissent pas et doivent chasser seuls.

Un prédateur efficace des ongulés sauvages

Ce prédateur opportuniste est capable de s’adapter à des situations très diverses, ce qui lui permet d’exploiter l’ensemble des populations d’ongulés d’une région. Pour survivre, il doit disposer de ressources abondantes et accessibles toute l’année. Les ongulés sauvages (chamois, mouflons, chevreuils, cerfs, sangliers…) constituent ses proies principales. Le loup ne se maintiendrait pas en l’absence de cette faune sauvage. L’arrivée des loups contribue à réguler les ongulés sauvages. Le loup ajuste ses effectifs aux ressources disponibles et ne provoque jamais la disparition de ses proies. Les loups s’installent préférentiellement dans les sites qui présentent les plus importantes densités de grands herbivores sauvages. Cependant, quelle que soit la densité de ces proies naturelles, les tentatives de prédation sur le bétail persistent, essentiellement du printemps à l’automne. Il existe des solutions éprouvées pour limiter l’impact du loup sur les troupeaux domestiques.

Sa présence en France

Le loup est l’un des carnivores qui occupait la plus vaste aire de répartition dans le monde (ensemble de l’hémisphère nord). A la fin du 18e siècle, il y avait entre 10 et 20 000 loups en France (estimations à partir d’une moyenne de 6 000 loups tués annuellement). L’espèce était présente du bord de la mer à la haute montagne. Après une persécution organisée, l’espèce a disparu au cours des années 1930. Les derniers loups vivaient en Dordogne, en Charente, dans la Vienne et la Haute-Vienne. Dans les Alpes, l’espèce avait déjà disparu depuis une trentaine d’années.

Une espèce protégée

En Europe, le loup est protégé par la Convention de Berne (1979) transcrite dans le droit français en 1989. Il est inscrit dans les annexes II et IV de la directive «±Habitats » de l’Union Européenne et fait partie des espèces prioritaires. En France, l’espèce est protégée sur le territoire national par l’arrêté ministériel du 22 juillet 1993 publié à la suite des premières observations attestées du loup en France. Ce statut implique pour les Etats, donc pour la France, de veiller à la conservation de l’espèce et de ses habitats.

D’où vient-il ?

Les premiers indices de loups dans les Alpes du sud datent de la fin des années 1980. La première observation d’individus authentifiée a été faite en novembre 1992 dans le Parc national du Mercantour. Les loups n’ont pas été réintroduits, ils sont arrivés à la suite d’une recolonisation par étapes de l’Italie depuis le massif des Abruzzes (centre de l’Italie).Cette reconquête s’est faite à la faveur de plusieurs facteurs : la protection légale ; la présence de nombreux ongulés sauvages ; la déprise agricole qui a favorisé aussi bien les proies que les prédateurs. Les superficies en cours de boisements se sont étendues.

Une exceptionnelle capacité de dispersion

Les loups sont capables de traverser des zones habitées et les grandes infrastructures de transport. Ils ont traversé des espaces urbanisés en Italie du Nord et ont traversé la vallée du Rhône, l’obstacle le plus difficile pour cette espèce en France pour rejoindre le Massif central. Quelques années après les premières observations attestées dans les Alpes-Maritimes, la colonisation s’est faite dans une grande partie des Alpes avec des incursions dans tous les massifs montagneux et régions situés autour : Vosges, Jura, Massif central, Pyrénées. Au-delà de ces massifs, il n’y a aucune raison biologique ou écologique pour que les loups se limitent à la montagne et l’espèce devrait pouvoir coloniser la plupart des régions françaises. On y note un potentiel élevé d’installation (ongulés sauvages abondants, tranquillité…). Le taux d’hybridation avec le chien reste très faible, conforme à celui rencontré dans les autres populations européennes.

Une population française vulnérable

À la sortie de l’hiver 2022-2023, la population de loups en France est estimée à 1 104 loups (source OFB). Si de nouveaux territoires français sont rejoints par des loups en dispersion, l’installation de nouveaux groupes reproducteurs y est quasi-inexistante. Même dans les Alpes, cœur de la population, la dynamique est faible dans la partie nord : peu de meutes y sont installées au regard de l’habitat disponible. À ce jour en France, peu de reproductions ont été constatées hors des Alpes (Vosges en 2013, Jura franco-suisse depuis 2019, 2 reproductions dans le Massif central en 2022).La population de loups est bien moins importante que ce qu’elle pourrait être et subit un ralentissement de sa croissance, due aux tirs autorisés par les pouvoirs publics, ajouté à un braconnage dont on ne connaît pas toute la portée. Le loup continue donc de figurer sur la Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) des espèces menacées en France.

Les tirs de loups

Depuis 2004, l’Etat français utilise les dispositions de la Directive européenne Habitats-Faune-Flore et autorise sous certaines conditions que des loups puissent être abattus suite à des dommages aux troupeaux. Au fil des années, les conditions ont été assouplies allant même jusqu’à permettre le tir de loups en l’absence de troupeaux. Depuis 2019, les pouvoirs publics font abattre une centaine de loups annuellement, soit 20 % de la population, alors même que les scientifiques préconisent de ne pas dépasser 12 % au risque de mettre en danger l’espèce. L’Office français pour la biodiversité (OFB) et le CNRS ont même alerté sur la « dégradation de la dynamique de la population »de loups et sur une baisse de la survie. L’Etat français est entré dans une logique claire de régulation de l’espèce, voire de son extermination au niveau local, en toute illégalité vis-à-vis des réglementations françaises et européennes. Des tirs inutiles au regard de la supposée prédation du loup qui ne baisse pas. En 2020, FERUS a porté plainte contre la France.

Cohabitation loup / pastoralisme

Même si le loup peut exploiter un peuplement diversifié et abondant de grands mammifères sauvages, cela ne permet pas d’éliminer totalement la prédation sur le cheptel domestique, notamment lorsqu’il est abondant ou mal gardé. Chaque année en France, plusieurs milliers d’animaux domestiques, principalement des ovins, sont victimes de la prédation attribuée au loup : la responsabilité du loup ne peut pas toujours être prononcée de façon certaine (les troupeaux ovins sont également victimes de chiens divagants). Les pouvoirs publics ont mis en place différents programmes de soutien pour accompagner le pastoralisme en zones à loups. Aujourd’hui, les animaux domestiques prédatés sont indemnisés et les différents moyens de protection financés par l’Etat et les fonds européens.

Depuis le retour du loup, la protection des troupeaux est redevenue une priorité. Plusieurs techniques de protection directe des troupeaux ont fait leurs preuves : berger, aide-berger, chiens de protection (patous), parc de regroupement, effaroucheurs… Associés à certaines modifications du système d’élevage, c’est la combinaison de ces différents « outils » qui permet de réduire les risques et dommages sur les troupeaux. On constate une diminution du nombre d’attaques et du nombre de victimes par attaque, même si le « risque zéro » de prédation n’existe pas.

La présence humaine

Les contraintes économiques ont entraîné une augmentation de la taille des troupeaux et une réduction du gardiennage. Pourtant, la présence d’un berger auprès du troupeau est essentielle pour assurer sa protection, notamment en cas d’attaque, pour éviter les secteurs et les situations de vulnérabilité et assurer le regroupement nocturne. Les animaux domestiques sont des proies « faciles » pour les loups mais la présence d’un berger est dissuasive.

Le regroupement nocturne

Utilisé comme moyen de sécurisation, il est réalisé dans un parc de préférence à proximité des cabanes d’alpage. Le troupeau forme une unité compacte moins vulnérable aux attaques et à la dispersion. Ce parc, constitué de filets mobiles électrifiés suffisamment hauts, doit être de forme arrondie, afin d’éviter que les brebis s’étouffent dans un angle en cas de mouvement de panique. Le regroupement nocturne facilite le travail des chiens de protection.

Les chiens de protection

L’utilisation des chiens de protection est une méthode traditionnelle et efficace pour réduire les attaques et les dommages liés aux attaques des grands carnivores. Plusieurs races sont utilisées en France dont le montagne des Pyrénées, également appelé patou. L’éducation du chien consiste à développer l’instinct de protection vis-à-vis d’un troupeau en le plaçant dès son plus jeune âge au sein des brebis. Le chien de protection fait partie intégrante du troupeau, il développe un attachement affectif fort et ne le quitte jamais. En cas d’agression du troupeau, il s’interpose et aboie avec insistance sans chercher forcément l’affrontement. Sa corpulence et ses menaces suffisent généralement à détourner un chien, un loup, un lynx ou même un ours.

La conservation du loup en France

En France, le loup est une espèce strictement protégée. Néanmoins, une dérogation exceptionnelle permet aux Etats d’autoriser des tirs létaux lorsque la pression de prédation est trop importante.L’évocation du loup anime les passions les plus vives. La présence de l’espèce nécessite un accompagnement. La prévention des dommages permet de rendre sa présence plus acceptable pour ceux qui sont affectés par ses prédations, en particulier les éleveurs. FERUS œuvre dans ce sens, notamment dans le cadre de son action Pastoraloup.

Sous les figues

Mairie de Paris Centre, 2 rue Eugène Spuller, 75003 Paris

 

Au nord-ouest de la Tunisie, des jeunes femmes travaillent à la récolte des figues. Sous le regard des ouvrières plus âgées et des hommes, elles flirtent, se taquinent, se disputent. Au fil de la journée, le verger devient un théâtre d’émotions, où se jouent les rêves et les espoirs de chacun.

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Dossier de presse

Entretien avec Erige Sehiri

Quelle est la genèse de Sous les figues ?

Je collais des affiches sur les murs d’un lycée, pour un casting dans la région rurale du Nord-Ouest de la Tunisie – je voulais tourner un film sur des jeunes qui animent une radio – quand j’ai rencontré Fidé. J’ai eu un coup de cœur. Elle n’était pas spécialement intéressée par le casting, mais elle a fini par auditionner. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait pendant l’été. Elle m’a répondu qu’elle travaillait dans les champs, et m’a proposé de l’accompagner lors d’une journée de travail. Je suis donc allée voir ces femmes au labeur. À partir de là, j’ai décidé de changer complètement mon film ! Ces ouvrières agricoles m’ont émue. J’ai discuté avec elles de ce qu’elles vivent au quotidien, de leur manière de travailler, de leurs relations avec les hommes, du patriarcat : il y avait déjà tellement de matière ! Je tenais à donner un visage à ces travailleuses habituellement invisibles. Je me suis alors mise à écrire en écoutant en boucle L’Estaca, un chant contestataire né sous Franco. Dans sa version arabe tunisienne de Yesser Jradi, c’est un chant sur le labeur, l’amour et la liberté, que j’ai tout naturellement choisi comme musique pour le générique du film.

Pourquoi avez-vous choisi de montrer la cueillette des figues en particulier ?

Fidé récolte habituellement des cerises, des pommes ou des grenades. Mais mon père vient d’un village de cette région où la culture des figues occupe une place importante. J’ai grandi au rythme de ces cueillettes. J’ai observé mon père entretenir ses figuiers. J’ai écouté ses explications sur la fécondation, la pollinisation. C’est d’ailleurs en réalité une fleur et pas un fruit ! Et on ne mange que les figues d’arbres femelles ! Et si l’on ne fait pas attention, le lait qui s’écoule de la tige peut brûler les doigts. Il faut être très attentif à la manière dont on le cueille. C’est aussi un fruit très sensuel, fragile, mais aux feuilles robustes. Comme les personnages du film. Les figuiers sont de très beaux arbres. L’été, il fait vraiment chaud dans cette région, et l’on peut se cacher dessous : ils offrent un abri, un répit. Ils nous enveloppent mais nous étouffent aussi un peu. Je souhaitais construire visuellement l’idée que ces filles sont également étouffées dans leurs vies forcément étriquées par manque d’opportunités et dans un environnement familial conservateur.

Comment avez-vous eu cette idée de huis clos à ciel ouvert ? Quelles étaient les contraintes liées à un tel dispositif ?

Le huis clos à ciel ouvert s’est d’abord imposé car j’avais besoin de lumière. Et nous avions aussi des contraintes économiques. Elles m’ont poussée à réfléchir à un dispositif, et j’ai choisi d’être radicale en décidant de tourner en extérieur, en lumière naturelle, à une seule caméra, sans machinerie, dans un seul décor principal. Nous étions absolument dépendants de la nature et de la météo. Durant les premiers jours du tournage, il n’y avait pas encore de figues et nous guettions leur apparition avec le propriétaire du terrain. Une fois que la cueillette a commencé, nous redoutions lapluie qui ferait mûrir les figues plus vite.

Nous avons tenté de monter dans les figuiers pour avoir des plans différents, mais les branches pouvaient se casser et nous ne pouvions pas prendre ce risque, cela aurait été un énorme dommage pour le propriétaire. Le figuier est un arbre qui pousse lentement, ce qui le rend très précieux. Nous avons donc composé avec tout ce que la nature et les gens nous permettaient de faire. J’ai très vite intégré que ces contraintes allaient nous pousser à faire des choix. Nous avons tourné en août et en septembre, et la chaleur est suffocante entre 10 heures et 15 heures. Heureusement, les arbres nous protégeaient. Il fallait aussi faire attention car de vrais travailleurs récoltaient en même temps que nous tournions ; nous devions respecterleur travail. Même si nous étions très limités dans l’espace et que filmer sous les arbres réduit les possibilités de mise en scène, nous avions une sensation de liberté. On se déplaçait avec eux, dans une sorte de grande chorégraphie collective, en délimitant des périmètres.

Vous portez une réelle attention aux gestes de ces cueilleuses. Pourquoi ce choix du détail ?

Je pense que cette attention vient de mon parcours de documentariste et de mon intérêt pour la place du travail dans nos vies. Mais aussi de l’objet même de ce travail-là : on ne peut pas toucher les figues plusieurs fois, elles s’abîment très vite. C’est une cueillette à la fois précise et rapide, pas question de garder trop longtemps le fruit entre les doigts. J’ai filmé de longs moments de travail pendant lesquels les acteurs et actrices m’oubliaient. Et comme toutes ces filles travaillent réellement dans les champs, leurs gestes étaient naturels. Je n’avais rien à leur apprendre. Elles étaient peut-être parfois un peu trop délicates par rapport aux vrais travailleurs du verger, mais j’aimais l’élégance de leurs gestes.

Justement, comment avez-vous choisi vos interprètes ?

L’idée de travailler avec des acteurs et actrices non professionnel.le.s s’est imposée tout de suite dans cet environnement. Je voulais travailler avec des gens de la région, parlant le dialecte particulier de ce village d’origine berbère. On entend très peu cet accent dans le cinéma tunisien ou arabe, qui le raille d’ailleurs, car il peut sembler manquer de finesse. Je trouvais que c’était une façon de leur rendre hommage, de leur donner une voix. Il était inconcevable de faire imiter cet accent par des acteurs. D’autre part, nous avons encore très peu d’acteurs professionnels de cet âge-là dans cette région.

Comment le film s’est-il construit à partir de cette pluralité de personnages et de parcours ?

Je crois que dans ce film, tout était cueillette : les histoires, les parcours de vie, les lieux également car je suis allée visiter plusieurs champs de figuiers. Certains personnages sont arrivés alors que nous étions déjà en répétition. Le jeune garçon qui incarne Abdou (Abdelhak Mrabti), par exemple, est le dernier à avoir rejoint la distribution. J’allais cueillir des moments d’émotion par petites touches. J’apportais constamment des modifications aux scènes, dans les mots ou les intentions, tout était très organique et constamment en mouvement. J’ai discuté tout au long du tournage avec mes co-scénaristes Ghalya Lacroix et Peggy Hamann, et bien sûr ma directrice de la photographie Frida Marzouk.

Comment avez-vous travaillé avec vos interprètes pour trouver cet équilibre ?

Je ne leur ai jamais donné de dialogues écrits. Ils connaissaient simplement la trajectoire de leurs personnages et les relations qu’ils entretenaient les uns avec les autres dans la journée, ainsi que les intentions et structures des scènes. Après, ils improvisaient et je réécrivais. C’étaient leurs mots, leur façon de parler, cet accent que je comprends très bien puisque c’est celui de mon père. Parfois, ils allaient vers une interprétation un peu sensationnaliste, alors je tentais de tempérer. J’essayais de voir leurs réactions face à ce que je leur proposais. J’ai voulu changer le prénom d’Abdou, par exemple, mais je voyais que cela ne marchait pas. À l’inverse, certaines filles ont voulu changer le leur car elles avaient vraiment envie de jouer un rôle. Je m’adaptais à chaque personnalité selon ce qu’ils et elles avaient envie de donner, de montrer. L’idée des dix personnages vient du fait que j’aime les films choraux, il me semble qu’ils reproduisent la vie, non ? On a toujours plusieurs points de vue, surtout dans le milieu du travail. Et j’aime bien donner à voir comment chacun est lié aux autres. Ces jeunes filles habitent un territoire situé dans les terres et Abdou vient de Monastir, ville côtière et touristique plus permissive.

Souhaitiez-vous montrer une jeunesse tiraillée entre tradition et modernité ?

Je ne pense pas que ces jeunes filles soient tiraillées entre tradition et modernité, elles sont tellement modernes ! Ça ne se joue pas à ce niveau, pour moi, elles se rendent surtout compte de leur manque d’opportunités. Cet enfermement sous les arbres raconte qu’elles sont comme n’importe quelles filles dans le monde, sauf qu’elles n’ont pas les mêmes possibilités et perspectives. Quand Fidé demande à quoi ressemble la vie à Monastir, s’il y a des touristes, du travail, elle souligne cela. Dans cette région, les filles vont au lycée et dans les champs, c’est à peu près tout.

Est-ce pour souligner ce manque de perspectives que vous avez fait le choix de cadres très serrés sur les personnages qui les enferment dans cet écrin de verdure ?

Complètement. Il me semble que de beaux plans larges auraient rendu le film trop aéré et que je serais passée à côté de quelque chose d’important. Je voulais aussi restituer une sensualité à travers des actions minimalistes et au moyen de dialogues très réalistes. Même si le fait de travaille ravec des acteurs non professionnels m’obligeait à rester pudique – je nepouvais pas tout leur faire faire – je crois que ces plans serrés en disent parfois plus qu’un baiser. Les garçons disent que les filles sont trop conservatrices car elles portent le voile et ne veulent pas qu’on les touche.

Pourquoi avez-vous tenu à introduire ce point de vue masculin dans le récit ?

Je trouvais intéressant de leur donner la parole. On n’entend presque jamais les garçons arabes parler de ce manque d’amour et de contact physique, de sexualité, c’était important pour moi de donner une place à cette détresse. Sana voudrait que Firas soit plus conservateur, cela montre que ce sont aussi des envies de femmes, pas toujours imposées par le sexe opposé. Pour certaines, c’est leur vision de l’homme viril. Sana fantasme le couple religieux traditionnel, offrant sécurité et stabilité. Cela la rend touchante aussi. Sans que l’on connaisse leurs histoires familiales, les dialogues et gestes devaient nous éclairer sur la mentalité et les profils des personnages. De même, leurs manières de s’habiller et de porter le voile ou le foulard participent à cette caractérisation. Fidé, dont le voile tombe tout le temps, ne le porte pas comme Sana ou comme Melek par exemple. Il y a une diversité même dans la manière de porter le voile, ou le foulard.

Jeunes et vieux ne cohabitent pas dans le même espace.Vous montrez un contraste très fort entre ces corps usés par des années de labeur et une jeunesse pleine de vitalité et de désir…

Je voulais creuser cet écart générationnel. J’ai supprimé les âges intermédiaires. Les femmes plus âgées sont des miroirs pour ces jeunes filles qui entrevoient ce qu’elles pourraient devenir si elles continuent à manquer de perspectives. Elles sont saisonnières mais Leila qui surveille le verger, travaille dans les champs à l’année. Elle a été comme Fidé. Elle aussi a aimé. Ces femmes matures ont été animées par les mêmes rêves, mais elles évoluent dans un pays en pleine crise économique.Elles travaillent beaucoup et ne s’en sortent pas. Travailler l’été offre à cette jeunesse l’opportunité de faire des rencontres. L’ambivalence vient de là : le verger est un véritable espace de liberté pour les jeunes même si les personnages y sont enfermés. Je voulais montrer qu’elles savent s’emparer de ces moments de liberté. Quand les jeunes vont dansla crique, ils s’accordent un moment de détente alors que les femmes âgées restent dans le verger et attendent le chef pour reprendre letravail. Chaque moment de pause est essentiel car il coïncide avec des moments de camaraderie que j’aime voir dans la vie et au cinéma. C’est aussi pour cela que j’ai choisi des acteurs non professionnels. J’avais été émerveillée, pendant ma première journée dans le verger avec Fidé, par ces femmes qui savent instinctivement comment placer leurs corps, comment s’asseoir, comment poser leurs têtes. Elles connaissent la terre et savent comment s’y lover. Ce sont de vrais tableaux.

Le désir circule sous ces figuiers, dans quelle mesure le marivaudage vous a-t-il inspirée ?

Évidemment, j’ai lu Marivaux, mais en plus de son influence, je dois évoquer celle d’Abdellatif Kechiche. Ma co-scénariste et co-monteuse est aussi Ghalya Lacroix, qui a écrit et monté une partie de ses films. À l’époque, je me retrouvais tout à fait dans le film L’Esquive car j’ai grandi, comme les personnages, dans une banlieue française. Dans ce film, les jeunes répètent une pièce de Marivaux d’ailleurs ! Le marivaudage des quartiers fait écho à ce marivaudage de la campagne où se trouvent aussi mes origines.

Souhaitiez-vous montrer la fin de l’innocence ? On pense au personnage d’Abdou dont on découvre le drame familial et qui semble déjà entré dans l’âge adulte…

Ces jeunes gens ne sont plus dans l’innocence, ce ne sont plus des adolescents mais de jeunes adultes. En effet, il y a une blessure chez Abdou, liée au décès de ses parents, et au conflit qui l’oppose à son oncle. Il est tout jeune, mais à 17 ans il parle déjà d’héritage et du rapport à la terre. En revanche, Melek en est bien à la fin de l’innocence… Finalement,dans le film, les personnages sont comme les figues : on ne les cueille pas au même stade. Dans le même arbre, on va trouver des fruits mûrs et d’autres encore verts. Je voulais montrer des personnages à différents degrés de maturité, que ce soit dans leurs vies ou dans leurs relations.

Comment avez-vous travaillé le son et utilisé les différenteschansons qui circulent à des moments-clés du film ?

Les feuilles de figuiers sont très épaisses et produisent un son rude qui contrebalance la sensualité ambiante. J’aimais bien cette rugosité. Le son a été merveilleusement capté par l’ingénieur du son Aymen Laabidi, de manière à nous envelopper et à nous donner l’impression de passer la journée avec les jeunes filles, d’être sous les figuiers, d’entendre les oiseaux chanter, les feuilles bruisser. C’est aussi pour ça qu’il fallait une musique très épurée et le compositeur Amine Bouhafa l’a très bien saisi. La chanson que Leila interprète à la pause est en dialecte local. Cette chanson parle de l’amour, de la douleur, de la mère. C’est une chanson traditionnelle, dite «de pleureuses». On ne l’a pas montré mais dans cette scène, tous les acteurs (et même l’équipe technique) ont pleuré ; ceschants servent à cela, à libérer des souffrances, des non-dits. La chanson que les filles interprètent à la fin est un clin d’œil aux chansons populaires tunisiennes. Les paroles sont très drôles, et très coquines. D’ailleurs, elles en rient. Le vieux monsieur à l’arrière de la camionnette est gêné mais il sourit. Les paroles peuvent avoir des connotations sexuelles. On chante ce genre de chansons avant la nuit de noces. La musique est libératrice dans toutes les cultures ! Il était donc inutile de sous-titrer le morceau. Enfin, quand les filles se maquillent, on les entend fredonne rune chanson libanaise à la mode. Ce que j’aime chez ces filles, c’est qu’elles sont à la croisée de plusieurs cultures, elles ont une identité arabe multiple, et ça, ce n’est pas de la fiction.

Vouliez-vous dénoncer un système patriarcal qui expose les jeunes filles à toutes les formes d’emprise et de harcèlement ?

Je dénonce ce système sans juger les individus, finalement eux-mêmes prisonniers de leur propre violence. Dans ces champs, les viols sont courants. Dans mon film, j’ai été assez douce par rapport à la réalité, car je ne voulais pas diaboliser les hommes. Et je voulais tout suggérer, sans trop en montrer. Le chef, dont on comprend qu’il a repris le business de son père, se permet de cueillir les filles comme si elles étaient des fruits. L’agression dont Melek est victime n’est pas un événement. Melek est forte, tout comme Fidé qui va jusqu’à briser le silence au moment de la paye. Ce harcèlement qu’on imagine fréquent ne les empêche pas d’être libérées à la fin, de rire et d’être joyeuses parce que – et c’est là toute la tragédie – c’est le quotidien de ces jeunes filles. Les travailleurs des champs sont majoritairement des femmes, elles sont sous-payées, elles n’ont pas de sécurité sociale, et sont souvent transportées comme du bétail. Mais elles chantent ensemble à la fin d’une journée de travail.

Leila, qui dénonce les voleurs au patron, représente-t-elle à une plus grande échelle la société tunisienne, marquée par la surveillance et la délation ?

Bien sûr ! Tous nos mécanismes sont liés à la dictature. La délation est ancrée dans la société tunisienne, bien que mon film se situe après la Révolution, à l’heure des réseaux sociaux. La scène de paye est celle des règlements de comptes. Melek, avec beaucoup de dignité, refuse les 20 dinars supplémentaires que lui offre son patron. Leila est une femme très digne aussi mais elle a grandi avec la délation. Elle ne s’en cache pas, elle le revendique et exige même d’être payée pour cela. J’aimais bien l’idée que l’on se dise que Leila avait vu le couple de voleurs. Elle sait tout ce qui se passe dans le verger mais elle ne balance pas Sana, la voleuse insoupçonnable, pleine de valeurs. Il n’y a que Firas qui paie. Leila protège tout de même les filles. À l’image de la société tunisienne,elle est ambivalente.

Les rivalités s’estompent entre les jeunes filles, liées par un sort commun et qui se solidarisent à la fin. Pourquoi ce mouvement ?

Cette solidarité m’importait plus que tout. Quels que soient les événements, elles sont ensemble. Sœurs, cousines, amies ou tout à la fois, j’ai voulu qu’un lien fort existe entre elles. La question de l’amour et des hommes ne devait pas être un drame. Le plus important est cet amour qui les unit. Elles survivent parce qu’elles sont ensemble. Après leur journée de travail, elles se font belles car elles ne veulent pas ressembler tout le temps à des travailleuses agricoles. C’est leur façon à elles dese libérer de leur condition sociale. Le statut d’ouvrière s’évanouit au profit de celui de femme. En les sortant d’une condition sociale qui les emprisonne, je voulais leur rendre leur dignité et leur grâce.

J’suis pas malheureuse

Centre socio-culturel Cerise, 46 rue Montorgueil, Paris 2e

« Depuis ma sortie du lycée il y a cinq ans, je filme au quotidien mon petit groupe de copines. Devant ma caméra, les filles racontent spontanément leurs amours, la vie sexuelle, mais aussi la famille, les études et l’entrée pas à pas dans le monde des adultes. Avec sa part d’inconnu et d’incertitude. Ce film évoque ma jeunesse à Argenteuil. Et comment nous grandissons ensemble, toujours soudées »

Tënk

Le film est bâti par grands blocs de paroles, des incursions vives, et libres, dans la vie de jeunes femmes traversées de sentiments mêlés qui sont autant de présences au monde.
Au 1er tiers, Laïs Decaster nous dit : « J’essaye de mieux tenir ma camera […] Avec elles, je sais que je peux être moi-même, je n’ai aucune honte. Et quand on n’a pas de honte, on a peur de rien. Ou en tout cas on a moins peur. On a moins peur d’échouer, on a moins peur d’être mal aimée. On a moins peur de faire un film. »

On voit la belle force qu’octroie l’amitié.

On assiste à la formation d’une cinéaste.

À la fin, malgré la joie de la danse et de la musique, il y a quelque chose d’à la fois douloureux et généreux dans le mouvement de la caméra : pour capturer le cours de la fête, Laïs Decaster doit quitter ses amies. Après 5 ans d’images, un arrachement et une restitution, pour clore cette traversée des sentiments.

Jimmy Deniziot
Pré-sélectionneur pour les États généraux du film documentaire – Lussas

Mediapart

J’suis pas malheureuse passe par les codes du portrait de jeune fille et s’attarde sur les chambres, les séances de coiffure… toute cette vie d’intérieurs d’autant plus rassurants que les amies s’y retrouvent, toutes serrées les unes contre les autres. Mais le film s’attache aussi à montrer les extérieurs de cette banlieue ordinaire qu’est Argenteuil – avec sa butte et la vue surplombante de Paris – où chacune grandit avec ses joies et ses peines.

La proximité de la réalisatrice avec ses personnages lui permet de nous offrir un portrait très intime, qui fonctionne, grâce au temps long de son tournage, comme un film de famille (même s’il s’agit d’une famille d’élection). Mais elle donne aussi plus largement à voir une image mouvante d’une jeunesse d’aujourd’hui, crue, drôle et surtout émouvante. 

Le Blog documentaire

Le Blog documentaire : Vous filmiez vos amies depuis plusieurs années quand vous avez décidé de tirer un documentaire de vos rushs… Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?

Laïs Decaster : J’avais effectivement accumulé beaucoup d’images pendant plusieurs années, sans savoir si j’allais en faire quelque chose. Mais ces images me restaient en tête. La liberté qu’avaient mes amies pour parler me semblait importante, je savais que je voulais en faire quelque chose mais je ne savais pas vraiment par quoi commencer.

La première chose qui a motivé cette décision a été la découverte d’un documentaire italien au festival de Lussas intitulé D’amor si vive, de Silvano Agosti. Dans ce documentaire, le réalisateur filme en gros plan, un à un, sept personnes : un enfant, une mère, un transsexuel, un travesti, une prostituée, etc. Chacun répond à sa façon aux questions du réalisateur, des questions précises et très intimes. Ces sept personnages m’ont touchée, leurs paroles, leurs discours sur la vie sont tellement forts et si humains qu’on est captivé par leurs récits de vie. Quand j’ai découvert ce film, j’ai tout de suite voulu continuer à tourner davantage.

J’avais commencé à filmer juste après le bac quand je rentrais à l’Université de Paris 8 en cinéma. En fin de licence, je me suis retrouvée avec de nombreuses heures de rushes, des images très diverses. Car même si nous étions un petit groupe, je ne filmais pas toujours les mêmes filles, je ne suivais pas toutes les histoires. Je n’avais pas de fil conducteur.

Je suis rentrée en master réalisation avec ce projet. C’est là que j’ai vraiment décidé que ces images allaient devenir mon film de fin d’études. J’étais suivie par Claire Simon qui m’a beaucoup aidée à retravailler mes intentions. Elle m’a conseillé pour le cadre, le son, puis pour prendre du recul et affiner le montage final.

Racontez-nous comment vous vous êtes débrouillée de toute cette matière… Par quel bout commencer le montage, en somme ? Avec quelles intentions ? Qu’est-ce qui a guidé votre écriture ?

Les heures de rushes se faisaient de plus en plus nombreuses. Pour prendre du recul sur ce que je filmais, je triais régulièrement mes images. Je créais d’avance de longues séquences sur mon logiciel de montage où je gardais tout ce qui pouvait être intéressant. C’était très instinctif, je gardais ce qui me plaisait, les moments qui me touchaient particulièrement. Je ne peux pas expliquer exactement comment j’ai fait ces choix. Je savais que je ne pouvais pas retranscrire une histoire narrative où l’on suivrait chaque fille.

Ce qui a conduit réellement le montage, ce sont les moments de vie. Puis, avec Claire Simon, nous avons réfléchi à une voix-off. Cela permettait de m’inscrire dans le film, je n’y avais pas pensé au début. Mais il paraissait nécessaire que j’explique pourquoi j’étais là avec ma caméra, pourquoi filmer me paraissait nécessaire à ce moment de ma vie. J’ai compris que je grandissais avec ce film, avec les images. Je nous voyais grandir. C’est un film très nostalgique finalement. Je regardais mes copines et savais que c’était notre jeunesse que je voyais se dérouler devant mes yeux. Mais ça, j’en ai pris conscience que plus tard, quand il a fallu prendre du recul sur le film et construire le montage. Je ne me posais aucune question sur ma propre vie quand je tournais, c’était mes amies avant tout que je voulais filmer. C’est dans les dernières années de réalisation que j’ai compris que j’étais directement concernée par ce que je filmais.

On sent que votre position change tout au long du film. Vous vous affirmez davantage derrière la caméra, la manière de cadrer évolue… C’était conscient, assumé ? Ou est-ce que vous vous êtes simplement laissée porter par le naturel ?

J’ai toujours été portée par le naturel globalement. Je ne savais jamais vraiment ce que mes copines allaient raconter, ce qui allait se passer. Mais comme je regardais beaucoup mes images au montage en même temps que je continuais à filmer, cela me permettait de prendre conscience de certaines erreurs : ne pas couper la parole, laisser des silences pour qu’elles reprennent toutes seules ce qu’elles avaient à dire par exemple. Ne pas trop bouger le cadre, aussi…

Et je pensais également beaucoup aux décors. Par exemple, pour la scène de coiffure dans la chambre, j’avais repéré ce mur rouge et les photos, je trouvais que cela racontait beaucoup de choses.

La « butte » aussi, le lieu où il y a une vue sur Paris. C’est un endroit que je voulais toujours filmer. Je le trouvais très représentatif : c’est un espace où l’on se retrouve tout le temps, il est beau, on voit Paris au loin et en même temps c’est l’un des seuls lieux extérieurs où on peut se retrouver dans nos villes de banlieue. Il n’y a pas vraiment d’endroit où l’on peut se retrouver en dehors de chez nous. Et il surplombe Paris, comme si nous étions au-dessus, comme dans une bulle où rien ne nous fait peur et où nous pouvons parler de tout.

La dernière séquence à vélo et la danse à Paris, ce n’était pas non plus du hasard. Nous avions déjà fait ces sorties pendant l’été et j’avais repéré les lieux, je savais un peu comment je voulais filmer. J’imaginais comment elles allaient danser, j’étais presque sûre que ce serait la dernière image du film.

On se demande évidemment si vous continuez à filmer vos amies… On aurait envie de voir la suite ! C’est précieux ce travail du temps en documentaire, qui permet d’apprécier les trajectoires humaines sur le très long terme, un peu comme à la manière de la Up Series de Michael Apted… Mais peut-être avez-vous d‘autres projets ?

Pour l’instant, je ne les filme plus. Avoir toujours sa caméra avec soi, c’est aussi être un peu en dehors du groupe. Je ne participe pas aux conversations de la même façon, je les laisse s’exprimer davantage. Je crois qu’elles comme moi avons besoin de nous retrouver sans ma caméra, sans un objet au milieu de nous qui me place naturellement à un autre endroit.

Mais c’est vrai qu’à chaque moment passé avec elles, ce qu’on vit est tellement fort et souvent drôle que je me dis que ça pourrait être un film. J’admire toujours autant leur façon de se comporter en société. Et quand je suis avec elles, je me sens vraiment moi-même.

Je crois que c’est très précieux aussi de vivre sans sa caméra. Ce qui me donne envie de filmer c’est aussi d’avoir mes propres émotions, sans conscientiser tout ce qui se passe.

D’ailleurs, je ne suis pas sûre de vouloir faire des films toute ma vie. Je veux filmer si quelque chose me donne envie, si je pense nécessaire de filmer. Je ne peux pas dire si j’aurais toujours le désir de filmer. Je ne veux pas essayer de faire un film juste pour faire un film, juste pour avoir un autre projet. Je crois que ça se sent toujours quand un film est forcé.

Cet été je filmerais peut-être ma petite sœur (qui apparaît un peu dans J’suis pas malheureuse, la petite blonde). Elle a aussi une personnalité bien à elle. Je la filmerai peut-être entourée de ses copines avec lesquelles elle joue au foot. Il y a aussi la coupe du monde de foot féminin qu’elles vont suivre. Mais je ne sais pas ce que cela va donner.

Peut-être qu’un jour, je reprendrais ma caméra pour filmer mes copines à nouveau. Mais je ne veux pas trop y penser et prévoir ces choses-là. On verra si à un autre moment de ma vie je trouve nécessaire de reprendre ma caméra auprès d’elles. Pour l’instant, nous sommes heureuses que le film soit terminé comme ça et nous continuons nos vies tranquillement, toujours toutes ensemble.

https://www.lesyeuxdoc.fr/film/1209/jsuis-pas-malheureuse

Depuis son arrivée à l’université Paris-8 Saint Denis, Laïs Decaster a pris l’habitude de filmer le petit groupe de copines, toutes issues d’Argenteuil, en banlieue parisienne, dont elle partage le quotidien.

« En fin de licence, je me suis retrouvée avec de nombreuses heures de rushes, des images très diverses. Car même si nous étions un petit groupe, je ne filmais pas toujours les mêmes filles, je ne suivais pas toutes les histoires. Je n’avais pas de fil conducteur. »

« Je suis rentrée en master réalisation avec ce projet. C’est là que j’ai vraiment décidé que ces images allaient devenir mon film de fin d’études. J’étais suivie par Claire Simon qui m’a beaucoup aidée à retravailler mes intentions. Elle m’a conseillé pour le cadre, le son, puis pour prendre du recul et affiner le montage final. »

« Ce qui a conduit réellement le montage, ce sont les moments de vie. Puis, avec Claire Simon, nous avons réfléchi à une voix-off. Cela permettait de m’inscrire dans le film, je n’y avais pas pensé au début. Mais il paraissait nécessaire que j’explique pourquoi j’étais là avec ma caméra, pourquoi filmer me paraissait nécessaire à ce moment de ma vie. J’ai compris que je grandissais avec ce film, avec les images. Je nous voyais grandir. C’est un film très nostalgique finalement. Je regardais mes copines et savais que c’était notre jeunesse que je voyais se dérouler devant mes yeux. Je ne me posais aucune question sur ma propre vie quand je tournais, c’était mes amies avant tout que je voulais filmer. C’est dans les dernières années de réalisation que j’ai compris que j’étais directement concernée par ce que je filmais. »

Car wash
de Laïs Decaster

France – 2024 – 12’
« Ma sœur Auréa nettoie avec soin sa voiture dans une station-service. Elle me raconte pourquoi elle l’aime tant, comment elle impressionne ses copines au volant, mais aussi comment elle l’utilise comme outil de drague… » (Laïs Decaster)

Tënk

« Toi, t’as pas payé une voiture avec ton argent. Et quand t’as payé ta voiture, crois-moi t’en prends soin ! » Laïs filme sa sœur en action. Entre elles, le langage est direct. Et de toute façon, Auréa est du genre cash : sa belle voiture, elle y tient ! On sourit d’abord de l’énergie qu’elle met à la laver, à l’aspirer, à la faire briller. Puis, on comprend que sa Volkswagen noire, c’est un peu la seule chose à soi quand on habite encore chez ses parent. Et là, on rigole moins. Douze minutes chrono pour se mettre dans la peau d’une jeune femme qui aime le foot et sa bagnole. Mais qui aimerait surtout se caser. C’est-à-dire trouver un mec, trouver un job. Ou pourquoi pas une meuf. En tout cas, un CDI et pas un truc en auto-entrepreneur. Douze minutes qui en disent long sur l’envie d’indépendance d’une génération, ses aspirations, son réalisme aussi. Sur notre époque donc. 

Éva Tourrent
Responsable artistique de Tënk

MES VOIX

Centre socio-culturel Cerise, 46 rue Montorgueil, Paris 2e


Anissa aime sa grand-mère Takia d’un amour passionné, sans limites. Takia est de plus en plus fatiguée. Son monde s’est réduit aux quatre murs de son salon. Anissa voudrait arrêter le temps. Être pour toujours la petite fille adorée de sa grand-mère. Mais elle va devoir s’inventer une place à elle.

Tënk

Dans le salon baigné de soleil de Takia, elles mangent des fraises enroulées de chantilly. Dans cette image à la douceur enfantine vibrante, l’étau se resserre autour d’Anissa. C’est à propos d’un homme. Sa grand-mère lui parle de mariage, du temps qui passe. Anissa tente de dire quelque chose, puis soupire. Pour reprendre son souffle ? Pour contester ? Parce qu’elle a cédé ? Takia lui a dit qu’elle faisait comme elle voulait, comme un reproche ou comme une acceptation, ce n’est pas complètement évident non plus. Anissa réalisera le rêve de sa grand-mère et son chemin dans ce film nous renvoie à la complexité de la modernité qui se conjugue dans un temps bien à soi. Anissa prend une part du poids que porte sa grand-mère, continue de jouer au théâtre et la remercie pour le goût de sa mahjouba qui ne la quittera pas.

 

LE FILS

Centre socio-culturel Cerise, 46 rue Montorgueil, Paris 2e


Sur une plage du sud de l’île, Raphaël, un enfant haïtien abandonné à la naissance, est élevé dans le plus grand dénuement par une sexagénaire blanche. Elle a tout quitté quand on le lui a confié et lutte depuis dix ans pour devenir sa mère légale. Dans un Haïti tourmenté, entre amour et orages, Diane perd pied, et Raphaël construit sa vie.

Bande-annonce

Alors qu’il arpente le littoral haïtien à la recherche d’un nouvel horizon cinématographique, le réalisateur Jérôme Clément-Wilz entend au loin des pêcheurs s’étonner de sa ressemblance avec « la Blanche de la plage ». Curieux, il cherche où habite cette mystérieuse femme et finit par toquer à sa porte. « Elle m’ouvrit et, sans même me dire bonjour, chuchota : “L’enfant dort, miracle”, sans que je sache de qui elle parlait, retrace le documentariste. Je l’ai retrouvée sur le rivage pour discuter, elle m’a raconté son histoire et celle de son fils adoptif, Raphaël. Il y eut soudain comme une évidence à mettre ce récit en images. »

Dans un quartier pauvre de Jacmel, dans le sud de l’île, la vie de Diane se métamorphose un matin de janvier 2007, quand un prématuré abandonné à la naissance se retrouve sous sa protection. La Canadienne aujourd’hui sexagénaire détaille au visiteur nocturne l’arrivée dans sa vie de ce petit être malingre, la volonté de rentrer dans son pays natal pour fuir la misère de Haïti, et l’illégalité de cette adoption aux yeux des institutions publiques.

Des vies à la marge

Les films de Jérôme Clément-Wilz se situent souvent dans des vies à la marge. « Je considère que les minorités sont la majorité, que chaque vie est hors norme à certains endroits. » C’est ainsi qu’il passe plusieurs années aux côtés de l’expatriée et de sa pupille, à suivre le combat pour la reconnaissance administrative de leur famille mais aussi l’évolution de leur relation. « J’ai tout simplement filmé un enfant qui grandit », résume-t-il. Et ce petit garçon, débrouillard et joyeux, est étonnant de candeur. Conscient de sa situation de « sans nom », des ragots du voisinage et de la folie bureaucratique des adultes, il trace sa route au milieu du tourbillon. « Quand j’ai commencé le tournage, j’ai tout de suite su que Raphaël me parlerait avec ses gestes plus qu’avec des mots. Et que je devais me rendre totalement disponible en tant que réalisateur, pour accueillir la force et la fulgurance poétique de ce qu’il est. »

En montrant le quotidien, les petites choses qui tissent au fil du temps un lien indéfectible, le documentaire interroge sur ce qui fait famille. « Plus qu’un récit sur l’adoption, c’est avant tout un film sur la relation d’une mère et de son fils. J’ai voulu capter l’étincelle qui peut surgir à tout instant, et être capable de danser avec la vie qui est en train de bouillonner face à moi. » Et soudain, devant sa caméra, cette famille-là apparaît comme une certitude. Belle et de guingois.

Les Inrocks

https://www.lesinrocks.com/cinema/le-fils-de-jerome-clement-wilz-le-recit-poignant-dune-adoption-sous-tension-a-haiti-631710-14-10-2024/

Avec “Le Fils”, Jérôme Clément-Wilz réalise le portrait d’une femme canadienne en Haïti, en lutte pour faire valoir son statut de mère adoptive. Un beau portrait déchirant complexifié par la question coloniale, que le film a l’intelligence de regarder frontalement.

Quelque part en Haïti, dans une bicoque plantée au bord de la mer, Raphaël, petit garçon d’une dizaine d’années, vit avec Diane. La Canadienne de 60 ans dit avoir seulement rempli son devoir en secourant ce nouveau-né, que sa mère biologique lui a confié un jour de janvier 2006. Plus tard dans le film, elle interprètera leur rencontre comme le signe d’une providence, le motif d’une consolation pour celle qui n’a pas vu ses deux autres enfants restés au Canada, depuis des années.

Tout ceci, elle le raconte, face caméra, ses yeux plantés dans les nôtres et dans ceux du réalisateur, Jérôme Clément-Wilz. Comme dans Être cheval, son précédent film – beau portrait documentaire sur un adepte du pony play –, sa présence et celle de sa caméra sont rapidement verbalisées, comme pour signifier un accord avec celles et ceux qu’il filme.

Cinq années de tournage

Dans une séquence de cette chronique quotidienne, sensible aux rituels et à la complicité entre Raphaël et Diane et étalée sur cinq années de tournage, on voit le garçon assis au bord de l’eau, découper des images dans un magazine. Sur l’une des vignettes apparaît le slogan “Réveillez-vous !” La consigne résonne étrangement avec le film et son action révélatrice. Alors que Diane se bat pour rentrer au Canada avec Raphaël, et pour faire reconnaître administrativement leur lien, le gouvernement haïtien regarde d’un œil suspicieux cette femme blanche qui a recueilli un enfant noir.

Le Fils a alors cette qualité d’écoute et de regard suffisante pour mettre en lumière cette discorde si complexe qui entremêle affects, sentiments et histoires coloniales. Il enregistre à mesure qu’il avance la chute progressive de Diane, qui perd des forces quand la lutte, elle, s’intensifie.

“Un réalisateur est venu à la maison”

Si Le Fils est aussi émouvant, c’est parce que le déchirement provoqué a à voir avec l’inéluctable des tragédies et de leurs issues impossibles. Au début, Diane, au téléphone avec son avocat, lui raconte qu’il vient de lui arriver quelque chose “d’extraordinaire” : “Un réalisateur est venu à la maison pour filmer mon histoire, il m’est tombé dessus comme un cheveu sur la soupe.”

Le miracle qu’accomplit le film est de nous donner cette sensation troublante que parfois le cinéma documentaire recèle aussi cette idée : peut-être que Diane et Raphaël attendaient autant Jérôme que lui ne les espérait.

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Interview du réalisateur

 

LES FEUILLES MORTES

Deux personnes solitaires se rencontrent par hasard une nuit à Helsinki et chacun tente de trouver en l’autre son premier, unique et dernier amour. Mais la vie a tendance à mettre des obstacles sur la route de ceux qui cherchent le bonheur.

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Note d’intention du cinéaste

« Même si j’ai acquis aujourd’hui une notoriété douteuse grâce à des films plutôt violents et inutiles, mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre, en la nature et dans tout ce qui est vivant ou mort et qui le mérite. »

https://sofilm.fr/feuilles-mortes-kaurismaki/

C’est un film qui n’aurait pas dû exister. En 2017, le réalisateur finlandais avait annoncé son intention d’arrêter le cinéma : « Je suis fatigué, je veux commencer à vivre. Enfin. » Qu’est-ce qui pousse un homme aussi tranché à revenir sur une telle décision ? Réponse étonnante : une frontière. Celle qui sépare la fragile Finlande de la puissante Russie et de l’autocrate sanguinaire à sa tête. Poutine, inspirateur malgré lui du film le plus doux et le plus mélodieux d’Aki Kaurismäki ? « Mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité et l’espoir en l’autre. » Que peut un poète contre l’angoisse du bruit des bottes ? Sûrement pas appeler à prendre les armes. Imitant son héroïne Ansa qui, écœurée d’entendre l’affolante litanie des catastrophes militaires et humaines, bascule sa radio sur des ondes plus musicales, Kaurismäki propose de changer d’air. Comme réponse à la guerre, il suggère tout simplement… de tomber amoureux.

INDES GALANTES

C’est une première pour 30 danseurs de hip-hop, krump, break, voguing… Une première pour le metteur en scène Clément Cogitore et pour la chorégraphe Bintou Dembélé. Et une première pour l’Opéra de Paris. En faisant dialoguer danse urbaine et chant lyrique, ils réinventent ensemble le chef-d’œuvre baroque de Jean-Philippe Rameau, Les Indes Galantes. Des répétitions aux représentations publiques, c’est une aventure humaine et une rencontre aux enjeux politiques que nous suivons : une nouvelle génération d’artistes peut-elle aujourd’hui prendre la Bastille ?

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DOSSIER DE PRESSE

Entretien avec Philippe Béziat

Cette aventure commence il y a trois ans, au moment où Clément Cogitore accepte la proposition de monter Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris. Presque tout de suite naît le projet d’un film documentaire qui suivra cette mise en scène.

Qu’est-ce qui à l’époque vous enthousiasme dans cette aventure ?

D’abord l’idée de faire un film musical qui ne parle pas que de musique. Je fais depuis toujours des films musicaux, des films sur la musique, c’est-à-dire que la musique est pour moi la matière d’un travail cinématographique. Il y a des réalisateurs qui adaptent des romans, moi j’adapte des œuvres musicales. Et même si ça peut paraître étrange, je ne les adapte pas sous forme de fictions : ce qui m’intéresse, c’est de montrer des artistes au travail et de faire des liens entre les œuvres et la vie. Quand j’échange pour la première fois avec Clément Cogitore, je suis frappé par la netteté de ses axiomes et de son dispositif, qui relèvent pour moi d’une proposition d’artiste contemporain, plus encore que de metteur en scène au sens classique – cela dans un endroit plutôt conservateur, l’Opéra de Paris. Évidemment, tout de suite ça me passionne. Et presque tout de suite aussi, je sens que le groupe de danseurs qu’il va inviter sur le plateau sera au cœur de l’expérience. Que la matière du film documentaire se trouvera là : dans le regard que ces danseurs vont porter sur l’institution. Dans la façon dont ils vont l’aborder, la vivre, la traverser.

Ce choix de tout raconter à travers le regard des danseurs s’impose d’emblée ?

Presque. Le regard des danseurs est le fil conducteur, l’axe du film. Au tout début, avec Philippe Martin, mon producteur, nous étions assez fascinés par la puissance de Clément Cogitore, à la fois plasticien, cinéaste, photographe, sa manière de réussir tout ce qu’il entreprenait, de façon très humaine et très fine. Il y aurait pu y avoir un film sur le côté démiurgique de l’acte de création. Mais pour moi, le grand geste de Clément, c’est d’amener sur ce plateau des gens qui n’y ont jamais été invités, et de leur faire jouer quelque chose qui se rapproche de leur propre rôle. C’est-à-dire de les placer non pas dans un rôle d’interprètes censés entrer dans un costume qui les cachera, mais au contraire de les faire jouer à vue, de mettre en situation une authenticité qui rendra visible leur énergie, leur identité, leur personne, leur éventuelle résistance à l’institution. Le contraire en somme d’un metteur en scène qui n’aurait qu’une vision et qui demanderait à tout le monde de s’y plier.

Dans la partition entre ces deux mondes que Clément Cogitore veut faire communiquer, vous appartenez malgré tout plutôt à celui de l’opéra – celui qui se trouve bousculé par le dispositif. Et donc inévitablement vous vous retrouvez, vous aussi, bousculé dans vos habitudes de cinéaste.

Oui, et tout l’enjeu était de répondre à ça. Pour moi, c’est le corps du film : revivre ce choc, que les spectateurs ont vécu pendant les trois heures de représentation, que les journalistes aussi ont vécu plus ou moins bien. Et ce choc que j’ai vécu moi aussi. Cette vague à la fois nouvelle, crainte par un monde plutôt conservateur, et en même temps extraordinairement attendue. Presque inespérée. Je me le suis souvent répété pendant le montage du film : personne ne se rend vraiment compte que c’est une chose qui n’était jamais arrivée à l’Opéra de Paris en 350 ans. Ça peut paraître un peu gadget ou cliché, mais non, l’Opéra national de Paris n’avait encore jamais ouvert ses portes de cette manière.

Vous décidez d’intégrer à la matière de votre film, dès les premières secondes, des vidéos filmées par les danseurs eux-mêmes, à destination d’amis ou de réseaux sociaux.

Il y avait deux mondes a priori totalement étanches. Et si je voulais capter leur rencontre, il fallait nourrir le film d’autre chose que de mon matériau habituel, d’où le rôle d’éléments comme ces ‘‘stories’’ en ouverture. Je voyais bien que mon écriture cinématographique ne correspondait pas à celle de mes personnages et je devais m’adapter à ce réseau, toujours actif, toujours vivant, souvent très inspiré, très inventif – il y a beaucoup de talent, de verve. Ce réseau fait partie de la vie et il y a une grande habitude de la mise en scène de soi. Cela pose une vraie question pour le documentariste que je suis : à partir du moment où tout le monde est cinéaste, qui l’est réellement ?

Il y a aussi un usage très particulier de la voix des personnages. On les écoute, on est plongé dans leur parole, mais sans toujours les voir à l’image.

Pour avoir fait beaucoup de radio, je sais que la voix sans image dit beaucoup plus de choses de l’intimité. Elle est sans filtre. Il y a une proximité qui ne s’atteint qu’au son. Il y a moins de dimension de séduction, moins de frein, tout simplement – c’est autre chose que de parler à une caméra. On a enregistré de longues heures d’interviews avec chacun d’eux. Et j’étais heureux qu’ils acceptent que cette parole soit détachée des apparences, détachée de l’auto-mise en scène, et donc du contrôle de l’image de soi. C’est comme ça je pense qu’on peut atteindre une vraie parole, formulée par des artistes qu’on découvre extraordinairement brillants, avec des parcours étonnants et une expérience souvent impressionnante.

Le documentaire a parfois tendance à se limiter à quelques personnages pour qu’on puisse mieux s’identifier à eux, mais ici, vous touchez à une expérience collective inédite…

Tous les personnages du film, danseurs ou non danseurs, viennent d’horizons extrêmement différents. Entre la soprano Sabine Devieilhe et un vogueur, entre un krumpeur et un machiniste, il est évident que ce sont des univers très distincts. L’opéra pour moi, fabriquer un opéra, monter un opéra, ça reste toujours une métaphore de la collaboration, d’un projet collectif autour duquel on se réunit un temps donné pour réussir à créer un objet qui nous dépasse tous. Et cette fois, en plus, s’agrégeait à la diversité habituelle du collectif de l’opéra un groupe très important, très large, lui-même d’origines très variées, qui a fait complètement groupe et corps avec les machinos, avec les chanteurs, avec le chef d’orchestre. Ce collectif a vraiment pris corps. Et je voulais absolument insister sur cette dimension collective.

Chanteurs, solistes et danseurs se fondent dans un seul groupe, malgré un comportement très différent.

Il arrive que les chanteurs ne soient pas très à l’aise dans leurs déplacements ni dans l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes et de leur corps, ils peuvent sembler décentrés ou peu ancrés sur le plateau. C’est étonnant, parce que leur corps est leur instrument. C’est de leur corps que dépend leur voix et le rapport qu’ils entretiennent avec leur voix peut être finalement assez cérébral. Les danseurs en général, et les danseurs de ces danses urbaines en particulier, à peine arrivés sur le plateau, dégagent le contraire : des corps centrés, des corps qui ont commencé par se détendre, se dénouer, faire une demi-heure de yoga, respirer, qui sont dans la perception des autres autour d’eux. Ce qui est fascinant dans ces arts, c’est le rapport à l’improvisation. En fait c’est l’inverse de l’opéra. Bintou Dembélé, la chorégraphe du spectacle, nous expliquait qu’en hip-hop, quand on fait deux fois la même chose, ce n’est pas bien. Donc on ne peut être que dans l’invention, l’inspiration, le renouvellement. C’est-à-dire être sur la brèche tout le temps. L’esprit est en permanence éveillé, profondément attentif à tout ce qu’il peut saisir autour de lui. En fait, c’est une leçon de chaque instant pour les interprètes « classiques ».

Vous n’avez jamais autant filmé les corps. Est-ce que pour cela vous avez eu recours à des procédés inédits dans votre langage cinématographique ?

Oui, Indes Galantes est beaucoup plus découpé que mes précédents films. Ce sont des questions d’écriture et de montage. J’étais fasciné par ce rythme des ‘‘stories’’ de mes personnages : ce crépitement, ce flux d’expressions souvent très inspirées. Je voulais que le film ressemble un peu à ça, soit nourri de ça. Ce rythme plus rapide vient aussi de Rameau. Quand on fait un film sur Debussy, on a une fluidité musicale quasiment ininterrompue. Idem ou presque chez Verdi. Dans le baroque, en revanche, et en particulier chez Rameau, les danses sont incroyablement fragmentées. Elles ont cette pulsation, ce fouetté. Et elles sont très modulaires.

Il y a aussi une dimension spectaculaire du film, plus que dans vos films précédents peut-être. C’est un film devant lequel on vibre.

C’est une dimension qu’assume déjà Clément Cogitore dans sa mise en scène. Tout en questionnant à chaque instant la société du spectacle, il choisit d’assumer le fait que l’opéra est profondément un art de la sidération, de la machinerie, de l’émerveillement – notion fondamentale dans ce répertoire baroque. Pour moi un film se construit comme une symphonie, avec des temps forts, des adagios, des creux, des pauses, et des tempêtes. En espérant qu’en plus de vibrer devant une œuvre spectaculaire, le spectateur soit ému. Être à la fois dans la sensation et dans l’intelligence, à égalité, c’est la grande magie des œuvres de cette époque.

Pourquoi fallait-il ces moments où le film sort du cocon de l’Opéra ?

L’opéra c’est un monde clos, une grotte merveilleuse, surtout l’Opéra de Paris qui est peut-être l’une des plus grandes et des plus fascinantes du monde. Mais justement, une des clés du film, c’était de poser cette question : comment le monde extérieur peut-il pénétrer et nourrir cette caverne merveilleuse ? Comment peut-il y trouver sa place ? Je savais qu’il fallait sortir de temps en temps, pour pouvoir mieux y retourner. Et je sentais qu’il fallait arriver de l’extérieur, qu’on ne pouvait pas commencer tout à fait à l’intérieur. C’est quelque chose que j’avais expérimenté avec la mise en scène de Pelléas et Mélisande à Moscou : à quel point une image de la ville, une image d’un immeuble, de l’immeuble dans lequel vit un chanteur, peut prendre une résonance considérable par rapport à ce qu’on vient d’entendre au niveau de l’œuvre. C’est cette alchimie cinématographique qui m’intéresse : on est dans Rameau, on a un son, une mélodie, des personnages, un chant, une harmonie musicale, et en fait tout ça peut se prolonger sur une image du monde réel, et produire une émotion. Et plus ce sont des éléments du monde réel, plus j’y trouve mon compte. C’est pour ça que je ne fais pas de fiction. Ici le moindre son est fabriqué par les gens qu’on a vus, qu’on a suivis en train de le fabriquer. Rien ne préexiste. Tout est authentique. Tout est brut.

Cela rejoint aussi le vœu de départ de Clément Cogitore : faire entrer « la ville » sur le plateau. « Montrer la jeunesse de Paris en train de prendre la Bastille. » Il interroge les rapports de domination depuis l’intérieur de la caverne merveilleuse. Vous, vous sortez de la caverne, explorez le rapport entre les deux mondes, celui de l’Opéra et celui de la ville. C’est une façon de poursuivre à l’extérieur le travail qu’il entreprend au plateau ?

Je ne pouvais pas, en tant que cinéaste, ne pas répondre à la question que posait Clément à partir de Rameau. Lui est au plateau, il pose des questions au plateau. Et moi je fais un objet de cinéma, qui se nourrit du monde réel. C’est ce qui me fascine dans les grandes œuvres d’art : à quel point elles peuvent faire écho à notre vie aujourd’hui, individuellement. Parfois ce sont des échos narratifs, psychologiques, biographiques, parce qu’on s’identifie à un personnage. Mais c’est souvent beaucoup plus abstrait. Pourquoi une musique composée en 1735 continue à nous bouleverser ? Pourquoi, même avec un livret assez bancal comme celui des Indes Galantes, l’association des mots « Tendre amour » et de quatre notes sur une portée musicale peut encore nous faire pleurer trois siècles plus tard ? C’est vraiment la question de l’art. C’est ce qui m’intéresse essentiellement : montrer des personnages confrontés à une résonance entre une œuvre d’art et la réalité de leur vie. Si en plus mon spectateur peut vivre cette résonance, je suis ravi.

La célébrissime « Danse du calumet de la paix », qu’avait déjà filmée Clément Cogitore pour la 3e scène et qui fut le point de départ de cette aventure est le moment le plus attendu de tout l’opéra, et donc aussi du film. Était-ce difficile de lui trouver sa place dans le film ?

C’est « le cas Indes Galantes ». Il y a dans l’opéra d’autres airs extraordinaires, mais c’est comme ça, on n’y peut rien : il y a cette pièce qui dépasse tout. Et donc tout est dans cet œil du cyclone. Evidemment c’était compliqué, puisque ce moment, cette confrontation du krump et de la danse écrite par Rameau, et le court-métrage que Clément en avait fait, étaient même à l’origine de la commande de mise en scène adressée à Clément. C’était aussi un moment très attendu du spectacle. Par chance il se trouve que dans le spectacle, les attentes étaient archi comblées tous les soirs – d’autant plus sans doute que l’énergie était retenue dans les tableaux précédents. La place de ce moment a varié dans le film. Il y a eu des montages où on commençait par ça. Et puis on a fait le choix du montage actuel. Je pense que, dans le film, le rapport intime que le spectateur construit peu à peu en amont avec les danseurs modifie la façon dont on vit ce sommet, et l’énergie extraordinaire qui passe à ce moment-là. C’est un sommet de danse de toute façon, mais dans le film c’est un sommet vécu par des danseurs qu’on a appris à connaître. Je pense que l’émotion en est redoublée.

Vous faites le choix de faire lire aux danseurs un extrait du Mercure de France de 1725, qui décrit la fameuse représentation donnée par deux Indiens de Louisiane, qui chez Rameau va déclencher l’écriture de la pièce…

C’est peut-être le seul moment où le film « raconte » de manière un peu explicite de quoi il est question. Et c’est là que Leonardo García Alarcón, le chef d’orchestre, avec son génie, nous fait imaginer la façon dont ça s’est passé pour Rameau. Il nous projette dans les pensées de Rameau, il nous fait refaire le chemin créateur, des battements de tambour à l’air développé au clavecin. Pour moi, Rameau est un musicien extraordinaire pour cette raison-là. C’est le compositeur par excellence de la rencontre entre musique dite « savante » et musique « traditionnelle ». C’est un roturier de province, qui n’est pas installé à la Cour. Il fait de la musique pour la Foire Saint-Laurent et la Foire Saint-Germain à Paris, sur des tréteaux, des musiques pour accompagner des petits drames et des chants dans la rue. C’est donc un musicien qui a un sens du rythme extraordinairement développé. Et en même temps c’est quelqu’un qui a une passion scientifique pour l’harmonie, au point d’écrire des traités très appréciés des Encyclopédistes. Bref c’est à la fois un philosophe des Lumières et un absolu intuitif, un absolu instinctif, qui a une intelligence immédiate des rythmes et de la danse.

Votre film se termine sur l’accueil mitigé des journalistes, en totale contradiction avec le constat qui est fait chaque soir d’une standing ovation jamais vue, qui n’en finit plus. C’était important pour vous de souligner cette opposition ?

Nous n’avions pas prévu au départ de poursuivre le film jusque-là. Ça a été une décision tardive. Je pensais que le film s’arrêterait à la première représentation. Et puis il y a eu cet accueil absolument unique dans l’histoire récente de l’Opéra Bastille : chaque soir, une salle debout et des dizaines de minutes d’applaudissements. Quelque chose, comme disait Leonardo, qui ressemble plus à un concert de rock qu’à un opéra. Et, en parallèle, une critique française très mitigée (même si la presse étrangère était excellente, le New York Times plaçant l’opéra dans sa liste des dix meilleurs spectacles de l’année). Un écart jamais vu entre vox populi et critique savante, qui quand même interroge. Qui dit quelque chose qu’il faut entendre à mon avis de ce rituel lyrique que j’adore, qu’il faut absolument continuer de faire vivre, mais peut-être pas comme dans un musée. Ce que ce spectacle a sans doute tenté de faire…

Si le film a cette force, c’est aussi par l’intimité qui s’est peu à peu construite avec les personnages. On sent une familiarité bâtie sur un temps très long. Combien de temps a duré le tournage ?

Deux ans. On a commencé en octobre 2017, pour terminer le 15 octobre 2019. Parce qu’on a eu la chance de pouvoir filmer très en amont, dès les premières séances de travail avec Bintou et Clément, dès les castings de danseurs et de chœurs, ce qui a contribué à nourrir les allers-retours temporels dans le film. Au début, c’était un tournage seulement de temps en temps, pour documenter des moments importants. Et puis quand les répétitions ont commencé, à partir de fin août 2019, on s’est mis à tourner beaucoup plus, pas tous les jours mais presque, jusqu’à la générale et la première, et puis un peu au-delà.

Deux ans de tournage, pour combien d’heures de rushes en tout ?

Je ne les compte pas, je ne sais plus. Mais c’est colossal, ça ne m’était jamais arrivé, c’était monstrueux. Ce qui a rendu le montage très complexe. Un montage qui a duré 9 mois avec un premier bout à bout de 6h40.

Est-ce un film qui réconcilie ? Qui casse l’image d’un opéra élitiste, pour le rendre soudain plus accessible, plus proche ? Un film qui pourrait avoir un peu le même effet que Les Rêves dansants dans le champ de la danse contemporaine ?

J’aimerais beaucoup. Je souffre énormément des étiquettes, des chapelles, de tous ces cloisonnements entre musique classique, rock… Toutes ces catégories me frustrent profondément, car j’ai l’impression que ce sont seulement des catégories sociales, « culturelles », au mauvais sens du terme, et pas des catégories vraiment humaines. Clément Cogitore a une belle formule dans le film : « Un stéréotype, c’est un personnage avec lequel on n’a pas passé assez de temps, dont on ne nous a pas assez raconté l’histoire. » J’essaie, par petites touches, de faire tomber les stéréotypes et de les faire tomber de tous côtés, aussi bien ceux qu’il peut y avoir du côté du monde de l’opéra à propos des cultures urbaines, que ceux qu’il peut y avoir du côté des cultures urbaines à propos de l’opéra. N’importe qui peut apprécier Rameau. N’importe qui peut apprécier le krump. C’est ce que me disaient les krumpers : venez nous voir, vous allez adorer. C’est juste qu’il y a des barrières. Et j’aime l’idée qu’un film puisse faire tomber les barrières.

Alors que penser de cette phrase de Féroz, l’un des danseurs, qui clôt quasiment votre film au sujet des spectateurs de l’Opéra Bastille : « Ce n’est pas eux qui sont venus nous voir, c’est nous qui sommes venus les voir » ?

Un autre danseur, Meech, m’a dit aussi : « Je me suis clairement trompé sur le public de Bastille, le public cliché… Je pensais qu’il n’allait pas réagir, eh ben si, il a réagi ! » Ingrid et Isabelle m’ont dit : « La mixité culturelle au plateau, c’est bien, mais on aurait aimé qu’elle soit aussi dans la salle, parmi le public… » Et Féroz encore : « L’appropriation culturelle, ça a toujours marché, mais parfois je me dis qu’on est venu amuser la Cour… Mais peut‑être que quelque part, nous-mêmes, on s’empêche de rêver grand ? » Ces « eux» et ces « nous » révèlent une perception et un état de la société. Ils font mal. Le temps des douze représentations des Indes galantes à Bastille, douze « rencontres » ou douze « face à face » plateau-public, le spectacle de Clément permettait à qui voulait bien de rebattre les cartes. C’était son devoir d’artiste. C’est exactement là qu’ambitionne de se trouver le film.

Propos recueillis par Sylvain Prudhomme

JANE PAR CHARLOTTE

 

 

Charlotte Gainsbourg a commencé à filmer sa mère, Jane Birkin, pour la regarder comme elle ne l’avait jamais fait. La pudeur de l’une face à l’autre n’avait jamais permis un tel rapprochement.

Mais par l’entremise de la caméra, la glace se brise pour faire émerger un échange inédit, sur plusieurs années, qui efface peu à peu les deux artistes et les met à nu dans une conversation intime inédite et universelle pour laisser apparaître une mère face à une fille.

DOSSIER DE PRESSE

Entretien avec Charlotte Gainsbourg

Vous dites avoir voulu faire ce film pour regarder autrement votre mère, Jane Birkin.

Charlotte Gainsbourg : Je m’étais réfugiée à New York assez longtemps, ce qui avait créé une distance entre nous. On avait vécu des moments horribles avec la mort de Kate. J’ai réalisé qu’on s’aimait de manière évidente mais qu’on n’avait jamais su se le dire. Il y avait une pudeur entre nous que je voulais explorer, j’avais besoin d’un prétexte pour me rapprocher d’elle. À vrai dire, au départ de ce film, je ne sais pas ce que je cherchais. C’était « je prends une caméra et je vois ». Ensuite, quand j’ai engagé une équipe et que c’est devenu plus professionnel, je me suis demandée comment procéder : faire une interview ? Et si oui, quelles questions poser ? Là, le film est devenu un exercice plus précis, mais ça me foutait un peu la trouille aussi. Interviewer sa mère, c’est étrange comme situation, non ?

Comment avez-vous enclenché le tournage ?

On a commencé par le Japon et j’ai fait ça de manière très officielle. Elle faisait un concert là-bas, c’était une bonne occasion de la suivre et de la filmer. Le Japon, c’est sublime, et Kate adorait ce pays. Une amie de Kate, Kasumiko Murakami, m’a aidée, elle a cherché des lieux évocateurs… C’est devenu un vrai petit tournage à organiser alors que je partais sur un projet encore indécis.

Vous dites d’ailleurs dans le film que vous l’inventez en le faisant.

Oui. J’avais regardé des documentaires sur la famille, notamment un de Griffin Dunne sur sa tante, très beau, très tendre, où sa tante se livre beaucoup. J’ai donc commencé par filmer le concert de ma mère au Japon, pas mal de balades aussi et puis on a fait une interview assez longue dans l’hôtel Chigasaki-Kan, un endroit très zen, à l’ancienne, où Ozu a écrit ses films.

Ce lieu a du sens par rapport à votre film parce qu’Ozu a fait des films sur la famille.

Oui, il y a eu plein de petits signes non calculés dans ce film. On se dit « je t’aime » à deux reprises sans que l’autre regarde ; à un autre moment, je pose ma caméra dans la cuisine, on met la viande au four, et il y a un énorme artichaut au premier plan qui évoque l’homme à la tête de chou ! J’aime bien ces heureux hasards. Donc Ozu, oui, bienvenue !

Comment a réagi Jane à votre projet ?

Au début, elle était un peu angoissée je crois par ma démarche. J’imagine qu’elle était nerveuse à l’idée que je fouille dans des zones trop intimes. Je voulais entrer direct dans le sujet Charlotte Gainsbourg Entretien mère-fille et ça l’a heurtée. Après le Japon, on s’est retrouvées à Paris et je lui ai demandé comment on procédait pour la suite. J’avais l’intention de la filmer à New York et elle m’a dit : « Non, tu arrêtes ça ! » Elle avait été choquée par la séquence Japon, je ne sais pas pourquoi. Du coup, j’étais un peu choquée aussi mais j’ai accepté son refus. J’ai dit à mon producteur : « Désolée, on arrête tout, Jane ne veut pas continuer. » On a remisé le projet, il s’est passé deux années. Ça n’a pas terni les rapports entre ma mère et moi mais ça m’a coupé les pattes dans la démarche du film. Je n’osais même pas revoir les rushes japonais et je me disais que j’avais dû agir maladroitement. Puis elle est venue me voir à New York et je lui ai proposé que l’on regarde ensemble ces rushes pour voir ce qui clochait. Après visionnage, on s’est rendu compte qu’il n’y avait rien de malaisant, l’interview était très douce, très pudique, joliment filmée, et elle ne comprenait pas pourquoi elle avait réagi si négativement. Elle était d’accord pour continuer le film.

Vous reprenez donc le projet, deux ans après ?

Oui, très poussée par une de mes amies, Nathalie Canguilhem, qui m’a incitée à travailler plus, à mieux préparer. Prévoir plus de questions, plus de lieux, plus d’ambition en fait. Je n’avais aucune idée de comment faire ce film, j’ai avancé de façon empirique, novice, avec un droit à l’erreur. Ma monteuse, Tianès Montasser, m’a beaucoup aidée aussi. Je m’autorisais à voguer, à avancer à l’instinct pendant qu’elle décortiquait le matériel de manière très organisée. Et au bout d’un moment, alors que je cherchais encore le film, elle m’a poussée à filmer moi-même, sans préparatif, sur le vif. J’ai donc acheté une caméra, un pied, et ma fille la plus jeune, Jo, m’a aidée avec ce matériel que je ne maîtrisais pas. Jo m’a aussi permis d’approcher ma mère de façon très familière : dans sa maison en Bretagne, il y avait ma mère, Jo, moi, trois générations de femmes, en famille. La présence de Jo a relaxé l’atmosphère et banalisé la situation de tournage. Ensuite, l’équipe est revenue et on a re-filmé la Bretagne de manière plus pro, avec un son meilleur, des beaux cadres.

Le film met aussi en jeu le regard de Jane sur vous, comme quand elle vous dit que vous étiez la plus mystérieuse de ses filles.

Elle m’avait déjà dit ça et je l’avais pris comme une remarque dure, j’y avais entendu « t’es une étrangère ». Il y avait quelque chose en moi qui l’intimidait. Je ressens la même chose avec ma fille aînée, Alice. Je comprends aujourd’hui grâce à la transmission et à l’expérience qu’entre mère et fille, on ne se prend pas forcément dans les bras, on ne se dit pas forcément « je t’aime », ça dépend des personnalités, de l’éducation, d’un rapport qui se met en place. Plus jeune, je vivais mal ce rapport un peu distant avec ma mère, je voyais que ce n’était pas pareil avec Kate ou Lou, elles pouvaient s’engueuler avec elle, elles avaient une proximité que je n’avais pas. Ma mère est toujours là quand j’ai besoin d’elle, bien sûr, mais il y a beaucoup de tact entre nous.

Le tact, la pudeur, le secret ne signifient pas un manque d’amour. Bon, mon père non plus ne m’a jamais dit « je t’aime » mais il m’a témoigné son amour avec des chansons, des films, donc je sais qu’il existe plein de façons de dire son amour à ses enfants, évidemment. Mais peut-être qu’étant la deuxième d’une tribu de trois filles, j’étais jalouse, je voulais plus de proximité avec ma mère, je voulais le trop plein d’émotions, les engueulades. L’aînée essuie les plâtres, ça crée un rapport plus fusionnel, voire explosif, avec les parents, mais peut-être plus facile aussi parce qu’on met les mains dedans.

Votre mère dit qu’elle assume son âge et à l’image, on voit bien qu’elle se montre sans fard. Cette tranquillité par rapport au « paraître », c’est une chose que vous admirez, une qualité qui vous inspire ?

Oui, pour moi, c’est un exemple. Je voulais qu’elle soit belle dans le film au sens où je voulais y voir ce que je perçois d’elle. Après, je ne peux pas être comme elle, je n’ai pas sa grâce et j’ai longtemps souffert de ne pas avoir sa beauté. Je ne peux pas me dire que je vais vieillir comme elle, on ne part pas du même niveau. Dans le film, je ne voulais pas utiliser d’archives d’elle, je ne voulais pas la mettre en difficulté par rapport à ça. Je lui suis reconnaissante d’avoir accepté d’être filmée sans fard, et aussi dans son rôle de grand-mère, qu’elle assume parfaitement. Mais elle ne se montre pas n’importe comment non plus. Elle est comme mon père, elle a un côté négligé et c’est un négligé très étudié ! Elle confie aussi avoir le trac avant de monter sur scène.

Est-ce un trait d’elle dont vous avez hérité ?

Oui, complètement. J’ai grandi en voyant mes deux parents bouffés par le trac. Mais malgré le trac maladif de ma mère, je voyais la magie de ses spectacles sur scène. Elle m’a transmis la peur de perdre mes mots, d’oublier mon texte. Elle était habitée par les textes de mon père et elle considérait comme sa mission de continuer à les transmettre, du coup, elle était terrifiée à l’idée de mal le faire. C’était très important pour elle de ne pas se tromper de mots avec ces textes quand même assez compliqués. Moi, j’ai peur de me planter avec des textes plus simples. Elle m’a en effet transmis cela. Mais ça nous rapproche, on se comprend très bien en ce qui concerne l’appréhension, la peur de perdre les pédales.

Il y a une très belle séquence, la visite rue de Verneuil. On est étonné d’apprendre que Jane n’y était jamais retournée et attendait votre autorisation.

Ça faisait trente ans qu’elle n’y était pas retournée. Durant tout ce temps, je lui ai souvent parlé de mes hésitations à transformer ce lieu en musée. Cette maison était ma mission à moi, mais j’avais du mal à en faire quelque chose, au fond je crois que je voulais garder cette maison comme la dernière chose secrète à propos de mon père. Durant tout ce temps, je n’ai invité personne à venir dans ce lieu, c’était trop douloureux pour moi, et je pensais que ce serait tout aussi douloureux pour les proches comme ma mère. Aller rue de Verneuil était un plaisir masochiste pour moi, je ne voulais pas le faire subir aux autres.

Dans le film, on a l’impression que vous et votre mère êtes relativement sereines, apaisées, en ce lieu chargé.

C’est drôle, pourtant, je sais que je vais mal pendant cette séquence, qui correspond à une période de dépression. Autant je n’allais pas bien, autant ma mère m’a épaulée et a été très généreuse, disponible, elle m’aidait à avancer. Quand on a filmé cette séquence, j’étais au début de ma démarche de faire de cette maison un musée. Aujourd’hui le projet a concrètement pris forme.

L’endroit est magnifiquement singulier en soi, et il a la magie de ces lieux où le temps semble s’être figé. Votre mère compare la rue de Verneuil à Pompéi, ce qui n’est pas faux.

Oui. Je crois que j’ai du mal aujourd’hui avec ce lieu parce qu’il m’échappe. Pour ma mère, c’est beaucoup plus lointain. Douze ans se sont passés entre le moment où elle a quitté mon père et la rue de Verneuil et le moment où il est mort. Au total, quarante-et-un ans sont passés.

Mais c’est étrange pour moi d’entendre qu’elle aurait aimé y aller, je n’aurais jamais pensé ça. Elle m’a toujours dit que ça avait du sens d’en faire un musée, puis elle ne m’en a plus parlé parce qu’elle voyait bien que c’était complexe pour moi.

Autre séquence très belle, très émouvante, quand votre mère évoque Kate alors que des films de famille montrant Kate enfant sont projetés derrière elle et même sur son visage. Elle ne veut ni ne peut regarder ces images.

Chacun a ses limites par rapport aux tragédies. Moi, pendant trente ans, je ne pouvais pas regarder d’images ni écouter de sons de mon père. J’ai tout refusé en bloc, je ne regardais aucune archive. Etrangement, avec Kate, j’ai cherché des images, j’ai voulu parler d’elle dès que je pouvais. Peut-être parce que dans le cas de mon père, tout le monde en parlait, alors que Kate n’était pas aussi connue et j’avais besoin de parler d’elle de manière plus évidente. Concernant les archives, je ne voulais surtout pas faire de mal à ma mère. Projeter ces images de Kate, c’est la limite de ce que je pouvais faire, d’ailleurs je ne l’assume pas totalement dans le film, à un moment je dis « on arrête ». Je ne voulais pas provoquer d’émotion trop facilement. À un moment, des lignes écrites par moi s’impriment sur le visage de ma mère et par la suite, au montage, je trouvais cela maladroit, mais ça s’est fait dans le direct du tournage où, et c’est cela qui fait la beauté du documentaire, il n’y a pas de 2e prise. Je l’ai dit à ma mère et elle m’a répondu : « Non, au contraire, j’aime bien, ça me cache un peu. ».

Dans le film, on voit Jo, votre benjamine, mais pas vos autres enfants, ni Lou. Vouliez-vous construire un film qui appartienne à votre mère et à vous, comme une forme de réponse inconsciente à votre jalousie d’enfance ?

Au final, oui, on peut le voir comme ça. Mais au départ, je voulais faire une partie Japon consacrée à Kate, une partie New York consacrée à moi, parce que j’y ai vécu, et la Bretagne consacrée à Lou. Je voulais que ce soit un film sur ma mère et ses trois filles. Je pensais que pendant les fêtes de Noël en Bretagne, j’allais filmer toute la famille, mes enfants, Yvan, Lou, mon neveu Marlowe, Roman le fils de Kate… Et puis Lou m’a dit que c’était mon projet, mon truc, elle ne se sentait pas d’y figurer, elle m’a dit : « Ce film, c’est toi et maman. » Sur le moment, je ne l’ai pas bien pris, mais en fait, elle n’avait pas tort. Je voulais aussi que ma fille aînée, Alice, soit dedans, pour le côté transmission entre les femmes de la famille. Finalement, elle existe dans le film parce qu’on parle d’elle. J’ai trouvé le film par un concours de circonstances successives qui a finalement sa logique. Si je résume ce film le plus simplement, c’est une envie d’intimité avec ma mère et c’est tout.

La dernière séquence résume le film et votre désir de ce film. Elle est émouvante par son contenu, une déclaration d’amour à votre mère, et par sa forme, le long plan-séquence sur votre mère au loin qui se rapproche petit à petit, votre voix off murmurée étant en partie couverte par le bruit des vagues et par la musique. Vous montrez à la fois votre envie de rapprochement, votre amour filial et la difficulté à dire cet amour.

Merci, mais tout cela est le fruit de hasards. Au moment de le tourner, je ne savais pas que ce serait le plan final. J’ai fait ce film à l’instinct, avec ma sensibilité et mon inexpérience de réalisatrice. Ma monteuse était beaucoup plus dans l’analyse, la compréhension. Quand on visionnait des bout-à-bouts, je réagissais spontanément mais je n’aurais pas su dire : « Il faut placer tel plan là. »

Si Jane a vu le film, quelle a été sa réaction ?

Elle l’a vu, c’était très important pour moi. J’avais très peur de sa réaction et je crois qu’elle a été très touchée. Elle a vu que ce film signifiait quelque chose, et que c’était un objet bienveillant.

Avec un peu de recul, ce film répond-il à votre quête incertaine au début du projet ? Avez-vous vu votre mère autrement ?

Ce film est une déclaration que je lui fais, elle l’a compris, il n’y a aucun doute. Néanmoins, il y a toujours la même pudeur entre nous. Ça ne nous a pas rendues plus expansives, mais la nature de notre relation est dite. Et ça a été un superbe prétexte pour que ce soit dit. Si l’objet est beau au final, tant mieux, mais c’était secondaire par rapport à l’expérience que j’ai pu avoir à ses côtés. On aurait d’ailleurs aimé continuer le tournage. C’était très dur de se dire que le film était terminé, qu’on avait ce qu’il fallait. On ne voulait pas que s’arrête cette excuse filmique de se voir, de se parler et de se rapprocher.

Entretien avec Jane Birkin

Quelle a été votre réaction quand Charlotte vous a proposé ce projet ?

Jane Birkin : J’ai trouvé cela excitant, j’étais très flattée qu’elle veuille passer du temps avec moi et que le sujet pourrait être intéressant. Mais au tout début du projet, j’imaginais un documentaire classique.

Charlotte dit qu’après votre premier entretien filmé au Japon, vous ne vouliez pas poursuivre le projet. Pour quelles raisons ?

L’entretien au Japon m’a un peu déstabilisée. Je voyais que Charlotte avait un cahier rempli de questions et ça m’a foutu la frousse. Je ne savais pas où allait ce film. J’avais peur que le cahier de Charlotte soit un cahier de doléances. Pendant un an, je n’ai plus voulu continuer. Ensuite, nous étions à New York pour un autre projet et elle a trouvé que ce serait dommage de ne pas faire des images. On a donc recommencé à tourner pour voir où ça irait. Et à New York, l’expérience du tournage a été plaisante, rigolote, charmante, être avec Charlotte a été un vrai plaisir. Alors je me suis habituée à ses questions et j’ai compris que son film serait très personnel, que ça ressemblerait à ce film de Bergman, Sonate d’automne. Ça me semblait bien plus intéressant qu’un documentaire classique. C’était nécessaire pour Charlotte d’entendre certaines choses qui ne sont jamais dites. Il faut savoir que quand nous avons repris ce tournage à New York, cela faisait six ans qu’elle vivait là-bas, je n’avais pas vu vraiment grandir sa petite fille, après que Kate était décédée, ils sont partis. À New York, nous avons éprouvé la joie des retrouvailles. Je pense aussi que les questions de Charlotte sont aussi intéressantes que mes réponses. Ce film est autant sur elle que sur moi.

C’est aussi, surtout, un film sur votre relation.

Bien sûr. Mais c’est très centré sur la demande de Charlotte : savoir où elle se place dans notre histoire familiale, comprendre son rôle très particulier. À partir de 13 ans, avec ses rôles au cinéma, Charlotte a connu une vie un peu à part, elle est devenue un personnage un peu mystérieux pour moi. Pendant le tournage, savoir qu’elle était aussi accessible et aussi tendre était une facette d’elle que je n’avais pas connue depuis longtemps.

Vous dites d’ailleurs dans le film que Charlotte était la plus mystérieuse de vos filles.

On ne connaît jamais totalement autrui, il y a toujours une part de mystère. Mais j’avais l’impression de mieux connaître Kate, parce que quand elle était adolescente, nous avions des bagarres frontales dans le registre classique de rébellion d’une fille contre sa mère. Ensuite, quand Kate a eu son fils Roman, elle était très présente dans ma vie. Quant à Lou, elle est ce qu’est Jo pour Charlotte, ma petite dernière. Lou était ouverte et drôle. Quand son père est parti, j’ai eu Lou pour moi toute seule et c’était une vraie rigolade. Mais en devenant adulte, Lou aussi a acquis sa part de mystère. Il y a toujours chez les autres, y compris les très proches, une part qui échappe à ce qu’on croit connaître d’eux. Comme Charlotte a été assez tôt absente de notre vie familiale, je pense qu’il était nécessaire pour elle de mesurer son importance.

Les psys disent que la place du deuxième enfant est la plus difficile quand il y a trois enfants. Charlotte confie dans le film qu’elle était jalouse de la relation entre vous et ses sœurs.

Avec le premier enfant, on a des rapports très proches, voire conflictuels, avec le troisième aussi parce que c’est le petit dernier. Le deuxième tient une place particulière. Charlotte a été professionnelle à 12 ans. Et elle a eu sa vie autonome à 14, 15 ans. Cette vie ne me concernait pas et se passait en dehors de mon regard. C’était très différent de Kate et de Lou. Charlotte avait sa vie privée et elle était très secrète avec moi. Quand Serge est mort, j’ai compris que Charlotte était sa fille à part. Ensuite, Charlotte a eu sa vie géniale avec Yvan, une vie de voyages, de famille, très riche, sans moi. C’est donc seulement maintenant que nous avons eu des conversations de fond. Charlotte avait besoin d’être rassurée, et moi aussi j’avais ce besoin parce qu’à travers tous les interviews que Charlotte a donnés dans sa vie, j’avais l’impression qu’il n’y avait que son père qui comptait.

La séquence de votre retour rue de Verneuil est très belle. Qu’avez-vous ressenti en retournant là-bas après trente ans ?

Je n’y étais pas retournée parce que la maison est à Charlotte et j’avais compris qu’elle voulait Serge pour elle. Mais dans le fond, en avais-je vraiment envie ? Je crois que j’avais peur de ce retour. Après tout, mes derniers jours dans cette maison étaient liés à l’envie de quitter ce lieu. Pendant une dizaine d’années, la vie là-bas a été une merveille, ensuite beaucoup moins. J’avais l’impression de vivre dans une galerie d’art plutôt que dans une maison de famille, c’était une des raisons de vouloir un endroit pour moi où je pourrais vivre avec mon propre bordel. J’ai adoré et détesté la rue de Verneuil. En y retournant, j’ai d’abord été surprise par le côté maison de poupée : tout était petit, étroit. Ensuite, j’ai été frappée par le charme, la beauté, l’originalité de cet endroit : c’est une œuvre d’art. Chaque objet, chaque meuble, chaque luminaire, chaque peinture sont choisis. Je le savais déjà quand j’y vivais mais, en y revenant, j’ai mesuré l’intérêt que cette maison pouvait avoir pour d’autres. Cet endroit n’a pas bougé depuis trente ans, comme dans La Belle au bois dormant. Charlotte l’a maintenue en l’état sans aucune aide, c’est aussi son œuvre. Ensuite, cette maison est liée aussi à la mort dans mon souvenir. Un dimanche pluvieux, j’y suis retournée accompagnée de Philippe Lerichomme pour découvrir Serge mort, Charlotte et Kate accrochées à son corps, Bambou à côté. C’était une horreur, une tristesse infinie… Tout cela jette un voile sombre sur la beauté de cette maison.

Dans une séquence très émouvante du film, vous parlez de Kate, de dos par rapport à un film de famille où l’on peut voir Kate enfant. Impossible pour vous de regarder ces images ?

Je crois que Charlotte éprouve la même difficulté à regarder des films où l’on voit Serge. Je peux regarder des photos de famille où l’on voit Kate, sa luminosité, je suis émue par son visage et je peux me remémorer comment était la vie à cette époque-là. Quand je la vois dans un film, je commence seulement à m’y habituer en raison des émissions où l’on montre mes films en super 8, mais je ne pourrais pas m’installer pour les visionner longtemps. Je n’ai jamais revu nos films de fêtes de Noël, ce qui est triste parce qu’on y voit aussi Charlotte et Lou. Les vies des proches comptent tellement qu’on ne peut pas les négliger, il faut saisir chaque moment d’être avec elles. Il faut essayer de ne pas rater les moments précieux qu’on passe avec ses proches.

Le film se termine sur un long et superbe plan-séquence où s’entend une déclaration d’amour filial de Charlotte à vous. Qu’avez-vous ressenti en découvrant cette séquence ?

J’étais bouleversée, y compris pendant des journées après. Je ne m’y attendais pas et c’est arrivé comme une vague. Une vague d’émotion pure.

Faire ce film vous a-t-il aidé à vous rapprocher de Charlotte, à la percevoir comme moins mystérieuse ?

Le mystère est une belle chose parce qu’il reste toujours des choses à découvrir chez chacun, on ne fait jamais le tour d’une personne, pas même de sa propre fille. On a envie de tout comprendre, de dire tout son amour, et on n’a jamais eu l’occasion de le faire par pudeur excessive. Charlotte et moi, c’est deux pudeurs ! Il n’empêche qu’elle m’a toujours impressionnée tout au long de sa vie et elle continue. Tourner ce film a été une bouleversante expérience et la beauté de l’affaire est que d’autres mères et d’autres filles pourront comprendre ce film.

Ce film vous a-t-il renvoyé à votre expérience de fille et aux rapports avec votre mère ?

Dans La Fille prodigue de Jacques Doillon, Piccoli qui joue mon père couche avec moi et c’est une manière de prouver que je suis sa fille préférée. J’avais la quarantaine au moment de ce film et après, j’ai pris un avion pour Londres, je suis allée chez mes parents, mon père dormait, j’ai emmené ma mère en haut de la maison, j’ai retiré tous mes vêtements et je lui ai demandé : est-ce que je te plais ? Est-ce que je suis devenue la personne que tu avais espérée ? Est-ce que tu me trouves jolie ? Ma mère a dit oui à tout et à peine avait-elle répondu que je suis repartie à Paris. J’avais obtenu ce que je voulais savoir. Car j’avais l’impression que ma petite sœur était la chouchou de ma mère et qu’elle admirait mon frère, son fils. Je raconte ça pour montrer que ce n’est pas rare qu’une fille recherche la confirmation de l’amour de sa mère.

Finalement, Charlotte a fait la même chose que vous, d’une autre façon, en faisant ce film.

Oui. On ne recherche pas seulement l’amour de notre mère mais aussi son admiration, sa fierté, quelque chose d’exclusif. Après coup, je me suis dit que j’avais été égoïste d’avoir secoué ma mère à ce point et de l’avoir plantée là. Cela montre l’exigence d’amour filial que l’on éprouve avec ses parents. Je pense qu’avec ce film, Charlotte a dit ce qu’elle voulait dire et je crois que cela l’a apaisée.

Ce film vous a-t-il apaisée aussi ?

Le cadeau de ce film, c’est d’avoir découvert à quel point j’étais nécessaire dans la vie de Charlotte adulte. Je l’ignorais totalement. Charlotte a un mari, une vie professionnelle énorme, je ne mesurais pas que j’étais aussi importante pour elle. Pour cela, ce film restera un bijou que je garderai toute ma vie. Surtout venant de la part de cet enfant mystérieux auprès duquel je ne savais pas non plus quelle était exactement ma place.