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Auteur/autrice : Marie-Sylvie Riviere

143 RUE DU DÉSERT

En plein désert algérien, dans son relais, une femme écrit son Histoire. Elle accueille, pour une cigarette, un café ou des œufs, des routiers, des êtres en errances et des rêves… Elle s’appelle Malika.

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Entretien avec Hassen Ferhani

143 rue du désert est ton second long-métrage. Ici, tout comme dans votre premier film, Dans ma tête un rond-point, il est question des gens et d’un lieu. Comment fait-on pour rencontrer un personnage aussi singulier que Malika ?

Le choix de Malika a été de l’ordre de l’intuition, quelque chose que je ne questionne pas. Après Dans ma tête un rond-point (2015), j’ai eu envie de prendre le large, autant pour traverser des paysages que pour faire les rencontres qui vont avec. Dans l’idée de faire un road-movie, un genre qui m’a toujours fasciné. J’ai fait plusieurs fois la route en Algérie, notamment vers le Sud, pour trouver des lieux, des personnages, des histoires… Lors de l’un de ces voyages, j’étais accompagné d’un ami, l’écrivain Chawki Amari. Nous sommes partis dans un long périple qui nous a menés d’Alger aux Hauts-plateaux, puis à Aïn Sefra et, de là, dans une bonne partie du sud-ouest algérien. On a tracé vers le centre du Sahara pour rejoindre la Nationale 1 qui relie Alger à Tamanrasset. Nationale 1, c’est aussi le titre d’un livre de Chawki qui épouse la forme romanesque. Mais, à l’époque, je ne savais pas si les personnages de son récit étaient réels ou pas. Pour moi, l’un d’entre eux, Malika, était au bord de la case « fantasme littéraire ». Dès que je suis entré chez elle, j’ai su que mon film était là, que c’était « elle », cette dame de 74 ans qui avait décidé d’ouvrir une buvette au milieu du désert. L’idée m’est venue qu’on pouvait faire, ici, un road-movie inversé. Une idée paradoxale en apparence, car, normalement, c’est quoi un road-movie ? Un film qui se déroule sur une route. Et là, on était dans un endroit qui se trouve sur la route, qui existe par la route, pour la route et pour les routiers. J’ai aimé ce lieu simple qui abrite tant de choses, en plus du charisme et de la force de cette femme, qui se tenait là, dans l’un des plus grands déserts du monde. C’est inouï ce qui peut se dire et se produire dans un espace de 20 m2, comme échoué au milieu de nulle part.

Au milieu de nulle part, comme tu le soulignes…

J’ai utilisé cette expression mais « au milieu de toutes parts » me semblerait plus juste. Car, contrairement à ce qu’on croit, le Sahara n’est pas un endroit désert. Il est très vaste, il paraît très vide mais ce n’est pas le cas. On y vit, on y travaille, on y voyage. Il s’y passe tant de choses. Aussi, j’ai pu me rendre compte que le relais de Malika se situait quasiment au cœur géographique de l’Algérie. C’est ce que je recherche dans mon cinéma. Des lieux qui concentrent des atmosphères qui leur sont propres et qui rassemblent des gens qui viennent de toute l’Algérie. Là il s’agit de ceux qui la traversent pour gagner Tamanrasset à l’extrême sud ou Alger à l’extrême nord.

143 rue du désert peut apparaître aussi comme un huis-clos paradoxal ? On est dans un lieu fixe et précis que l’on découvre à travers son hôtesse et ses visiteurs, qui révèlent toute l’étendue du dehors, comme un immense hors-champ permanent.

On pourrait présenter les choses ainsi, c’est-à-dire un huis-clos ouvert sur l’Algérie et le monde. Un lieu m’intéresse pour ce qu’il raconte au-delà de son propre espace, pour sa capacité de nous suggérer tout ce qu’il y a autour. Cette démarche, je la poursuis dans ma manière de choisir le lieu et d’aborder le sujet, mais aussi dans ma façon de filmer. Quand j’étais plus jeune, une phrase de Robert Bresson m’a marqué : « Je cherche le plan qui va parler de tous les autres plans ». Je l’avais déjà en tête avec Dans ma tête un rond-point et à chaque fois que je pose ma caméra. Et j’ai la même approche pendant les repérages. J’essaie de théoriser ce qui relève de l’expérience car il y a quelque chose qu’on ne peut pas expliquer et c’est la rencontre. Comme ici avec cette femme incroyable qui a décidé d’écrire son histoire dans ce lieu, qui a quitté le Nord pour venir s’installer là où il n’y avait que des pierres, du sable et des scorpions. Elle est seule à plus de soixante-dix kilomètres de la prochaine maison, avec sa chienne et son chat. Elle a créé cet espace et je m’imagine souvent que dans un demi-siècle peut-être, une petite ville poussera ici, une sorte de Malikatown du far-south algérien… Malika est connue à des centaines de kilomètres à la ronde, elle connaît tous les routiers, leurs trajets, leurs histoires… Elle est ce lieu ! Pour les routiers, Malika est comme une balise dans la mer, un repère mental, elle apaise les solitudes, elle écoute comme une mère ses enfants revenus lui rendre visite, elle conseille des âmes qui ont besoin d’écoute. Malika est une sainte « profane » dans son mausolée.

Malika a-t-elle accepté immédiatement d’être filmée et comment l’as-tu dirigée ?

Malika cerne les gens très rapidement, elle est sans concession. C’est cette intelligence qui lui a permis de tenir ces longues années dans le désert. Elle a tout de suite accepté ma proposition de venir faire un film avec elle. Deux mois après je suis revenu avec un ami ingénieur du son. Malika a vite compris ma démarche, elle disait aux routiers qui entraient : « C’est mon film ! » « Ils font un film sur moi et sur la route. » Au fil des jours, elle me proposait de la filmer ici ou là. Par exemple, la séquence où l’on voit Malika se réveiller dans le désert vient d’elle et d’une fois où elle m’a dit : « Tu ne m’as pas encore filmée allongée sur le sable ? Allons-y ! »

La buvette de Malika, point de rencontre des voyageurs qui s’attablent et s’attardent chez elle, condense tout autant le réel que la fiction. Les rencontres sont-elles toutes improvisées ou écrites à l’avance ?

Ce lieu porte en lui une charge cinématographique, une déflagration d’images et de récits prêts à exploser pour en cueillir les débris de la vie.Il faut être concentré et d’une certaine manière en apesanteur pour pouvoir capter le théâtre de la vie qui se déroule autour de nous. Ensuite il y a le travail d’écriture, celui qui est dans le regard, dans notre façon d’être avec l’autre en s’appuyant sur le langage de l’image et du son. Il y a dans le film des écritures différentes : du cinéma direct, de la mise en scène, du réel, un brin de western, mais aussi un film de route. La deuxième moitié du film est plus onirique, nous glissons doucement avec Malika vers le mystique, le rythme du film change et le café de Malika devient un entonnoir où toute forme de fiction est possible.

Avec 143 rue du désert, le récit balaie bien des aspects de la société algérienne. C’était le cas dans ton précédent film dont le titre, Dans ma tête un rond-point est d’ailleurs devenu une expression populaire. Y a-t-il des préfigurations ou des intuitions sur ce qui se passe en Algérie en ce moment ?

Je ne vais pas chercher des archétypes. Je ne suis pas dans une démarche sociologique. J’essaie avant tout de faire du cinéma. Par rapport à ce qui se passe en Algérie, forcément, c’est quelque chose qui animait déjà toute la société et qui était un peu enfoui. Si on rend bien compte d’un lieu ou d’un personnage, il peut devenir un microcosme qui laisse entrevoir l’état d’une société ou d’un pays. C’est donc présent oui, il y avait des signes qu’il est plus facile de repérer après. Mais je n’ai pas cherché à les révéler et chacun est libre d’interpréter le film comme il l’entend. D’autant que ce microcosme finalement s’est déployé pour dire le monde dans toute son amplitude. Pour moi, la buvette de Malika est alors devenue une agora de démocratie.

Peut-on dire qu’au delà de la société, de l’Histoire, et de la poésie aussi, tu poses un regard philosophique sur tes personnages ?

Au lycée, j’étais très mauvais dans cette discipline ! En tout cas, quand les gens regardent mes films, la dimension philosophique peut leur venir à l’esprit. Mais je ne suis pas à la recherche de cela. Je suis davantage porté par quelque chose qui s’apparente à la sagesse populaire et, chez nous, elle est d’une richesse incomparable.Une fois quelqu’un m’a dit « tu filmes la marge de la société ». Je lui ai répondu : « non, je ne filme pas la marge mais le cœur de la société, je filme mes semblables ». Et pour moi, l’important, c’est qu’une forme de poésie les accompagne, les porte. D’une façon directe ou indirecte, consciente ou inconsciente.Mes films montrent la diversité des Algériens. À l’étranger mais aussi en Algérie, on a tendance à les réduire à travers une vision monolithique. Ce que j’aime chez mes personnages, c’est qu’ils portent en eux de multiples couleurs et qu’ils les composent eux-mêmes.

Deux éléments me semblent caractériser ta démarche : une longue préparation pour repérer tes lieux et personnages mais aussi pour t’en imprégner et te faire accepter et, ensuite, une logistique très légère aux plans humain et matériel.

Pour le premier point, c’est à la fois juste et faux. Je fais partie des réalisateurs qui font très peu de repérages. Je passe beaucoup de temps pour trouver un sujet et un lieu, mais quand c‘est décidé, je ne traîne pas. Pour moi, le repérage se poursuit durant le tournage, le tournage est aussi repérage. Une fois obtenu l’accord des personnes que je vais filmer, je m’installe et je commence. Quant à l’équipe réduite, c’est un choix de mise en scène. Quand on n’est que deux, la confiance s’établit naturellement. Je suis aussi chef opérateur de mes films et je ne peux pas imaginer laisser la caméra à quelqu’un d’autre parce que c’est mon outil d’écriture.

Après deux films documentaires, as-tu des envies de fiction ?

À vrai dire, je n’aime pas trop l’appellation de film documentaire. Je suis content quand mes films sont sélectionnés dans des festivals qui n’affirment pas de genre. Ce cloisonnement tend à disparaître et c’est une bonne chose. Finalement, la différence entre un long-métrage de fiction et un documentaire, c’est la base de travail. Dans le premier cas, il y a un scénario écrit à l’avance et, dans le deuxième, le scénario s’écrit en tournant. En tout cas c’est ma façon de travailler, j’écris en tournant. Dans le documentaire, la matière du réel va déterminer le récit. Je travaille sur du vivant, qui véhicule autant sinon plus de fiction.

Malika a-t-elle vu le film, et vit-elle toujours au 143 rue du désert ?

Elle a vu le film en avant-première à Alger, elle a ouvert la séance en lançant cette phrase : « Je suis Malika du désert, et ce soir je suis votre invitée. » Pendant la projection, elle appelait les routiers pour leur dire que son film passait au cinéma et demandait des nouvelles de son chat. Malika est toujours dans son café, l’irruption de la station service à la fin du film l’affecte un peu mais Malika en a vu d’autres…

Propos recueillis par Ameziane Ferhani

GOUTTE D’OR

Ramsès tient un cabinet de voyance à la Goutte d’or à Paris. Habile et manipulateur, il a mis sur pied un solide commerce de la consolation. L’arrivée d’enfants des rues, aussi dangereux qu’insaisissables, vient perturber l’équilibre de son commerce et de tout le quartier. Jusqu’au jour où Ramsès va avoir une réelle vision.

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Entretien avec Clément Cogitore

Quel est le point de départ de Goutte d’or ?

D’abord de l’envie de m’éloigner un peu des grands espaces que j’ai aimé filmer dans Ni le ciel ni la terre ou dans Braguino et de me confronter à l’espace urbain, en bas de chez moi. J’ai longtemps habité dans les quartiers Barbès / la Goutte d’Or. Le film est nourri de ma connaissance et de mon amour pour ce quartier, de la manière dont il fait partie de ma vie. On a tourné de Barbès jusqu’à la plaine St Denis, sur cet axe qui passe par la Porte de la Chapelle et où l’on observe un mouvement assez monstrueux de la ville qui chasse les classes populaires et moyennes comme un rouleau compresseur. Avec en marge, les chantiers et les arrière-cours. Pour moi, un film consiste avant tout à se brancher à un endroit du monde et se demander ce que l’on capte de l’énergie de ce lieu-là, à ce moment-là. En tournant, j’ai eu la sensation assez forte de raconter quelque chose de la ville qui n’appartient qu’au présent.

Et pourquoi avoir choisi de situer Goutte d’or dans le milieu des marabouts ?

Parce qu’ils sont une réalité du quartier qui m’intéresse énormément : qu’est-ce que le récit consolateur de ces médiums, avec ses règles, et ses escroqueries, mais qui en même temps prend en charge une douleur réelle ? Raconter ce milieu était aussi, pour moi, une manière d’interroger ce qui est à l’œuvre dans mon travail, qui lui aussi procède du récit, et interroge cette nécessité de se raconter autant d’histoires. Et en quoi ce besoin a un lien avec la mort et la disparition, en tout cas les énigmes inacceptables et irrésolues ?

Votre regard sur les activités de Ramsès n’est jamais surplombant ni moqueur. La deuxième scène de consultation n’est d’ailleurs pas filmée radicalement différemment de la première malgré ce que l’on vient d’apprendre. L’énergie reste assez semblable, vous n’êtes pas dans un rapport de dénonciation de l’escroquerie de Ramsès.

J’avais envie de montrer un manipulateur, un escroc, mais que ce soit assez difficile de le juger. D’un point de vue moral, on ne peut que condamner Ramsès mais sa fiction est aussi nuisible qu’elle est consolatrice, soignante. Lui-même donne l’impression de ne pas vraiment saisir l’étendue et la complexité de ce qu’il fait. Quand il fait ses consultations, il est une présence à la fois chamanique et presque perverse, il joue sur les deux tableaux de l’empathie et de l’escroquerie. J’essaye de ne jamais juger mes personnages, et d’autant plus dans le cas de cette communauté marginalisée, précarisée. Le monde des médiums de la Goutte d’or, c’est une petite escroquerie de la misère par des gens qui sont eux-mêmes dans la misère. Un ou deux voyants sont prospères mais globalement, c’est une économie de la survie. Je ne voulais pas être en surplomb, juste les prendre comme ils sont et m’interroger sur comment ils procèdent.

Vous êtes-vous documenté sur ce milieu des médiums ?

Je me suis beaucoup documenté sur les médiums mais j’étais souvent déçu car en général, ce sont des escrocs assez mauvais ! Leurs embrouilles sont tellement grosses et visibles que c’est difficile de s’en inspirer, de s’intéresser aux personnages qui les racontent. En fait, le meilleur allié des auteurs et des metteurs en scène, plus que la documentation qui à un moment limite et étouffe, c’est l’imagination et le bon sens. Je me suis donc posé la question : si aujourd’hui je devais embrouiller quelqu’un, comment m’y prendrais-je ? ! Notamment en utilisant Internet, les réseaux sociaux. Ce qui rejoint une réflexion qui m’intéresse beaucoup : la question de l’identité numérique, du personnage qu’on se construit sur les réseaux… Ramsès n’a plus qu’à puiser dans cette fiction-là, la raconter d’un autre point de vue à son client. Et tout d’un coup, elle apparaît à celui-ci comme un roman alors qu’il l’a lui-même écrite sur son mur Ramsès donne l’impression d’improviser alors que derrière cette soi-disant intuition géniale, il utilise un circuit psychologique précis pour atteindre les personnes, des outils techniques qui lui donnent des informations dont il sait à quel moment il faut les délivrer à son client pour ouvrir une brèche de confiance. Et saisir cette ouverture pour encore mieux manipuler, faire passer des généralités pour des informations précieuses, qui ne semblent concerner que la personne. Avec ce film, je me suis rendu compte que j’ai besoin que mes personnages fassent très bien leur travail pour pouvoir les écrire, et ensuite les filmer. Sans doute parce qu’ils mettent une intensité dans ce qu’ils font, ont un engagement fort.

Comment avez-vous pensé les séances collectives que Ramsès organise ?

Sa pratique est assez surprenante mais sans tomber dans le grand guignol… Là encore, j’ai fait de la spéculation à partir de la connaissance que j’ai du milieu et de ce personnage. D’emblée, je ne voulais pas d’un évangéliste qui hurle sur une grande scène et fait une imposition des mains. Un film américain le jouerait ainsi mais la culture européenne, et encore plus française, est dans un autre rapport émotionnel au collectif. Dans ces séances, il y a un côté presque thérapie de groupe mais qui reste dans l’intimité et ajoute une aura à ce que Ramsès avait instauré dans le face à face. Il a un côté prestidigitateur, mais sans que les gens soient impressionnés ou apeurés. D’autant plus que Ramsès organise ces activités dans une salle de proximité. Dans des quartiers comme la Goutte d’or, on est toujours dans un rapport très local aux choses. Le père de Ramsès entretient un rapport à la croyance beaucoup plus affirmé que son fils… On sent que Ramsès a grandi avec un père assez défaillant et borderline dans son rapport excessif à la croyance. Si je me raconte l’enfance de Ramsès, j‘imagine un enfant plutôt rationnel et malin qui s’est dit : comment est-ce que je pourrais tirer profit de ce monde régi par des croyances aussi irrationnelles ? Et il a monté ce petit système qui profite énormément sur ces croyances, mais d’un point de vue pragmatique et capitaliste. D’où cette réunion où les médiums lui reprochent son appât du gain. Le film ne raconte pas un rapport au religieux mais à un désir plus primaire de croyance… Je voulais effectivement échapper au religieux pour être dans la pure croyance, la voix des morts, l’économie de la voix des morts car c’est d’ailleurs pour ça que Ramsès gagne plus d’argent : contrairement à une grande partie des médiums d’Afrique du Nord, il ne s’adresse pas seulement aux Musulmans, il n’est pas seulement sur le marché des superstitions marocaines. Son absence de recours au religieux fait qu’on peut venir de partout pour le voir. Cette manière universelle de considérer les morts sans passer par la porte religieuse ou culturelle lui fait gagner des parts de marché.

Et le désir de raconter la violence de cette bande d’enfants venus de Tanger ?

Ces personnages n’étaient pas là au tout début du scénario. Ils m‘ont été inspirés par la réalité, avec l’arrivée à la Goutte d’or, vers 2016, de bandes d’enfants venus de Tanger. On les voyait zoner dans le quartier, et comme dans le film, certains sont même entrés dans des appartements par des échafaudages. À un moment donné, ils étaient vraiment devenus la terreur du quartier, plus personne ne savait quoi en faire, ils s’étaient même mis à dos les dealers car tellement incontrôlables qu’ils perturbaient le trafic de stupéfiants de la Goutte d’or. En entendant toutes ces histoires vraiment dures sur eux, je me suis dit que je venais de trouver l’antagonisme qui allait faire basculer Ramsès : l’inconsolable face au grand consolateur. Le chantier est un lieu central du film. Au moment où j’ai commencé à écrire, les gros chantiers étaient plutôt Porte de Clichy. Mais au moment de la prépa, le grand chantier était celui de la Porte de la Chapelle – pour construire une université, un nouveau tram, le Grand Paris Express, préparer les jeux olympiques… – exactement là où je l’avais écrit dans le scénario. Ce chantier raconte quelque chose de très fort, avec cette façade d’immeubles flambant neufs qui est comme une muraille protégeant le château fort Paris. Et devant, tous ces gravas, le périphérique, puis le reste du monde.

Le chantier est aussi symboliquement ce qui fait basculer Ramsès dans un autre rapport au monde. Il marche soudain comme un chien qui renifle une piste…

Oui, tout d’un coup arrive l’intuition, et il est aspiré. J’aime qu’il y ait des mystères qui finissent par être résolus, comme la « magie » de Ramsès, et d’autres non, notamment comment et pourquoi il retrouve ce corps sur le chantier. La première partie du film est assez introductive, on va d’un endroit à l’autre, par déduction, on suit le fil du travail de Ramsès, ses interactions commerciales avec ses clients. La violence de la rue constitue son terrain et il a une manière pragmatique d’y réagir, on comprend sa logique. On est face à un personnage qui se pose les bonnes questions et qui a priori trouve les bonnes réponses. Mais quand le corps surgit, ce rapport marchand au monde vrille, Ramsès patauge dans un marais qui n’est pas aussi rationnel et maîtrisable qu’il le pensait et on perd le lien du cause à effet. L’enchaînement des scènes procède alors un peu par ricochets, les raccords sont moins logiques, on entre dans de la pure sensation. J’avais envie que le cœur du film soit cette espèce de noyau où l’intuition et l’inconscient sont à l’œuvre et renversent la vapeur. Le film relève plus du polar urbain et mystique dans le sens où il est le récit d’un mystère. Mais pas un récit éthéré ou contemplatif. Pour moi, la mystique n’est pas une vue de l’esprit, elle a à voir avec la matière. Quand Ramsès dépose le corps, puis le montre aux enfants, il agit avec une attention extrême, le corps pèse, chacun de ses gestes est un moment de vibrations que j’essaie de saisir dans une sorte de naturalisme halluciné. Tout est extrêmement réel, physique mais tout cela pourrait aussi être une grande hallucination.

Goutte d’or dégage à la fois l’urgence d’un film tourné caméra à l’épaule et la sensation d’être très composé, pictural…

Cela vient d’un énorme travail de synergie entre Sylvain Vernet, mon chef opérateur, et moi. Il y en a toujours un de nous deux qui cherche à créer de l’ordre, et l’autre du chaos ! Nous organisons la dramaturgie du plan et dès que c’est fait, nous tenons immédiatement à le dérégler, essentiellement grâce à l’intuition et au talent de cadreur de Sylvain. Dans Goutte d’or, j’étais fasciné par comment Sylvain et Karim Leklou, à partir de la carte des déplacements que je leur donnais, l’échelle de plans que je voulais et ce que l’on se disait du rôle, faisaient que, tout d’un coup, quelque chose de juste se produisait dans le plan. C’est ce qu’il y a de plus beau au cinéma : écrire les règles du jeu et ensuite, laisser les acteurs s’en emparer. Il y a un côté créature merveilleuse dans la manière dont Karim se déplace, la vitesse de ses gestes, comment il entraîne les enfants autour de lui… C’est vraiment lui qui donnait le rythme dans les prises un peu longues. Karim Leklou amène une ambiguïté au personnage qui nous oblige à sans cesse réévaluer notre jugement sur lui. Karim a une manière rare et précieuse d’accéder aux détails de la voix, du geste, du regard… Sa palette de jeu est très large. Il peut être autant violent et gueulard que charmeur et doux l’instant d’après. Les modulations de sa voix et les airs que peut prendre son visage sont d’une très grande variété et intensité.Il peut aussi bien évoquer une petite frappe de Barbès qu’un bon fils de famille ou un Christ de Roublev avec son collier de barbe. Il amène une complexité à Ramsès, une empathie très forte et une circulation singulière de l’émotion.

Le reste du casting est essentiellement constitué d’acteurs peu connus ou non professionnels.

J’adore filmer des visages pas ou rarement filmés. Et confronter professionnels et non professionnels car leurs énergies différentes s’enrichissent énormément. Pour les enfants, il fallait qu’ils parlent un deridja très bon, que l’on puisse croire qu’ils ont traversé l’Europe, qu’ils ont vécu dans la rue à Tanger, pas que ce sont des gamins de banlieue qui zonent en bas. Ce sont pour la plupart des primo arrivants qui ont répondu au casting organisé par Mohamed Belhamar. Il fallait avant tout les prendre pour ce qu’ils sont, sentir où ils étaient à l’aise, là où on pouvait s’appuyer sur eux. Et ensuite orienter leur jeu. On ne leur donnait pas à lire le scénario mais on leur expliquait la situation, avec quelques mots à dire…

Tatiana Vialle, votre directrice de casting, est aussi créditée à la direction d’acteur. Comment se passe votre collaboration ?

Heureusement qu’elle était déjà là sur Ni le ciel, ni la terre, où j’avais à peine le temps de parler aux acteurs tellement le tournage était chaotique ! Pour Goutte d’or, j’étais beaucoup plus en confiance mais je me sens toujours jeune dans la direction d’acteurs et Tatiana m’aide à les écouter, les entendre, prendre soin d’eux. Et elle me permet d’avoir un deuxième avis sur le jeu, jusqu’où on peut les emmener, faire travailler les non professionnels. Avec Goutte d’or, j’avais envie de faire un film plus dialogué avec des personnages plus écrits. J’ai passé beaucoup de temps sur le texte, chaque mot qui arrivait sur le plateau était plus pensé et j’ai eu un plaisir énorme à travailler avec les comédiens, à les faire répéter, réécrire le texte avec eux. J’ai un peu l’impression d’être né à la direction d’acteur sur ce film.

Le titre du film renvoie au quartier de Paris mais a aussi une dimension métaphorique…

Je n’avais pas l’ambition de représenter le quartier de la Goutte d’or en tant que tel mais de le traverser à travers un petit prisme et d’en faire un lieu qui relève aussi du conte initiatique, avec ces derniers mots en forme de baptême : « Goutte d’or, c’est ton nom. » Je voulais jouer le côté très contemporain et urbain mais avec un filtre alchimique…

NOS SOLEILS

Depuis des générations, les Solé passent leurs étés à cueillir des pêches dans leur exploitation à Alcarràs, un petit village de Catalogne. Mais la récolte de cette année pourrait bien être la dernière car ils sont menacés d’expulsion. Le propriétaire du terrain a de nouveaux projets : couper les pêchers et installer des panneaux solaires. Confrontée à un avenir incertain, la grande famille, habituellement si unie, se déchire et risque de perdre tout ce qui faisait sa force…

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Note de la réalisatrice

Alcarràs est un tout petit village au fin fond de la Catalogne où ma famille cultive des pêchers. À la mort de mon grand-père, mes oncles ont hérité de ses terres et de son exploitation. Le deuil de mon grand-père m’a ouvert les yeux sur mon héritage familial et sur le dévouement des miens envers le travail de la terre. J’ai réalisé que les arbres qu’ils cultivent avec tant de soin pouvaient être détruits du jour au lendemain. C’est ainsi qu’est née l’intrigue de Nos Soleils : les membres de la famille Solé sont sur le point de perdre leurs pêchers, car le propriétaire de leur terrain veut les remplacer par des panneaux solaires. Les humains cultivent la terre en famille depuis le Néolithique. C’est la plus vieille occupation de l’humanité. Mais malheureusement, l’histoire de la famille Solé s’inscrit dans une époque où ce genre de culture n’est plus viable. Cela pose la question du sens que nous donnons à l’agriculture aujourd’hui. À travers ce film, je voulais rendre hommage, avec nostalgie mais sans mièvrerie, aux dernières familles d’agriculteurs qui résistent et s’accrochent envers et contre tout à leurs traditions. Nos Soleils est aussi un film sur la famille, sur les tensions intergénérationnelles et sur l’importance de l’unité en temps de crise. Les membres de la famille Solé cherchent leur place, alors qu’ils sont sur le point de perdre leur identité commune. J’ai travaillé avec des acteurs non professionnels de la région d’Alcarràs très attachés à leur terre. Afin d’incarner cette famille avec le plus de réalisme possible, je leur ai demandé de passer beaucoup de temps ensemble. Ils en ont tellement passé qu’ils s’appellent désormais par le nom de leurs personnages.

Carla Simón

Entretien avec la réalisatrice

Comment vous est venue l’idée du film ?

Mes oncles cultivent des pêches à Alcarràs. Ils le faisaient auparavant avec mon grand-père, mais ce dernier est mort il y a quelques années. J’ai passé toutes les fêtes de Noël et toutes mes vacances d’été dans leur propriété. Soudain, j’ai ressenti le besoin de montrer cet endroit, cette lumière, les arbres et les champs, les gens, leurs visages, la difficulté de leur travail, la chaleur écrasante de l’été… Je trouve ce mariage tellement cinégénique ! Ma grande famille est ma toute première source d’inspiration. Elle est une source intarissable d’histoires à raconter. Nous nous réunissons très souvent avec mes grands-parents, mes parents, mes oncles et tantes, mes cousins, mes frères et soeurs… J’ai toujours été très entourée. J’ai réalisé un film choral, car je souhaitais montrer ce que cela représente de faire partie d’une grande famille. Les répliques qui fusent, les énergies qui se confrontent, le chaos ambiant, les petits gestes qui en disent long, les émotions qui entraînent des réactions en chaîne… Les gens peuvent avoir des intérêts divergents, mais ils doivent trouver une façon de vivre ensemble. Nos Soleils résonne comme un film militant… Le film est une réflexion sur l’agriculture aujourd’hui. Nous sommes nombreux à penser que la terre devrait appartenir à ceux qui la cultivent. Les Solé exploitent ces champs depuis de longues années, mais ils le font sur la base d’un accord informel établi avec le propriétaire durant la guerre d’Espagne. Un accord verbal n’a pas valeur de contrat, et le nouveau propriétaire exige qu’ils partent. Combien de temps la tradition et le changement vont-ils pouvoir coexister sur ces terres ? L’histoire de la famille Solé se déroule à une époque où ce genre d’agriculture n’est plus viable. De grands groupes rachètent les terrains pour les cultiver de façon intensive, le prix bas des fruits les incite à remplacer les arbres fruitiers par des productions plus rentables, et les jeunes arboriculteurs se voient contraints d’abandonner leur maison et de chercher un autre travail. Les modèles sont en train de changer, le monde tel que nous le connaissions disparaît peu à peu, et notre film est un hommage dernières familles d’agriculteurs qui résistent encore. Malgré les mauvais présages, j’espère que l’agriculture écologique marquera le début d’un avenir radieux pour ceux qui veulent continuer à cultiver la terre en petits groupes. Le film est aussi une réflexion sur le manque de communication au sein des familles, et sur le fait que parfois, tout serait plus facile si nous disions tout haut ce que nous pensons et ressentons. Je considère souvent Nos Soleils comme un film d’action. Il n’y a ni explosions, ni fusillades, ni effets spéciaux spectaculaires, mais personnages sont pris dans un tourbillon d’émotions qui ébranle leurs relations.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler avec des acteurs non professionnels ?

Je recherche toujours le naturalisme chez les acteurs. Je pense que plus un acteur est proche de son personnage, plus il sera convaincant. Je voulais que mon film soit interprété par des agriculteurs qui travaillent la terre, qui comprennent ce que cela signifie de la perdre. La plupart des gens dans la région d’Alcarràs sont eux-mêmes paysans ou viennent de familles d’agriculteurs. J’étais certaine de pouvoir trouver de bons acteurs parmi eux. En plus, il y a des enfants et des adolescents dans le film, et pour moi, les enfants sont des acteurs-nés. Sans oublier que les habitants de cette région de l’Espagne parlent un dialecte catalan très spécifique. Il n’y a pas beaucoup d’acteurs originaires de cette région, et pour la représenter fidèlement, il était crucial de respecter ce langage. Pour trouver nos acteurs, nous avons écumé toutes les fêtes de villages (c’était avant le Covid) et invité tous les candidats potentiels à participer aux auditions. Nous avons vu plus de 9 000 personnes. J’espérais engager les membres d’une même famille, mais cela ne s’est pas fait. Les membres de la famille Solé viennent de villages différents. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, nous avons improvisé des scènes pour nourrir leurs relations.

En quoi l’histoire de votre film est-elle universelle ?

Nous avons tous une famille, nous pouvons tous nous identifier à des histoires comme celle-ci. En fin de compte, on ne choisit pas sa famille, on en fait partie dès la naissance. C’est pourquoi les relations familiales sont tellement profondes et complexes, tellement pleines de contradictions et en même temps incontournables. De plus, l’agriculture est un sujet qui nous affecte tous ; chaque jour, nous la retrouvons dans nos assiettes. Nous devrions tous nous demander qui fabrique notre nourriture, et de quelle façon. Structurellement, le remplacement de l’agriculture traditionnelle par l’industrie agroalimentaire est un phénomène mondial.

LE JOUR OÙ J’AI DÉCOUVERT QUE JANE FONDA ÉTAIT BRUNE

De l’intime au politique, une plongée dans les luttes féministes des années 1970. Pour que l’on continue d’écrire notre histoire.

J’interroge ma mère sur son passé féministe, et pourquoi elle a fait un enfant toute seule. Elle ne me répond pas, alors je trouve des réponses ailleurs, dans des archives, auprès d’un chœur de femmes et dans des gestes de cinéma que je fais. Je veux percer le mystère de ma mère, je découvre le mouvement des femmes des années 1970, un cinéma militant féministe, et la femme cinéaste que je suis change. Ainsi, le mode de fabrication de mon film rejoint celui des militantes que je rencontre et témoigne de la transmission d’une mémoire des luttes féministes par la pratique cinématographique collective.

LES FILLES D’OLFA

La vie d’Olfa, Tunisienne et mère de 4 filles, oscille entre ombre et lumière. Un jour, ses deux filles aînées disparaissent. Pour combler leur absence, la réalisatrice Kaouther Ben Hania convoque des actrices professionnelles et met en place un dispositif de cinéma hors du commun afin de lever le voile sur l’histoire d’Olfa et ses filles.

Un voyage intime fait d’espoir, de rébellion, de violence, de transmission et de sororité qui va questionner le fondement même de nos sociétés.

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Dossier de presse

Entretien avec Kaouther Ben Hania

Après La Belle et la Meute et L’homme qui a vendu sa peau vous souhaitiez revenir à la forme du documentaire avec laquelle vous vous étiez fait connaître ?

Ce projet est beaucoup plus ancien. Il a débuté en 2016 alors que j’étais en train d’achever Zaineb n’aime pas la neige, un documentaire qui a occupé six ans de ma vie, où j’ai filmé la vie d’une adolescente. À la radio, j’ai entendu Olfa parler de l’histoire tragique de ses filles. J’ai été interpellée, bouleversée par son récit. Là aussi, il s’agissait de l’histoire d’une mère et de ses quatre filles adolescentes. Olfa m’a immédiatement fascinée. J’ai vu en elle un formidable personnage de cinéma. Elle incarnait une mère avec toutes ses contradictions, ses ambiguïtés, ses zones troubles. Son histoire complexe, terrible me hantait et j’avais envie de l’explorer, de comprendre sans savoir comment faire. J’ai donc appelé le journaliste et il m’a donné son numéro de téléphone pour que nous nous rencontrions. Tout a commencé comme ça.

L’histoire d’Olfa est-elle connue en Tunisie ?

Disons qu’au moment où je la contacte, elle est passée de nombreuses fois à la radio et à la télévision. Mais il faut comprendre qu’à cette époque, ce type de fait divers est monnaie courante. Ce qui m’a intéressée avec Olfa est qu’il s’agit d’une histoire de femmes, de mère, de filles.

Vous pensiez en faire une fiction ?

Je suis passée par différentes étapes. Dans un premier temps, je me suis d’abord dit que j’allais la filmer avec les deux filles qui lui restent pour exprimer l’absence des deux autres. J’ai commencé à les filmer en 2016 puis encore en 2017. Mais quelque chose ne marchait pas. Comment raviver les souvenirs sans les embellir, les transformer, sans se donner le beau rôle, sans édulcorer la vérité ? Comment réussir à convoquer ce qui a eu lieu et qui n’est plus là ? Comment affronter la vérité de son propre passé des années après ? Mais le plus problématique selon moi, c’est la façon dont Olfa jouait un rôle. À partir du moment où j’avais allumé ma caméra, elle s’est mise à jouer un rôle en particulier. J’ai dû arrêter le tournage car j’ai fini par comprendre que j’allais tomber dans le piège qu’elle me tendait.

Quel rôle jouait-elle et quelle était la nature de ce piège ?

— J’ai remarqué qu’on se comporte souvent dans la vie en étant influencé par des clichés vus à la télé ou dans les médias. Olfa avait été formatée par les journalistes. Elle jouait – avec un grand talent de tragédienne – le rôle de la mère éplorée, hystérique, accablée de culpabilité. La plupart de ces reportages n’autorise pas à explorer les différentes dimensions d’un individu. Or Olfa est tellement exubérante, tellement ambiguë, tellement complexe qu’il est impossible de n’en présenter qu’une seule facette. Or, creuser les contradictions, les sensations, les émotions demande un temps que les journalistes n’ont pas. C’est le rôle du cinéma d’aller explorer ces zones-là, ces ambiguïtés de l’âme humaine. J’ai commencé alors à envisager ce film comme un laboratoire thérapeutique de convocations de souvenirs.

C’est à ce moment-là que vous choisissez de faire appel à Hend Sabri pour confronter Olfa à son double fictionnel ?

Quand je me suis rendue compte que ce que j’avais tourné n’était pas intéressant, je me suis concentrée sur L’homme qui a vendu sa peau. Tout au long de ce tournage, j’ai pu laisser reposer cette histoire. Je ne savais même pas si j’allais la reprendre. Mais comme je n’aime pas commencer quelque chose et ne pas le terminer, j’y suis revenue. J’avais davantage de recul, j’y voyais plus clair. Je souhaitais dorénavant filmer Eya et Tayssir, les deux benjamines que j’avais appris à connaître sur les différents tournages. Mais alors que nous étions en plein confinement, j’ai réalisé que la meilleure façon de remettre Olfa sur le terrain du réel et de ses propres souvenirs était de faire un documentaire sur la préparation d’une fausse fiction qui ne verrait jamais le jour. À partir de tout ce qu’Olfa m’avait raconté, j’ai élaboré un scénario avec Eya et Tayssir sur la préparation d’une fiction où des comédiens rencontrent de vrais protagonistes pour mieux incarner leur vécu.

Qu’est-ce que vous espériez obtenir d’un tel procédé ?

Il fallait confronter Olfa à de vrais comédiens dont c’est le métier. Ce ne sera dorénavant plus elle la comédienne mais les autres. Ils allaient servir à Olfa et ses filles de révélateurs pour les aider à trouver leur vérité intérieure. J’avais besoin d’actrices pour jouer ses filles absentes et d’une comédienne pour la questionner, l’aider à saisir les enjeux de certains grands événements de sa vie. Ce n’était pas la reconstitution des souvenirs qui m’intéressait mais leurs échanges pour y parvenir. J’intervenais dans le film en tant que réalisatrice pour les guider, chercher avec elles tandis qu’Olfa racontait et analysait en détails les grands épisodes marquants de sa vie. En lui posant des questions sur des détails précis, sur ses motivations, Hend Sabri permet à Olfa de revenir sur son passé sans complaisance. Si Olfa était restée seule avec moi, elle m’aurait encore servi la même histoire, le même cliché.

Hend Sabri est une star. Olfa n’a-t-elle pas craint qu’elle lui fasse de l’ombre et prenne trop de place ?

Au contraire. Elle a songé qu’enfin, on allait la croire ! Olfa pense que personne ne l’a jamais crue car elle n’a aucune notoriété. Cette grande actrice allait lui apporter cette crédibilité dont elle avait besoin pour que son histoire puisse enfin être entendue. Il faut dire que lorsqu’elle a commencé à donner des interviews en 2016, Olfa a souvent été calomniée, lynchée et insultée. Grâce à Hend Sabri, elle allait enfin être entendue avec respect. Quand je l’ai compris, ça m’a donné envie d’expérimenter beaucoup de choses sur le tournage. Ce double jeu entre Olfa et Hend Sabri finit presque par nous faire douter de la réalité de ce que nous regardons.

Était-ce votre désir de provoquer ce trouble ?

Vous n’êtes pas le seul à me dire ça ! Mon passé de docu-menteuse sur Le Challat de Tunis me colle à la peau. Kiarostami disait que savoir ce qui est vrai ou faux n’est pas important, on peut mentir au cinéma du moment que l’on parvient à dégager une vérité profonde. C’est ça qui compte ! Pour moi l’essentiel, c’est de toucher les spectateurs en leur révélant cette vérité plus profonde.

En effet, il est difficile de ne pas songer à Close-up d’Abbas Kiarostami. Aviez-vous cette référence en tête pendant l’écriture du film ?

Deux films ont changé mon rapport au cinéma : Close up et F for Fake d’Orson Welles. Grâce à eux, je me suis rendu compte que le cinéma pouvait permettre un large champ d’expérimentations. Je souhaitais quelque chose de brechtien dans mon film, où il serait permis de jouer la scène tout en réfléchissant à cette même scène. Je voulais que l’on puisse passer de vrais moments de jeu à des moments de réflexion sur le jeu. La frontière devait devenir indistincte puisqu’on passe notre temps à jouer dans la vie et encore davantage devant la caméra. Olfa et ses filles sont d’immenses comédiennes dans la vie. Je souhaitais également documenter la double nature de l’acteur. Depuis mes débuts, j’aime explorer les liens ténus entre fiction et documentaire. Ça traverse tous mes films.

Pourquoi avez-vous choisi de tourner dans un seul décor ?

L’univers de ce film est introspectif, je n’avais donc pas besoin d’avoir des décors retravaillés. J’avais juste besoin d’une unité visuelle, stylistique. On a donc trouvé ce vieil hôtel bas de gamme de Tunis qu’on a transformé en studio de cinéma. Je savais que les spectateurs seraient capables de lier les éléments entre eux sans que nous soyons obligés de tout reconstituer. J’avais en tête le décor sur plateau tracé à la craie de Dogville de Lars von Trier, un film qui m’a beaucoup fasciné. J’avais juste besoin d’un grand décor qui me permettrait de poser simplement un contexte comme celui du poste de police. Comme je savais que nous allions explorer ensemble des sujets intimes, sensibles et douloureux, je ne voulais pas avoir à supporter les mêmes contraintes que celles d’un tournage classique. J’ai voulu tout réduire à l’essentiel.

Vos collaborateurs avaient-ils conscience qu’ils allaient participer à une telle expérience intime et parfois douloureuse ?

Quand je les ai tous réunis, je leur ai proposé d’écrire une constitution collective où chacun pourrait exprimer ce qu’il n’aime pas sur un plateau de cinéma. Il fallait que tout le monde se sente en confiance pour permettre à Olfa et ses filles de cheminer ensemble. Quoi de plus délicat que de passer du temps avec ces femmes explorant devant nous leur intimité et les zones les plus troubles de leur vie ! Pour que les conditions soient idéales, nous avons constitué une équipe en majorité féminine. En somme, nous avons créé les conditions d’une thérapie à la fois pour elles et pour le groupe tout entier. Tout ce qui s’est passé au cours de ce tournage a remué des choses très fortes en chacun de nous. Moi-même, si control freak, j’ai été tellement submergée par l’émotion que j’ai dû plus d’une fois me ressaisir pour réfléchir à l’emplacement de ma caméra. Malgré la complexité du dispositif, nous avons tous senti qu’il était en train de se produire quelque chose de précieux.Pourquoi avez-vous choisi un seul comédien pour jouer les rares hommes de cette histoire ?

On en revient encore à Dogville et à ma croyance dans la capacité des spectateurs à pouvoir relier les points entre eux, à comprendre qu’un seul comédien jouerait tous les hommes de cette histoire. Ce qui m’a frappé dans la vie d’Olfa et ses filles, c’est l’absence des hommes. Dès qu’un homme rentre dans leur existence, elles le virent. Les hommes autour d’elles ne peuvent pas leur survivre. Il y a chez elles un rapport très complexe à la masculinité. Olfa incarne quelque chose d’à la fois très féminin et très masculin. Elle dit de son mari qu’elle est plus masculine que lui. D’une certaine façon, comme tous les hommes ont été éjectés de leur groupe, c’est comme si tous les hommes n’en étaient qu’un seul, d’où mon envie de les faire jouer par un seul comédien.

Au cours d’une scène particulièrement rude, le comédien craque sur le tournage et vous demande de vous entretenir avec lui hors caméra. Pourquoi avez-vous choisi de garder ce moment-là ?

Comme je vous disais, c’est aussi un film sur le travail des acteurs. Je trouvais intéressant de montrer de quelle façon un comédien peut être affecté et submergé par l’atrocité du réel. D’ailleurs Hend Sabri en parle au début du film, du fait qu’un acteur apprend à se protéger pour ne pas être submergé ou affecté par le personnage. Madj n’était pas au courant de tout ce que nous avions fait en amont avec les filles, notamment avec des psychologues. Selon lui, on ne pouvait se permettre d’obtenir de tels aveux devant une caméra. Il trouvait que cette parole intime n’aurait pas dû quitter le cabinet d’un psychologue. Quand on est face à de telles révélations sur la vie des gens, il faut se poser mille questions éthiques. Il ignorait mon implication et pensait que je ne me les étais pas posées. Du coup, il a voulu arrêter la scène. De mon côté, il fallait que je montre son désarroi et exposer ses doutes de comédien. Par ailleurs, cette scène s’achève par l’intervention de Eya qui exprime son besoin de la tourner. Sans cette réaction, je n’aurais sans doute pas laissé la scène. Leur force de résilience est phénoménale.

Quand le film commence, il est surprenant de les voir si radieuses, si souriantes alors qu’on s’attend à retrouver des femmes éplorées.

Absolument. Elles sont comme ça dans la vie. Elles me parlent d’horreur, de tragédies et je suis morte de rire. Je voulais montrer ce contraste entre ce qu’on raconte et la façon dont on le raconte. C’est très précieux. Le cinéma est capable de montrer ça. Je crois aussi que le film leur a fait du bien, il leur a servi d’expérience thérapeutique. Elles ont énormément donné et je crois pouvoir dire qu’elles ont reçu en retour. Elles le disent d’ailleurs. Ce film leur a permis de s’exprimer. Si jusqu’alors elles n’avaient pas de voix, on leur a offert une écoute. Quand elles ont vu le film, leur première réaction a été « merci, tuas porté notre voix. »

Aviez-vous déjà l’image finale en tête en écrivant ce film ?

Je savais que je terminerai sur cette image précise. À partir des éléments que j’avais filmés en 2016/2017, ainsi que des nombreuses anecdotes, j’ai écrit un scénario sans dialogues, constitué uniquement de scènes-clés de leurs vies qui me paraissent significatives. Si ce scénario était un peu confus et non chronologique, je savais néanmoins que je terminerai sur cette image parce que,comme le dit Olfa, ce film c’est d’abord une réflexion sur la transmission mère-filles des traumas. Olfa a infligé à ses filles certains sévices qu’elle-même avait subis enfant. La transmission mère-filles des traumas court partout dans ce film. C’est l’histoire d’une malédiction car, à son tour, cette petite fille demandera des règlements de compte à sa mère. C’est pourquoi je voulais conclure de cette manière.

De quoi est constituée cette malédiction qui se transmet de mère en fille ?

— C’est une forme rétrograde du patriarcat que les femmes doivent intégrer pour survivre. Elles n’ont pas le choix. Olfa a beau ne pas respecter les hommes, elle incarne une des formes de ce patriarcat. Quand on vient d’un milieu modeste comme le sien, le choix pour une jeune fille est restreint : devenir prostituée ou une sainte Nitouche. Il n’y a pas de place pour la nuance. Comme elles sont belles – c’est leur autre malédiction – ses filles ont choisi la sainteté et même au-delà de la sainteté, elles ont souhaité la mort !

Au travers des quatre portraits que vous faites de ces jeunes femmes, est-ce aussi un film sur l’adolescence ?

— Je dirais que c’est principalement un film sur l’adolescence,ce gouffre entre l’enfance et l’âge adulte, où soudain on cherche à comprendre et parfois même à expérimenter l’idée de la mort, comme le montre l’une des filles qui voudrait dormir dans une tombe. Mais, alors même qu’on joue avec la mort, c’est la période où l’on cherche un idéal de vie en s’inquiétant de son environnement social et du sort de l’humanité tout entière. Je pense que les filles étaient à la recherche de quelque chose qui leur manquait. Elles ont voulu contester l’autorité d’Olfa qui a toujours incarné pour elles à la fois le père et la mère et qui a voulu réprimer leur sexualité. Comme elles n’avaient pas les outils pour y parvenir, elles sont devenues, comme dit l’une d’entre elles, « pistonnées par Dieu ». Cela leur a donné l’illusion d’une transcendance pour essayer d’imposer leurs désirs au monde. Je crois que le film documente ces différents liens à la mort et à la vie qui traversent parfois de façon confuse les adolescents.

INTERDIT AUX CHIENS ET AUX ITALIENS

Début du XXe siècle, dans le nord de l’Italie, à Ughettera, berceau de la famille Ughetto. La vie dans cette région étant devenue très difficile, les Ughetto rêvent de tout recommencer à l’étranger. Selon la légende, Luigi Ughetto traverse alors les Alpes et entame une nouvelle vie en France, changeant à jamais le destin de sa famille tant aimée. Son petit-fils retrace ici leur histoire.

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Dossier de presse

L’histoire

Le film est conçu comme un dialogue fictif avec Cesira, la grand-mère décédée du réalisateur, à qui ce dernier demande tout ce qu’il aurait aimé savoir, un témoignage du vécu de ces générations de migrants italiens et un hommage à leur courage. Avec poésie, le film confère à ce récit personnel une dimension universelle. C’est la « mémoire nostalgique » qui relie dans cette œuvre les éléments qui en émergent, du foyer originel, petite exploitation agricole à l’ombre du Mont Viso, aux multiples ancrages familiaux éparpillés en Ubaye, dans le Valais, la vallée du Rhône, l’Ariège et la Drôme. Le récit se nourrit des souvenirs de l’aïeul et de traces du passé, photographies ou correspondances. Au cours de cette expérience migratoire, la famille Ughetto a improvisé un nouveau foyer dont la mémoire est le ciment.

Entretien avec Alain Ughetto – mars 2022

Comment est né ce projet ?

J’avais commencé une enquête sur mes origines italiennes, où j’ai retrouvé un grand nombre de témoignages, et j’ai appris qu’un village portait le nom d’Ughetto : Ughettera, la terre des Ughetto… Mais il ne reste plus rien de mes grands-parents là-bas. Puis j’ai retracé les contours des grandes guerres qu’ont connues mes grands-parents, les itinéraires qu’ils ont empruntés. Ils ont été naturalisés français deux mois avant la guerre, puis le territoire où ils vivaient a été envahi par Mussolini. Comment ont-ils vécu, ressenti tout ça ? Ce sont les questions qui m’ont guidé.

L’animation en volume : pourquoi cette technique, particulièrement pour ce film ?

L’animation en volume commence par une sorte de bricolage de matériaux et de matériel pour créer des figurines. Mon père bricolait tout, je fais de même. En modelant, j’ai pu imaginer,voire fantasmer mon grand-père paysan, puis ouvrier, j’ai pu l’imaginer travaillant, aimant. Idem avec ma grand-mère. La main, ma main, est devenu un personnage, un personnage qui agit sur ce monde. Dans l’atelier, la main travaille, bricole, questionne et intervient. Pour ce film, vous êtes passé du documentaire à la fiction…Avec de grosses équipes nécessaires pour réaliser Interdit aux chiens et aux Italiens, on ne peut pas improviser comme on peut le faire dans le documentaire. Il a fallu préparer, dessiner, storyboarder, sonoriser, raconter. J’ai demandé à ma grand-mère Cesira, devenue pour l’occasion une marionnette de 23cm de haut, de me raconter son enfance, sa rencontre avec Luigi, le village d’Ughettera… ce qui n’aurait pas été possible dans un documentaire.

Comment avez-vous comblé les « trous » de cette mémoire familiale ?

J’ai eu recours à celle des oncles, des tantes. Et j’ai trouvé des informations sur mon grand-père, d’habitants de son village, dans un ouvrage de Nuto Revelli, Le Monde des vaincus. Et j’ai imaginé que ma grand-mère, cette vieille femme tout en noir que j’appelais “mémé”, avait dû être jeune et belle… Ce qui m’intéressait, c’était de faire revivre mes grands-parents. Et, dans le film, c’est ma grand-mère qui raconte son histoire, comme un conte raconté à un adulte. C’est une histoire personnelle qui s’adresse à tous : on commence avec « Je », avant d’arriver au « Nous »… On y parle de migrations, et les migrations sont inscrites dans l’ADN des peuples.

Une fierté ?

J’ai travaillé plus de neuf ans sur ce film, et j’en aime toutes les images. C’est un film unique où chacun a apporté son savoir, ses connaissances, ses compétences, sa mémoire. Un travail d’équipe, une longue et belle aventure commune où nous nous sommes mis tous ensemble, producteurs, animateurs, techniciens arrivant de tous les coins de l’Europe pour réaliser ce film témoignage, mais avant tout un film d’amour dont je suis très fier.

Emigrer

Étant donné la dureté des conditions de vie dans les montagnes piémontaises, les populations ont toujours traversé les Alpes pour améliorer leur quotidien. Des hommes et des femmes racontent qu’ils allaient « se louer » comme saisonniers. Des enfants aussi, dès que la neige fondait et rendait possible le passage des montagnes à pied. Tous se souviennent de Barcelonnette, ville connue pour son marché des enfants où environ 400 petites filles et petits garçons proposaient leurs services comme domestiques, bergères, « vacherots » (garçons de ferme). Une armée de petits analphabètes, dociles et affamés dont a sûrement fait partie le grand-père d’Alain Ughetto. C’est là qu’a commencé, comme pour tant d’autres piémontais, sa vie de travailleur nomade. L’émigration fut d’abord régulière et saisonnière, puis très vite définitive quand des milliers de paysans quittent le Piémont pour la France, la Suisse ou l’Amérique. L’histoire du Piémont, c’est donc l’histoire d’une terre qui s’est vidée de ses habitants. Ce phénomène va devenir massif à partir de la moitié du 19e siècle. Entre 1876 et 1985, plus de 27,5 millions d’italiens quittent leur pays, soit un village de 650 habitants qui se vide chaque jour ou une ville équivalente à Mulhouse et son agglomération qui disparaît chaque année ! Dans cette émigration massive, c’est le Piémont qui fournit le plus grand nombre de migrants. C’est ce parcours d’émigrés que le film va chercher à évoquer, en marchant dans les pas de Luigi, de Cesira et de leurs compagnons, paysans au Piémont, puis ouvriers en France. A travers leur destin, nous traversons donc l’histoire d’une main d’œuvre, celle de travailleurs émigrés et nomades qui – c’était hier pour les Italiens, c’est aujourd’hui pour les Africains – vendent leur force de travail et contribuent au développement agricole et industriel de nombreuses régions françaises, travaillant dans des conditions à peine plus enviables que celles qu’ils ont laissées au pays.

Pourquoi ce titre ?

Au départ : une image ancienne qui circule sur le net, celle d’un panneau en noir et blanc accroché à la devanture d’un vieux café, m’a intrigué : Interdit aux chiens et aux italiens. Je pensais que cette image arrivait de Savoie, ou de l’Ain ou peut-être de la Suisse, mais en fait sa première apparition a été en Belgique. D’autres pays ont suivi, mais elle était dans mon histoire. La violence, la cruauté et la férocité de ce petit panneau qui accueillait les migrants s’adapte parfaitement à l’évocation historique qui fonde la thématique de ce film. Une scène entière est consacrée à cette affichette qui en est devenue le titre.

Une lecture incarnée de l’immigration italienne
Point du vue de l’anthropologue Philippe Hanus

Interdit aux chiens et aux Italiens est une œuvre mémorielle, empreinte de fiction, qui raconte, sur près d’un siècle, les pérégrinations de la famille piémontaise du réalisateur Alain Ughetto à travers les Alpes, comme un pan de l’histoire des mobilités humaines. Luigi, le grand-père du cinéaste, est un homme au destin romanesque ayant franchi la barrière alpine à de nombreuses reprises (parfois en haute altitude, courant ainsi mille dangers !),traversé plusieurs frontières, affronté deux guerres, la misère et le fascisme. En chemin, il s’éprend de Cesira, avec qui il fonde une famille à cheval entre l’Italie et la France. Les descendants de ce travailleur nomade posent leurs valises au bord du Rhône et, comme bien d’autres petits français, se passionnent pour le Tour de France en vibrant au son de l’accordéon d’Yvette Horner. L’aventure de Luigi, si elle est singulière, n’en est pas moins représentative de l’expérience migratoire de quelque 25 millions d’Italiens ayant quitté la péninsule pour s’établir en Europe (et en particulier en France), en Amérique ou en Australie en l’espace d’un siècle. Essaimant aux quatre coins du monde, ils ont emporté avec eux la culture de leur pays, leurs rêves et leurs espoirs, leur volonté de réussir sur une terre nouvelle. En retraçant les grandes étapes du parcours de Luigi, de Cesira et de leurs descendants, le film propose une lecture incarnée de l’immigration italienne. À l’échelle du monde alpin et rhodanien, celui-ci interroge l’articulation entre logiques territoriales et nationales. Le titre du film, Interdit aux chiens et aux Italiens, interpelle le spectateur. Celui-ci renvoie métaphoriquement à l’italophobie– littéralement « crainte de l’Italien » – présente au sein de la société française au cours des années 1875-1914, dans un contexte de montée des nationalismes européens, de tensions diplomatiques récurrentes entre la France et l’Italie et de crise sur le marché du travail hexagonal. L’immigrant italien faisait alors figure de bouc émissaire. L’italophobie s’est également manifestée lors de la période fasciste, puis durant la Seconde Guerre mondiale. À partir de 1945, la perception des Transalpins s’améliore progressivement au sein de la société française, mais demeure négative en Belgique, en Allemagne et en Suisse jusqu’au début des années 1970… De nos jours l’italianité est à la mode dans les villes du Sud-Est, de Chambéry à Nice en passant par Grenoble, qui revendiquent « un air d’Italie » ! En articulant mémoire intime et mémoire collective de l’immigration, le film transfigure les récits de l’exil pour leur permettre de faire sens au-delà des seuls cercles d’immigrés italiens et leurs descendants. Cette œuvre émancipatrice, à portée universelle, exprime l’idée que les personnes en situation migratoire, hier et aujourd’hui, participent d’un mouvement inépuisable à travers l’espace,consubstantiel d’une humanité en marche pour vivre mieux, ou simplement vivre.

KUMVA, CE QUI VIENT DU SILENCE

Rwema, Grâce, Mizero, Noël, étaient enfants au moment du génocide des Tutsis de 1994 au Rwanda. Ils interrogent leurs souvenirs d’enfance et cherchent à libérer la parole pendant que dans la nuit rwandaise, un chant monte, signe d’une renaissance. Dans l’intimité des familles, parfois pour la première fois, chacun tente de reconstituer les images effacées et de trouver la voie vers un apaisement des mémoires. Kumva, ce qui vient du silence raconte la nécessité de redonner chair aux morts et de jeter un pont entre le passé et le présent.

Notes de la réalisatrice

Je reviens au Rwanda trente ans après l’avoir quitté. Plusieurs voyages ont été nécessaires pour cerner ma recherche : comment se construire au présent quand le pire a eu lieu ?

Cette question, universelle, est devenue pour moi une question de cinéma. Faire revivre le souvenir peut permettre de réparer. En psychiatrie et dans les sciences cognitives, on appelle cela « la mémoire autobiographique ». Sans elle, après l’horreur, il est difficile de retrouver l’intégrité de notre existence. Cette mémoire s’incarne dans Kumva, ce qui vient du silence par la construction, à plusieurs voix, d’un récit intime. Kumva, ce qui vient du silence est un film sur un univers sensible, sur la force du souvenir, sur la reconstruction qui passe par la remémoration et l’apaisement des mémoires. Je filme des familles où le silence a trop longtemps duré, où l’on cherche à parler, où la vérité est intérieure. Les relations filiales que tissent le film sont douloureuses, complexes, délicates. Rwema, Grâce, Mizero, Noël, étaient enfants à l’époque du génocide en 1994. Leur enfance a été marquée par la mort. Ils ont comme premiers souvenirs les images du désastre : des océans de cadavres, la violence, les cris et les fuites. Trop petits pour se souvenir d’un temps d’avant ils se sont construits non seulement dans le silence des parents – rescapés ou génocidaires -, mais sans aucun moyen de se raccrocher à des souvenirs heureux. Dans la solitude d’une maison en construction ou dans la nuit rwandaise, en famille, parfois pour la première fois, ils tentent de reconstituer les images effacées de leur mémoire : se joue alors devant la caméra la transmission d’une génération à l’autre, les mots du parent à son enfant dont les yeux n’auraient jamais dû voir ce qu’ils ont vu. Kumva raconte comment les souvenirs, même banals, insufflent de la vie. Quels souvenirs, que rien ni personne n’a pu nous enlever, nous permettent de continuer de vivre ?

LE GOÛT DE LA CERISE

Un homme d’une cinquantaine d’années cherche quelqu’un qui aurait besoin d’argent pour effectuer une mission assez spéciale. Au cours de sa quête, il rencontre dans la banlieue de Téhéran un soldat, un étudiant en théologie et un gardien de musée, vivant à la limite de la marginalité. Chacun va réagir à sa proposition de façon différente.

Olivier Père – Arte

Le Goût de la cerise est un film charnière dans l’œuvre du cinéaste iranien, qui ouvre sur la dernière partie de sa filmographie, plus conceptuelle et portée sur des dispositifs audiovisuels, tendance qui s’épanouira avec l’arrivée du numérique. Le Goût de la cerise est caractéristique du cinéma de Kiarostami. La voiture, à la fois habitacle intime et ouverture sur le monde, y joue un rôle primordial. Kiarostami invente une voiture cinéma qui est à la fois écran de projection et caméra, permettant littéralement au film d’avancer, de traverser plusieurs phases du récit. Ce dernier est volontairement mystérieux au début : un homme parcourt des paysages urbains dans sa grosse voiture et cherche à entrer en contact avec d’autres hommes, des piétons, en les invitant à monter dans le véhicule. Kiarostami entretient le doute sur les intentions du conducteur. L’hypothèse de la drague homosexuelle surgit dans l’esprit du spectateur, même si elle n’est jamais encouragée par le cinéaste. Une tension – davantage qu’un suspens – s’installe, liée à la quête du personnage et au travail du spectateur qui cherche à comprendre ce qui se passe. Lorsque l’homme dévoile enfin ses intentions – trouver un complice qui puisse lui donner un coup de main pour son projet de suicide, le film se transforme en réflexion sur l’existence. Les interventions de trois passagers – un jeune soldat, un séminariste, un vieux taxidermiste –expriment des points de vue différents sur le projet du conducteur. Celui du vieil homme, qui se lance dans un plaidoyer poétique et hédoniste sur l’amour de la vie, correspond sans doute à celui du cinéaste, mais il n’écrase pas les autres, plus conservateurs et marqués par la religion – le suicide est tabou en Iran. Les paysages changent, nous passons des banlieues pauvres à une campagne désertique. Le voyage n’est pas seulement géographique il est aussi mental, onirique : sensation encouragée par le déroulement hypnotique du film, doux et limpide. Le Goût de la cerise, malgré une trame minimaliste, parvient à accueillir non seulement les multiples facettes de l’Iran – ethniques, sociales, culturelles, religieuses – mais aussi toute l’humanité et même tout le cinéma, serait-on tenter de dire. Le film qui privilégie le plan séquence n’a rien d’un documentaire mais fourmille de détails, d’indices qui renseignent le spectateur sur le monde de son tournage autant que sur son sujet. A l’espace confiné de la voiture succèdent des plans larges sur la campagne iranienne. Les routes en zigzags qu’affectionne le cinéaste symbolisent les mouvements de la vie. L’épilogue énigmatique, geste génial de cinéma, interrompt la fiction avant toute forme de résolution pour dévoiler un au-delà du film, celui de sa préparation, dans une ambiance de joie et de communion. L’image 35mm cède la place à la vidéo, et cette brisure finale annonce d’autres essais cinématographiques à venir de Kiarostami, plus expérimentaux, comme Ten.

LES RAISINS DE LA COLÈRE

Un jeune homme rentre à la ferme familiale en Oklahoma, après avoir purgé une peine de quatre ans de prison pour homicide involontaire. La Grande Dépression sévit alors et comme beaucoup d’autres fermiers, sa famille est chassée de son exploitation. Ensemble, ils partent à travers le pays dans l’espoir de trouver, un jour, du travail en Californie. C’est le début d’un périple éprouvant, de camps de réfugiés en bidonvilles de fortunes, dans une Amérique en proie à la misère et à l’oppression…

Critikat – Alain Zind

Combat héroïque contre la fatalité

Comment parler et écrire sur Les Raisins de la colère, chef d’œuvre de John Ford, adapté du non moins célèbre roman de John Steinbeck alors que beaucoup a déjà été dit ? Que décrire surtout : sa mise en scène, son contexte, son rapport à la filmographie de Ford, ou sa teneur historique et socio-politique ?

Une fable intemporelle

Les Raisins de la colère est un tableau effrayant et radical de l’Amérique rurale après le krach boursier de 1929. Avec lucidité, le film ose montrer le contrechamp négatif du libéralisme américain, comme bon nombre de projets cinématographiques de son époque, puisque la crise de Wall Street fut également une crise morale. Un an après avoir réalisé La Chevauchée fantastique, John Ford, maître du western classique, propose un versant ironiquement dégénéré de la conquête de l’Ouest, racontant les épisodes de migrations massives des fermiers vers la Californie dans les années 1930. Une « conquête » imposée donc par la misère et l’impitoyable logique capitaliste. Et dans le cas du film, concernant les personnages principaux, la tentative de reconstruction se solde par des échecs successifs. Son récit, entre chronique familiale (dont l’enjeu est autant la survie de groupe que le maintien et la cohésion des liens entre ses membres) et road movie (la traversée des grands espaces), raconte l’histoire de fermiers, les Joad, expulsés de leur terre par leurs créanciers à cause des récoltes qui tardent à arriver. « La banque… le monstre a besoin de bénéfices constants. Il ne peut attendre. Il mourrait. Quand le monstre s’arrête de grossir, il meurt. » La plume de Steinbeck, imagée et naïve comme un conte pour enfants, pose d’emblée toute l’horreur de ce récit de survie, que John Ford sait mettre en image avec une virtuosité sobre et camouflée, en grand conteur qu’il est, spécialiste de la « mise en scène invisible », comme l’a écrit François Truffaut. Il y a par exemple une scène, en début de film, où l’on voit la famille Joad se préparer à partir, après avoir reçu leur avis d’expulsion. Juste avant de partir, « Ma », la mère, brûle les différents souvenirs familiaux. Au lieu de sombrer dans le pathos facile, la scène est admirable dans sa signification sur la déchéance et l’humiliation de la famille, qui préfère se séparer de tout ce qui a fait sa fierté et sa stabilité, pour mieux repartir à zéro.

Il y a pourtant une différence de ton entre le roman et le film, et ce dès les premières secondes, quand Ford n’hésite pas à forcer les traits de caractère de ses personnages, via un jeu d’acteur un peu burlesque et excessif, pour atténuer la misère environnante bien appuyée dans le roman de Steinbeck. Seul le regard mystérieux et grave de Henry Fonda nous maintient dans un état d’alerte constant. L’acteur, figure majeure de l’héroïsme dans le cinéma américain, incarne un héros usé et lui aussi perverti, ex-détenu condamné pour homicide. Et c’est son regard constamment ébahi et incrédule qui sert plus que jamais de point de repère, aujourd’hui, pour ceux qui découvriraient le film. Tout juste sorti de prison, il découvre les ravages économiques que les mauvaises récoltes ont entraînés, et doit alors se frotter à la logique imparable de l’offre et la demande.

La quintessence du classicisme hollywoodien de l’avant-guerre

Dépossédée de son terrain, la famille Joad, dont on suit le parcours, tente alors un exode à travers l’Amérique pour trouver un travail qui permettrait de nourrir convenablement tout le monde. Durant ce road trip, chaque personnage rencontré est dépeint par des traits de caractères bien spécifiques et archétypaux, imitant les césures classiques empruntées au conte, avec une opposition bons pauvres/méchants riches et policiers brutaux. Mais la précision de la mise en scène de Ford, associée à sa connaissance de la misère dans son Irlande natale, permettent à l’œuvre de ne jamais être désuète et de garder toute la puissance de son propos, plus de soixante-dix ans après. Ford n’hésite pas, en effet, à tenter des techniques osées pour l’époque, comme filmer dans le noir, et jouer des effets d’ombres et de contre-jours, conférant ainsi à son image une photographie d’une implacable justesse. Dans un souci documentaire, il n’a jamais voulu se laisser dominer par la géographie des grands espaces américains et de leur formidable lumière esthétisante.

Et pourtant, dans ses compositions de cadre aux décors crasseux et délabrés (mais pas trop tout de même, les néoréalistes italiens ne sont pas encore passés par là), l’émotion surgit, magnifique et puissante, et l’image est embellie, entre la force du discours militant et la crainte constante de ses personnages. Et c’est le formidable et sidérant travelling lors de l’entrée du premier camp qui cristallise à la perfection cette démarche, à la fois sobre et chargée d’une émotion dramatique effroyable. Les fermiers du camp de fortune, immobiles comme des morts vivants, fixent la caméra qui avance, point de vue des Joad, surpris et effrayés par tant de misère. Alors que le film avait jusqu’alors proposé uniquement des plans fixes et des panoramiques latéraux, comme pour balayer les enjeux, englober l’environnement, et poser le cadre de l’action, ce plan rompt brutalement avec le découpage, en nous faisant pénétrer au cœur du récit, dans le point de non retour, dans ce camp où tous les espoirs s’évanouissent. À partir de cette scène, la colère de Tom Joad, incarné par Fonda, ne cesse d’augmenter, et celui-ci, finalement, décidera de quitter le groupe au risque de mettre en péril sa cohésion, et ce pour une cause supérieure au destin de la famille. Cet héroïsme-là, au service du collectif et de la nation, John Ford n’a cessé de le travailler et de le magnifier tout au long de sa carrière. Les Raisins de la colère n’est donc pas qu’un simple réquisitoire, mais l’œuvre d’un artiste et d’un poète, « de ceux qui ne prononcent jamais le mot “art” et le mot “poésie” » (François Truffaut), qui a su employer tout son savoir-faire esthétique et sa sensibilité artistique pour mettre en scène de la manière la plus épurée et la plus juste ce récit intemporel.

PANDORA

À la fin de l’été 1930, deux corps sont repêchés au large du village d’Esperanza, en Espagne. Quelques mois plus tôt, la chanteuse américaine Pandora Reynolds enflammait les coeurs de tous les hommes de la région. Suite à un pari, elle se fiance avec Stephen Cameron, un pilote automobile britannique. Un soir, Pandora observe un yacht amarré dans la baie et décide de s’y rendre à la nage. Elle fait alors la rencontre de son propriétaire, Hendrick van der Zee, qui n’est autre que le Hollandais volant de la légende : un homme condamné à errer sur les océans pour l’éternité, jusqu’à ce qu’il trouve une femme prête à mourir pour lui…

Réalisateur épris de littérature européenne et de peinture surréaliste, l’Américain Albert Lewin n’a que trois films à son actif lorsqu’il tourne Pandora, relecture grandiose de la mythologie à travers les figures de Pandore et du Hollandais volant. James Mason et Ava Gardner sont les vedettes de ce conte sophistiqué et romanesque ; ils incarnent avec majesté deux êtres liés par un funeste destin.
Filmé par le maître du Technicolor Jack Cardiff (Le Narcisse noir), Pandora subjugue par sa palette de couleurs conférant à chaque scène une dimension symbolique et onirique. Ses plans sont à eux seuls de véritables tableaux, évoquant aussi bien les œuvres surréalistes de Magritte ou Dalí que la beauté atemporelle des statues antiques. Avec Pandora, Albert Lewin prouve ainsi ses talents de conteur et d’esthète du cinéma moderne.

Un chef-d’œuvre à admirer dans sa version restaurée en 4K à partir de la copie 35 mm personnelle de Martin Scorsese !

Critikat – Ariane Prunet

Flamboyante fantaisie

Après de nombreuses années passées à travailler comme scénariste, puis comme producteur pour les studios d’Hollywood, Albert Lewin se lance dans la réalisation à l’âge de 48 ans, avec The Moon of Six Pence (1942). Érudit, épris d’art et de littérature, grand collectionneur, Albert Lewin s’attachera, au long des six films qui composeront sa filmographie, à l’exploration de ses passions littéraires et artistiques, ciselant un univers singulier qui lui confère une place à part dans l’histoire du cinéma américain. Pandora est le quatrième film du réalisateur. Le scénario original, signé par Albert Lewin lui-même, procède de la conjonction du deux mythes : le mythe grec de Pandore envoyée sur terre pour venger Zeus de Prométhée et faire le malheur des hommes ; et celui du Hollandais volant, condamné à errer sur les mers, frappé d’une immortalité maudite dont seul l’amour d’une femme prête à mourir pour lui pourra le délivrer. Pour ce second versant de l’histoire, Lewin s’est largement inspiré des écrits d’Heinrich Heine et de l’interprétation que Richard Wagner a faite du mythe avec Le Vaisseau fantôme.

Au cœur des années 1930, dans un petit port de la Costa Brava nommé Esperanza. La divine chanteuse Pandora Reynolds délaisse pour quelques temps son public américain et passe des vacances en Espagne, auprès de quelques amis de circonstance, microcosme d’Anglo-Saxons en villégiature dont elle devient bientôt le pôle d’attraction. Les hommes se jettent à ses pieds, scellant du même coup leur malheur. Pandora, déesse froide et sarcastique, semble indifférente à ces élans d’un amour trop étriqué pour elle. Jusqu’au jour où elle aperçoit le bateau d’un mystérieux Hollandais… Marqué par une multiplicité d’influences esthétiques, l’univers visuel de Pandora appose à la complexité de la trame narrative une profusion de références, symboles et correspondances. Le film fut souvent, à tort, associé au genre du mélodrame. Sublimé par un technicolor époustouflant et par les images somptueuses de Jack Cardiff (le chef opérateur attitré de Michael Powell et Emeric Pressburger), Pandora serait plutôt une tragédie baroque, travaillée d’influences aussi diverses que le romantisme, l’expressionnisme et le surréalisme. Le film présente une exploration débridée de thématiques que Lewin avait déjà explorées, notamment avec Le Portrait de Dorian Gray : une fascination funeste pour la mort, pour l’ésotérisme et une certaine perversité, un rapport trouble au passage du temps, un tableau sans concession de la société décadente des années 1930.

Affleurant à chaque plan, l’étrange et le fantastique s’insinuent au cœur du réel, dans un récit qui évoque toute la littérature gothique du XIXe siècle. La mise en scène de Lewin travaille les profondeurs de champ et joue de compositions qui évoquent les peintres surréalistes (parmi lesquels Magritte, et surtout Man Ray, qui créa un échiquier pour le film et joua le temps du tournage les photographes de plateau). On songe notamment à la séquence de fête, l’une des plus virtuoses du film, où les noceurs enivrés s’adonnent à des danses endiablés, sur une plage étrangement jonchée de statues antiques. Marqué par une mise en scène d’une extrême sophistication, Pandora aurait pu rester, à l’image du personnage joué par Ava Gardner, un objet somptueux et vide de sentiments. Se signalant à chaque plan, l’artifice ne fait pourtant pas oublier les singularités d’un récit qui peu à peu laisse l’émotion investir le sublime assumé des corps et des décors, à l’image de Pandora se laissant gagner par l’amour. En cela, Lewin offre une très belle réinterprétation de la tragédie grecque, dont les personnages avancent vers une fin funeste et prédéterminée. Naissant véritablement au monde et aux sentiments avec la découverte de l’amour absolu, Pandora reconquiert d’une certaine manière son libre arbitre, et embrasse avec passion son funeste destin.