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DELPHINE ET CAROLE, INSOUMUSES

C’était les années 70. L’une était comédienne, l’autre vidéaste. L’image a révolutionné leurs vies et avec elles ont révolutionné la cause des femmes. 40 ans plus tard, on redécouvre leurs combats, leur humour, leur énergie inspirante.

https://player.vimeo.com/video/336590863?dnt=1&app_id=122963

Entretien avec Callisto Mc Nulty

Pourrais-tu réexpliquer comment ton propre film part d’un projet de film de Carole Roussopoulos, ta grand-mère ?
Callisto McNulty : Carole Roussopoulos avait initié un projet de film, environ un an avant sa mort en 2009, à travers lequel elle voulait dévoiler un visage un peu moins connu de Delphine Seyrig : son féminisme. On la connait aujourd’hui surtout en tant qu’actrice mais le film voulait aussi rendre hommage à l’engagement d’une femme très forte et très libre. Carole et Delphine avaient été très amies et complices et ce film tenait donc fort à cœur à Carole. Quand elle est morte, il y avait une maquette de ce film, faite d’images d’archives et d’extraits de films (mais des extraits qui ne sont pas les mêmes que ceux qu’on retrouve aujourd’hui dans mon film).

Quand tu dis « maquette », c’était une sorte de pré-montage ?
C’était une sorte de montage mais c’était une maquette dans le sens où toutes les transitions n’étaient pas faites. Elle avait plutôt mis toutes les archives bout-à-bout. Ce n’était pas un film terminé. Pendant environ une dizaine d’années, il y a eu l’envie de faire quelque chose à partir de ce projet très fort avec le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir [que Carole Roussopoulos avait créé avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder en 1982] et Alexandra et Geronimo, les enfants de Carole. On s’est dit qu’on pourrait essayer de mener à bien ce projet, de finir le film à partir de cette maquette. On a réfléchi, j’ai commencé à faire des recherches, j’ai découvert d’autres images, d’autres interviews de Carole. Assez vite il est apparu que cela n’avait pas tellement de sens de terminer de manière posthume le film de Carole et qu’il valait mieux en faire autre chose, raconter leur histoire à elles deux.
Il y a quelque chose de leur histoire ensemble, de leur collaboration, qui me plait beaucoup. Plus que juste Delphine, je voulais vraiment raconter Delphine et Carole. Il y avait chez elles de la colère, de l’engagement, mais aussi beaucoup d’humour et d’irrévérence. Et aussi une énergie qui m’inspirait beaucoup et que j’avais envie de partager. Je suis restée fidèle à la démarche de Carole qui était de n’utiliser que des images d’archives. Carole elle-même préférait donner la parole aux personnes directement concernées, sans passer par des témoignages indirects. Donc pour moi, cela avait du sens qu’elles se racontent elles-mêmes à travers leurs propres films, leurs interviews. J’ai tricoté le film à partir de tout ça.

Delphine et Carole ont fait des films sans suivre les cours d’une école de cinéma classique. Carole a appris par la pratique, en filmant, Delphine s’est inscrite à un atelier de vidéo de Carole… Qu’en est-il pour toi ? As-tu suivi une école de cinéma ?
Non, je n’ai pas suivi d’école de cinéma. J’ai fait une école d’art à Londres mais c’était plutôt une école théorique, de la théorie de l’art, de la sociologie. J’y ai fait un master en Cultural studies et Gender studies, j’ai travaillé sur l’imbrication des questions de classe et de race, ce genre de questionnements-là. C’est plutôt via la recherche que je me suis retrouvé à faire du cinéma.J’ai coréalisé – avec Anne Destival – un premier film avant celui-ci : Eric’s Tape, en 2017. Un film très différent.

Un film autour d’une mystérieuse cassette audio, non ?
Oui, c’est une enquête autour d’une cassette quasi inaudible.

Même si les deux films sont très différents, on y retrouve l’idée d’une archive…
À l’époque j’étais traductrice et un ami artiste (qui possède cette fameuse cassette depuis plus de trente ans, une cassette qu’il a déniché à Rome dans des conditions assez mystérieuses) m’a demandé d’en traduire le contenu. Tout ce qu’il savait c’était qu’il s’agissait d’Andy Warhol qui parlait avec deux autres personnes. De façon un peu obsessionnelle, j’ai passé des semaines à essayer de comprendre ce qui se disait sur cette cassette. Au fur et à mesure, je me suis pas mal identifiée à la femme qu’on y entendait, j’ai aussi identifié les interlocuteurs de Warhol. En découvrant l’identité de cette femme, il y a eu l’envie de faire quelque chose à partir de là. Avec Anne Destival qui faisait déjà de la vidéo, on est parties mener une enquête sur ces protagonistes. On a aussi monté une sorte de trame narrative dans la mesure où Eric Bauer, le propriétaire de la cassette, s’en désintéressait de plus en plus au fur-et-à-mesure que je lui révélais des informations. Il y a dans le film des sortes de petites saynètes liées à cette métaphore amoureuse du fantasme, du désir et du désintérêt progressif. C’est un film sur le « rien », ce qui est très différent de mon deuxième film, Delphine et Carole, insoumuses.

Carole Roussopoulos a tourné près de cent films de 1970 à 2009, en te focalisant sur la période de son parcours commun avec Delphine Seyrig, tu évites de te perdre dans une matière extrêmement foisonnante.
Il fallait bien ! Sinon ça aurait été un peu écrasant cette énorme montagne de matière. Mais ça s’est fait de manière assez naturelle. Comme Delphine et Carole se sont rencontrées et ont travaillé ensemble des années 1970 à la moitié des années 1980, c’est cette période-là qui est apparue comme une sorte d’évidence. On ne peut pas parler de tout. Je voulais raconter un pan de cette histoire même si, plus tard, d’autres films devront être faits sur d’autres aspects de la filmographie de Carole Roussopoulos.

Je me demandais si venant de la sociologie, de la recherche, le fait d’avoir déjà coréalisé un premier film au préalable t’avait donné le courage pour te frotter « en cinéaste » à ce sujet pour ce second film…
Oui, je pense que cela m’a donné du courage. Mais ce premier film était quand même un film auto-produit, je n’étais quand même pas si à l’aise que ça en commençant le second. Je dirais que c’est maintenant, aujourd’hui, que j’ai vraiment confiance en moi, que je me sens armée. Mais comme Delphine et Carole, insoumuses est un travail d’archives et de montage, à mes yeux, c’est aussi un travail de recherche. Ce n’est pas si éloigné que ça de l’écriture.

Et peut-être qu’une partie de ce courage est venu du matériau sur lequel tu travaillais…
Complètement ! Je savais que je travaillais à partir d’une matière dont j’étais fière. Il y avait des choses tellement belles dans ce qu’elles disaient ! Je me suis fait vraiment plaisir !

Derrière leurs images elles-mêmes, il y a aussi l’idée d’un passage à l’acte, l’idée qu’il faut faire plutôt que de ne pas oser faire – quand Carole apprend l’occupation de l’église par les prostituées à Lyon, elle y va sur le champ…
Carole rappelle souvent qu’elle n’était pas intellectuelle. Je pense qu’elle avait une intelligence de l’action. Et si je dois mettre ça en perspective avec mes propres pratiques, qui sont plus liées à l’écriture, je trouve ça très rafraichissant d’entendre des femmes qui s’expriment dans un langage assez simple, qui parle à tout le monde, qui est généreux, qui ne relève pas d’un jargon universitaire… Je pense que c’est aussi pour ces raisons-là que ce film féministe parle à beaucoup de gens. Je l’ai montré en Corée du sud, en Algérie, etc. et partout je sens que ce film touche le public.

Un aspect qui m’a fort marqué chez Delphine et Carole, c’est à quel point elles insistent sur le mot « parole » quand elles évoquent leur démarche. Bien sûr les questions d’image, de cadre, de mise-en-scène comptent dans leurs films mais j’ai l’impression que la récolte, l’enregistrement et la diffusion de cette parole longtemps maintenue sous l’étouffoir est au centre de leur théorie, de leur théorie par la pratique…
La question de l’écoute aussi. On pourrait presque dire que Carole n’a fait que ça : créer un espace d’écoute et de confiance. Elle était très ouverte à l’autre.

Le fait qu’elle ait réussi à faire parler des femmes aussi différentes les unes des autres, de sujets aussi différents – et parfois très sensibles, comme l’avortement, le viol, l’inceste, la mort – et d’une manière aussi différente de celle des médias de l’époque, devait être lié à une capacité de contact très exacerbée.
Oui. En même temps, par rapport aux sujets sensibles, elle disait qu’elle ne travaillait jamais avec des gens qui étaient au fond du trou. Elle interrogeait des femmes qui avaient vécu des choses très difficiles mais qui s’en remettaient. Elle ne voulait absolument pas d’une posture de voyeur. C’est quelque chose qu’on théorise souvent sous l’angle de l’éthique mais qu’elle faisait très spontanément. Il y a par exemple cette intervention de Monique Piton, l’employée et militante de LIP, dans LIP : Monique (1983), c’est une vraie comédienne ! Je vais raconter un peu ce qui se passe chez LIP, à propos des femmes. Mais je vais remplacer à chaque fois le mot « homme » par le mot « blanc » et le mot « femme » par le mot « arabe ». À chaque fois que je dirai « les Arabes », ça voudra dire « les femmes ». Alors… Donc, chez LIP il y a la moitié de blancs et la moitié d’arabes. Naturellement, les grands chefs sont des blancs. Il n’y a pas de grand chef arabe. Les grands chefs blancs pensent, réfléchissent et parlent. Nous, les Arabes, on pense aussi – moi je le sais puisque je suis un Arabe. Mais les grands chefs blancs ne savent pas qu’on réfléchit parce qu’on n’a jamais le droit de rien dire. — Monique Piton, employée de LIP dans « LIP : Monique » (1973)

C’est incroyablement inventif comme dispositif narratif !
C’est tellement intelligent et drôle !

Sans vouloir du tout diminuer le mérite de Carole et Delphine, on peut cependant remarquer qu’elles étaient en phase avec le mouvement féministe de l’époque dont elles faisaient partie. Quand elles parlent des premières réunions féministes de l’époque, il y a aussi l’évocation d’une qualité d’écoute très précieuse et de l’émergence d’une parole autour de sujets jusque-là considérés comme inintéressants ou appelés à rester tabous.
Il y avait beaucoup de honte à parler de certains sujets – et ça continue en partie aujourd’hui – auxquels les médias n’offraient aucune place. L’avortement, la sexualité des femmes, cela reste encore tabou aujourd’hui. Pour moi, à ce niveau-là, la vidéo rejoint un peu ces groupes de parole, de consciousness raising où on peut parler, être écouté, faire des rapprochements entre ce qui nous arrive. J’ai l’impression que la vidéo était un peu un espace de cet ordre-là. Contrairement au cinéma, en vidéo, on pouvait laisser tourner la caméra, ça coutait nettement moins cher que la pellicule. Du coup, on coupait moins, on enregistrait les silences, l’épuisement de la parole, etc.

Il y a aussi ce dont elles parlent dans ton film : la possibilité de réécouter ensemble, de regarder les rushes, de décider ce qu’on diffuse ou pas. C’est très très beau, je trouve, le dispositif mis en place au moment de l’occupation de l’église lyonnaise par les prostituées : il y a une barrière, une grille, elles sont de l’autre côté de la barrière, si elles sortent c’est fini pour elles, mais en même temps la barrière empêche que leur discours passe (à part quelques calicots), que leur action soit publique et donc c’est la vidéo qui fait passer leur parole à travers les barreaux de la grille ! Mais ce n’est pas quelqu’un d’extérieur qui va enregistrer leur parole et s’en emparer ; elles contrôlent ce qui va être diffusé sur place sur des moniteurs devant l’église !
C’est une vraie collaboration. D’une certaine manière, ce sont même elles, les prostituées, qui sont les auteures des images. Ça n’était pas gagné d’avance, elles ont dû discuter deux heures pour être convaincues mais je pense qu’assez vite elles ont compris qu’il y avait moyen de regarder les images sur place et d’effacer ce qu’on ne voulait pas garder. Ce que ne permettait pas le cinéma en pellicule.

Est-ce qu’il n’y a pas un mini risque qu’avec la multiplication de films sur Carole Roussopoulos, on connaisse plus son œuvre par des extraits que par ses films eux-mêmes ? Les films comme le tien donnent aussi envie de voir les films originaux, en entièreté. Mais, j’imagine que par exemple le centre audiovisuel Simone de Beauvoir travaille à l’archivage, la restauration et la diffusion de ces films ?
Oui, bien sûr. Et pas juste les films des années 1970 qui sont les plus montrés, parce qu’on idéalise aussi les années 1970, l’image en noir et blanc, etc. Les films des années 1980 et 1990 avec leur image vidéo un peu ingrate, les couleurs saturées, sont aussi importants. Mon film n’a pas la prétention d’être un film sur toute l’œuvre de Carole. C’est juste une porte d’entrée. Mais, après, il faut aller voir ses films, entre autre via le Centre Simone de Beauvoir.

Justement, par rapport à cette manière dont ces films d’il y a quarante ans résonnent avec des questions pas résolues aujourd’hui, encore très actuelles, n’as-tu jamais imaginé – ne fut-ce qu’un instant – d’inclure dans ton film, non des témoins privilégiés de l’époque, des experts mais des femmes d’aujourd’hui, plus jeunes qui auraient parlé de ce que ces films provoquent en elles ? Ou alors pour toi, cet aspect-là, c’est clairement lié à la place de spectatrices ?
À mes yeux, comme cela reste une histoire peu connue, il était important de lui donner la place la plus importante. À partir de là, chacune ou chacun y trouve des résonances. Je pense qu’elles sont assez explicites. Certains sont déçus que je ne fasse pas plus de parallèles, qu’il n’y ait pas de voix off, pas de cartons comme elles le faisaient… mais pour moi cela n’a pas tellement de sens !

Par contre, j’ai un autre projet de film où on va montrer Scum Manifesto à un groupe d’hommes – blancs, hétérosexuels, cisgenres, blancs, valides, de classe moyenne supérieure – pour leur faire parler de masculinité et de leur place par rapport au féminisme. Là, il y aura une confrontation. Mais pour ce film-ci, j’avais besoin qu’on entende Delphine et Carole au mieux.

Interview et retranscription : Philippe Delvosalle

SIBEL

Sibel, 25 ans, vit avec son père et sa sœur dans un village isolé des montagnes de la mer noire en Turquie. Sibel est muette mais communique grâce à la langue sifflée ancestrale de la région.

Rejetée par les autres habitants, elle traque sans relâche un loup qui rôderait dans la forêt voisine, objet de fantasmes et de craintes des femmes du village.

C’est là que sa route croise un fugitif. Blessé, menaçant et vulnérable, il pose, pour la première fois, un regard neuf sur elle.

Dossier de presse

Entretien avec Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti

SIBEL est votre troisième long-métrage après Noor (2014) et Ningen (2015). Quel est le secret de votre collaboration ?

Le fait qu’on soit un couple dans la vie ! Au fil des quinze dernières années, nous avons vraiment appris à travailler ensemble. Nous disons toujours que si l’un n’est pas là, l’autre ne peut pas faire de film. Nous avons une façon de fonctionner qui repose sur le partage, quels que soient les projets et les pays que nous investissons. A force de collaborations, nous sommes devenus pleinement conscients de nos forces, et de nos faiblesses… Et comme nous sommes ensemble, le travail ne s’arrête jamais. A quatre heures du matin, on peut se réveiller pour une idée et se la raconter. Il existe entre nous une espèce de flux tendu. On confronte régulièrement nos regards et nos points de vue.

Vos idées de longs-métrages naissent donc de discussions nocturnes ?

Ils émanent le plus souvent d’explorations aléatoires de lieux, soit très urbains, comme pour Ningen, soit de cadres sauvages, comme l’Himalaya dans Noor ou les montagnes de la Mer Noire pour Sibel. Par ailleurs, nous sommes très sensibles au Go-en, une notion japonaise caractérisant la rencontre fortuite. Elle est à la base de notre cinéma, au centre duquel des personnages se croisent alors que rien ne les y prédestinait. Nous nous efforçons d’être sensibles aux autres, à l’altérité. Nous fonctionnons au coup de coeur pour une rencontre. Jusqu’à récemment, nous avons toujours travaillé avec des personnes qui nous inspirent par leur passé, leur langage, leur trajectoire et nous les avons fait jouer leur propre rôle. L’idée étant d’adapter leur parcours avec un langage de cinéma qui est le nôtre, et d’écrire une histoire pour eux. Cette fois-ci, sur Sibel, nous avons fait appel pour la première fois à des acteurs professionnels, mais que nous avons profondément ancrés dans une réalité précise, et mêlés à de nombreux non-professionnels.

Avant la fiction, vous avez fait vos armes dans le documentaire. Quels enseignements en tirez-vous et comment cette expérience nourrit-elle votre cinéma ?

Quand on s’inspire de la vraie vie des gens et qu’on la retranscrit à l’écran, on se rend compte qu’il y a des choses qu’on ne saurait inventer, à l’instar de dialogues frappants ou de situations particulières. Notre parcours dans le documentaire nous a aidés à saisir cela afin de conférer de l’authenticité à un propos, à un récit, à un personnage. Le documentaire implique une certaine responsabilité. Il se veut en effet une représentation de la réalité mais elle change constamment de texture selon le placement de la caméra. Certains ont pu qualifier nos films de « docu-fictions », mais nous aimons à parler plutôt de « fictions sincères ».

D’où vous est venue l’idée de mettre en scène Sibel ?

En 2003, nous avions acheté le livre Les langages de l’humanité, un pavé de 2 000 pages d’une érudition à couper le souffle. Un paragraphe anecdotique y mentionnait l’existence d’un petit village au nord-est de la Turquie où les habitants parlaient une langue sifflée. Cela nous avait marqués parce que nous travaillons souvent sur les langues et les possibilités de communication. Alors que nous voyagions dans la région de la Mer Noire en Turquie en 2014, la langue sifflée est revenue à notre esprit, et nous avons cherché le village en question. Nous voulions aller à la découverte de cette langue, savoir si elle existait vraiment, et étions animés par une curiosité d’ordre quasi ethnographique. Nous avons découvert Kusköy – qui signifie village des oiseaux. Nous craignions un peu que ça ne soit que du folklore, que seuls quelques vieux parlent cette langue. Ça n’a pas été le cas. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas une langue éteinte. Les adultes la maîtrisent tous parfaitement. Mais bien sûr, la génération biberonnée aux téléphones portables la comprend moins bien. Alors les villageois ont commencé à l’enseigner à l’école, donc les enfants la pratiquent. Et dès que les smartphones ne captent plus en montagne, ça commence à siffler. Le son se diffuse beaucoup mieux ainsi La langue sifflée n’est pas un code comme le Morse mais une véritable retranscription en syllabes et en sons de la langue turque. Dès lors, on peut tout dire. Absolument tout. Pendant ce premier voyage, nous nous sommes retrouvés un jour face à une jeune femme du village, dont nous avons eu l’impression, sur le moment, qu’elle était muette et qu’elle ne parlait qu’avec la langue sifflée. Elle a subitement disparu dans la nature. C’est elle qui nous a inspiré le personnage de Sibel. Nous avons par la suite passé du temps au café du village, qui est le centre du monde. Une seule route s’y déploie. Voir la vie s’y dérouler donne des dizaines d’idées de fictions par minute. On a construit graduellement le personnage de Sibel et notre histoire en écoutant les villageois, en nous nourrissant de leur vécu. Nous sommes revenus de nombreuses fois à Kusköy pour creuser le récit. Nous avons façonné Sibel comme un personnage de fiction, car notre envie était de faire l’expérience, pour notre 10e film ensemble, de diriger une vraie actrice.

Comment s’est passée la phase d’écriture ?

A partir de la première rencontre avec cette fille ‘muette’, nous avons passé beaucoup de temps sur place pour nous inspirer de la vie des gens. C’est l’étape majeure. Nous avons par exemple dormi chez le maire du village, qui nous a toujours réservé un accueil incroyable, dans la maison qui a servi de décor au film. Nous dormions dans la pièce qui est la chambre de Sibel dans le film ! Les habitants nous ont parlé de leur passé de manière très enthousiaste. C’est par exemple ainsi que nous avons glané le mythe du Rocher de la Mariée, très important dans le film. Ils étaient à l’aise mais se demandaient pourquoi nous prenions autant de temps avant de filmer ! Ils sont en effet habitués aux caméras parce que plusieurs documentaires et études filmées ont été réalisés là-bas, qui s’intéressaient uniquement à la langue sifflée. Dont un reportage français des années 60, avec des villageois scannés aux rayons X pour analyser ledit langage. C’est ce qu’on voit au début du film.

Pourquoi avoir débuté par ces images ?

C’est un choix de montage. A chaque fois qu’on présentait le projet de Sibel, à des collaborateurs, des amis, ou la première fois à nos producteurs, Marie Legrand et Rani Massalha – qui ont fait un travail colossal sur le film -, on leur montrait un bout du documentaire en question afin qu’ils aient une idée précise du sujet. Ils étaient tous étonnés. On a fini par se rendre à l’évidence : cette vidéo serait, tout compte fait, une parfaite introduction au long-métrage. Et pour cause, ces images nous mettent immédiatement dans un état d’esprit permettant d’entrer de plain-pied au cœur du projet artistique. Dès l’entame, Sibel est abordée de manière très organique et sensorielle.

C’était l’approche que vous aviez en tête ?

Tout à fait. Après avoir observé les femmes du village évoluer dans cette région difficile, notre volonté était que Sibel soit dans le physique, l’immédiateté, le geste, la respiration… Nous espérions des expressions faciales marquées… L’actrice Damla Sönmez a beaucoup travaillé pour aller dans cette direction. Sa respiration donne le tempo, elle dirige presque la caméra et emporte le film. Le but est que le spectateur cohabite avec ce personnage physique qui avance, qui se meut et qui se définit toujours dans le geste.

Qui est Sibel ? Comment la décririez-vous ?

Elle n’est pas l’apanage de la société turque. Il existe des Sibel partout dans le monde, ces femmes confinées à un cadre, la société leur inflige des limites. Mais la trajectoire de Sibel est celle d’une forme d’affranchissement. Du fait de son handicap, elle n’est pas polluée par ce qu’on impose quotidiennement à la gent féminine. Elle a été élevée de manière plus libre et indépendante par son père. Au village, on la laisse tranquille car les règles sociales ne s’appliquent pas à son profil. Elle se développe autrement, avec une acuité dans sa vision du monde à la recherche d’une force intérieure originelle et primitive. La quête de son identité s’incarne dans cette quête de la bête sauvage, du fameux loup.

Son mutisme l’oblige à parler le langage sifflé. De quelle manière avez-vous appréhendé cette difficulté ?

Il ne fallait pas siffler n’importe comment. Tous les dialogues sifflés du film sont réels. Bien en amont du tournage, un professeur de langue sifflée du village a pris sous son aile Damla (qui ne savait pas siffler quand on l’a rencontrée !) pour lui enseigner la langue. Et sur le plateau, il faisait office de consultant et veillait à la cohérence du langage. Pour lui, ce film est une bénédiction car il met en lumière un langage qu’il utilise quotidiennement et dont il refuse la disparition. Il s’impliquait donc chaque jour avec nous, à l’instar de très nombreux villageois qui nous ont apporté un accueil et une aide considérables. Mais d’autres devaient continuer à travailler aux champs, certains ignorant même que nous tournions. Il arrivait que Sibel siffle le mot « papa » pendant une prise et, la seconde d’après, on entendait quelqu’un répondre au loin : « Quoi ? Qu’est-ce que tu veux ? »

Sibel est clairement traitée comme un paria du fait de son handicap…

Oui… Elle veut remédier à cette solitude en essayant d’être acceptée, de s’intégrer à la communauté, de montrer aux autres qu’elle vaut la peine d’être aimée. Elle sait qu’il y a quelque chose en elle, qui sommeille et qui s’efforce de sortir, mais elle ne sait pas encore où regarder. L’exclusion est d’ailleurs l’un des thèmes centraux du film… Nous avons fait plusieurs films sur la marge, sur ces gens de la périphérie, dont la place au sein du groupe n’est pas acquise. On saisit mieux le pouls d’une société quand on comprend ceux qu’elle exclut. Nous pensons que le handicap de Sibel devient un avantage. Elle est hors de la caste. Les mamans n’ont pas envie de lui donner leurs fils en mariage. Tandis que les jeunes femmes de son âge ont déjà deux enfants, elle est complètement libre.

Parlez-nous de son côté sauvage et de vos inspirations pour bâtir ses contours… On pense à Princesse Mononoké…

Etant particulièrement sensibles à la culture japonaise et ayant vécu au Japon quelques années pendant la fabrication de NINGEN, l’animation japonaise est en nous, c’est certain. Mais, même si nous l’adorons, nous n’avons pas pensé à un film précis en fabriquant le film. Il y avait toutefois des références un peu plus conscientes. Nous pouvons citer le personnage de Mia dans Fish Tank d’Andrea Arnold, Rosetta des frères Dardenne, qui nous avait saisis à l’époque, ou encore Winter’s Bone avec Jennifer Lawrence. Ce sont de grandes héroïnes qui amènent du cinéma avec elles, et nous y avons été sensibles.

J’imagine que cela a été difficile de trouver l’actrice qui incarne Sibel… Comment avez-vous procédé ?

Comme nous l’avons mentionné plus tôt, nous voulions pour ce film mesurer les automatismes et la force de proposition des comédiens de métier. Et nous n’avons pas été déçus ! Pour Sibel, dès que nous avons commencé à travailler avec notre co-scénariste Ramata Sy, qui a par ailleurs su tirer le meilleur de nous-mêmes, nous avons eu besoin d’un visage pour écrire : nous avons trop l’habitude de connaître ceux dont on va raconter l’histoire. Du coup, alors que nous étions de passage à Istanbul, nous avons demandé à rencontrer l’actrice Damla Sönmez, que nous avions remarquée dans un film. C’était plus de deux ans avant le tournage. Elle s’est enthousiasmée pour le projet. Elle est allée plusieurs fois au village, elle a dormi là-bas, elle voulait vraiment ce rôle. Depuis toujours, ce qui est primordial pour nous, c’est l’envie des gens avec qui nous travaillons et Damla nous a comblés à ce niveau. Elle s’est préparée pendant des mois. A trois heures du matin, elle nous envoyait des vidéos d’elle en train de siffler !

Sibel a perdu sa mère et vit avec son père, qui est le chef du village. Qu’illustre ce personnage pour vous ?

Selon nous, il est intuitivement moderne. Il a des idées claires. Une autre personne aurait choisi une nouvelle femme, aurait eu d’autres enfants, etc… Mais sa fierté, bien qu’il adore sa cadette, c’est sa fille aînée Sibel. Avec elle, il est en équilibre, ils se font confiance, quoi que le village dise. C’était primordial de commencer le film par cette relation stable, pérenne. La représentation du père dans ces régions peut être misérabiliste ou extrême. Mais les pères n’y sont pas tous des hommes violents, autoritaires et avares en affection à l’égard de leurs enfants. Et là où le personnage du père devient très singulier pour nous, c’est quand sa stabilité est ébranlée, et la façon dont il se complexifie. Par son arc, nous nous sommes intéressés à l’effet que le patriarcat peut aussi avoir sur les hommes.

Sibel évoque aussi et surtout l’interdit. Personne n’ose sortir du village à cause du loup que Sibel pourchasse sans relâche. Que symbolise-t-il ?

Le loup est une menace, surtout pour les femmes. Elle est brandie par les hommes comme pour mettre une barrière entre le village et ce qu’il y a par-delà. Il ne faut pas en sortir. Sibel traque ce loup. Elle veut essayer de faire quelque chose pour avoir la reconnaissance sociale. Elle cherche aussi à localiser sa peur et à s’en libérer tout en libérant les autres. Derrière l’idée du loup, il y a évidemment aussi la métaphore et l’imagerie du conte. Nous aimons raconter des histoires populaires liées à des mythologies locales. Sibel chasse, elle est sauvage. Ce qu’elle cherche peut être partout, y compris en elle-même. Le loup, c’est encore la figure protectrice élevant Romulus et Remus, et aussi Asena, la louve originelle dont descendaient les tribus turques, dans la pensée chamanique antérieure à l’Islam. En définitive, le loup est ici une métaphore protéiforme, on peut y voir ou y projeter beaucoup de choses. Dans la forêt, Sibel rencontre un certain Ali, jugé comme étant terroriste. Qu’est-ce qu’implique ce hasard ? Il provoque dans le village une peur classique : celle de l’étranger, de celui qui est inconnu. Et nous pensons que ce sentiment se vit bien au-delà des frontières turques aujourd’hui, en Europe et ailleurs. Dans la Turquie actuelle, comme Ali erre dans la forêt, il est immédiatement assimilé à un terroriste. Sibel est comme lui, à la marge. Cette rencontre nous intéresse car tous deux sont exclus. Ils se comprennent mieux qu’ils ne le pensent. Entre eux naît une compréhension basique, animale, primitive… Comme le père, Ali n’interfère pas dans les libertés de Sibel, ne la domine ni ne plaque sur elle des clichés inhérents à la femme. Nous pensons qu’il est de notre devoir de mettre en scène des personnages éloignés de représentations sommaires ou unidirectionnelles. A la télévision et au cinéma, il y a souvent une carence dans la peinture de ce genre de personnages dans ces régions. Entre Sibel et Ali, la tension sexuelle monte… Il y a quelque chose de l’ordre de l’éveil, de la renaissance, de la reprise du pouvoir, du destin et de la compréhension du corps… Sibel a grandi dans un village où personne n’a voulu d’elle. Elle savait qu’elle n’aurait pas la même vie que les autres, qu’elle n’aurait pas d’enfants, etc… Tous les gens de son village ont toujours posé un regard vide sur elle. Elle-même se voit comme quelqu’un de neutre, elle l’a intégré. Et là, tout à coup, Ali, surgi de nulle part, pose un autre regard sur elle et c’est ce qui la surprend. Personne ne l’a jamais regardée comme ça, comme quelqu’un de normal, et surtout comme une femme. La présence d’Ali lui offre une possibilité de normalité. Elle est acceptée comme elle est. Par conséquent, elle se découvre au gré du film comme une personne sexuée et embrasse sa féminité dans tous les sens du terme. Dans un village où le statut marital est important, Sibel détonne, contrairement à sa soeur, ultra jeune, que tout le monde veut vite marier. C’est une héroïne hors cadre, qui fait bouger les lignes.

C’est votre vision du féminisme ?

Sibel incarne une sorte de révolution, elle détonne là où tous les destins sont clé en main. Le mot féminisme est compliqué de par les connotations qu’il charrie. Aujourd’hui, ce mot est selon nous un peu vidé de son sens car rempli d’autres. Il faut trouver un terme différent. Nous pouvons dire que Sibel devient spontanément et intuitivement féminine. C’est un personnage exclu, à la marge, handicapé, qui se réapproprie son existence et qui se révèle grâce à quelqu’un d’extérieur. Cette force qu’elle tire de sa relation, elle va la rediriger vers son village pour changer l’ordre des choses, et tenter de relancer ce qui manque encore aujourd’hui : la solidarité féminine.

Etait-ce important pour vous de rappeler le poids des traditions et de tous ces codes d’honneur que l’on retrouve en Turquie ?

Disons que c’est le statisme qui peut effrayer. Il y a 500 ans, ce village était pareil, sans les voitures et les téléphones portables. Les femmes se réveillent toujours à la même heure, travaillent dans les mêmes champs et dans les mêmes conditions. Ce statisme est difficile à briser. Et si on ne respecte pas les règles, si on déroge à cette quotidienneté linéaire, on devient comme le personnage de Narin, qui a perdu la tête, ou comme Sibel. A ce propos, le personnage de Narin est très important. Il s’agit d’une dame prise pour une folle et qui pourtant, a une vision sûrement plus juste que les autres… Le fait qu’elle dû faire sa vie loin du village et qu’elle fréquente Sibel, ça dit des choses sur elle. Nous sommes très sensibles à ce personnage. Nous y tenons. C’est elle qui a essayé de casser les codes avant Sibel. Narin a fait son choix et le destin lui est tombé dessus. Mais elle a osé le faire. Son courage est grand.

Il n’y a aucune musique dans le film. Pourquoi ?

Nous concevons rarement nos films, au départ, avec de la musique. Cette question intervient seulement en fin de processus. Sur Sibel, comme ça avait été le cas sur Noor, nous pensions qu’il y en aurait. Mais cette fois-ci, la table de montage l’a constamment repoussée. Nous n’avions jamais rien vécu de tel. Le film n’a purement et simplement pas voulu de musique. Il arrive que l’oeuvre soit plus forte que vous, ça a été le cas ici. Pour le générique de fin, en guise de compensation, nous avons toutefois fait un choix marqué de musique, féminin et radical, qui continue de faire exister le personnage de Sibel, différemment, au-delà du film.

Votre mise en scène est, malgré de belles métaphores, très précise et cartésienne. Il n’y a pas de fioritures…

Nous avons choisi de travailler avec des comédiens pour être, entre autres, plus concentrés sur la mise en scène, aux côtés d’une équipe technique un peu plus grosse que d’habitude, qui a été magnifique de travail et d’abnégation, et ceci à tous les postes. Avec notre chef-opérateur, Eric Devin, qui a été exceptionnel, nous avons opté pour plusieurs plans séquences stimulants. Ils se sont imposés à nous à cause des rituels du village, de tous ces gestes systématiques qui se font de la même façon. Ce procédé filmique aide à retranscrire ça, à recréer le rituel, la langueur, en plus d’apporter du cinéma. Plus tard, nous avons travaillé avec une monteuse formidable, Véronique Lange, pour obtenir un montage au cordeau car c’est inhérent à la nature du projet : en l’occurrence, dresser le portrait d’un personnage qui est de tous les plans. Nous devions donc être collés à son corps, son visage et sa respiration pendant 95 minutes. Les choix se font en conséquence. Et c’est la meilleure façon de communiquer l’énergie de Sibel au spectateur.

Propos recueillis par Mehdi Omaïs

Télérama – Guillemette Odicino

Quel film captivant ! Venu du documentaire, le couple franco-turc Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti a su impliquer la population dans un conte forestier qui prend, de plus en plus violemment, les contours d’un suspense politique sur le courage obstiné d’une jeune femme, et son émancipation — sociale, sexuelle — dans une société patriarcale. Où la toxicité suprême est de rendre les femmes agressives entre elles, tant elles sont déchirées entre la fierté d’être données en mariage et leur instinct caché d’indépendance.

Le mouvement du film est cons­tant : les réalisateurs s’arriment à leur héroïne, quand elle rejoint l’homme, le déserteur, dans cette forêt qu’elle connaît comme sa poche. Ou lorsqu’elle marche, le menton insolemment levé, dans les rues du village, où tout le monde chuchote sur son passage. Jusqu’à la maison familiale, où elle remplit les tâches domestiques pour son père, veuf et écartelé entre son statut traditionnel et son amour filial — cette figure masculine, naturellement libérale, est magnifique. Cœur haletant d’une mise en scène où la nature et les couleurs éclatent de toutes parts, Sibel avance, le visage tour à tour terreux et barré de rouge à lèvres hâtivement effacé, qui laisse sur sa joue comme une peinture de guerre. Dans le rôle, Damla Sönmez, déjà star en son pays, et qui a mis six mois à apprendre la langue sifflée, est renversante : la plus belle des héroïnes pour faire entendre, très loin, le mot « liberté ».

EN ÉQUILIBRE

Depuis quinze ans, Victor et Kati sillonnent les routes de France et d’Europe avec leur compagnie de cirque. La poussière et la sueur sont leur quotidien. Victor est porteur, Kati voltigeuse : ils forment un duo de main à main et sont aussi un couple dans la vie. Ils font tout ensemble et ne se quittent jamais. Même quand la fusion tourne à l’étouffement, il faut malgré tout entrer en piste… L’arrivée d’un enfant va bouleverser leur équilibre.

Tënk

Être en couple nécessite de sérieux talents d’acrobate

« En équilibre » suit le travail de Viktor et Kati, acrobates de leur métier, justement. Un travail qui consiste à se tenir par la main, par la taille, à se faire virevolter, à se sauver des chutes, et beaucoup à s’étreindre. Leur spectacle, auquel on aimerait assister, paraît sublime, mettant en scène, précisément, un homme et une femme dans leurs diverses interactions, douces ou rudes. Mais c’est évidemment tout le reste qui compte : les répétitions, les répits, des mots plus hauts que d’autres, des doutes… tout ce qui se cache dans l’intimité. Et pour mettre tout cela en lumière, le film a bénéficié d’un heureux événement dramaturgique : la grossesse de Kati. Grâce à celle-ci se révèle à l’écran quelque chose de fort, quelque chose de ce qui attache deux êtres l’un à l’autre, un beau lien.

Le Blog documentaire – Valentin Hénault

C’est l’histoire d’un couple de circassiens : Victor et Kati. Victor est un doux colosse à l’accent du sud, immense, à la voix tendre. Kati est finlandaise, fine et nerveuse, d’une blondeur nordique. Leur vie est faite de voyages et de travail, toujours main dans la main. De la France à la Finlande, ils installent leurs camions et leurs chapiteaux, se produisant le soir sur la scène obscure, chargée de magie enfantine, du cirque. Ils travaillent d’arrache-pied à un nouveau spectacle, une création originale dont ils seraient les seuls acteurs.

Victor et Kati vivent ensemble, s’entraînent ensemble et présentent leur spectacle ensemble. Il y a entre eux une complicité étrange, faite d’accords corporels, à force de se toucher et de se sentir, comme si des liens invisibles les réunissaient. Ils se parlent tendrement, sans concession, et l’on sent à chaque instant qu’ils dépendent l’un de l’autre. Cette alchimie si subtile, on la perçoit, sans pouvoir dire à quoi elle tient, dans les jeux de regard, dans une certaine façon d’être et de parler à fleur de peau.

En regardant le film, on se dit quelque chose qu’on avait peut-être oublié : que l’amour entre deux personnes est possible, qu’il est souhaitable. On voudrait, nous aussi, trimbaler nos chapiteaux de banlieue en banlieue, et, à l’ombre des barres d’immeubles aux couleurs passées, enchaîner les acrobaties. Vivre dans la pratique de la grâce.

Ce couple si étrangement lié, pourquoi le désunir ? Pourquoi les filmer seuls, s’ils existent l’un pour l’autre ? La caméra virtuose et sensible de Pascal Auffray ne s’y trompe pas et ne les sépare jamais. On aurait pu être tenté de savoir ce que Kati vit et pense quand Victor n’est pas là, de s’approcher des techniciens du cirque ou de mieux connaître la famille de Victor et son regard sur cette belle-fille voltigeuse et scandinave. Mais non, c’est dans une bulle d’amour qu’on aurait pu croire asphyxiante que le film prend vie. Les deux réalisateurs, Antarès Bassis et Pascal Auffray, ne filment que le tête-à-tête.

Car Victor et Kati ne sont pas un simple couple fusionnel, dont on observerait l’histoire de loin. Ils forment à eux seuls une petite métaphore de l’amour rêvé, oscillant entre les crises et les moments de grâce. Le cirque y est pour beaucoup : Kati est voltigeuse, Victor est porteur. Et ce jeu d’équilibrisme qu’ils tentent de porter à la perfection répète et extériorise, en un mot rend visible un autre jeu, celui des sentiments sur la corde raide. Un funambulisme émotionnel qui resterait, sans le cirque, hors de portée de la caméra.

Ce jeu « en équilibre » de l’amour et sa précarité, ne pouvait se traduire que par une caméra à l’épaule, ennemie du plan fixe. Il y a dans le film une recherche de l’harmonie en mouvement, de l’harmonie changeante, qui ne verse jamais dans l’ostentation. Ainsi cette scène d’ouverture, dans la montagne, où Kati et Victor chahutent et batifolent. Au son d’une reprise suave, signée Sophie Hunger, du Vent nous portera. La musique, envoûtante, vous entraîne dans un univers de tendresse, teinté de mélancolie. Victor et Kati se tiennent par la main, jouent à cache-cache, s’embrassent et se bousculent. On retrouve dans cette scène quelque chose de la caméra participante chère à Jean Rouch, sauf que, loin de viser la transe, cette caméra recherche la complicité et les lignes obliques de l’équilibrisme.

A aucun moment, en se plongeant dans cette intimité si précieuse, le spectateur ne peut se sentir voyeur. Et l’on ne sent aucune gêne de la part du couple. Cet amour sans mièvrerie, cette intimité sans s’immiscer tiennent en partie à l’économie de parole. Lors des douleurs les plus vives, lors des joies les plus secrètes, les mots s’effacent. On ne verra la peur de Kati, son angoisse de se voir voler Victor, que sur son visage inquiet. On ne verra leur joie commune que par des paroles et des gestes de soulagement. Il n’y a aucune emphase.

Un scénario de fiction banal : un couple, à la scène comme à la ville, s’aime d’un amour sans nuage. Mais elle tombe enceinte, elle ne peut plus travailler avec lui. Une autre, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, la remplace. A partir de ce point précis, on s’attend à un couple déchiré, à une suite ininterrompue d’épreuves et de violences, à des trahisons. Un happy end, si l’on veut, mais pas avant une bonne dose de calvaire.

Mais il faudra que le documentaire s’empare des histoires d’amour pour mettre fin à ces scénarios prévisibles, à ce genre exténué et surchargé de clichés qu’est le cinéma romantique. Dans En équilibre, le réel est moins sensationnel. Mais on n’y perd rien. Il n’y aura pas de vrai déchirement, juste des épreuves. Le temps passe et apporte des changements. Des enfants naissent, les adultes vieillissent. Et ce qui avait commencé comme une parfaite romance continue sur une note qu’aucune fiction n’aurait pu se permettre d’offrir. Un amour qui tient sans trop s’ébranler, un amour qui ne se délite pas.

En fiction, ce serait niais. En documentaire, c’est beau et compliqué.

France 3 régions

Ils se sont connus il y a 15 ans au CNAC (conservatoire nationale des arts du cirque), et depuis, ils ne se quittent plus. En couple sur scène comme à la ville, ils sont tous les deux artistes de cirque.

Kati arrivait d’Helsinki, Victor de Toulouse. Il y a dix ans, ils ont fondé le cirque Aïtal. Lui est porteur, elle est voltigeuse. Ils ne se quittent jamais, toujours en équilibre, sur la piste comme dans la vie.

La rencontre des deux réalisateurs il y a cinq ans avec Victor et Kati les a plongés dans l’univers du cirque moderne ; un univers exigeant, physiquement et artistiquement. Leur discipline – le main à main – repose entièrement sur la symbiose et la confiance absolue entre les partenaires.

Victor et Kati forment un couple fusionnel et mystérieux, sans cesse tiraillé entre désir artistique et sportif et désir d’intimité.

KYOTO LA FLUIDITÉ

Une capitale de mille ans
Une rivière-fleuve aux rives recouvertes d’herbe et de terre
Des montagnes-forêts intangibles

Kyoto, ville musée ? Certes, avec ses myriades de temples et de jardins. Ville moderne ? Absolument, avec ses grandes artères et ses transports en commun d’une efficacité imparable. Mais surtout ville vivante, ville vibrante où la nature est très présente et imprime à tous les habitants la marque envoûtante de la fluidité.

Note d’intention

OSHIMA Nagisa m’a dit un jour : « quand tu ne comprends pas quelque chose, fais-en un film. Ton film te donnera la réponse ».

KUROSAWA Akira me disait que la chaleur moite de l’univers de Garcia Marquez était intransmissible en film. Il me parlait de la difficulté de mettre en images des sensations diffuses.

IMAMURA Shohei me parlait de la vie grouillante des ruelles de Shinjuku dans l’après-guerre où les trafics en tous genres nourrissaient les Japonais qui avaient perdu leurs repères.

Vivre à Kyoto quatre mois m’a incitée à faire un film me permettant de rendre à ces trois maîtres un hommage invisible mais mûrement ressenti.

Kyoto suscite une impression forte sur les visiteurs qui ont choisi d’y vivre comme tant de ses habitants, à vélo, à pied ou en bus, dans une maison japonaise traditionnelle sans climatisation, au ras du jardin dans une fusion quasi-totale avec la nature. Dans une maison de ce type sans réelle cloison séparant le dedans du dehors, on part loin des contraintes de la vie en ville, on se sent devenir une partie de nature. On se glisse dans la fluidité d’une foule qui passe d’un lieu à l’autre avec une urbanité aimable faite d’instants de grâce où l’espace et le temps retrouvent une connivence perdue.

Même la mobilité est différente tant dans les rues que sur les trottoirs, dans la gare gigantesque et très moderne ou dans les temples et jardins de pierres ou de mousses. Tout glisse, tout roule sans heurt, les humains comme les véhicules se frôlent sans encombres, sans préséance, dans le respect de l’autre, de règles simples comme le cours de l’eau, comme le cours du temps.

A Kyoto, on ne regarde pas. On exerce son regard à voir sans regarder. Et l’on découvre une ville imprégnée de la fluidité de cette rivière-fleuve, la Kamogawa, qui n’a jamais été bordée de quais de pierres, dont les berges n’ont même pas été recouvertes de goudron pour y faire des pistes cyclables, où l’on côtoie hérons et canards quand on la traverse à gué sur de grosses tortues de granit, où les enfants qui y jouent ne sont pas honnis par les pêcheurs en bottes hautes pratiquant leur savoir faire à titre privé ou professionnel. Ce rapport à la rivière est resté inchangé depuis plus de mille deux cents ans alors que Kyoto a été une capitale pendant mille ans.

Il en est de même pour le moutonnement de collines boisées qui, depuis ses origines, encercle la ville sur trois côtés, la câlinant comme un berceau, la désignant comme un refuge. En plus d’être une source d’inspiration formidable car ces montagnes de l’est, du nord et de l’ouest donnent un cadre clair où la liberté de chacun peut s’exprimer, la présence de ces forêts montagneuses est protectrice et rassurante car elle annonce et accompagne le rythme des saisons. De quelque endroit où l’on soit dans cette ville à la topographie heureuse, on aperçoit une montagne facilement reconnaissable, ce qui permet de toujours retrouver son chemin dans le lacis des petites rues orthogonales. Et ces repères éloignés deviennent des signes proches facilitant la circulation fluide des codes de cette capitale culturelle crépitante de création.

Traduire en images et en sons la fluidité de cette ville, miroir d’une nature qui l’entoure et la baigne, fut mon défi. Alors que, dans nos villes, la nature est appelée à la rescousse au service de l’humain, à Kyoto les humains et la nature sont les deux faces indissociables d’une ville très attachante. Coexister avec une nature intacte n’est pas, au Japon, un choix mais une nécessité induite par l’imprévisibilité et la violence des aléas climatiques où typhons, tsunami et tremblements de terre rappellent à l’humain sa dépendance irrémédiable vis à vis de la nature, son appartenance à un ordre qui le transcende. Imprudent, impudent de tenter de s’en préserver par des barrières aléatoires aussi dérisoires que chimériques. Il vaut mieux vivre avec, vivre dedans et s’en inspirer pour maintenir une ville en perpétuel devenir durable.

Catherine CADOU

VOYAGE À TOKYO

Un couple âgé entreprend un voyage pour rendre visite à ses enfants. D’abord accueillis avec les égards qui leur sont dus, les parents s’avèrent bientôt dérangeants. Seule Noriko, la veuve de leur fils mort à la guerre, semble réellement contente de les voir et trouve du temps à leur consacrer. Les enfants, quant à eux, se cotisent pour leur offrir un séjour dans la station thermale d’Atami, loin de Tokyo…

Critikat – Un voyage avec Ozu, par Romain Lecler

Le voyage à Tokyo, c’est celui de deux parents venus rendre visite à leurs enfants partis depuis longtemps pour la capitale. Ils délaissent leur campagne, leurs habitudes, pour rejoindre, par le chemin de fer, cet espace urbain et tentaculaire qu’est Tokyo: «si on se perdait, on ne pourrait jamais se retrouver», dit la mère. La famille encaisse le choc des retrouvailles, non sans quelques anicroches. À travers ce film et cette famille, Ozu évoque le Japon de l’après-guerre qui vit brutalement l’irruption de la modernité. Un des fils est mort à la guerre; sa veuve, Noriko, incarnée par l’égérie d’Ozu, Setsuko Hara, noue des liens très forts avec ses beaux-parents – un sentiment de solitude et d’abandon les unit. Voyage à Tokyo (1953) développe d’un coup nombre des thématiques chères au cinéaste : l’abandon des parents par les enfants qu’on retrouve dans Le Goût du saké (1963) ou Printemps tardif (1949), l’insolence adolescente de Bonjour (1959), la relation privilégiée mère-fille de Fin d’automne (1960), les difficiles rapports parents-enfants de Dernier caprice (1961). Ozu franchira un nouveau cap en s’attaquant à la couleur et en épurant encore davantage ses récits. Mais Voyage à Tokyo reste un film à découvrir absolument.

On peut dire du Voyage à Tokyo ce qu’on a coutume de souligner dans les derniers films de Ozu, ceux des années 50, qui sont formellement les plus achevés. On peut parler de son esthétique du plan fixe : la caméra ne bouge pas, devient comme une fenêtre plantée sur le monde. Parce qu’on est au Japon et que les conversations s’y déroulent assis sur le tatami, Ozu place petit à petit cette caméra à hauteur du sol. Quelques plans à hauteur d’homme, au début du film, montrent encore une relative hésitation face à ce parti-pris. Ce sont des plans qui disparaîtront par la suite. D’Ozu, on connaît également ces fameux plans vides, simples prises de vue du réel, d’ordre quasi-documentaires. Il peut s’agir de cheminées d’usine, d’un fleuve, d’un quartier, d’une baie, de linge qui sèche devant une route en surplomb, d’un couloir ou d’un quai vide. Le réalisateur les intercale au montage entre chaque séquence, comme pour redire le rôle d’enregistrement de la réalité qu’il assigne à la caméra. En quelque sorte ces plans vides sont plus que pleins. Ils sont aussi l’illustration du travail du maître sur la notion de temps, dont l’image montre le caractère fluctuant et inéluctable. C’est ce qui fait la densité du cinéma d’Ozu : le temps qui passe, c’est celui qui sépare le Japon traditionnel de celui de la modernité, celui qui sépare les parents en kimono des enfants en costumes occidentaux. On est au cœur de son cinéma: ce qui l’intéresse, c’est le passage d’une époque à une autre. C’est pourquoi la famille est son lieu d’expérimentation préféré. Chaque événement, qu’il soit heureux (combien de mariages chez lui ?) ou malheureux (combien de décès aussi ?) marque la fin d’une époque: les enfants quittent les parents, les parents quittent les enfants. Voyage à Tokyo est ainsi non seulement une parenthèse – le dernier voyage des parents à Tokyo. Mais c’est aussi la conclusion d’une période : au retour du voyage, la mère meurt.

Que retenir de ce Voyage à Tokyo? D’abord des idées de cadrages magnifiques. On a ainsi des premiers plans très travaillés, où l’on surprend par exemple un bébé sous cloche, ou une lampe allumée (construction de plan qu’on retrouve systématiquement chez Wong Kar-Wai). Ils expriment le travail de cisèlement effectué par Ozu sur le plan fixe. Il faut aussi admirer ce plan très large où l’on voit le vieux couple silencieux des parents assis sur la jetée, en bord de mer. Après avoir échangé quelques mots en plans serrés, ils repartent, toujours aussi silencieux et toujours en plan large. Visuellement et picturalement, l’émotion est à son comble. Le plan large dit autant la vieillesse solitaire des parents que la tendresse et l’affection qui les unit. Lire la suite

Cinéclub de Caen – Jean-Luc Lacuve

Voyage à Tokyo est la chronique d’une famille dispersée. Ozu articule autour d’une trame narrative centrale très simple, des scènes où ne sont présents qu’un nombre limité des membres de cette famille. Ils ne seront jamais réunis tous ensemble, car lorsque le jeune fils arrive enfin au chevet de sa mère, elle sera déjà morte. Le récit ozuien coule avec sa fluidité habituelle, d’un personnage à un autre, de l’intrigue principale à une intrigue secondaire, à tel point que cette distinction devient caduque. Ce nivellement, cet aplanissement dramaturgique n’engendre pourtant pas de la monotonie, et n’interdit pas certains heurts. La dernière scène du film, remarquable exemple de concision et de lyrisme, se permet, en dépit du contexte plus enclin au recueillement, des effets de rupture qui montrent, une fois encore, que l’on ne peut définir le style d’Ozu comme une esthétique ascétique prônant la réduction des moyens d’expression, mais qu’il est, au contraire, une réserve inépuisable de variations, de résonances, de surprises (ce qui est, reformulée, la thèse centrale de la remarquable monographie que lui a consacré Shiguehiko Hasumi, parue aux éditions des Cahiers du Cinéma).

DVDclassik (extrait)

Voyage à Tokyo est la plus réussie des oeuvres d’Ozu traitant de l’ingratitude, de l’impiété filiale (le même thème avait été traité notamment dans Les Frères et sœurs Toda qui date de 1941). Sensible aux bouleversements culturels du Japon de l’après-guerre, Ozu ne dresse cependant pas un froid constat sociologique de la détérioration des liens familiaux, son cinéma est tout sauf didactique. Son discours n’est ni passéiste ni moralisateur, Ozu est le cinéaste de la résignation face aux réalités douloureuses de la vie, ou plutôt de l’acceptation (terme moins négatif) de ce qu’il appelle le cycle de la vie (dont les différentes étapes constituent la source inépuisable de ses récits). Réalisant l’égoïsme du reste de sa fratrie, la jeune sœur proclame que la vie est décevante, ce que confirme laconiquement sa belle-sœur. Ozu ne condamne jamais ses personnages. Les portraits qu’il dresse des deux enfants vivant à Tokyo ne sont pas très flatteurs, ils sont même d’une cruelle lucidité, pourtant c’est la belle-fille, le personnage le plus vertueux du film qui, loin de les condamner, au contraire, excusera leur comportement égoïste. La description des personnages n’est jamais univoque et si certains traits de caractères sont grossis, parfois jusqu’à la caricature (la pingrerie du frère et de la sœur), Ozu sait adoucir le dessin par une révélation qui éclaire d’un jour nouveau leur personnalité. Nous découvrirons ainsi par la fille ingrate, que le père a changé depuis la naissance de leur petite sœur, qu’il ne boit plus autant ; que le bon vieillard dont nous nous sommes pris d’affection n’était pas pour elle le bon père qu’il est devenu avec sa plus jeune fille. Son manque d’égard trahirait les ressentiments légitimes d’une fille délaissée, témoin désemparé des faiblesses du père.

Cinesthésies

Comme souvent chez Ozu, l’on se situe avec Le Voyage à Tokyo en plein drame familial. L’éternel sujet du réalisateur, l’évolution de la famille japonaise et sa lente dissolution du fait d’évolutions sociétales, est décliné sur un mode proche de nombreux films qu’il avait tourné depuis le début de sa carrière. Il parvient néanmoins, et peut-être pour la première fois, à évoquer ici l’intégralité des thèmes qui lui étaient chers. Nous assistons donc, au travers du voyage de ce couple de vieillards, non seulement à la rupture entre deux générations et au choc entre tradition et modernité, mais surtout à l’inexorable passage du temps qui finit toujours par abandonner l’Homme face à une solitude totale. Il existe, derrière la paisible façade de ses films, une réelle cruauté dans le cinéma d’Ozu, un regard dénué de tout idéalisme et qui se reflète dans celui, désenchanté, que les parents posent sur le sort de leur progéniture, des enfants qui se seront montrés incapables de concrétiser l’espoir placé en eux. Loin du film tokyoïte auquel l’on pouvait s’attendre, le réalisateur, qui aura souvent filmé cette ville, ses fumantes cheminées d’usine et son linge qui sèche au vent, se borne à décrire ce malaise entre proches devenus étrangers au gré du temps.

L’anonymat du regard

Composé presque uniquement de plans fixes avec cette fameuse caméra « au ras du sol », la très légère contre-plongée et une composition du cadre d’une précision inimitable, Le Voyage à Tokyo exhibe le style d’Ozu porté jusqu’à son paroxysme. Lorsqu’il se permet une rare exception à la règle, par un travelling ou une position de caméra inhabituelle – comme ce plan magnifique au bord du lac d’Atami – l’effet ne s’en trouve que renforcé, la rupture provoquant une attention décuplée de la part du spectateur qui s’investit plus que jamais dans l’histoire. Obéissant à l’infernale logique de sa mise en scène, le réalisateur parvient ainsi à impliquer le spectateur dans le récit d’une manière tout à fait unique. Au plus près des personnages, la caméra nous invitant littéralement à prendre place sur les tatamis au milieu des parois shoji, nous sentons leur souffle mais leur restons irrémédiablement distants, la narration s’interdisant tout effet d’identification manipulateur ; toute forme d’empathie stimulée par l’artifice.

Chez Ozu, nous sommes toujours ainsi : au plus près de l’action mais posant un regard lointain sur l’image devant nos yeux. Cette distance est une forme de pudeur, la retenue narrative permettant à Ozu de nous conter la vie dans ses détails les plus intimes et à se montrer, tout en évitant sensiblerie et sensationnalisme, parfois capable d’une extrême brutalité à l’égard des sentiments du spectateur. Le cinéma d’Ozu est un cinéma des interstices, de ces faits et gestes anodins qui se répètent instinctivement, de façon quasi-mécanique à force d’habitudes, mais dont les infimes décalages en disent bien plus long qu’une trop lourde et évidente dramatisation du récit. En se bornant à la plus stricte obéissance des règles stylistiques qu’il se sera lui-même imposé, Ozu refuse de diriger notre regard – plus précisément notre lecture des images – nous laissant y chercher un sens ou une émotion et nous impliquant, par l’anonymat même de sa narration, le plus étroitement dans la vie de ses personnages.

On aura souvent taxé Ozu de formalisme excessif, que ce soit au Japon ou en Occident, mais Le Voyage à Tokyo est la parfaite démonstration que le minutieux soin apporté à l’esthétique de son œuvre est justement ce qui élève la plus simple des histoires au rang de la parabole révélatrice, c’est à dire l’outil qui permet au cinéma de transcender son statut de simple divertissement. Sa direction d’acteurs rigide attira de violentes critiques, mais rarement aura-t-on été aussi ému que par le subtil désenchantement de Chishû Ryû dans son rôle de père vieillissant ou l’infinie grâce de Setsuko Hara dans celui de la bru devenue veuve. Malgré cette mélancolie ambiante, il y aura de grands moments de vitalité aussi, comme la joyeuse beuverie entre amis qui s’étaient longtemps perdus de vue, et d’intense chaleur humaine, notamment lorsque Noriko hébergera sa belle-mère le temps d’une nuit hantée par la figure de l’absence que constitue ce mari/fils disparu. Mais chaque instant de bonheur nous fait oublier une triste réalité et, si la dérive des deux générations souligne à quel point les Hommes appartiennent à leurs époques respectives, l’éveil des regrets et fantômes refoulés que provoque Le Voyage à Tokyo des Hirayama affirme que nos vies, elles, appartiennent à jamais au temps.

CHJAMI È RISPONDI

« Dix ans après ma dernière visite, je retourne à Cateri, village corse, berceau de ma famille paternelle, pour y affronter mon père. Je dois dénouer les nœuds, je m’adresse à lui sous la forme d’un duel qui puise son fondement dans les méandres de l’histoire familiale. Je le provoque en allant à sa rencontre. Je projette qu’il me parle enfin. »

Au départ, il y a un besoin de réconciliation. Dix ans après sa dernière visite, le réalisateur Axel Salvatori-Sinz retourne dans son village de Cateri, en Corse, pour dénouer les nœuds avec son père. Il s’adresse à lui sous la forme d’un duel, un jeu d’échos, d’appel et réponse (« chjami è rispondi »).
Pour trouver les mots et lancer les joutes verbales, il puise dans la tradition poétique corse, cherchant par et pour sa caméra un dispositif qui lui permette de recevoir la parole intime dont il ressent le manque. Entre rire et mélancolie, entre intimité nue et silences bruts, Chjami è rispondi résonne en chacun de nous.

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Un père et un fils face au paysage corse. L’un, fier, ne dit pas ses sentiments, l’autre ne veut pas être comme son père. Le décor planté par Axel Salvatori-Sinz est celui d’un monde méditerranéen où les hommes sont eux aussi victimes du patriarcat. Dans ce jeu à deux, les suspensions, les non-dits marquent autant que les mots. Un duel âpre et touchant où chacun apprend de l’autre, apprend à donner et aussi à recevoir. Ce pas de deux questionne la masculinité et ses failles, jusque dans une leçon épique de conduite sur les routes de montagnes. Dès lors, dans ce film solaire, plein d’affection et d’humour, père et fils apprennent à avancer côte à côte et nous emportent avec eux.

Éva Tourrent, réalisatrice, responsable artistique de Tënk

MYSTÈRES DE LISBONNE

 

 

«J’avais quatorze ans et je ne savais pas qui j’étais.»

Mystères de Lisbonne nous entraîne dans un tourbillon permanent d’aventures et de mésaventures, de coïncidences et de révélations, de sentiments et de passions violentes, de vengeances, d’amours contrariées et illégitimes dans un voyage mouvementé à travers le Portugal, la France, l’Italie et le Brésil. Dans cette Lisbonne d’intrigues et d’identités cachées, on croise une galerie de personnages qui influent sur le destin de Pedro da Silva, orphelin, interne d’un collège religieux. Le père Dinis, ancien aristocrate libertin devenu justicier ; une comtesse rongée par la jalousie et assoiffée de vengeance ; un pirate sanguinaire devenu homme d’affaires prospère. Tous traversent l’histoire du XIXe siècle et accompagnent la recherche d’identité de notre personnage.

https://player.vimeo.com/video/14394098?dnt=1&app_id=122963

Résumé de l’épisode 1

Merci à Ciné club de Caen

Première partie. 1807, les armées napoléoniennes tentent d’envahir le Portugal qui a refusé d’adhérer au Blocus continental. Interne d’un collège religieux, João cherche à découvrir la vérité sur ses parents. Suite à une rixe où il a été blessé pour défendre l’honneur de son père, il découvre l’identité de sa mère, la comtesse Angela de Lima, venue surveiller sa convalescence. Accompagné du père Dinis, Joao peut l’entr’apercevoir un jour, penchée à sa fenêtre. Mais il est chassé du parc du château par son propriétaire, le nouveau mari d’Angela.

1810. Profitant du départ du mari d’Angela pour combattre une nouvelle tentative d’invasion, le père Dinis et Joao rendent visite à la comtesse. Celle-ci leur révèle qu’elle est prisonnière de son mari qui vit en concubinage avec la bonne. Le père Dinis, soutenu par Joao, décide d’emmener immédiatement la comtesse au collège avec eux. La comtesse fait ainsi enfin la connaissance du fils duquel elle avait dû se séparer. Elle accepte que le père Dinis lui révèle l’identité de son père. Dinis l’apprit lorsque celui-ci, Don Pedro da Silva, vint, blessé à mort, lui raconter son histoire. Jeune noble désargenté il s’était épris d’Angela au premier regard. Celle- ci lui rendait son amour. Le père d’Angela, le marquis de Montezelos, refusa à Don Pedro la main de sa fille car il était trop pauvre. Ne pouvant fuir aux Amériques de peur qu’Angela ne soit mariée de force, il continua de la voir en secret. Ils devinrent amants. Le marquis avait mandaté un bandit pour surveiller sa fille et un soir que don Pedro s’enfuyait de chez elle, il fut blessé à mort par le bandit. Il vint alors se réfugier chez le père Dinis. Une fois la comtesse endormie, Dinis poursuit son histoire auprès de son jeune élève lui racontant comment, déguisé en brigand, il parvint à convaincre le bandit, Mange-couteaux, de ne pas tuer l’enfant de la comtesse. Il le lui acheta quatre-vingt pièces d’or. Joao en conclut alors que l’enfant, lui-même, avait été racheté par la comtesse. Dinis réfute cette explication trop simple.

La mère et l’enfant coulent des jours heureux. Mais pendant ce temps à Lisbonne la rumeur fait de la comtesse une fille perdue vivant en concubinage avec un prêtre. Seul un riche inconnu revenu du Brésil, Alberto de Magalhães défend l’honneur de la comtesse. Le père Dinis n’est pas en reste. Il poursuit avec un huissier le Comte de Santa Barbara afin qu’il confesse son mensonge et restitue son honneur à son épouse. Dinis découvre le comte mourant. Celui-ci lui raconte comment il a été manipulé par le marquis pour épouser Angela et comment, devenu follement amoureux et malgré les avertissements d’un mystérieux inconnu, le père Dinis déguisé, il l’a épousé. Dinis s’en revient avec sa confession et prie Angela de l’accompagner revoir le comte qui demande à être pardonné. Le jeune don Pedro s’oppose à ce départ mais la comtesse rejoint son mari alors qu’il vient de décéder. Le Frère Baltazar da Encarnação lui remet une lettre de son mari. Angela s’en revient troublée au collège. Elle refuse l’héritage mais comprend l’amour malheureux de son mari et décide de s’enfermer au monastère. Dinis vient la voir, lui recommandant de voir Eugenia qui n’a pas accepté non plus l’héritage de son concubin. Lui-même s’en va à Santarém sur les instances du frère Baltazar da Encarnação.

Axelle Ropert

Adapté d’un roman-fleuve portugais, un feuilleton grandiose et échevelé brassant les pays, les générations et les destins. Ruiz signe son chef-d’oeuvre, et plus encore.

Quelquefois, le cinéma le plus romanesque peut vous toucher aussi directement qu’un film qui vous parlerait de vous-même. Non qu’il vous ressemble avec une acuité telle que le miroir brandi vous brise le cœur, mais parce qu’il réveille de sa somnolence une fleur inconnue en vous, qui ne s’ouvre que très rarement – la fleur de l’art. Le cinéma romanesque n’est pourtant plus tellement en forme. Captif d’adaptations académiques excessivement coûteuses, il semble s’être réfugié avec davantage de bonheur dans des formes plus contemporaines (Two Lovers de James Gray).

Il existe pourtant actuellement deux grands cinéastes romanesques. Ils ne sont ni anglo-saxons ni français, mais originaires de ce Sud où les fictions ténébreuses abondent. Le premier est portugais, c’est Manoel de Oliveira qui, avec Francisca, Val Abraham et La Lettre, a inventé un cinéma romanesque lusitanien capiteux et tordu.

Le second est chilien, c’est Raúl Ruiz, connu pour sa prolixité et ses explorations labyrinthiques du souvenir, et qui se place ici sous l’égide du premier (même écrivain de chevet – Camilo Castelo Branco –, même langue, même producteur – Paulo Branco), mais une égide amusée tant la malice est perpétuelle chez ces hommes du Sud.

Reprenons depuis le début. Mystères de Lisbonne est un film-fleuve nouant les destins d’un prêtre, d’un vil séducteur, d’un semi-orphelin, d’une amoureuse éconduite, d’une épouse tyrannisée. Un jeune bâtard se découvre une mère aimante. Une jeune femme brune poursuit de sa vengeance l’homme qui l’a anéantie. Une jeune femme blonde doit choisir entre trois jeunes hommes et se trompe peut-être. Elle mourra jeune.

Les intrigues, successives et orchestrant cependant des réapparitions, s’accrochent les unes aux autres comme les excroissances aventureuses (surprise des tours de la fiction) et pourtant préméditées (justesse des rebondissements) d’une vaste toile d’araignée. On peut parler de miracle, car le genre romanesque aboutit à une équation inouïe : la splendeur et la légèreté tout ensemble.

Splendeur de la mise en scène, avec les mouvements coulissants faisant surgir les personnages comme autant de fleurs sauvages et pensives, menacées par la trame des secrets. Splendeur du décorum reconstitué avec une finesse d’aquarelliste. Mais aussi légèreté par la relance du découpage en épisodes, et surtout par un humour proche de l’impassibilité d’Oliveira, mais encore égayé par des cocasseries à la Guitry : un valet sautille comme un caniche trop bien élevé, mille et une servantes espionnent au grand jour des secrets que les personnages principaux sont bien les seuls à croire défendus, un esprit cosmopolite veille au grain. On peut parler de chef-d’œuvre, mais ce serait négliger la dimension si alerte d’un film où l’esprit parieur métamorphose chaque scène en coup de dé.

Pourtant, la toute fin du film atteint quelque chose de sublime lorsque l’art accepte de déposer les armes tournoyantes de la fiction. Lors de cette trêve où l’éternité a enfin son mot à dire, l’araignée ruizienne rappelle à elle tous les fils luminescents de sa fresque pour composer une laterna magica où Bergman (Fanny et Alexandre), Truffaut (Les Deux Anglaises et le Continent) et Welles (La Splendeur des Amberson) resurgissent.

D’un coup, et ce coup vous terrasse, Mystères de Lisbonne ne déploie plus seulement un art du récit, mais propulse un sujet dont la simplicité dépouille le baroque de ses détours : la destinée des orphelins.

Dans le film, les chagrins sont toujours moins justes qu’on ne le croyait (les victimes le sont surtout d’elles-mêmes), et en même temps toujours plus profonds qu’on ne s’y attendait.

Quoi d’autre que l’art finalement – qui serait défi et consolation lancés aux chagrins jamais résolus de l’enfance.

https://player.vimeo.com/video/14934943?dnt=1&app_id=122963

Télérama — Samuel Douhaire

Quand un long métrage dure plus de quatre heures, l’expression de film-fleuve coule de source. Mais le terme paraît bien faible pour Mystères de Lisbonne, voyage au long cours où, à chaque escale, le regretté Raoul Ruiz revisite en majesté un genre cinématographique : le film d’aventures et le film de guerre, le mélodrame et le burlesque, le polar et le récit d’apprentissage, mais aussi le fantastique.

Voici donc Pedro da Silva, un orphelin mélancolique ; le père Dinis, son protecteur bienveillant ; le millionnaire Alberto de Magalhães, un mystérieux aristocrate venu du Brésil. Voici encore une noble française ivre de vengeance, un bandit vulgaire et violent… Toutes ces figures se croisent, se succèdent et se confondent dans d’éblouissantes combinaisons narratives qui chevauchent les frontières et les années – de la période prérévolutionnaire à la monarchie de Juillet.

La mise en scène est à l’unisson de ce grand récit tout en faux-semblants. Le cinéaste chilien a toujours été un expert dans l’art de transformer les mensonges en vérité, et vice versa. Il est tout autant un maître dans l’art de rendre la réalité irréelle. Il y a de la magie dans ses plans-séquences stupéfiants, ses travellings qui traversent les murs, sa caméra qui virevolte autour des comédiens. Mais aussi, la sensation poignante d’une disparition inéluctable que le mouvement incessant de la caméra viserait à repousser au plus tard possible…

TAKARA, LA NUIT OÙ J’AI NAGÉ

Les montagnes enneigées du Japon. Comme chaque nuit, un poissonnier se rend au marché en ville. Réveillé par son départ, son fils de six ans n’arrive pas à se rendormir. Dans la maison où tout le monde dort, le petit garçon fait un dessin qu’il glisse dans son cartable. Le matin, sa silhouette pleine de sommeil s’écarte du chemin de l’école et titube dans la neige, vers la ville…

https://player.vimeo.com/video/260727934?dnt=1&app_id=122963

DOSSIER DE PRESSE

Note des réalisateurs

Nous nous sommes rencontrés au Festival de Locarno où nous présentions nos premiers longs-métrages respectifs, nous avons tout de suite parlé de cinéma et sommes devenus amis malgré la barrière de la langue. Quelques mois plus tard, nous avons décidé de faire un film ensemble au Japon. Damien voulait filmer la neige, et, Kohei, travailler avec un enfant. Nous sommes donc partis en repérage dans la région la plus enneigée du Japon, à Aomori, et y avons fait la rencontre d’un garçon de six ans, Takara. Ce qui nous a bouleversé chez lui, c’est son mélange de fantaisie et de tristesse, sa sincérité à toute épreuve… Dans la vie, son père est poissonnier et le petit garçon l’entend se lever chaque nuit pour partir au marché. Quand il rentre de l’école, son père dort. Ils se voient donc très peu. Nous avons tâché de raconter ce sentiment complexe d’amour et de distance, dans les pas de Takara.
Damien Manivel et Kohei Igarashi

5 questions aux réalisateurs

C’est la première fois que vous faites une co-réalisation, en quoi est-ce différent de vos précédents films ? Comment avez-vous trouvé un langage commun entre le japonais et le français ?
DM : On a écrit l’histoire et fait tous les choix ensemble mais sur le plateau on se répartissait naturellement les rôles. La plupart du temps, Kohei expliquait les actions aux acteurs et moi je dirigeais l’équipe technique, la caméra. Mais nous pouvions tout aussi bien inverser les rôles si la scène le nécessitait. Nous n’avons pas fixé de règle au préalable.

KI : Ce n’était pas très différent de mes films précédents, c’était très naturel de travailler avec Damien. On parlait en japonais, avec des mots simples. C’est peut-être la raison pour laquelle Takara raconte une histoire si simple.

C’est effectivement une histoire très simple, un film muet et pourtant très profond et universel…
DM : Nous avons essayé de trouver la meilleure façon d’exprimer les sensations et sentiments de notre enfance. Kohei est né au Japon, je suis né en France et pourtant nous avons trouvé beaucoup de similitudes dans nos souvenirs.

KI : Nous avons rencontré Takara et passé beaucoup de temps à jouer avec lui pour comprendre la vie qu’il mène et son monde. À travers lui, nous avons redécouvert notre enfance.

En parlant de Takara, votre acteur de 6 ans, comment l’avez-vous rencontré et comment a-t-il travaillé son rôle ?
KI : Nous l’avons croisé un après-midi par hasard après un concert qui grouillait d’enfants. Il courait partout, nous l’avons remarqué tout de suite. Nous sommes allés parler à sa mère et très vite, on a su que c’était lui.

DM : Mais c’est vrai qu’au départ, même si nous avions envie de le filmer, nous ne savions pas comment nous y prendre, car les premiers jours il était vraiment incontrôlable. C’est là où nous avons décidé de nous adapter à sa vie et notamment de faire jouer toute sa famille dans le film.

Dans Takara, tout est inspiré par la vie quotidienne, tout semble si naturel et pourtant il y a quelque chose en plus, une poésie qui émane de ce récit. Les sons ont une grande importance pour vous ?
KI : La première fois où je suis allé à Aomori, j’ai senti que ce lieu avait quelque chose de sacré. Nous avions cela à l’esprit quand nous filmions les paysages enneigés…

DM : Étant donné qu’il n’y a pas de dialogues dans le film, nous avons mis l’accent sur l’environnement sonore, l’impression d’espace, les pas dans la neige, l’atmosphère si particulière d’Aomori.

Et puis il y a beaucoup d’humour, une grande mélancolie. C’était présent dès l’étape du scénario ?
DM : Il faut savoir que Takara est très créatif mais têtu. Il n’hésitait pas à faire ses propres propositions, souvent décalées et drôles. Quant à la mélancolie… Nous le filmons quand il est vraiment triste, quand il dort vraiment, c’est un portrait sans filtre.

KI : Takara nous a tout de suite fait penser à un petit Chaplin japonais…

Journal de tournage

1. TAKARA DEVANT LA TV Comme nous avons tourné le film dans l’ordre chronologique, c’est l’une des premières séquences que nous avons faites avec Takara. C’est le milieu de la nuit et il regarde la télévision en silence, happé par un dessin animé. Son visage est très enfantin et en même temps, on sent la fatigue de l’insomnie, la solitude qui est la sienne alors que tout le monde dort. Ce qui nous a surpris, c’est sa capacité à oublier la caméra. Là, il y a toute notre équipe de tournage autour mais Takara est ailleurs. A cet instant, nous avons compris que pour obtenir des sentiments authentiques, il fallait qu’il joue des choses qui lui plaisent ou qui correspondent aux états qu’il traversait. Quand il était joyeux, on pouvait faire une scène joyeuse, s’il était triste ou mélancolique, nous devions aller dans son sens. Le plan où il déterre une mandarine cachée dans la neige, enjambe la barrière de l’école et dévore le fruit est sa scène préférée, nous a-t-il confié.

2 . LE DESSIN Takara dessine beaucoup, tout le temps et aime offrir ses croquis. C’était donc logique pour nous de construire notre récit autour de celui qu’il veut donner à son père. Notre première idée était de lui demander de croquer son père. Un soir, après la journée de tournage, nous le lui avons proposé mais il a refusé. Sans doute par pudeur ou bien cela lui semblait trop évident… Quoiqu’il en soit, le lendemain, il est arrivé avec le dessin des poissons multicolores, la pieuvre et la tortue. Nous nous sommes tout de suite dit que c’était une bien meilleure idée, bien plus spontanée et nous avons donc construit tout le film autour de ce dessin. Ce qui est drôle, c’est qu’après la projection à Venise où Takara et sa famille étaient présents, Takara a dit à sa mère qu’à ses yeux, le film n’était pas encore terminé car il manquait la scène où il donnait son dessin à son père. 3 . LES 2 CHIENS Il s’appellent Sakura et Socks. Nous étions en plein tournage d’une autre scène, dans la rue adjacente. Keiki, la grande soeur et Takara marchaient sur le chemin de l’école. Le plan n’était pas satisfaisant et nous avions décidé de changer la place de la caméra et toute l’installation technique. Pendant notre préparation, Takara était parti jouer dans la neige, comme à son habitude. Tout à coup, nous avons entendu des aboiements répétés et très forts. Lorsque nous sommes allés voir ce qu’il se passait, Takara était là, face aux deux chiens, en pleine bataille d’aboiements. Le soir, en rentrant après la journée de travail, nous avons repris le scénario et décidé d’inclure cette scène comique dans le film.

4. LA TEMPÊTE DE NEIGE C’était la scène séquence la plus difficile de tout le tournage. Sur le papier, nous savions qu’il nous faudrait filmer Takara pris dans une tempête sur le parking du marché où travaille son père. Un matin, elle s’est déclenchée et alors que nous n’avions pas du tout prévu de la tourner ce jour-là, nous avons changé rapidement le plan de travail, nous avons rangé tout le matériel dans le camion et nous sommes partis. Il neigeait très fort, c’était idéal. Nous avons installé la caméra et répété l’action avec Takara. Un quart d’heure plus tard, juste avant de commencer à tourner, Takara fondait en larmes. Il venait d’apercevoir son père qui terminait sa nuit de travail et s’en allait. Une fois la voiture éloignée, impossible de faire quoique ce soit. La réalité rejoignait la fiction, le fils était confronté à l’absence de son père. Nous avons malgré tout réussi à le rassurer et à tourner la prise qui est dans le film, où l’on ressent toute l’épaisseur de son chagrin.

5. LA PHOTO DU PÈRE C’est une photographie du père de Takara, prise au marché où il travaille. En fait, c’est la toute première que Takara a prise avec l’appareil que ses parents lui ont offert à Noël. Elle est datée du 25 décembre. Lorsque nous avons demandé à Takara de nous révéler le contenu de son appareil, nous avons été très émus par ce portrait d’un père joyeux et fier, et nous avons décidé de l’inclure dans le film. Ensuite, nous avons déroulé les autres photos (les figurines de dinosaures la nuit, des paysages, des rues, les poissons…) et nous avons inclus l’idée dans le scénario que grâce à ces photos contenues dans son petit appareil, Takara retrouve la route du marché. Dans notre façon de construire la fiction, ce genre de matière documentaire est cruciale, c’est d’ailleurs pour cette raison que nous avions d’emblée décidé de filmer une vraie famille. Evidemment, nous aurions pu refaire des photos nous-mêmes mais nous aurions eu le sentiment de tricher. Takara a son propre regard d’enfant et un style bien à lui, on le sent dans ce qu’il saisit à travers ses dessins.

6 . LE SOLEIL SE LÈVE SUR LES COLLINES C’est le dernier plan du tournage. Nous nous sommes rendus dans les collines en pleine nuit et nous avons attendu que le soleil se lève. L’hiver dans la région d’Aomori est très capricieux, il peut faire très beau et vingt minutes plus tard une tempête de neige peut éclater. Par chance, le ciel était dégagé cette nuit-là. Nous étions tous très fatigués mais heureux, c’était un moment fort pour toute l’équipe.

LE SUD

1983. La dictature argentine a pris fin. Au cours d’une nuit, Floreal sort de prison, après avoir été incarcéré pendant cinq années. Il veut rejoindre Rosi, son épouse. Mais les retrouvailles sont sans cesse retardées. Car le couple, comme le pays, a changé. Tandis que Floreal erre jusqu’à l’aube, des souvenirs surgissent, ainsi que des mirages de vivants et d’amis disparus…

Avoir-alire

Cinéaste engagé, auteur de films manifestes comme L’heure des brasiers (1966-68), Fernando Solanas s’était exilé en France après le coup d’État militaire de 1976. Le retour de la démocratie lui permit de revenir au pays pour réaliser Tangos, l’exil de Gardel (1985), une coproduction franco-argentine. Le Sud, présenté au Festival de Cannes 1988 où il obtint le Prix de la mise en scène, en est un peu la continuité.

[…] La force de Solanas est de cerner la réalité historique tout en proposant une approche onirique, signe du trouble de la mémoire, du traumatisme d’une nation, mais aussi des doutes face une résurrection qui pourrait s’avérer précaire… La cohésion de ce puzzle sentimental et politique est assurée par la musique d’Astor Piazzola, omniprésente et enivrante. Le tango n’est pas ici un simple élément de couleur locale, il est le poumon mélodique d’un film convulsif, au ton fiévreux et tout en ruptures, qui semble suggérer que « la vie est un tango » (Copi).

Les Fiches du cinéma

Dès les premières secondes, une double dimension, théâtrale et onirique, est affirmée. La nuit complète (le scénario se déroule en une seule, traversée de reflux de mémoire et de rêves), les rues éclairées par des lumières irréelles sculptant pavés et façades comme sur une scène, la rareté des passants, les champs-contrechamps accusant des distances non mesurables, les plans longs en mouvements fluides qui enveloppent comme le brouillard, lui aussi omniprésent… Tout concourt à mêler ces deux dimensions et à faire naître cette impression de film mental sur la difficulté du retour, sur la douleur de l’absence et sur la permanence du désir et de l’amour. Avec Le Sud, prix de la mise en scène au festival de Cannes 1988, l’œuvre de Fernando Solanas trouvait son apothéose formelle, grâce notamment, encore et toujours, au sens musical de l’auteur découpant son récit en quatre chapitres ponctués d’airs connus repris par un chanteur de tango. Plusieurs séquences décollent ainsi au son du bandonéon.

Déjà sensible dans Tangos, l’exil de Gardel, l’influence de Fellini devient évidente ici, une séquence de bal avec filles faciles bien en chair et paquebot en arrière-plan renvoyant inévitablement au petit monde de l’Italien. La distanciation qu’impose la mise en scène et l’impossibilité de distinguer la frontière entre le fantasme et la réalité sont d’autres caractéristiques partagées. Un rapprochement peut-être fait avec une autre figure des années quatre-vingt, celle de Théo Angelopoulos. Il suffit de penser au brouillard et à la mémoire, aux strates de temps qui fusionnent, à la pesanteur de l’Histoire, à l’appropriation de l’espace par d’amples mouvements. Solanas se distinguerait alors par l’émotion directe que procure le tango et par la grande sensualité émanant de ses images et de son regard sur les femmes.

Le Sud, c’est en effet la survie à la dictature passée au prisme de l’amour charnel. « El Sur », c’est aussi un projet, une utopie. C’est ce vers quoi il faut tendre pour les personnages, aspirant à ce retour, après les confiscations et les destructions (illustrées par une séquence de visite au ministère, séquence surréaliste montrant les bureaucrates piétiner la mémoire des dossiers). C’est le désir et la nécessité d’un nouveau départ malgré les blessures passées, une espérance revivifiée.

TERRES BARCELÓ

Une grande exposition de Miquel Barceló, peintre et sculpteur espagnol, à la BnF et au musée Picasso à Paris est l’occasion de plonger dans le travail de cet artiste contemporain majeur. Ces œuvres imposantes, qui travaillent la terre sous toutes ses formes sont créées sur place, hors atelier et auront une vie éphémère. C’est alors le processus de création qui se révèle peu à peu au travers de la fabrication de ces œuvres généreuses, ainsi que le monde intérieur de l’artiste qui vient à notre rencontre.

https://player.vimeo.com/video/247007342?dnt=1&app_id=122963

En s’attachant à filmer le processus de création de l’artiste contemporain Miquel Barceló au plus prés, dans sa longueur, le réalisateur cherche à nous faire comprendre un geste venu de la nuit des temps, de la nuit des cavernes. Un geste qui animait déjà les artistes de la grotte de Lascaux, et plus loin encore ceux de la grotte Chauvet. Ainsi, il ne s’agit pas d’ajouter de la matière pour faire une image, mais de poser une empreinte comme de gratter, griffer, creuser la matière pour que la lumière accroche et que l’image se révèle. Alors s’opèrent des ponts entre les temps et les lieux et les hommes dans ce geste ancestral sans cesse actualisé. Et ce que cherche à capter la caméra de Christian Tran devient alors aussi limpide que saisissant : c’est une épiphanie.

Sylvain Bich, projectionniste

France Inter – émission Capture d’écrans

L’enchantement de l’art éphémère

La beauté est parfois d’une telle simplicité. « Terres Barceló » est un film consacré à Miquel Barcelo, grand artiste contemporain. En 2016, ce peintre et sculpteur catalan a réalisé une fresque monumentale, de 200 mètres de long, sur les fenêtres de la bibliothèque François Mitterrand, à Paris. Mais Barceló n’a pas peint sur les fenêtres, non : il a gratté l’argile. Il a posé ses doigts, ses mains, ses bras, sur de l’argile qu’il avait étalé en très fine couche sur la vitre, avant de laisser sécher.

Dans ce très beau documentaire de Christian Tran, on assiste au processus de création. Voir cet artiste au travail est un enchantement. Il y a son rapport charnel à la matière. Il y a les jeux de lumières, quand le soleil passe à travers la vitre. Le geste est parfaitement maîtrisé, mais c’est une improvisation constante. Il dessine des squelettes qui dansent, des crevettes, un poisson géant, un cavalier, une femme nue et bien d’autres choses.

En théorie, une œuvre d’art se conserve. D’ailleurs, ceux dont le métier est de réunir des œuvres dans un musée s’appellent des conservateurs. Cette fresque-là a disparu. « C’est comme dessiner sur le sable », pour l’artiste. Barceló n’est évidemment pas le premier à préférer les œuvres éphémères, mais il est captivant de l’écouter parler de son rapport au temps. S’il travaille vite, explique-t-il, c’est pour ne pas être rattrapé par ses idées. Le dessin ne doit pas être la réalisation de la pensée, mais il doit arriver avant elle.

De l’éphémère à la nuit des temps

Cette fascination pour l’éphémère, pour l’inspiration du moment, pour l’improvisation, raconte évidemment quelque chose de notre durée à tous. De notre mortalité. Mais Miquel Barceló est aussi habité par des œuvres d’art qui viennent de la nuit des temps, de la nuit des cavernes. Il fait partie de ceux, très peu nombreux, qui ont pu descendre dans la grotte Chauvet, en Ardèche. On le voit ému aux larmes devant les dessins de chevaux, de bisons, de lions. Quoi de plus éphémère qu’un cheval dessiné avec un morceau d’os sur le mur d’une grotte? Et pourtant ces dessins ont traversé le temps. Le travail de Barceló prend alors une autre tournure. Sa fresque sur une vitre, c’est de l’art pariétal. Son argile contient la mémoire du monde.

L’artiste et le football

Un détail amusant. Miquel Barceló travaille avec des écouteurs rouges en permanence dans les oreilles. On se demande, au début, quel genre de musique il écoute. Et puis il révèle, dans un éclat de rire, qu’il écoute un match de foot à la radio. Ce jour-là, le Real Madrid était mené au score, il était ravi : en bon catalan, il déteste le Real. Voilà un peintre attiré par l’éphémère, peu soucieux de laisser une trace dans le futur, qui est passionné par des œuvres vieilles de 36 000 ans, et qui a, en tant que supporter de foot, les deux pieds dans son époque. Barceló est plus qu’un artiste, c’est une faille temporelle.